Métrique en Ligne
P = préposition
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F = "e" féminin
| = césure
LAP_13/LAP170
Victor de LAPRADE
LE LIVRE D'UN PÈRE
1877
XII
LES DEUX PORTRAITS
Pour que du vieil honneur ta maison soit le temple, 6+6 a
Suspends-y ces portraits, mes témoins, mon exemple, 6+6 a
Devant qui, le matin et le soir, à genoux, 6+6 b
J’ai fait, durant vingt ans, ma prière avec vous ; 6+6 b
5 Qui, d’un œil vigilant, nous regardaient en face, 6+6 a
Et, tant que j’ai vécu, n’ont pas quitté leur place. 6+6 a
Mes pilotes sacrés, toujours au gouvernail, 6+6 b
Ils surveillaient d’en haut ma table de travail. 6+6 b
Je les interrogeais dans les temps difficiles ; 6+6 a
10 Ils tenaient mon esprit, mon cœur, ma main, dociles 6+6 a
Te cherchais dans leurs yeux à lire mon devoir ; 6+6 b
J’y trouvais le conseil et le don de vouloir, 6+6 b
Et les sages pensers dans mon âme soumise 6+6 a
Descendaient et régnaient par leur douce entremise. 6+6 a
15 Leur sourire écartait tous ces nuages noirs : 6+6 b
L’orgueil, les vains désirs et les vains désespoirs. 6+6 b
Aux esprits généreux ils destinaient mes pages, 6+6 a
Chassaient toutes fadeurs de mes mâles ouvrages, 6+6 a
Et préféraient pour moi, dédaignant les moqueurs, 6+6 b
20 Aux vulgaires bravos l’estime des grands cœurs. 6+6 b
Ainsi, depuis vingt ans, je travaille et je pense 6+6 a
Sous leurs yeux bien aimés. J’y vois ma récompense. 6+6 a
Ils me parlent sans cesse, et tous mes vers heureux, 6+6 b
Les vers où vous pleurez, me sont dictés par eux. 6+6 b
25 Jamais un seul matin je n’ai pris mon ouvrage 6+6 a
Sans les bien regarder pour me donner courage ; 6+6 a
Jamais je n’ai souffert, jamais pleuré tout seul 6+6 b
Et sans mettre avec moi la grand’mère et l’aïeul. 6+6 b
Je vis en eux ; ils sont le meilleur de moi-même ; 6+6 a
30 Je tiens d’eux, et d’eux seuls, tout ce qui fait qu’on m’aime, 6+6 a
D’eux et de leurs esprits, de leurs cœurs grands ouverts. 6+6 b
Je n’en diffère, hélas ! que par bien des travers. 6+6 b
Heureux si je n’ai point, miroir trop infidèle, 6+6 a
Dans le cours de ma vie altéré ce modèle, 6+6 a
35 Si surtout en mes fils l’aïeul n’est pas déçu, 6+6 b
Si je leur ai transmis le cœur que j’ai reçu ! 6+6 b
Donc, lorsqu’il est besoin d’échauffer vos courages, 6+6 a
Adressez-vous, amis, à ces chères images ; 6+6 a
Vous m’y retrouverez ! Leur aspect caressant 6+6 b
40 Vous rendra plus encor que votre père absent ; 6+6 b
Ce sera moi toujours, mais plus doux, mais sans fièvres, 6+6 a
Sans amertume au cœur et sans tristesse aux lèvres. 6+6 a
Priez-les en mon nom, priez-les chaque jour ; 6+6 b
Ils ont plus de pouvoir s’ils n’ont pas plus d’amour. 6+6 b
45 De leur humble carrière ils sont sortis augustes ; 6+6 a
La lumière aujourd’hui pleut du front de ces justes. 6+6 a
Tandis que nous luttons, cherchant notre avenir, 6+6 b
Ils lèvent, de là-haut, leurs mains pour nous bénir ! 6+6 b
I
LE GRAND-PÈRE
Voici l’aïeul, voici mon père au doux visage ; 6+6 a
50 Le cœur d’un chevalier et la raison d’un sage ! 6+6 a
Il a connu, chéri les nés d’entre vous, 6+6 b
Et vous avez joué quatre sur ses genoux. 6+6 b
Ses traits sont-ils restés dans vos jeunes mémoires ? 6+6 a
Gardez-les bien ! ainsi que mes vieilles histoires, 6+6 a
55 Et les tendres conseils, les baisers, les secrets 6+6 b
Que vous avez reçus devant ces chers portraits. 6+6 b
Pour chauve et blanc qu’il soit, admirez sur sa face 6+6 a
La frcheur, la clarté, signes de bonne race. 6+6 a
