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LAP_11/LAP128
Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE PREMIER
V
LES MUSES D'ÉTAT
Circense !
Muses, les dieux s'en vont et… les badauds arrivent ! 6+6 a
Soyez de votre temps, vivez pour ceux qui vivent ; 6+6 a
Assez prêché ; voici les trois coups de marteau : 6+6 b
Vous montiez à l'autel, grimpez sur le tréteau : 6+6 b
5 Descendez à jamais de ces hauteurs glacées 6+6 a
Qu'attristent la prière et les mâles pensées ; 6+6 a
Où l'homme sent toujours un Dieu peser sur lui ; 6+6 b
Où règne la pudeur… je veux dire l'ennui. 6+6 b
Amusez-vous ! veillez aux plaisirs de l'empire ; 6+6 a
10 C'est à vous de trouver le petit mot pour rire. 6+6 a
Les nouveaux arrivants se montrent délicats ; 6+6 b
De grâce, épargnez-nous tous les mots à fracas : 6+6 b
L'honneur, la liberté, le droit que l'on supprime. 6+6 a
Tout cela dans les vers, n'est bon que pour la rime. 6+6 a
15 Il s'agit d'être gai ! L'art, cet aimable jeu, 6+6 b
Proscrit également le diable et le bon Dieu. 6+6 b
Boileau l'a dit : Le front tout barbouillé de lie, 6+6 a
Vous avez commencé. Muses, par la folie. 6+6 a
Tâchez de rire encore au déclin de vos ans. 6+6 b
20 D'accrocher des quarts d'heure et des sous aux passants. 6+6 b
Sur le char de Thespis, orné du bouc obscène, 6+6 a
Dans le nouveau Paris, roulez de scène en scène ; 6+6 a
Aiguisez là, pour plaire à nos sens excités, 6+6 b
De clinquant et de fard vos vieilles nudités ; 6+6 b
25 Des salons pleins de fleurs aux trottoirs pleins de crotte, 6+6 a
Que l'art danse aux grelots et porte la marotte. 6+6 a
Vous verrez qu'il est bon de s'adoucir parfois, 6+6 b
D'être un peu de son siècle et de quitter les bois. 6+6 b
Toujours sur le trépied et toujours dans la chaire ! 6+6 a
30 Sur vos sommets, vraiment, vous faisiez maigre chère. 6+6 a
Servez ! et vous pourrez chez quelque potentat 6+6 b
Gagner bonne pitance et place dans l'État. 6+6 b
Chacun ses fonctions ; les Muses, quoi qu'on en die. 6+6 a
Ont leur utilité, surtout la Comédie. 6+6 a
35 Un peuple d'électeurs, aménagés dûment, 6+6 b
De suffrage et de pain ne vit pas seulement ; 6+6 b
Pour rester bons amis, compères, camarades. 6+6 a
Donnons-lui, quelquefois. Bobèche et des parades. 6+6 a
Nous n'avons plus le cirque et les gladiateurs. 6+6 b
40 Des cochers bleus et verts, des tigres pour acteurs ; 6+6 b
Nous avons le roman, les chroniques, les drames ; 6+6 a
On peut, avec cela, contenter bien des âmes. 6+6 a
Dans un État réglé tout sert dorénavant. 6+6 b
Tout, le poète même et le singe savant. 6+6 b
45 Pour que l'on pense bien, il faut que l'on s'amuse ; 6+6 a
C'est là ta raison d'être et ta noblesse, ô Muse ! 6+6 a
Et c'est pourquoi, muni d'un visa du parquet. 6+6 b
Nous t'élevons un temple, Apollon Bilboquet ! 6+6 b
Les dieux sur le retour entrent dans la police. 6+6 a
50 O groupe des Neuf Sœurs, si vieux et si novice, 6+6 a
Qui descendez du Pinde en rêvant d'un héros… 6+6 b
Allez chez l'inspecteur prendre vos numéros, 6+6 b
O Muses ! quels honneurs, sans compter le salaire, 6+6 a
L'État vous garderait, — un État populaire, — 6+6 a
55 Si l'on s'était rangé ! si l'on avait voulu 6+6 b
