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LAP_11/LAP154
Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE DEUXIÈME
XVI
A LA TERRE DE FRANCE
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor !
(Enéïde, liv. IV, v. 625.)
Nourrice des grands cœurs, vieille terre des Gaules, 6+6 a
Où mûrit l'héroïsme, où fleurit la gté, 6+6 b
Grands chênes, ceps riants, prés verts bordés de saules, 6+6 a
Terre où l'on respirait avec tant de fierté… 6+6 b
5 O terre hospitalière et douce autant que belle ! 6+6 a
Cher pays que j'aimai de tant d'amours divers, 6+6 b
France de nos aïeux, nature maternelle, 6+6 a
D'où j'ai tiré ma sève et l'âme de mes vers ; 6+6 b
Toi qui parlais si haut à mon humble pensée, 6+6 a
10 Quand j'allais t'écouter dans le secret des bois, 6+6 b
Tu gardes le silence, ô mère courroucée ! 6+6 a
Sous tes chênes muets je n'entends plus des voix. 6+6 b
Je ne sens plus dans l'air ton haleine vivante, 6+6 a
Ton souffle inspirateur des pensers généreux ; 6+6 b
15 L'azur même, en ton ciel, me trouble et m'épouvante 6+6 a
Et tes plus beaux soleils assombrissent mes yeux. 6+6 b
Tu sembles, comme nous, porter un deuil immense 6+6 a
Et souffrir une part de notre immense affront. 6+6 b
Noble terre ! en ces jours de honte et de démence, 6+6 a
20 L'opprobre de tes fils éclate sur ton front. 6+6 b
Ils n'ont pas défendu ton chaste sein, ô mère ! 6+6 a
Nos cités ont subi les Germains triomphants !… 6+6 b
Voici de tes douleurs, voici la plus amère : 6+6 a
Il te faut mépriser tes débiles enfants. 6+6 b
25 Ah ! tu n'as plus pour moi de regard, de langage ! 6+6 a
Aux lieux les plus chéris je t'interroge en vain : 6+6 b
Un silence de mort glace le paysage : 6+6 a
La lyre et les pinceaux s'échappent de ma main. 6+6 b
Que peindre et que chanter le soir de la défaite, 6+6 a
30 A travers les débris de l'honneur écroulé ? 6+6 b
Comment cueillir des fleurs et conduire une fête 6+6 a
Sur un sol que les pieds du barbare ont foulé ? 6+6 b
Taisez-vous à jamais, lyres, chansons, beaux rêves, 6+6 a
Brises, joyeux oiseaux bercés au bord du nid. 6+6 b
35 Murmures des forêts, voix des flots sur les grèves. 6+6 a
Tout ce qui nous parlait d'amour et d'infini ! 6+6 b
Un voile noir s'étend sur les sites que j'aime, 6+6 a
La nuit se fait sur eux comme au fond de mon cœur. 6+6 b
Je n'ai plus entendu la nature et Dieu même 6+6 a
40 Dans nos bois insultés par les cris du vainqueur. 6+6 b
C'en est fait du bonheur de rêver et de vivre ; 6+6 a
C'en est fait de l'orgueil, du renom des aïeux ! 6+6 b
Tout ce qui m'inspirait, tout ce qui dicte un livre, 6+6 a
Tout se tait dans mon âme et s'éteint dans les cieux. 6+6 b
45 Terre de la pitié, douce terre de France, 6+6 a
L'honneur que je te rends, l'amour que je te dois, 6+6 b
Ne m'inspirent plus rien que haine et que vengeance : 6+6 a
C'est un rêve de sang que je fais dans tes bois. 6+6 b
Arrière le pardon, quand l'outrage subsiste, 6+6 a
50 France ! Et pour qui te hait, plus de compassion ! 6+6 b
Sache à la fin t'aimer d'un amour égoïste, 6+6 a
Et n'ouvre plus ton cœur à toute nation. 6+6 b
Sois forte, et, s'il le faut, plus tard tu seras juste ! 6+6 a
Connais mieux, désormais, des peuples scélérats ; 6+6 b
55 Apprends d'eux la rancune et la haine robuste ; 6+6 a
