Métrique en Ligne
LAP_14/LAP223
Victor de LAPRADE
VARIA
1844-1879
XVIII
LE SUPPLICE DE MÉZENCE
A MON AMI LOUIS JANMOT
I
Mézence, un prince étrusque, un tyran des vieux âges, 6+6 a
Au dire des savants, faisait des mariages. 6+6 a
Il fut l'inspirateur, cet aïeul de Tarquin, 6+6 b
De l'auvergnat Carrier, un bon républicain 6+6 b
5 Qui ficelait tout nus des prêtres sur des nonnes 6+6 a
Et noyait par milliers ces coupables personnes. 6+6 a
C'était trop vite fait, on mourait d'un seul coup ; 6+6 b
I ! n'avait pas le temps de s'amuser beaucoup 6+6 b
Et de bien savourer ces voluptés intimes 6+6 a
10 Qu'on goûte à voir se tordre et hurler ses victimes. 6+6 a
Mais le peuple français, délivré de ses rois, 6+6 b
Était alors pressé de constater ses droits : 6+6 b
Il tuait, il tuait. Le nombre des supplices 6+6 a
Plus que leur lente horreur charmait ses yeux novices. 6+6 a
15 Mézence comprenait autrement le plaisir, 6+6 b
Étant aristocrate il avait du loisir. 6+6 b
D'ailleurs, sa ville était petite, et le pauvre homme 6+6 a
De la chair à torture il était économe. 6+6 a
Quand il voulait jouir selon son idéal. 6+6 b
20 Il faisait prendre un mort, de n'importe quel mal, 6+6 b
Puis un ennemi jeune et de structure forte ; 6+6 a
Membre à membre on liait la chair vive à la morte ; 6+6 a
Et de cette agonie, artiste curieux, 6+6 b
Longuement, il pouvait en repaître ses yeux. 6+6 b
25 La vengeance était lente, elle avait tous les charmes ; 6+6 a
Elle était neuve, atroce, il n'y fallait point d'armes ; 6+6 a
On la goûtait sans peine et partant sans remords, 6+6 b
Car la mort suffisait à produire la mort. 6+6 b
« Ah ! monsieur, cachez-nous ce tableau qui me navre… ! » 6+6 a
30 Le froid, la faim, l'odeur, le toucher d'un cadavre, 6+6 a
Le pus noir qui jaillit de cet embrassement, 6+6 b
Ce n'était, songez-y, que le commencement. 6+6 b
Bientôt brisé, cédant à ce mort qui l'enserre, 6+6 a
Mordu des mêmes vers, rongé du même ulcère, 6+6 a
35 Mais sans perdre ses sens, hélas ! et sa raison. 6+6 b
Le vivant bleuissait injecté de poison. 6+6 b
Et tous deux, lentement, ils pourrissaient ensemble. 6+6 a
Un homme a fait cela, dites que vous en semble ! 6+6 a
— Nous en verrons peut-être autant après-demain, — 6+6 b
40 N'êtes-vous pas très fier de notre genre humain ? 6+6 b
II
Or un pouvoir — quel est le nom dont il se nomme ? 6+6 a
Un sinistre pouvoir fait encor pis que l'homme. 6+6 a
Déguisant avec art son rire ou sa fureur. 6+6 b
Il sait d'un tel supplice éterniser l'horreur ; 6+6 b
45 Il est très curieux d'accouplements infâmes. 6+6 a
Et cette mort vivante il l'inflige à des âmes. 6+6 a
Il en prend deux qu'il garde et qu'il fit tout exprès 6+6 b
Pour souffrir, calculant tous leurs ressorts secrets : 6+6 b
L'une est douce, est joyeuse, enthousiaste, ailée, 6+6 a
50 Vers les mondes meilleurs déjà presque envolée, 6+6 a
N'aimant rien que l'amour et les choses du cœur, 6+6 b
Inhabile au sarcasme, au rire âpre et moqueur, 6+6 b
