Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAP_15/LAP236
Victor de LAPRADE
LE LIVRE DES ADIEUX
1874-1880
I
ADIEU AUX ALPES
I
Alpes ! forêts, glaciers | ruisselants de lumière, 6+6 a
Sources des grandes eaux | où j'ai bu si souvent, 6+6 b
Sommets, libres autels | où, dans ma foi première, 6+6 a
J'ai respiré, senti, | touché le Dieu vivant ! 6+6 b
5 Où Cybèle a pour moi | dénoué sa ceinture, 6+6 a
Où, dans ses bois obscurs, | j'ai rencontré le jour, 6+6 b
Où mon cœur s'enivrait, | aux bras de la nature. 6+6 a
D'un mélange sacré | de terreur et d'amour ! 6+6 b
C'est à vous que je dois | le secret de mon être, 6+6 a
10 Mes élans vers l'azur | et vers la liberté, 6+6 b
Alpes ! désert chéri, | vous fûtes mon seul maître ; 6+6 a
Mon vrai poème à moi, | vous me l'avez dicté. 6+6 b
Trente ans déjà passés, | jeune, ardent, pur, austère, 6+6 a
Chercheur enthousiaste, | altéré d'inconnu 6+6 b
15 Et pressentant l'amour | au fond du grand mystère, 6+6 a
Alpes, mes blanches sœurs, | chez vous je suis venu. 6+6 b
D'autres avaient baisé | votre manteau de neige 6+6 a
Et, le soir, sur vos lacs | d'azur et de vermeil, 6+6 b
Aperçu dans l'éther | le radieux cortège 6+6 a
20 De vos fronts empourprés | aux adieux du soleil. 6+6 b
Ils avaient retrempé | leurs pinceaux dans vos flammes 6+6 a
Et de nos vers éteints | ravivé les couleurs ; 6+6 b
Pour les verser à flots | sur les genoux des femmes, 6+6 a
Ils avaient à vos bois | dérobé maintes fleurs. 6+6 b
25 Mais moi, sans m'attarder | aux roses de vos cimes 6+6 a
Sitôt qu'un large éclair | m'entr'ouvrait votre sein, 6+6 b
Éperdu, je plongeais | dans ces vivants abîmes ; 6+6 a
C'est dans votre âme à vous | que j'ai fait mon larcin. 6+6 b
J'ai pressé de mes doigts | cette invisible artère 6+6 a
30 Par où s'épand la vie | aux lieux les plus secrets ; 6+6 b
J'ai parlé dans votre ombre | à l'esprit de la terre. 6+6 a
Elle m'a répondu | par la voix des forêts. 6+6 b
Tout ce qu'elle disait | avec vos lèvres saintes. 6+6 a
Tout rayon de vos yeux | dans l'obscur infini, 6+6 b
35 Tout dissipait en moi | les doutes et les craintes : 6+6 a
Je voyais l'homme heureux | et l'univers béni. 6+6 b
De tous les grands espoirs | vous m'avez fait largesse ; 6+6 a
Je vivais dans l'effroi, | vous m'avez rassuré ; 6+6 b
J'avais soif de bonté, | de beauté, de sagesse… 6+6 a
40 Le Dieu que je cherchais, | vous me l'avez montré. 6+6 b
A travers votre azur | dans l'insondable espace, 6+6 a
Hissé sur vos sommets, | j'entrevis son séjour ; 6+6 b
Je n'ai pu, moi chétif, | lui parler face à face, 6+6 a
Mais vous m'avez redit | que son nom est AMOUR ! 6+6 b
45 Et je l'ai si bien cru | dans ma longue jeunesse, 6+6 a
Qu'à lui, qu'à son ouvrage, | à mes frères humains. 6+6 b
Admirant, adorant, | joyeux, épris sans cesse, 6+6 a
J'ai prodigué partout | mon cœur à pleines mains. 6+6 b
Je voyais d'un œil sûr | tomber les vieilles chaînes 6+6 a
50 Et l'antique douleur | à jamais s'apaiser ; 6+6 b
Dans un horizon d'or, | là-bas, aux pieds des chênes. 6+6 a
J'entendais retentir | un immense baiser. 6+6 b
La sereine raison | illuminait ces fêtes, 6+6 a
Baignant de sa clarté | les fronts les plus épais, 6+6 b