Un sang vif et léger, et riche de soleil, 6+6 b
60 Anime de sa peau le fin tissu vermeil ; 6+6 b
Cette lèvre sans fiel, d’une grâce infinie, 6+6 a
Mince et ferme, au besoin lancerait l’ironie ; 6+6 a
Cet œil plein de douceur, mais qui semble attristé, 6+6 b
Limpide, a ses éclairs d’ardeur et de gté. 6+6 b
65 Vieux Français d’autrefois, en sa forte croyance 6+6 a
Inflexible, il avait, pour autrui, l’indulgence. 6+6 a
Joyeux dans la dispute et de propos charmant, 6+6 b
Ses ennemis l’aimaient, l’admiraient franchement ; 6+6 b
Heureux de le contraindre à rompre le silence, 6+6 a
70 Tous à l’envi s’offraient à sa courtoise lance. 6+6 a
Tant qu’il vécut, réglant notre heureuse maison, 6+6 b
Il était ma justice, il était ma raison. 6+6 b
Ses notes, sur mes vers, par un goût sûr guies, 6+6 a
Coupaient court aux écarts du style ou des ies. 6+6 a
75 Critique et fin lettré, quoique docteur savant, 6+6 b
Il jugeait, il pensait lorsque j’allais rêvant. 6+6 b
À l’Icare étourdi qui part à tire-d’ailes, 6+6 a
Sa main sage attachait le poids des grands modèles, 6+6 a
M’enchnait prêt à fuir dans le vague horizon, 6+6 b
80 Et faisait du bon sens mon heureuse prison. 6+6 b
Il croyait, peu sensible aux couleurs entassées, 6+6 a
Qu’un mot juste suffit aux plus grandes penes, 6+6 a
Que l’âme la plus haute est simple en ses discours ; 6+6 b
De mon âpre hyperbole il modérait le cours, 6+6 b
85 Prisant dans nos combats, pour la plus juste cause, 6+6 a
La générosi par-dessus toute chose. 6+6 a
Il fut mon maître en tout ; c’est de lui que j’ai pris 6+6 b
Les dogmes que je sers, la langue que j’écris. 6+6 b
Tous vantaient sa raison qui jamais ne dévie, 6+6 a
90 Son esprit clair, charmant, loyal comme sa vie, 6+6 a
Acéré sans venin, gai sans être moqueur… 6+6 b
Mais que serait-ce, enfants, s’ils avaient vu son cœur, 6+6 b
De ses jeunes travaux connu la longue histoire, 6+6 a
Son obscur dévouement, plus noble que la gloire ! 6+6 a
95 Écolier, orphelin à seize ans, ses labeurs 6+6 b
Soutenaient sans fléchir une mère et deux sœurs. 6+6 b
Le pain était amer, les soucis étaient rudes… 6+6 a
Et rien ne l’arrachait à ses nobles études ; 6+6 a
Il donnait, intrépide à son double devoir, 6+6 b
100 Tout le jour au métier et la nuit au savoir. 6+6 b
Dans l’âge où mollement j’assemblais quelques rimes, 6+6 a
Il scrutait la nature et ses secrets intimes, 6+6 a
Voulant suivre en son art, jusqu’au plus haut degré, 6+6 b
Son père, le savant qu’il avait adoré ! 6+6 b
105 Car, s’oubliant, il fit deux parts de sa carrière ; 6+6 a
Ses aïeux, puis ses fils, eurent sa vie entière. 6+6 a
Jeune homme, il travaillait, docile à cette loi, 6+6 b
Pour sa mère, et vieillard, il travaillait pour moi. 6+6 b
Un jour, dans la vigueur de ses vertes années, 6+6 a
110 Du prix de ses efforts à peine couronnées, 6+6 a
Près de toucher au but, mûr pour les dignités, 6+6 b
Il dut choisir : l’honneur et les serments prêtés, 6+6 b
Obéis sur-le-champ, obéis avec joie, 6+6 a
Des succès, des honneurs lui fermèrent la voie 6+6 a
115 Et pour penser demain ce qu’il pensait hier, 6+6 b
À son vieux roi fidèle, il resta pauvre et fier. 6+6 b
Tel fut l’homme de cœur, père de votre père ; 6+6 a
Vous porterez son nom dignement, je l’espère. 6+6 a
Si l’un de vous forfait au sang dont il est né, 6+6 b
120 Moi qui vous l’ai transmis, je serai condamné. 6+6 b
II
LA GRAND’MÈRE
Notre secours est là, dans l’aïeule en prière, 6+6 a
Dans l’âme qui respire en ce divin portrait, 6+6 b
