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LAP_11/LAP127
Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE PREMIER
IV
AUX DÉMOLISSEURS
Tombez, vieilles maisons avec les vieilles mœurs ! 6+6 a
Le champ des parvenus se cultive en primeurs ; 6+6 a
Il veut des hommes neufs et des bâtisses neuves ; 6+6 b
C'est en démolissant que l'on y fait ses preuves. 6+6 b
5 Donc, poussez, en un soir, comme des champignons, 6+6 a
Poussez, sur les débris de nos humbles pignons, 6+6 a
Temples des dieux, des arts, des libertés modernes, 6+6 b
Bazars et lupanars, banques, tripots, casernes ! 6+6 b
Pour nous, déracinés par le droit du plus fort. 6+6 a
10 Nous qui voulions mourir où notre aïeul est mort, 6+6 a
Errants et ballottés dans la tourbe flottante, 6+6 b
Au pied de vos palais nous vivrons sous la lente. 6+6 b
Ah ! par le temps qui court, bienheureux les bâtards ! 6+6 a
Ceux-là n'opposent pas au progrès des retards ; 6+6 a
15 Ceux-là ne traînent pas, cabrés contre la mode, 6+6 b
De regrets surannés un bagage incommode ; 6+6 b
Jamais sur leur chemin libre de préjugés 6+6 a
Une tombe, un vieux mur, ne les a dérangés. 6+6 a
Hélas ! nous ne saurions, nous, gens d'humeurs chagrines, 6+6 b
20 Procéder si gaiement à faire des ruines, 6+6 b
Et déchirer l'histoire, et sur le sol natal. 6+6 a
Répandre, en le fauchant, l'oubli, l'oubli fatal. 6+6 a
Nous ne saurions, au gré des intérêts serviles, 6+6 b
Comme un pays conquis transfigurer nos villes ; 6+6 b
25 Si bien les embellir, si bien les ravager. 6+6 a
Que tout vieux citoyen s'y croit un étranger. 6+6 a
Tous nos chers souvenirs, tous nos cultes intimes 6+6 b
Se soldent, à vos yeux, par francs et par centimes. 6+6 b
Vous ne comprenez pas — on en sait les motifs 6+6 a
30 L'affreux deuil qui nous tient de ces manoirs chétifs 6+6 a
Oui, nous avons eu, nous, nos maisons paternelles ; 6+6 b
C'est un tort, je le sais, chez ces races nouvelles 6+6 b
Tous, depuis les plus fiers jusques aux plus obscurs, 6+6 a
Nous avions un passé qui croule avec ces murs 6+6 a
35 Tout fils de bonne mère est d'une souche antique 6+6 b
Et peut de son berceau se faire une relique. 6+6 b
Ah ! pour tenir son cœur au sol enraciné. 6+6 a
Pas n'est besoin d'avoir un donjon blasonné ; 6+6 a
Il suffit, tout enfant, près de l'âtre qui brille, 6+6 b
40 D'avoir vu pendre au mur un sabre de famille ; 6+6 b
Sur le même établi d'avoir, jusqu'à dix ans, 6+6 a
Présenté leurs outils à de bons artisans ; 6+6 a
Aidé parfois le père, heureux de son emplette, 6+6 b
A charger d'un vieux livre une vieille tablette. 6+6 b
45 Et, dans le même coin, sur le même fauteuil, 6+6 a
Grimpé sur les genoux de l'oncle ou de l'aïeul. 6+6 a
Malheureux, sur ce sol qui tremble d'heure en heure. 6+6 b
Malheureux qui s'attache à sa pauvre demeure ! 6+6 b
Sous son rustique abri, notre vieux banc de bois 6+6 a
50 N'est pas plus assuré que le trône des rois. 6+6 a
Nul ne sait aujourd'hui, si petit qu'il se fasse, 6+6 b
Quelle raison d'État se trame et le menace ; 6+6 b
Et nul ne peut jurer, chez ce peuple si fier, 6+6 a
Qu'il couchera ce soir au même lit qu'hier. 6+6 a
55 Sortez, déménagez, partez, la loi l'ordonne, 6+6 b
Et rien n'appartient plus de nos jours à personne ! 6+6 b
Ah ! que nous sommes loin de ces temps casaniers 6+6 a
Où les rois respectaient la hutte des meuniers ! 6+6 a
Où l'homme, qui chez lui voulait rester le maître 6+6 b
60 Et préférait à l'or le foyer d'un ancêtre, 6+6 b
Trouvait, en s'obstinant, applaudi des railleurs, 6+6 a
Des juges à Berlin… et quelquefois ailleurs. 6+6 a
Chez nous, grâce aux clartés que le progrès apporte, 6+6 b
Les choses, maintenant, se passent d'autre sorte : 6+6 b
65 Un affreux petit juif, jadis porte-haillons, 6+6 a
Rêve de s'embellir de quelques millions ; 6+6 a
Il avise un projet qui ne saurait déplaire, 6+6 b
— Toujours dans l'intérêt et le vœu populaire ! — 6+6 b
Mais, d'abord, il lui faut sans trêve et sans débats 6+6 a
70 Qu'on jette la moitié de votre ville à bas ; 6+6 a
Il en tient dans sa caisse une autre toute prête. 6+6 b
Donc que chacun se range et que rien ne l'arrête, 6+6 b
Et qu'un long boulevard à travers nos taudis 6+6 a
