Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
LAP_13/LAP200
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XLII
PÈLERINAGE
Après le cher pays où dorment les ancêtres, 6+6 a
Ayez vos lieux sacrés, charme du souvenir, 6+6 b
Où, sans cesse appelé, l’on aime à revenir 6+6 b
Sous les toits des amis, sur les traces des maîtres. 6+6 a
5 Le soir tombant, c’est là que l’on peut rajeunir, 6+6 b
Qu’on retrouve la joie avec le don des larmes ; 6+6 c
Là qu’après le combat on retrempe ses armes, 6+6 c
Que la voix du passé nous parle d’avenir. 6+6 b
J’ai refait, pas à pas, le chemin de mon père ; 6+6 d
10 Vous referez le mien, chers enfants, je l’espère ; 6+6 d
Vous reviendrez pour moi, pour l’aïeul vénéré, 6+6 e
Partout où j’ai souri, partout où j’ai pleuré. 6+6 e
Sous un ciel lumineux comme celui d’Attique, 6+6 f
J’ai ma ville de joie et de deuil, ville antique, 6+6 f
15 Aix, la cité latine, — un nom doux à mon cœur, — 6+6 g
De la grecque Marseille heureuse et jeune sœur ; 6+6 g
Sol aimé de Pallas et doté de l’olive, 6+6 h
Ville du gai savoir, chanteuse accorte et vive, 6+6 h
Où le roi troubadour, joyeux infortuné, 6+6 e
20 Se nomme encor partout : « Notre bon roi René. » 6+6 e
C’est là, grâce au soleil, que j’ai repris la force 6+6 i
Et l’ardeur de mon sang qu’éteignait le brouillard ; 6+6 j
Qu’après un long collège et des maux de vieillard 6+6 j
Ma tardive jeunesse a brisé son écorce. 6+6 i
25 Sous ce ciel toujours bleu, dans ces bois toujours verts, 6+6 k
J’ai senti mon cœur battre et fait mes premiers vers. 6+6 k
Puis, sous ce même azur qui m’avait fait renaître, 6+6 l
Parmi le souvenir des compagnons joyeux, 6+6 m
Perdant loin du foyer mon père, mon vrai maître, 6+6 l
30 J’ai mené mon grand deuil et me suis senti vieux. 6+6 m
C’est ainsi que j’ai vu, sur cette douce terre, 6+6 d
Commencer mon printemps et ma saison austère. 6+6 d
Ce sol nous garde, enfants, le plus rare trésor ; 6+6 n
Une amitié de race et datant du vieux monde, 6+6 o
35 Riche en mâles douceurs, en exemples féconde, 6+6 o
M’appelait en Provence et m’y ramène encor. 6+6 n
Sitôt qu’un rude hiver de nos brouillards m’exile, 6+6 p
Ce ciel, tout de lumière, auprès d’un cœur tout d’or, 6+6 n
À mon âme, à mon corps, offre un aimable asile. 6+6 p
40 Là-bas tout fleurît mieux, tout, jusqu’à l’amitié ; 6+6 e
Des illustres amours c’est la terre choisie ; 6+6 q
Dans leur joie ou leur deuil la muse est de moitié. 6+6 e
J’ai là, sans l’y chercher, trouvé ma poésie. 6+6 q
C’était alors pour nous, pour tout un peuple heureux, 6+6 m
45 Le temps des longs espoirs et des vastes pensées ; 6+6 r
Tous ardents citoyens, tous rêveurs généreux, 6+6 m
Fils du siècle, alliés aux fils des anciens preux, 6+6 m
Dans une égale foi nous tenions embrassés 6+6 r
La liberté nouvelle et les gloires passées. 6+6 r
50 Les arts, après les lois, venaient de rajeunir ; 6+6 b
Tenant nos rêves d’or pour suprême richesse, 6+6 t
Nous devisions sans fin d’idéal, d’avenir… 6+6 b