Dans le profond amour qui luit sous sa paupière, 6+6 a
Dans ses douleurs de sainte où le ciel apparaît ! 6+6 b
125 Quand le peintre — un ami digne de la connaître 6+6 a
Qui m’avait vu pleurer, qui la voyait souffrir, 6+6 b
Pour l’immortaliser prit son pinceau de maître, 6+6 a
L’Éternité pour elle était prête à s’ouvrir. 6+6 b
L’espoir déjà perçait sous son inquiétude ; 6+6 a
130 Elle nous voyait tous vivants et rachetés ; 6+6 b
Sa souffrance expirait dans la béatitude, 6+6 a
Car devant Dieu ses pleurs avaient été comptés. 6+6 b
L’art n’a rien oublié dans cette image d’elle. 6+6 a
Tout son amour de mère en ses yeux est écrit ; 6+6 b
135 Et l’on prend ce portrait, si simple et si fidèle. 6+6 a
Pour la Madone en pleurs aux pieds de Jésus-Christ. 6+6 b
Invoquez-la ! Jamais une mère, une sainte, 6+6 a
N’eut dans un cœur plus humble un amour plus profond ; 6+6 b
En tous vos jours d’épreuve invoquez-la sans crainte, 6+6 a
140 Sûrs qu’elle vous écoute et que Dieu lui répond. 6+6 b
Douce, elle s’ignorait et s’accusait sans cesse 6+6 a
Et n’ouvrait qu’en tremblant son esprit, un trésor ! 6+6 b
Mais son cœur est resté ma suprême richesse, 6+6 a
La source où je m’abreuve et dont je vis encor. 6+6 b
145 C’est d’elle que je tiens les ardeurs du poète, 6+6 a
Ce souffle intérieur prompt à me ranimer, 6+6 b
La hauteur des désirs, l’espérance inquiète 6+6 a
Et le don de souffrir avec celui d’aimer. 6+6 b
Oui, l’invisible feu, senti de bien peu d’âmes, 6+6 a
150 Qui circule en mes vers, discret et contenu, 6+6 b
Qui répand la chaleur, mais sans jeter de flammes, 6+6 a
S’alluma dans son cœur et de là m’est venu. 6+6 b
Si parfois vous sentez, en relisant mes pages, 6+6 a
Courir un doux frisson dans vos cœurs attendris, 6+6 b
155 Si vous en devenez plus aimants et plus sages, 6+6 a
C’est qu’elle avait pen les choses que j’écris. 6+6 b
Il eût fallu la voir et l’entendre elle-même 6+6 a
Avec son beau regard fait à sécher nos pleurs, 6+6 b
Aux expiations s’offrant pour ceux qu’elle aime, 6+6 a
160 Et prompte à se charger de toutes nos douleurs ! 6+6 b
Quelle main délicate à panser nos blessures ! 6+6 a
Quel baume tout puissant de ses yeux a coulé ! 6+6 b
Un mal qui me laissa de longues meurtrissures, 6+6 a
La mort qui me tenait, par elle ont reculé. 6+6 b
165 Elle est deux fois ma mère et l’auteur de ma vie ! 6+6 a
Elle m’a mis au monde et tiré du tombeau. 6+6 b
Elle m’a donné tout : la foi que j’ai suivie 6+6 a
Et l’amour qui m’entraîne à voler vers le beau. 6+6 b
Des dons que j’en reçus je suis fier… et je tremble 6+6 a
170 D’avoir en fruits mauvais dissipé cette fleur ! 6+6 b
Mais puisque vous m’aimez, c’est que je lui ressemble, 6+6 a
Et que vous avez tous pris un peu de son cœur. 6+6 b
C’est qu’elle habite en nous, c’est qu’elle n’est pas toute 6+6 a
À ce ciel où ses fils n’atteignent pas encor, 6+6 b
175 Qu’elle nous veut conduire et soutenir en route, 6+6 a
Que son âme est restée où restait son trésor. 6+6 b
C’est elle qui bénit, invisible patronne, 6+6 a
La maison toujours pleine et les enfants nombreux, 6+6 b
Et des douces vertus qui formaient sa couronne 6+6 a
180 Y maintient le parfum et le répand sur eux. 6+6 b
Soyons à son exemple, à son culte fidèles, 6+6 a
Aux plus humbles devoirs assidus chaque jour, 6+6 b
Afin d’aller ensemble, emportés sur ses ailes, 6+6 a
Rejoindre les aïeux dans l’éternel amour. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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