Aider discrètement le pouvoir absolu ! 6+6 b
Si la plume, en vos doigts, marchant à la baguette, 6+6 a
Chargeait en douze temps comme la baïonnette ; 6+6 a
Si vos lyres, d'accord avec les tympanons, 6+6 b
60 Répétaient à l'envi l'hosanna des canons ; 6+6 b
Si le penseur docile et toujours sous le charme. 6+6 a
Le critique, au besoin, remplaçaient le gendarme ; 6+6 a
Et l'œil, toujours ouvert aux merveilles du temps, 6+6 b
D'un crayon venimeux notaient les mécontents. 6+6 b
65 O grand siècle ! ô bonheur dont nous ferons l'épreuve ! 6+6 a
Un jour viendra, ce jour rêvé par Sainte-Beuve, 6+6 a
Où les Muses d'État, nous tenant par la main, 6+6 b
Enrégimenteront chez nous l'esprit humain. 6+6 b
Selon le numéro, selon l'arme et le grade. 6+6 a
70 Nous verrons les beaux-arts défiler la parade. 6+6 a
Tels, conscrits aujourd'hui, marchant les pieds déchaux. 6+6 b
Qui seront colonels, peut-être maréchaux, 6+6 b
Suivant qu'ils useront, dans le panégyrique. 6+6 a
De prose tempérée ou de prose lyrique. 6+6 a
75 On bat déjà l'appel sur les doctes hauteurs : 6+6 b
J'entends la voix sucrée et l'or des recruteurs. 6+6 b
Tout s'émeut dans l'azur : un bataillon de cygnes 6+6 a
Se forme en éclaireurs, vedettes et consignes ; 6+6 a
Pégase, tout bridé, piaffe dans le décor, 6+6 b
80 En caparaçon vert semé d'abeilles d'or ; 6+6 b
Et Philomèle aussi, d'une voix attendrie, 6+6 a
Entonne sur l'ormeau : « Nourris par la patrie. » 6+6 a
Le hussard-vaudeville a poussé des hourras ; 6+6 b
Le roman-voltigeur s'avance l'arme au bras. 6+6 b
85 Artilleur à cheval et muni de fusées, 6+6 a
Le feuilleton pétille et s'échappe en risées. 6+6 a
Et les Premiers-Paris, gros canonniers du camp, 6+6 b
Font feu sur le Kremlin et sur le Vatican. 6+6 b
L'historien-sapeur, lavant le linge sale, 6+6 a
90 Médite un coup de hache aux vaincus de Pharsale. 6+6 a
La carabine en main, de tous les trous sortis, 6+6 b
Les chroniqueurs font feu sur les anciens partis, 6+6 b
Et la Philosophie, en muse qui s'observe, 6+6 a
Forme des cuirassiers la prudente réserve. 6+6 a
95 Tout est prêt ; on attend la voix qui dit : «Allons !…» 6+6 b
Et tout doit manœuvrer comme au camp de Châlons. 6+6 b
Partez ! J'entends la voix du critique avant-garde, 6+6 a
Balayant les abords et traînant sa bombarde, 6+6 a
Et nous invitant tous, prosateurs et rimeurs, 6+6 b
100 Pour gagner du terrain à démolir les mœurs. 6+6 b
Place aux Muses d'État ! et brisons les obstacles. 6+6 a
Il faut aux braves gens du pain et des spectacles. 6+6 a
Mais, vraiment, les beaux-arts, dans leur nouvel essor. 6+6 b
Par la morale et Dieu sont entravés encor : 6+6 b
105 Supprimons Dieu, poète, et que ton œuvre entière 6+6 a
Chante, sur tous les tons, un hymne à la matière. 6+6 a
Le réel avant tout… Fi du vieil idéal ! 6+6 b
Donnez à vos romans une odeur d'hôpital ; 6+6 b
Faites-en des charniers peuplés de bêtes fauves ; 6+6 a
110 Allez fouiller du nez dans toutes les alcôves ; 6+6 a
Peignez-nous chaque ulcère et chaque exploit galant, 6+6 b
Comme dit le critique, en « style truculent » ; 6+6 b
Et, pour féconder l'art, dans ce nouveau domaine, 6+6 a
