Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
LAP_13/LAP197
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XXXIX
LES VACHES
I
Le ciel est bleu, l’air frais, léger et diaphane. 6+6 a
Entendez rire au loin la folle caravane !… 6+6 a
Le plateau verdoyant doré par le soleil 6+6 b
S’égaye aux cris joyeux d’un groupe au front vermeil. 6+6 b
5 Sans donner un regard aux horizons superbes, 6+6 a
Ils marchent à grand bruit parmi les hautes herbes ; 6+6 a
Dans la bruyère en fleurs ils trébuchent gaiement. 6+6 b
La ronce et les genêts, plus serrés par moment, 6+6 b
Prennent dans leurs réseaux les petits de la bande, 6+6 a
10 Tandis qu’un son connu là-bas nous affriande. 6+6 a
C’est derrière le Puech1 qu’il faut franchir encor, 6+6 b
Où le gazon jauni scintille en touffes d’or, 6+6 b
C’est le parc où, sonnant le goûter, vive et claire, 6+6 a
La cloche tinte au cou des vaches qu’on va traire. 6+6 a
15 Tant pis pour qui s’égare ou demeure en retard ! 6+6 a
L’espoir du bon lait chaud ramène le traînard ; 6+6 a
La troupe se rassemble, et d’un pas plus alerte 6+6 b
Abrège le circuit de la colline verte. 6+6 b
Ma voix qui les pressait, et qu’on n’écoutait pas, 6+6 a
20 Doit ici les calmer et ralentir leurs pas. 6+6 a
Il faut que la sueur sèche un peu sous ces blouses. 6+6 b
On va plus sagement sur de fines pelouses, 6+6 b
Et s’arrêtant aux fleurs qui croissent par milliers, 6+6 a
On se dit leurs vertus et leurs noms familiers. 6+6 a
25 La flore des hauts lieux dans sa splendeur s’étale : 6+6 a
Sur l’humble serpolet rougit la digitale ; 6+6 a
Le genièvre a semé ses grains noirs sur le thym. 6+6 b
Chacun, pour son herbier, fait là quelque butin. 6+6 b
Voici — dans ses fleurs d’or — longue tige penchée, 6+6 a
30 La grande gentiane en juillet desséchée. 6+6 a
Passons, et sans goûter à ce flot froid et noir, 6+6 b
Sous le toit du chalet, au bord de l’abreuvoir. 6+6 b
Nous verrons au retour, sous ce bouquet de hêtres, 6+6 a
Ce réduit abondant et ses trésors champêtres : 6+6 a
35 La cave où, pour l’hiver, jaunit, comme un fruit mûr, 6+6 b
Le fromage encor frais rangé contre le mur. 6+6 b
Évitons, mes enfants, cette place plus basse 6+6 a
Où dans un sol mouvant l’eau se cache et s’amasse. 6+6 a
Suivons l’étroit sentier loin des joncs. Voyez-vous 6+6 b
40 Poindre ce brin d’azur dans l’herbe à vos genoux ? 6+6 b
C’est la petite fleur pour qui j’ai fait des lieues. 6+6 a
Qu’en voilà, tout à coup, de gentianes bleues ! 6+6 a
Cueillons vite et marchons, mes amis, s’il vous plaît, 6+6 b
Dans sa douce chaleur savourer ce bon lait. 6+6 b
45 Voici, voici le parc ! Cent belles vaches brunes 6+6 a
Éparses au soleil sur le pré vert : les unes 6+6 a
S’étendent pour dormir ; d’autres, le nez au vent, 6+6 b
Debout, l’œil grand ouvert, ruminent en rêvant. 6+6 b
Du côté du soleil un mur de hautes claies 6+6 a
50 Abrite sous l’osier le pâtre aux larges braies ; 6+6 a
Assis sur l’escabeau qui pendait à ses flancs, 6+6 b
Il presse entre ses doigts les pis fauves ou blancs. 6+6 b
Les veaux, la tête basse et clos à part des mères, 6+6 a
Attendent. Le vacher entr’ouvre les barrières, 6+6 a
55 Chacun, libre à son tour, saisit avidement 6+6 b
L’ample sein qui pour lui se gonfle en un moment. 6+6 b