Écrase-les !… après, tu leur pardonneras. 6+6 b
Écarte de ton sein les vils cosmopolites. 6+6 a
Traîtres à la patrie au nom du genre humain ; 6+6 b
Ferme à jamais l'oreille aux tribuns hypocrites. 6+6 a
60 Au démagogue impur, complice du Germain. 6+6 b
J'ai connu de beaux jours, ô France maternelle ! 6+6 a
Où, libres sous nos rois, idolâtres des arts, 6+6 b
Tes jeunes fils croyaient à la paix éternelle 6+6 a
Et riaient de mépris au seul nom des Césars. 6+6 b
65 Dupes de ces voisins que nous appelions frères. 6+6 a
De leur jargon obscur naïfs admirateurs, 6+6 b
Nous tendions, par-dessus nos tranquilles frontières 6+6 a
Une loyale main à leurs maîtres-chanteurs. 6+6 b
Mais, puisqu'ils sont venus dans la France outragée 6+6 a
70 Des hordes d'Attila promener la terreur ; 6+6 b
Puisqu'ils ont — leur injure étant trois fois vengée ! 6+6 a
Des guerres du vieux temps ressuscite l'horreur ; 6+6 b
Puisque de ces docteurs la sagesse vantée 6+6 a
Créa l'art du pillage et la vengeance à froid, 6+6 b
75 Qu'ils rouvrent pour l'Europe une ère ensanglantée, 6+6 a
Qu'ils ont dit que la force est au-dessus du droit… 6+6 b
Pour être forts comme eux redevenons barbares, 6+6 a
Égoïstes, jaloux… abjurons la pitié ; 6+6 b
Fermons aux opprimés, fermons nos cœurs avares ; 6+6 a
80 De tous les malheureux méprisons l'amitié. 6+6 b
Restons seuls, cultivant la haine à toute outrance ! 6+6 a
Et les peuples ingrats qu'ont charmés nos revers 6+6 b
Sauront ce qu'il advient quand l'âme de la France 6+6 a
Se relire un moment du sordide univers. 6+6 b
85 Nous, poètes, penseurs, prêtres de la concorde, 6+6 a
Punis d'avoir prêché l'amour du genre humain, 6+6 b
Sur nos lyres en deuil faisons vibrer la corde 6+6 a
Qui met la rage au cœur et le fer à la main. 6+6 b
N'allons plus au désert, sous les sacrés ombrages, 6+6 a
90 Pour écouter notre âme et nos paisibles dieux, 6+6 b
Mais pour nous enivrer de ces ardeurs sauvages 6+6 a
Qu'y versait le druide aux Celtes, nos aïeux. 6+6 b
Chênes bretons, sapins des montagnes arvernes. 6+6 a
Des rythmes que j'aimais sombres inspirateurs, 6+6 b
95 Chantez aux morts, chantez aux hommes des cavernes, 6+6 a
Chantez le vieux bardit sur toutes les hauteurs. 6+6 b
N'ayez plus un soupir, un accord, un murmure 6+6 a
Pour les fêtes de l'âme et les blondes amours. 6+6 b
Secouez dans la nuit votre âpre chevelure 6+6 a
100 Sur de noirs bataillons de loups et de vautours ! 6+6 b
Répandez des rumeurs farouches, inhumaines, 6+6 a
Jusqu'aux jours où nos fils offriront, tout joyeux. 6+6 b
Sous vos rameaux, parés de dépouilles germaines, 6+6 a
Le festin de vengeance aux mânes des aïeux. 6+6 b
105 Moi, je n'entendrai plus dans votre cher feuillage, 6+6 a
O mes saintes forêts ! les voix de l'avenir ; 6+6 b
Écho de ton esprit, ô vieux chêne, ô vieux sage. 6+6 a
Je ne parlerai plus pour aimer et bénir. 6+6 b
Je ne l'entendrai plus — la honte étant lavée — 6+6 a
110 Chanter pour moi, dans l'ombre où je cache mes pleurs, 6+6 b
La Muse que je sers, fière et tête levée, 6+6 a
Et tressant sous ses doigts des couronnes de fleurs. 6+6 b
Je ne te verrai pas, réveil de la patrie ; 6+6 a
Mais ma voix expirante a voulu te sonner ; 6+6 b
115 Mes vers entretiendront ta flamme et ta furie 6+6 a