Ignorant les faux biens et les calculs sordides. 6+6 a
Ayant la beauté seule et sa fierté pour guides. 6+6 a
55 L'autre est sombre, orageuse, incapable de paix, 6+6 b
Roulant à flots l'envie et les courroux épais, 6+6 b
Sourde et n'admirant rien, ne sachant ce qu'elle aime, 6+6 a
Sans but, sans règle, avare, esclave d'elle-même ; 6+6 a
Le poids de ses instincts qui régnent sans combats 6+6 b
60 L'entraîne et chaque jour la fait ramper plus bas. 6+6 b
Donc le destin choisit et. par diverses routes, 6+6 a
Conduit l'âme qu'il veut torturer entre toutes ; 6+6 a
Lui cachant, s'il le faut, sous des gerbes de fleurs, 6+6 b
Le monstre qui la guette et le lit de douleurs. 6+6 b
65 Puis quand il a vu l'ange et la bête farouche 6+6 a
Pressés sein contre sein et bouche contre bouche, 6+6 a
Déjà dans les deux cœurs soufflant les désaccords, 6+6 b
Sous des réseaux de fer il enlace âme et corps. 6+6 b
Qui peindra jusqu'au bout cette infâme torture ? 6+6 a
70 Certes l'œil infernal ouvert sur la nature 6+6 a
Pour savourer nos maux et rire de nos lois. 6+6 b
Lui-même, à ces horreurs, se ferme quelquefois ! 6+6 b
Boire une haleine infecte aux lèvres du vampire, 6+6 a
Sentir couler en lui votre âme qu'il aspire. 6+6 a
75 L'embrasser sans pouvoir rompre l'affreux lien, 6+6 b
Lui donner tout son sang et recevoir le sien, 6+6 b
De ses cupidités et de ses basses haines 6+6 a
Sentir le noir venin s'infiltrer dans vos veines 6+6 a
Et les membres tord as de ses convulsions 6+6 b
80 Rouler sur le penchant des mêmes passions ; 6+6 b
Esclave en ses douleurs, esclave dans sa joie, 6+6 a
Savoir que, désormais, on n'est plus qu'une proie, 6+6 a
Qu'il n'est plus de beauté, de fierté, d'idéal 6+6 b
Et que tout est fini, tout excepté le mal 6+6 b
85 Voilà ton sort à toi qu'un jour d'erreur naïve, 6+6 a
Pauvre âme, à ce cœur mort enchaîna toute vive 6+6 a
Souffrir, quand on espère, et lorsqu'on peut encor 6+6 b
Vers les hautes vertus monter d'un ferme essor. 6+6 b
Souffrir c'est peu !… Déchoir, voilà ta destinée. 6+6 a
90 L'inéluctable fin de ton lâche hyménée. 6+6 a
Tu cesses de livrer d'inutiles combats, 6+6 b
Tu te sens, jour par jour, descendre un peu plus bas. 6+6 b
Jusqu'à ce vil niveau d'où nul cœur ne remonte. 6+6 a
Tu n'as plus même, hélas ! ce frêle appui, la honte. 6+6 a
95 Tu ne sais plus le nom des biens que tu rêvais ; 6+6 b
Tes hauts désirs font place aux appétits mauvais. 6+6 b
Ton sang pur se dissout dans le noir tête-à-tête, 6+6 a
Et l'ange est devenu tout semblable à la bête ; 6+6 a
Plus rien ne dit quel fut le pire entre les deux ; 6+6 b
100 Et l'on voit, en deux corps pareillement hideux. 6+6 b
Un seul monstre n'étant ni l'homme ni la femme, 6+6 a
Chez qui les hurlements attestent seuls une âme. 6+6 a
Un sombre amas de chair et de pus et de fiel 6+6 b
Qui fait peur à la terre et qui fait honte au ciel. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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