À peine il a goûté la mamelle remplie, 6+6 a
Qu’aux cuisses de la vache un nœud adroit le lie. 6+6 a
Le maître est là, tout prêt ; usant d’un droit cruel, 6+6 b
60 Il détourne la mère avec un peu de sel. 6+6 b
Bientôt le vase est plein et l’écume déborde. 6+6 a
Le veau reprend sa place, affranchi de sa corde, 6+6 a
Et dans la tonne immense on court vider le seau ; 6+6 b
Et — trois ainsi faisant — le lait coule en ruisseau. 6+6 b
65 Tout à l’heure il faudra deux de ces fils des Gaules, 6+6 a
Une barre de frêne et leurs fortes épaules, 6+6 a
Pour porter au buron, où l’attend le pressoir, 6+6 b
Cette cuve de lait qui se comble en un soir. 6+6 b
Mais voici les enfants ! et la bande altérée 6+6 a
70 Vole avec de grands cris à la douce curée. 6+6 a
Dans le groupe joyeux le pâtre est prisonnier. 6+6 b
On tire avec ardeur les tasses du panier ; 6+6 b
Autour du seau fumant on se presse, on se pousse ; 6+6 a
Plus d’un visage en sort tout barbouillé de mousse ; 6+6 a
75 Et, la première soif s’étant calmée enfin, 6+6 b
On vide la sacoche et l’on songe à la faim. 6+6 b
On plonge de nouveau l’écuelle dans les gerles, 6+6 a
Et sur ces doigts brunis roulent de blanches perles. 6+6 a
Assis en rond, couchés sur l’herbe et les habits, 6+6 b
80 Dans la crème écumante ils trempent leur pain bis. 6+6 b
Qu’ils sont vifs et bruyants, qu’ils sont heureux de vivre 6+6 a
Il semble que ce lait, ce lait pur les enivre. 6+6 a
Et moi, dans leur nectar, je plonge avec gaie 6+6 b
Mon menton grisonnant par l’écume argenté. 6+6 b
85 Puis, pour tirer profit de l’heure, hélas ! trop brève, 6+6 a
Je les laisse à leurs jeux et je vais à mon rêve. 6+6 a
Contre un hêtre battu des vents de toute part, 6+6 a
Sur le tertre isolé je m’assieds à l’écart ; 6+6 a
Et l’immense horizon des montagnes Arvernes 6+6 b
90 Déroule autour de moi ses plans larges et ternes 6+6 b
Au nord l’âpre Cantal, dont les flancs assombris 6+6 a
Sous le plus chaud soleil restent mornes et gris. 6+6 a
Un peu de neige encore, au bout des cimes pâles, 6+6 b
S’éclaire aux feux du soir du rose des opales. 6+6 b
95 Des lambeaux de forêts, en sinueux replis, 6+6 a
Roulent au pied des monts dans l’ombre ensevelis. 6+6 a
Des collines d’azur, des bois, de longues plaines 6+6 b
Ondulent au midi comme des mers lointaines. 6+6 b
Dans l’herbe, à quelques pas, chevreaux à l’abreuvoir. 6+6 a
100 Mes bruyants compagnons s’agitent sans me voir, 6+6 a
Heureux de folâtrer seuls, sans trêve et sans guide. 6+6 b
Plus bas rumine et dort le grand troupeau placide. 6+6 b
À peine, d’un son bref, la clochette à leurs cous. 6+6 a
Depuis que j’y prends garde, a tinté quelques coups ; 6+6 a
105 Tant le repos est fort des vaches maternelles, 6+6 b
Tandis que nous puisons à leurs saintes mamelles ! 6+6 b
Mais le soleil s’abaisse ; un reflet incertain 6+6 a
Dore et rougit leur peau de bronze florentin. 6+6 a
Je les vois dans la pourpre et le calme des reines : 6+6 b
110 Ce calme, au loin s’étend sur les cimes sereines ; 6+6 b
Et l’auguste nature, en paix de tout côté, 6+6 a
Travaille avec douceur à sa fécondité. 6+6 a
Alors, devant mon Dieu je m’incline et j’adore ; 6+6 a
Cette paix s’insinue en moi par chaque pore, 6+6 a