Tout n’était pas perdu dans nos jours de paresse. 6+6 t
Mais nous avions, hélas ! un dangereux travers : 6+6 k
55 Pauvres, sans nul souci, nous faisions tous des vers ! 6+6 k
Je voudrais, par vos noms, vous faire tous revivre, 6+6 u
Vous que Dieu m’a repris, vous les premiers témoins 6+6 v
Qui, dès mes premiers pas, m’excitiez à poursuivre ! 6+6 u
Moi, je croyais en vous, et j’osai faire un livre, 6+6 u
60 Objet de tant d’orgueil, œuvre de tant de soins ! 6+6 v
S’il eût été de vous, vous l’eussiez aimé moins… 6+6 v
Je voudrais par vos noms vous faire tous revivre. 6+6 u
Toi qui de ce beau ciel aimais tant la chaleur, 6+6 g
Dors, mon bon Gaszinski, dans la terre adoptive, 6+6 h
65 Doux exilé, poète à la grâce naïve, 6+6 h
Simple dans l’héroïsme et gai dans le malheur ! 6+6 g
Ta Pologne a livré sa dernière bataille ; 6+6 w
Tu n’assisteras pas à l’heure du réveil. 6+6 x
Tes neveux et nos fils ne sont plus de ta taille ; 6+6 w
70 Tout vieillit et s’épuise… excepté le soleil… 6+6 x
Dors sous les oliviers d’un paisible sommeil ! 6+6 x
Et toi le confident, toi l’ami de collège, 6+6 y
L’ami sensé, Mentor de tous ces jeunes fous, 6+6 z
Toi par qui la raison se montrait parmi nous ; 6+6 z
75 Cœur tendre, aimable esprit, comment te dépeindrai-je ? 6+6 y
L’estime et le respect entouraient tes vingt ans ; 6+6 a
Les fleurs de la sagesse ornèrent ton printemps, 6+6 a
Et tu n’as pas cueilli leurs doux fruits en automne ! 6+6 b
Tu mourus le premier, hélas ! en plein bonheur… 6+6 g
80 Le premier, le plus jeune, et ta part fut la bonne : 6+6 b
Ils finissent ainsi, les élus du Seigneur. 6+6 g
Le succès à ton nom n’a pas mis de couronne ; 6+6 b
Mais tu mourus sans tache et tu n’as pas souffert, 6+6 c
Toi qui m’aimais si bien, mon pauvre Guillibert ! 6+6 c
85 Ailleurs je t’ai pleuré, toi le sombre poète, 6+6 d
Penseur mort au même âge et de nous seul connu, 6+6 e
De ton berceau brumeux sous cet azur venu 6+6 e
Sans y rasséréner ta grande âme inquiète, 6+6 d
Que de soirs, cher Tisseur, autour des chênes verts, 6+6 k
90 Jamais lassés d’errer et de causer sans trêves, 6+6 f
Avec toi, mon émule et maître en l’art des vers, 6+6 k
Avons-nous voyagé dans le pays des rêves ! 6+6 f
Mon poème avec nous s’avançait en chemin, 6+6 g
T’empruntant une rime, une idée, une image, 6+6 h
95 De cette œuvre en commun je garde un témoignage, 6+6 h
Mon livre entier relu, noté de page en page, 6+6 h
Psyché, cinq mille vers copiés de ta main ! 6+6 g
Ami, j’ai mieux encor que ces pages si chères ; 6+6 i
Pour ton vieux compagnon tu revis dans tes frères, 6+6 i
100 Et ton nom, prononcé dans tous nos entretiens, 6+6 j
Me rend mes plus beaux jours entremêlés aux tiens, 6+6 j
Que d’autres chers acteurs, dans cette douce histoire, 6+6 k
Des printemps écoulés sous ce ciel généreux ! 6+6 m
Ceux-là me survivront et je compte sur eux 6+6 m
105 Pour protéger mon œuvre et garder ma mémoire. 6+6 k
Je n’écris pas leurs noms, et je fais sans remords, 6+6 l
Comme ils feront un jour, la grande part aux morts, 6+6 l