55 Toutes les nations, | doucement satisfaites, 6+6 a
Goûtaient dans leur sagesse | une éternelle paix. 6+6 b
Comme, sur vos grands lacs, | un navire paisible 6+6 a
Glisse entre deux azurs, | par un beau soir d'été, 6+6 b
Telle, à travers le temps, | vers le port invisible, 6+6 a
60 Voguait sous mes regards | la sainte humanité. 6+6 b
Elle arrivait… malgré | quelque orage éphémère ! 6+6 a
Et pour nous recevoir, | sans nous séparer plus, 6+6 b
Je voyais grand ouvert | le vaste sein du père… 6+6 a
Tous étaient appelés | et tous étaient élus. 6+6 b
65 Voilà quel songe heureux, | quelles hautes ivresses 6+6 a
Vous m'avez prodigués | dans l'ombre de vos bois ! 6+6 b
Voilà le doux vertige, | ô mes chastes maîtresses, 6+6 a
Que vos seins lumineux | m'ont versé tant de fois ! 6+6 b
II
Mais le temps s'est hâté, | j'ai subi son outrage ; 6+6 a
70 J'ai vieilli, j'ai souffert | en des jours odieux… 6+6 b
Ah ! je ne parle point | des tristesses de l'âge : 6+6 a
Si je souffrais tout seul, | je bénirais les dieux ! 6+6 b
Du naufrage commun | je ne puis les absoudre ; 6+6 a
Ils ont livré la terre | au crime tout-puissant ; 6+6 b
75 Je me demande encor | ce qu'ils font de leur foudre 6+6 a
Quand le droit égorgé | se débat dans le sang. 6+6 b
J'ai vu, gonflés de haine | et d'appétits infâmes. 6+6 a
Des peuples asservis | à quelque homme fatal. 6+6 b
Poussant, broyant du pied | les enfants et les femmes, 6+6 a
80 Reculer devant eux | les frontières du mal. 6+6 b
J'ai vu mon cher pays, | et c'est ce qui me tue. 6+6 a
Énervé par vingt ans | d'un règne empoisonneur ! 6+6 b
J'ai vu ma noble France | en deux jours abattue, 6+6 a
Perdre du même coup | sa gloire et son honneur. 6+6 b
85 Et moi, l'homme de paix, | le chantre des beaux rêves, 6+6 a
Qui prêchai le Dieu bon | et l'infaillible espoir. 6+6 b
La vertu me condamne | à des guerres sans trêve, 6+6 a
Et voici que la haine | est mon premier devoir ! 6+6 b
Mon vers ne doit sonner | que d'horribles fanfares, 6+6 a
90 Précipitant nos fils | sur de sanglants chemins, 6+6 b
Quand je maudis du cœur | ces revanches barbares, 6+6 a
Et dans l'âge où le fer | pèse à mes faibles mains ! 6+6 b
Ah ! quand je vins rêver, | pleurer sous vos mélèzes. 6+6 a
Et m'enivrer d'azur | sous vos cieux éclatants. 6+6 b
95 Vous n'aviez à guérir | que les heureux malaises 6+6 a
Et les vagues douleurs | qui berçaient mes vingt ans. 6+6 b
Préparez aujourd'hui, | vierges hospitalières, 6+6 a
Vos philtres les plus forts | et les plus embaumés ! 6+6 b
Je rapporte chez vous, | mes douces conseillères. 6+6 a
100 Mille doutes sanglants | par l'âge envenimés. 6+6 b
Prophète de malheur, | dans l'abîme où nous sommes, 6+6 a
Faut-il, dès le présent, | exécrer l'avenir, 6+6 b
M'éteindre avec horreur | dans le mépris des hommes, 6+6 a
En blasphémant le Dieu | que j'aimais à bénir ? 6+6 b
III
105 Mais vous parlez… je viens ! | j'ai retrouvé mon temple. 6+6 a
J'y refais, jour par jour, | mes haltes d'autrefois ; 6+6 b
J'ai revu dans l'azur | vos fronts… je les contemple ; 6+6 a
J'écoute avec amour | le silence des bois. 6+6 b
Sur vos lacs palpitants, | bercé comme les cygnes, 6+6 a