115 Et mon cœur, aspirant ce souffle des déserts, 6+6 b
Palpite à l’unisson du tranquille univers. 6+6 b
Rien n’en trahit l’ardeur et la secrète flamme, 6+6 a
Et le même travail s’accomplit dans mon âme, 6+6 a
Qui, des sucs de la terre et des rayons du ciel, 6+6 b
120 Dans la vache et la fleur fait le lait et le miel, 6+6 b
Je bois à ces torrents de vie universelle, 6+6 a
Et sous les doigts de Dieu mon poème ruisselle. 6+6 a
II
Sublimes réservoirs de toute pureté, 6+6 a
Sommets par où le ciel communique à la terre, 6+6 b
125 Où la fraîcheur survit aux flammes de l’été, 6+6 a
Où dans toutes ses soifs l’homme se désaltère ! 6+6 b
La neige sur vos fronts dort ses chastes sommeils ; 6+6 a
Là filtrent l’humble source et le superbe fleuve ; 6+6 b
Vos flancs versent le lait au troupeau qui m’abreuve ; 6+6 b
130 Le vin fume à vos pieds sur les coteaux vermeils. 6+6 a
J’ai salué jadis vos forêts protectrices, 6+6 a
Vos chênes éloquents instruits de l’avenir, 6+6 b
Voici mes fils ! je viens avec eux pour bénir 6+6 b
Vos prés, l’herbe féconde et nos saintes nourrices. 6+6 a
135 Et vous, goûtez ce sel et ces fleurs dans nos mains, 6+6 a
Vaches à vos bergers douces comme des mères ! 6+6 b
O vous qui, sans combat, versâtes les premières 6+6 b
L’aliment pacifique aux farouches humains ! 6+6 a
J’aime à vous voir ainsi rêver, fortes et lentes, 6+6 a
140 Tandis que s’accomplit dans la nuit de vos flancs 6+6 b
Le mystère sacré qui de ces vertes plantes 6+6 a
Distillera pour nous ces flots tièdes et blancs. 6+6 b
Dans un puissant repos vous êtes là, couchées, 6+6 a
Comme ces larges monts au musculeux poitrail, 6+6 b
145 Durant qu’ils font germer dans leur profond travail 6+6 b
Les herbes, les métaux et les sources cachées. 6+6 a
Des flammes du couchant vos fronts luisent comme eux, 6+6 a
Et, tandis que rougit à vos pieds la bruyère, 6+6 b
Qu’une fine vapeur court sur vos reins fumeux, 6+6 a
150 Vous aussi semblez boire à longs traits la lumière. 6+6 b
Respirez-vous, de plus, un vague esprit dans l’air ? 6+6 a
Entendez-vous des voix qu’ignore^ la montagne ? 6+6 b
Voyez-vous des lueurs qu’un désir accompagne 6+6 b
Dans la nuit de vos sens passer comme un éclair ? 6+6 a
155 Vous sentez-vous ainsi plus proches sœurs des hommes ? 6+6 a
À ces vieux nourrissons gardez-vous quelque amour ? 6+6 b
Rêvez-vous comme nous, orgueilleux que nous sommes, 6+6 a
D’un rang plus haut dans l’être et d’un meilleur séjour ? 6+6 b
Depuis ces milliers d’ans que le fils de la femme 6+6 a
160 Boit à votre mamelle et dort à vos côtés, 6+6 b
N’avez-vous pas reçu, nourrices des cités, 6+6 b
Pour prix de votre lait, quelque part de notre âme ? 6+6 a
Où manquent les taureaux manque le pur froment, 6+6 a
Où tarit votre lait les nations tarissent… 6+6 b
165 Qu’à ces doux serviteurs le maître soit clément ; 6+6 a
Qu’à la voix du berger les troupeaux obéissent. 6+6 b
Votre race à la nôtre a frayé son chemin. 6+6 a
Habitant nos maisons, nos tentes, nos cavernes, 6+6 b
Du vieil Himalaya jusqu’à ces monts Arvernes, 6+6 b
170 Vous avez pas à pas guidé le genre humain. 6+6 a
Autour de ces volcans qui s’éteignaient à peine, 6+6 a
Les vaches et le pâtre ont dormi dès ce jour ; 6+6 b