Traînez tout le fumier de la nature humaine. 6+6 a
115 A vous, heureux auteurs, les croix, les missions, 6+6 b
Les succès consacrés par vingt éditions ; 6+6 b
Et dans le Moniteur, en six longues colonnes, 6+6 a
Le Causeur du lundi vous tressant des couronnes ; 6+6 a
Qui sait même ? à l'école, où se font nos penseurs. 6+6 b
120 Enseignant ce beau style aux futurs professeurs. 6+6 b
Que si, légers de plume et d'humeur militante. 6+6 a
De Voltaire enterré la défroque vous tente. 6+6 a
Aux princes, comme lui, tournez le compliment ; 6+6 b
Il vous sera permis de penser librement. 6+6 b
125 Vous pourrez vous donner, à l'abri des poursuites. 6+6 a
Le plaisir toujours neuf de la chasse aux jésuites, 6+6 a
Et dire avec fierté, sans cacher votre jeu, 6+6 b
A César qu'il est pape, au peuple qu'il est Dieu. 6+6 b
Noble temps, et sur qui mon vers ne saurait mordre. 6+6 a
130 Où la plume demande au sabre son mot d'ordre ; 6+6 a
Où les canons rayés vomissent des pamphlets ; 6+6 b
Où l'on fait souffleter son Dieu par ses valets ; 6+6 b
Où les proscrits, tous ceux qu'une injure aiguillonne, 6+6 a
Sont insultés encore après qu'on les bâillonne ; 6+6 a
135 Où le joug est nié par qui s'attelle au char ; 6+6 b
Où l'on se croit tribun, quand on n'est que mouchard ! 6+6 b
Allons, gladiateurs, armés de l'écritoire, 6+6 a
Au cirque !… Non, j'ai tort, je veux dire à la foire, 6+6 a
Histrions ! le licteur vous défend des sifflets. 6+6 b
140 Gagés par le préteur, applaudis des valets, 6+6 b
Dites, en vous rangeant chacun par rang de taille : 6+6 a
« César, sois salué par ceux qui font ripaille ! » 6+6 a
Gambadez maintenant et donnez de la voix ; 6+6 b
Tirez vos mirlitons et vos sabres de bois ; 6+6 b
145 Et rabâchez encore à la foule attroupée 6+6 a
Votre vieux mélodrame en singeant l'épopée, 6+6 a
Et l'Europe, et la dîme, et les droits féodaux, 6+6 b
Et les rois essuyant vos pieds de leurs bandeaux ; 6+6 b
La gloire et la victoire, et plus d'aristocrates ; 6+6 a
150 Égalité… Mais tout pour les gens sans cravates ; 6+6 a
Plus de bavards, et place aux muets travailleurs ; 6+6 b
A nous l'Escaut, le Rhin… — J'en passe et des meilleurs. 6+6 b
Poussez ferme, poussez ! bientôt vos adversaires 6+6 a
N'auront plus de journal, d'imprimeur, de libraires… 6+6 a
155 Faute de combattants, le combat est fini. 6+6 b
Et vous êtes vainqueurs… comme chez Franconi. 6+6 b
Or, maintenant, faisons, pour nous calmer la bile, 6+6 a
Le tour de l'assemblée et tendons la sébile. 6+6 a
D'abord nous commençons par monsieur le préfet, 6+6 b
160 L'homme créé du ciel pour être satisfait : 6+6 b
« Bien ! très bien !» dit la voix auguste et circonspecte. 6+6 a
Voici le bon quart d'heure ; oh ! quelle ample collecte ! 6+6 a
Des rouleaux, des billets, des croix et des galons, 6+6 b
Une épée en verrouil qui vous bat les talons, 6+6 b
165 Jusqu'à des parchemins et des manteaux d'hermine, 6+6 a
Si le nom sonne bien, si l'on a bonne mine : 6+6 a
Et, parfois, — respectons, Muses, de tels cadeaux — 6+6 b
Quelques gros sous, tribut des honnêtes badauds. 6+6 b
Donc, nantis largement de l'or qui vous allèche, 6+6 a
170 Accourus en sabots, repartez en calèche. 6+6 a