Mais tous de ma jeunesse ont embelli la fête ; 6+6 d
Tous ont de mon esprit secondé le réveil… 6+6 x
110 C’est pour m’être avec eux enivré de soleil 6+6 x
Et d’ardente amitié que je devins poète. 6+6 d
Coteaux pierreux, chargés d’arbustes toujours verts, 6+6 k
Tièdes vallons de l’Arc aux bastides fleuries, 6+6 m
Dans vos étroits sentiers, durant ces quatre hivers, 6+6 k
115 Que vous avez ouï de folles causeries, 6+6 m
Que vous avez caché, bercé de rêveries, 6+6 m
Que vous avez prêté de couleurs à nos vers ! 6+6 k
Puis, dès que les hauts lieux tentaient mon cœur malade, 6+6 n
Quand l’ardeur du désert tout à coup me prenait, 6+6 o
120 Que de fois, dans la nuit, fuyant tout camarade, 6+6 n
A travers champs, après la halte au Tholonet 6+6 o
J’ai de Sainte-Victoire accompli l’escalade ! 6+6 n
Plus tard, sous d’autres cieux, les esprits tentateurs, 6+6 p
Mont fait goûter l’ivresse et l’orgueil des hauteurs, 6+6 p
125 Et, lisant près de Dieu sa vivante écriture, 6+6 q
J’ai commencé mon hymne à la grande nature ; 6+6 q
Plus tard j’ai respiré la sainte horreur des bois. 6+6 r
Mais, sur ces monts, pareils à ceux que vit Homère, 6+6 d
Sous ces pins élégants dorés par la lumière, 6+6 d
130 Du rythme harmonieux j’appris les douces lois. 6+6 r
La muse de Platon fut ma muse première ; 6+6 d
J’entrevis sur ses pas l’idéale beauté, 6+6 e
Et c’est l’hymne du cœur que j’ai d’abord chanté. 6+6 e
Terre où, jeune et joyeux, je vivais comme un sage, 6+6 h
135 Faisant d’un art chéri le long apprentissage, 6+6 h
Après vingt ans et plus, nul souvenir chagrin, 6+6 g
Nul ennui, nul remords d’un passé sans nuage 6+6 h
Ne ternissait en moi ton ciel toujours serein. 6+6 g
Chez toi chaque retour, ô terre fraternelle, 6+6 s
140 Se marquait pour mon cœur d’une fête nouvelle ; 6+6 s
Mais tu devais aussi m’apporter mon grand deuil ; 6+6 t
De nos heureux printemps l’image est effacée, 6+6 u
Et quand je te reviens je n’ai qu’une pensée : 6+6 u
Je demande mon père et revois son cercueil. 6+6 t
145 Me voilà, dès ce jour, au point de la carrière, 6+6 d
Où le doute et l’ennui s’emparent des plus forts, 6+6 l
Où l’on jette, hésitant, un regard en arrière, 6+6 d
Où l’on a commencé de vivre avec les morts ; 6+6 l
Où l’on n’a d’aiguillon que la dure pensée 6+6 u
150 D’achever au plus tôt la tâche commencée. 6+6 u
Afin de s’endormir sans joie et sans remords. 6+6 l
Mais à mes yeux lassés quand tout se décolore, 6+6 v
Tu sais me rendre un peu de vie et de chaleur ; 6+6 g
Sans pouvoir à ma nuit promettre une autre aurore, 6+6 v
155 Ville des souvenirs, tu m’es bien douce encore ! 6+6 v
Tu me tiens par l’attrait d’une sainte douleur : 6+6 g
J’accomplis dans tes murs comme un pèlerinage ; 6+6 h
J’y revois un par un mille endroits consacrés… 6+6 e
Si vous voulez, enfants, me rendre témoignage, 6+6 h
160 Si vous gardez mon culte et mon nom d’âge en âge, 6+6 h
Vous aimerez ces lieux et vous y reviendrez ! 6+6 e
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