Métrique en Ligne
LAP_11/LAP136
Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE PREMIER
XIII
ESTO VIR
Oui, l'abîme est profond, il se creuse sans cesse ; 6+6 a
C'est un monde infini que l'humaine bassesse ; 6+6 a
On s'y plonge, on s'y vautre et l'on s'y plonge encor. 6+6 b
Dans l'avilissement on cherche un âge d'or. 6+6 b
5 Tout s'abaisse, on descend sur d'invisibles pentes ; 6+6 a
Les visages sont fiers, les âmes sont rampantes. 6+6 a
Oui, les vertus s'en vont ; les mœurs suivent les arts ; 6+6 b
Les antiques sommets croulent de toutes parts. 6+6 b
Aux coups des niveleurs nul front ne se dérobe. 6+6 a
10 La morne platitude envahit notre globe : 6+6 a
Le mont quitte sa base et le fleuve son lit ; 6+6 b
De débris entassés le vallon se remplit ; 6+6 b
Un impur marécage est né de ce mélange ; 6+6 a
Et nous campons au bord de cette mer de fange, 6+6 a
15 A respirer longtemps cet air nous périssons. 6+6 b
Voici la pâle fièvre et les lâches frissons : 6+6 b
Chez tout homme endormi, dans ces nuits sans aurores. 6+6 a
L'esprit de servitude entre par tous les pores. 6+6 a
On a peur, on s'épie, on cause à mots tremblants ; 6+6 b
20 Sur les pas des poltrons piaffent les insolents. 6+6 b
Le laquais fustigé, sans rien laisser paraître, 6+6 a
Repasse au marmiton les coups de pied du maître. 6+6 a
Si loin qu'on se recueille à l'abri des valets, 6+6 b
On entend circuler d'invisibles soufflets. 6+6 b
25 L'insolence descend et la haine remonte. 6+6 a
Chacun sent sur son front ricocher quelque honte ; 6+6 a
Mais tout a fort bon air ; chacun porte sans bruit, 6+6 b
Porte son déshonneur, comme un arbre son fruit. 6+6 b
Bien peigné, bien lavé, bien brodé sur la hanche, 6+6 a
30 On cache son licou sous sa cravate blanche. 6+6 a
On a les doigts crochus : sous un gant bien tiré 6+6 b
La griffe disparaît ; on est considéré. 6+6 b
On va ; tout est flétri, souillé, fors l'apparence ; 6+6 a
Tout luit ; c'est à tromper l'histoire et l'espérance. 6+6 a
35 On a mis la sourdine à tout fier sentiment. 6+6 b
L'esprit humain s'exhale en un chuchotement ; 6+6 b
On croit parler ; on fait sa petite harangue ; 6+6 a
Mais devant le mot propre on sent tourner sa langue. 6+6 a
Un câble vigoureux, tissu de fils cachés, 6+6 b
40 Tient les fronts les plus hauts sous le joug attachés, 6+6 b
Mais on peut se gaudir, on broute et l'on s'amuse. 6+6 a
En nymphe d'Opéra on attife la muse. 6+6 a
La fougue et les ardeurs qui n'ont plus d'autre emploi, 6+6 b
On les donne aux plaisirs tolérés par la loi. 6+6 b
45 Sur un vil champ de course où luttent, débridées, 6+6 a
La bassesse des mœurs et celle des idées. 6+6 a
Les grands noms en débris traînent dans les ruisseaux ; 6+6 b
Un infect océan se gonfle de ces eaux ; 6+6 b
Je vois monter, monter cette fange infinie 6+6 a
50 Prête à nous submerger dans notre ignominie. 6+6 a
Chaque jour, à chaque heure, il nous pleut des affronts. 6+6 b
Où donc s'arrêtera la honte ? Où nous voudrons. 6+6 b
C'est le premier venu, c'est vous, c'est moi peut-être, 6+6 a
C'est un rêveur inculte ayant Dieu seul pour maître. 6+6 a
55 Qui, d'un mal hypocrite implacable témoin, 6+6 b
Peut dire au déshonneur : Tu n'iras pas plus loin. 6+6 b
En cet écroulement des hommes et des choses, 6+6 a
Des partis dévoyés qui trahissent leurs causes, 6+6 a
Chacun peut s'écrier, dans un élan de foi : 6+6 b
60 Quel espoir est debout ? que nous reste-t-il ? Moi. 6+6 b
Chacun peut ériger, sous le poids qui l'oppresse, 6+6 a
Son humble conscience en arme vengeresse. 6+6 a
Et faire, invulnérable aux rages du vainqueur, 6+6 b
Pour soulever le monde un levier de son cœur. 6+6 b
65 Mais, le Jour d'engager cette lutte suprême, 6+6 a