Quand moi je serai mort… et mort sans pardonner. 6+6 b
Haine aux Germains, soudards cruels et pédants rogues, 6+6 a
Accommodant l'histoire à leurs desseins pervers ; 6+6 b
Haine à ces hauts barons fauteurs des démagogues, 6+6 a
120 A l'inepte César cause de nos revers ! 6+6 b
Pour la première fois souviens-toi d'une injure, 6+6 a
France ! et sache nourrir un long ressentiment ; 6+6 b
Guette pour la vengeance une heure, une heure sûre, 6+6 a
Gardant ta haine au Corse ainsi qu'à l'Allemand. 6+6 b
125 Ceux-là savent haïr ! ô France trop humaine, 6+6 a
Terre impropre à germer la fourbe et le poison… 6+6 b
Mais un nouveau devoir te contraint à la haine : 6+6 a
Si ce n'est dans ton cœur, mets-la dans ta raison. 6+6 b
Des peuples chancelants tu restes l'espérance ; 6+6 a
130 Le Teuton les promet à sa sordide loi : 6+6 b
Si tu t'endors une heure, oubliant la vengeance, 6+6 a
L'Europe se réveille esclave ainsi que toi ! 6+6 b
Donc, ô vieux sol français, terre où la sève abonde, 6+6 a
Presse dans leur travail, presse tes flancs divins ; 6+6 b
135 Il ne te suffit plus de verser sur le monde 6+6 a
Les fleurs de ton sourire et le feu de tes vins. 6+6 b
Sous la vigne et les blés, les figuiers et les hêtres. 6+6 a
De plus nobles ferments dorment dans nos guérets : 6+6 b
Tu portes dans ton sein les os de nos ancêtres, 6+6 a
140 Leur mâle esprit encore habite tes forêts. 6+6 b
Rends-nous des fils pétris de cette lave antique. 6+6 a
Arrière l'art frivole et les pâles songeurs ! 6+6 b
O terre, entr'ouvre-toi, vieille terre celtique. 6+6 a
Et des os de nos morts qu'il sorte des vengeurs ! 6+6 b
145 Quand ils se lèveront pour les saintes batailles, 6+6 a
Apportant leur jeunesse et la victoire au droit, 6+6 b
Moi, je serai couché, mère, dans tes entrailles, 6+6 a
Sans plus voir ton soleil, et mon cœur aura froid. 6+6 b
Au moins, placez mes os près des os de mes pères, 6+6 a
150 Je veux à côté d'eux sommeiller dans les bois, 6+6 b
En quelque endroit témoin de leurs luttes prospères, 6+6 a
Sous le sombre dolmen où dort un chef gaulois. 6+6 b
Je suis son fils, malgré le temps qui nous sépare ! 6+6 a
Je hais le Teuton fourbe et le fourbe Romain ! 6+6 b
155 Revenons, revenons à la vertu barbare : 6+6 a
Que notre Muse chante une hache à la main. 6+6 b
Vous donc, guerriers, nos fils, bardes, mes jeunes frères, 6+6 a
Quand sur la Gaule en deuil luiront des jours plus beaux, 6+6 b
Vainqueurs, vous songerez aux fêtes funéraires, 6+6 a
160 Et vous viendrez en foule honorer les tombeaux. 6+6 b
Alors de nos dolmens, verts sous leur vieille mousse, 6+6 a
Le granit réchauffé deviendra rouge encor ; 6+6 b
Sur les vastes rameaux du chêne qui repousse, 6+6 a
Le gui sera tranché par la faucille d'or. 6+6 b
165 La terre à flots boira le sang noir des victimes, 6+6 a
Du barbare insolent qui vint nous outrager. 6+6 b
Honte à qui nous rendit la guerre et tous ses crimes !… 6+6 a
Mais que le sol français dévore l'étranger ! 6+6 b
Et la harpe dira l'hymne de délivrance. 6+6 a
170 De farouches clameurs courront de rang en rang… 6+6 b
Et sous la terre humide, à la chaleur du sang, 6+6 b
Mes os tressailleront, abreuvés de vengeance. 6+6 a
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