110 Tout mon être obéit | au rythme harmonieux ; 6+6 b
Et je tiens ma pensée | attentive à vos signes 6+6 a
Inscrits par les glaciers | dans la splendeur des cieux. 6+6 b
Les neiges, les forêts, | les prés, le bleu de l'onde, 6+6 a
En mille tons changeants | répondent au soleil ; 6+6 b
115 Je respire la paix ! | la lumière m'inonde ; 6+6 a
Mon rêve se poursuit | dans un demi-sommeil. 6+6 b
Musique, amour, splendeur | de cette heure paisible. 6+6 a
Sereine immensité | du monde aérien. 6+6 b
Transparent univers, | voile de l'invisible. 6+6 a
120 Quoi ! tu serais aveugle | et ne sentirais rien ? 6+6 b
Tu serais la beauté | sans pouvoir te connaître ? 6+6 a
Et quand l'humble mortel, | ivre de tes appas, 6+6 b
Goûte ainsi dans ton sein | les voluptés de l'être, 6+6 a
Tu répandrais l'amour | et tu n'aimerais pas ? 6+6 b
125 Nulle âme au fond de toi | n'écouterait nos âmes ? 6+6 a
C'est un néant trompeur | que j'aurais tant aimé ? 6+6 b
Nul Dieu n'habiterait | sur ces sommets en flammes, 6+6 a
Et si tu t'écroulais, | tout serait consommé ? 6+6 b
Non ! car j'entends quelqu'un | même dans ton silence, 6+6 a
130 Car tu n'assouvis pas | mon immense désir ! 6+6 b
Plus haut chez toi j'arrive, | et plus haut je m'élance 6+6 a
Vers quelque objet ailé | que je ne puis saisir. 6+6 b
Oui, nature, univers, | beauté, ma douce étude, 6+6 a
Si tu n'es pas le but, | tu restes le chemin ; 6+6 b
135 Tu me rends le désir, | l'espoir, la certitude, 6+6 a
Quand je les ai perdus | dans le désordre humain. 6+6 b
Voyez-moi, je suis vieux, | ô mes Alpes fidèles ! 6+6 a
Je n'ai plus, pour monter, | le souffle et le pied sûr ! 6+6 b
Qu'importe ! je m'enlève, | et je me sens des ailes 6+6 a
140 Quand vos fronts étoilés | m'appellent dans l'azur. 6+6 b
J'y reprends la jeunesse | et le rêve et l'extase… 6+6 a
Aucun mal n'y fait ombre | à ma sérénité ; 6+6 b
Et j'y bâtis encor, | j'affermis sur sa base. 6+6 a
Dans l'ordre et dans l'amour | m.a première cité. 6+6 b
145 Sur tes douces hauteurs | je refais la patrie ; 6+6 a
Chaque homme y vient s'asseoir | au banquet fraternel, 6+6 b
Tout regard m'y sourit | et toute voix me crie : 6+6 a
La douleur est d'un jour, | le bien est éternel. 6+6 b
Adieu, nature, adieu, | forêts, Alpes sacrées 6+6 a
150 Qui m'avez un moment | donné l'oubli du mal ; 6+6 b
Quand mon âme et ma chair | seront transfigurées, 6+6 a
Nous nous retrouverons | au sein de l'idéal. 6+6 b
Vous entrerez aussi | dans l'immortelle vie ! 6+6 a
Un ciel plus pur luira | sur vos fronts éclatants ; 6+6 b
155 J'y volerai peut-être, | au gré de mon envie, 6+6 a
A côté des grands morts, | vos heureux habitants. 6+6 b
Mes amis d'autrefois | me guideront encore ; 6+6 a
Sur vos plus hauts gradins | nous irons nous asseoir ; 6+6 b
Nous toucherons du doigt | les roses de l'aurore ; 6+6 a
160 Nous baignerons nos pieds | dans la pourpre du soir. 6+6 b
Là, notre ancien amour | refleurira sans cesse 6+6 a
Sous le même soleil | dans un printemps nouveau ; 6+6 b
Et vous m'y verserez, | mieux que dans ma jeunesse 6+6 a
« Le breuvage du vrai | dans la coupe du beau. 6+6 b
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