Crains de laisser un traître au dedans de toi-même : 6+6 a
Il faut avoir dompté son ennemi secret 6+6 b
Et les rébellions du servile intérêt. 6+6 b
Aux coups des voluptés, lutteur inaccessible, 6+6 a
70 Il faut s'être vaincu pour se rendre invincible. 6+6 a
Règne en maître absolu sur tes désirs ; alors 6+6 b
Tu peux livrer bataille aux tyrans du dehors ; 6+6 b
Déjà vainqueur avant que la trompette sonne, 6+6 a
Maître de toi, tu n'es l'esclave de personne. 6+6 a
75 Combats ! tu peux braver de mobiles revers ; 6+6 b
Qui se possède à fond possède l'univers. 6+6 b
Pourquoi ce chef, ce bras vengeur de nos déroutes ? 6+6 a
Ne serait-ce pas toi, jeune homme qui m'écoutes ? 6+6 a
Tu donnerais ton sang pour ce peuple abattu ; 6+6 b
80 Plus généreux encor, donne-lui ta vertu ! 6+6 b
Levons-nous ! délivrons nos cœurs et nos pensées 6+6 a
Des hydres du logis fièrement terrassées ; 6+6 a
Puis nous jetterons tous, sûrs d'un terrible écho. 6+6 b
Le cri qui fait tomber les murs de Jéricho, 6+6 b
85 Ce mot de liberté, lançant des foudres vives, 6+6 a
Qui de nos Balthasars dévorent les convives ; 6+6 a
Qui réveille les morts au fond des monuments, 6+6 b
Et rend la chair et l'âme à de vains ossements. 6+6 b
Debout ! et que chacun sans pitié, sans relâche. 6+6 a
90 Promène dans son cœur la torche avec la hache. 6+6 a
Frappons les vils penchants tout prêts à nous trahir ; 6+6 b
Ces révoltés qu'on aime, apprends à les haïr. 6+6 b
Dans leur secret asile, enfin, porte la flamme 6+6 a
Et redeviens ton maître en épurant ton âme. 6+6 a
95 Marcher son droit chemin et sans courber le front, 6+6 b
Va ! c'est faire à ce temps le plus cruel affront ; 6+6 b
C'est la suprême injure à qui se déshonore ; 6+6 a
On voudrait la punir, il faut qu'on la dévore. 6+6 a
Oui, la vertu, c'est l'art, le complot tout formé, 6+6 b
100 Le trait qui trouvera l'ennemi désarmé. 6+6 b
Et qui, mieux que la force et mieux que le génie, 6+6 a
Doit, dans ses fondements, saper la tyrannie. 6+6 a
Essayons ce combat, le combat du Seigneur ! 6+6 b
Grave sur ton écu : « Vaincre à force d'honneur ! » 6+6 b
105 Resté seul, lutte encor. Va ! quel que soit leur nombre, 6+6 a
Toute vertu les blesse et les détruit dans l'ombre. 6+6 a
Le coup qu'elle a porté, souvent à son insu, 6+6 b
N'en est pas moins mortel pour être inaperçu. 6+6 b
Il suffit d'être là, sans peur et sans reproche, 6+6 a
110 Immobile en son droit, ferme comme la roche. 6+6 a
Et de laisser passer, du haut de ses dédains, 6+6 b
Le flux et le reflux de ces pâles gredins. 6+6 b
Le torrent qui s'écoule en roulant cette vase 6+6 a
De notre vieux granit n'usera point la base. 6+6 a
115 Un cœur de bonne trempe en défie un millier. 6+6 b
Cent goujats se brisaient contre un seul chevalier. 6+6 b
Quand Dieu juge un pays dans ses desseins augustes. 6+6 a
Le nombre n'y fait rien, il suffit de dix justes. 6+6 a
Si l'on a bien lutté, si l'on a bien vécu, 6+6 b
120 Sans péril pour sa cause on peut être vaincu. 6+6 b
A ce divin combat qui rend Sparte immortelle, 6+6 a
De ses fiers citoyens quel nombre envoya-t-elle ? 6+6 a
Combien de lionceaux avec son roi lion.'' 6+6 b
Trois cents contre Xerxès et contre un million ; 6+6 b
125 Trois cents ! et pour mourir.., Dites, ô Thermopyles ! 6+6 a
Si d'un vaincu pareil les coups sont inutiles. 6+6 a
Et vous, humbles martyrs expirés à genoux, 6+6 b
Lesquels furent vainqueurs, des bourreaux ou de vous ? 6+6 b
Parlez ! — • Que notre foi tressaille et vous réponde, 6+6 a
130 Des Césars ou du Christ, à qui resta le monde ? 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 65((aa))
logo du CRISCO logo de l'université