Et, s’ouvrant tout entière aux œuvres du labour, 6+6 b
La sainte Gaule a vu grandir la race humaine. 6+6 a
175 Mais l’homme et le troupeau restent plus vigoureux, 6+6 a
Nourris sur l’âpre sol de ces monts basaltiques ; 6+6 b
Tout vient s’y rajeunir, et des enfants nombreux 6+6 a
Portent au loin le sang des vieux taureaux celtiques. 6+6 b
Et vous, sur ces hauts lieux, vous campez jour et nuit, 6+6 a
180 Mères ! et vous gardez ce sang pur de mélange, 6+6 b
Et sous vos fronts pensifs un rêve se poursuit, 6+6 a
Rêve obscur commencé près des sources du Gange. 6+6 b
Nos hivers ont en vain neigé sur vos flancs roux ; 6+6 a
Fécondes à jamais, calmes, intarissables, 6+6 b
185 À l’ombre du palmier, du cèdre ou de l’érable, 6+6 b
Vous livrez aux humains votre lait, sans courroux 6+6 a
Dociles à l’enfant comme au bouvier rigide, 6+6 a
Sans offenser sa main, vous y mangez le sel. 6+6 b
Mieux qu’un long frêne armé de l’aiguillon cruel 6+6 b
190 Vers le champ du labour son frêle osier vous guide : 6+6 a
Car l’homme, ingrat et dur, à vos fronts résignés, 6+6 a
Impose un joug barbare et de lourdes misères ; 6+6 b
Vous aussi vous creusez votre sillon, ô mères ! 6+6 b
Près des bœufs haletants et de sueur baignés. 6+6 a
195 Vous que l’antique Asie entourait de son culte, 6+6 a
Qui dormiez au désert près de ses doux penseurs, 6+6 b
Ces Brahmes pleins d’amour qui préservaient d’insulte 6+6 a
Tout arbre comme un frère, et vous comme des sœurs ! 6+6 b
Vous fûtes des vieux rois l’orgueil et l’opulence ; 6+6 a
200 Nous vivons tous, encor, de vos bienfaits obscurs, 6+6 b
Des trésors de vos flancs répandus en silence ; 6+6 a
Le sage honore en vous la source des biens purs. 6+6 b
Tandis que notre sang se corrompt dans les villes, 6+6 a
Que nous changeons de soifs, d’ivresse et de douleurs, 6+6 b
205 Votre lait et ce miel, issus des mêmes fleurs, 6+6 b
Ont gardé leurs vertus sur ces gazons tranquilles. 6+6 a
Elle apparaît ton œuvre, ô Nature, en tout lieu ! 6+6 a
Dans mon cœur altéré des choses éternelles, 6+6 b
La paix et la douceur coulent de tes mamelles, 6+6 b
210 Et, par de frais sentiers, tu me conduis vers Dieu : 6+6 a
Vers lui dont j’entrevois partout la Providence, 6+6 a
Vers lui qu’à travers tout j’adore en ces déserts… 6+6 b
Et j’entoure en son nom, de l’encens de mes vers, 6+6 b
La vache aux larges flancs, mère de l’abondance. 6+6 a
215 Égayé du son clair de ce cuivre argentin, 6+6 a
Baigné des feux vermeils du couchant qui s’allume, 6+6 b
La saine odeur du lait, de la sauge et du thym 6+6 a
A ma lèvre irritée ôte son amertume. 6+6 b
Autour de ces troupeaux calmes comme ces bois, 6+6 a
220 Mon âme se repose, et j’y respire à l’aise ; 6+6 b
Et, tandis que mon sang s’enrichit et s’apaise, 6+6 b
L’infini de mon cœur déborde avec ma voix ; 6+6 a
Et j’oublie un moment l’heure sombre où nous sommes, 6+6 a
Et, peut-être, au milieu de ces fraîches senteurs, 6+6 b
225 Ma pensée à longs flots coule de ces hauteurs, 6+6 b
Plus pure devant Dieu, plus douce pour les hommes. 6+6 a
 1. Puech, mot celtique resté usuel en Auvergne pour désigner une montagne, une hauteur de forme conique ; de là le mot de Puy : le Puy de Dôme, le Puy en Velay.
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