Et si, du haut du char qui porte vos splendeurs, 6+6 b
Vous rencontrez là-bas quelqu'un de ces boudeurs, 6+6 b
De ces gens obstinés à garder leur cocarde, 6+6 a
L'un dans son âpre exil, l'autre dans sa mansarde ; 6+6 a
175 Et cet autre moins fier, mais non moins ulcéré, 6+6 b
Qu'enchaîne à ses outils quelque devoir sacré…. 6+6 b
D'un ton facétieux, célébrant vos bamboches, 6+6 a
Vous lui ferez la nique en frappant sur vos poches. 6+6 a
— Reposons-nous, amis, dans un cher souvenir. 6+6 b
180 Fuyons dans le passé, fuyons dans l'avenir. 6+6 b
Voici l'ombre et le soir ! Rappelez-vous l'aurore 6+6 a
Qui nous éveilla tous, nous qui chantons encore, 6+6 a
Quand notre âme embrassait dans sa virginité, 6+6 b
Et jeune poésie et jeune liberté. 6+6 b
185 Comme nous écoutions aux portes du cénacle ! 6+6 a
Comme un lambeau de vers nous semblait un oracle ! 6+6 a
Comme nous adorions ces demi-dieux rivaux. 6+6 b
Dont la voix nous ouvrait tant de mondes nouveaux ! 6+6 b
C'était l'heure où l'on croit, où l'on aime sans trêves ; 6+6 a
190 Pour la France et pour nous, que d'espoirs, que de rêves ! 6+6 a
Comme nous marchions fiers et portant au grand jour 6+6 b
Ces nobles amitiés, belles comme l'amour. 6+6 b
Et ces belles amours si pures, si parfaites. 6+6 a
Que les anges du ciel enviaient aux poètes ! — 6+6 a
195 Rentrons dans le présent : d'obliques délateurs, 6+6 b
Au coin des bons journaux surveillent les auteurs. 6+6 b
Tout prêts à souligner, quand leur zèle s'alarme. 6+6 a
Le mot qui peut donner quelque prise au gendarme. 6+6 a
Il faut être content s'il pleut, s'il fait soleil, 6+6 b
200 S'il fait chaud, s'il fait froid « Ayez le teint vermeil ; 6+6 b
« Je déteste ces gens maigres à face pâle ; 6+6 a
« Celui qui ne rit point mérite qu'on l'empale, • 6+6 a
— Dit l'ombre qui vous suit en comptant tous vos pas. — 6+6 b
« Empoignez-moi ce gueux qui ne s'amuse pas ! » 6+6 b
205 O progrès ! quelque jour nous atteindrons la Chine. 6+6 a
Quel art dans notre presse, admirable machine ! 6+6 a
Chaque discussion, pleine de traquenards, 6+6 b
Les lions aux chasseurs vendus par les renards ; 6+6 b
Et tout ce monde-là, fait pour bourrer des pipes, 6+6 a
210 Signant : Quatre-vingt-neuf, et parlant de principes ! 6+6 a
Soyons gais ! O railleurs ! vous avez bien raison, 6+6 b
Les colères ici ne sont pas de saison ; 6+6 b
La satire est absurde et déplus ennuyeuse ; 6+6 a
Qui s'indigne aujourd'hui d'une voix sérieuse ? 6+6 a
215 Oh ! le plaisant nigaud, qui forme en tribunal, 6+6 b
Pour Macaire et Bertrand, Tacite et Juvénal ! 6+6 b
Qui dénonce Tartufe aux fureurs de Camille, 6+6 a
Et réveille le Cid pour rosser Mascarille ! 6+6 a
Muse, retourne alors sous les murs d'Ilion, 6+6 b
220 Chez ces héros nourris de moelle de lion. 6+6 b
Priant Minerve et Mars de t'accorder leur aide. 6+6 a
Fais lancer par Achille, Ajax et Diomède, 6+6 a
Ces quartiers de rochers, aussi gros que des tours, 6+6 b
Qu'à peine ébranleraient vingt hommes de nos jours. 6+6 b
225 Et ces traits que Vulcain tordit dans ses fournaises ; 6+6 a
Fais tonner Jupiter !… pour tuer des punaises. 6+6 a
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