S'ouvre aux heureux mortels jusqu'à son paradis. 6+6 a
75 Alors, en un clin d'œil, comme des fourmilières, 6+6 b
Surgiront les hôtels, les cités ouvrières, 6+6 b
Docks, opéras, jardins, bals et cafés chantants. 6+6 a
Et des loyers gratis pour cent mille habitants. 6+6 a
Advienne que pourra ! le neveu des prophètes 6+6 b
80 A vendu son papier, et ses orges sont faites ! 6+6 b
Or, à tant de bienfaits, dus au peuple romain, 6+6 a
Si votre humble maison barre encor le chemin, 6+6 a
Cessant de faire obstacle au bonheur de la foule, 6+6 b
N'est-il pas, dites-moi, juste qu'elle s'écroule ? 6+6 b
85 Tant mieux si l'homme habile, épris du bien commun, 6+6 a
Dans l'innocent trafic a gagné cent pour un. 6+6 a
Si, pour mieux cheminer vers ses terrains prospères, 6+6 b
Il a graissé la patte à quelques gros compères 6+6 b
Respectez, citoyens, cet intérêt urgent, 6+6 a
90 Et, payés bien ou mal, emportez votre argent ; 6+6 a
D'un nouveau boulevard la cité s'est accrue, 6+6 b
Trouvez un autre gîte ou couchez dans la rue. 6+6 b
Mais comment, — nous diront ceux qui n'ont pas le fil, — 6+6 a
Comment, pourquoi, par qui tout cela se fait-il ? 6+6 a
95 Moi, je suis ruiné ! — Tant pis… et tout s'explique 6+6 b
Par ce mot consolant : utilité publique ; 6+6 b
Il fait naître le bien et l'agrément commun, 6+6 a
Du total des ennuis qu'on impose à chacun. 6+6 a
Comprenez-vous ? — Fort peu ; cependant je soupçonne 6+6 b
100 Que tout ceci profite à plus d'une personne ; 6+6 b
On en glose, du moins, en cent mille façons ; 6+6 a
Chacun a sa chronique et chacun ses leçons ; 6+6 a
J'ai la mienne, fort drôle et qui vous fera rire ; 6+6 b
Mais je me garderais, certes, d'en rien écrire ! 6+6 b
105 Je sais ce qu'il en cuit d'un article malin : 6+6 a
Je me tais… nous avons des juges à Berlin. 6+6 a
Donc, ravagez en paix nos maisons et l'histoire ; 6+6 b
Rien n'existait hier, avant vous, c'est notoire : 6+6 b
Sans berceau, sans aïeux, et sans passé connu, 6+6 a
110 La France est tout entière un pays parvenu. 6+6 a
Sur le sol, dans les lois, tout date, je suppose. 6+6 b
Du jour où le hasard fit de vous quelque chose. 6+6 b
Tout est né d'aujourd'hui, villes, hameaux, chalets. 6+6 a
Les fermes, les châteaux… et surtout les valets. 6+6 a
115 Édiles ! reprenez nos cités par la base : 6+6 b
Chacun hors de chez soi ! puis, faisons table rase ! 6+6 b
Voyez dans quel taudis, pour en cire si vains, 6+6 a
Logeaient nos vieux prévôts et nos vieux échevins ! 6+6 a
Comment administrer du fond d'une masure ? 6+6 b
120 Au luxe d'un consul son talent se mesure. 6+6 b
Sitôt qu'on a souci de se rendre immortel, 6+6 a
Pour agrandir son âme on accroît son hôtel ; 6+6 a
On abat le voisin. — Rangeons-nous, et silence ! 6+6 b
Place au vieux jacobin qui devient excellence ! 6+6 b
125 Puis il faut en finir : que les morts soient bien morts 6+6 a
En abattant ces murs, on abat des remords ; 6+6 a
L'un sent la royauté, l'autre la république ; 6+6 b
On fit entre les deux un chemin très oblique ; 6+6 b
On peut, à chaque pas, dans ces vieilles maisons, 6+6 a
130 Se heurter nez à nez avec ses trahisons. 6+6 a
On n'aime pas à voir, ex-libéral austère, 6+6 b
Son ancien club louchant près de son ministère. 6+6 b
Et, du haut d'un balcon d'or à quatre piliers. 6+6 a
Le coin de rue où l'on décrotta les souliers. 6+6 a
135 Et c'est pourquoi la France aux marteaux est livrée ; 6+6 b
Du passé qu'on égorge on sonne la curée. 6+6 b
Partout, de mon village au centre de Paris, 6+6 a
Je n'ai pu faire un pas sans heurter un débris. 6+6 a
Ah ! du siècle, partout, le sol offre l'emblème : 6+6 b
140 Le champ est le portrait du laboureur lui-même : 6+6 b
Chaque temple est pareil à sa divinité, 6+6 a
L'âme du citoyen se peint dans la cité. 6+6 a
Partout, c'est un amas de cendre et de décombres 6+6 b
L'honneur, la foi, l'amour, laissent des vides sombres, 6+6 b
145 Comme ces vieux logis croulant sous les marteaux ; 6+6 a
Tout s'en va, démoli par les instincts brutaux. 6+6 a
D'ici, de là, peut-être, infirme et replâtrée, 6+6 b
Une antique chapelle est parfois rencontrée ; 6+6 b
Mais tout auprès se dresse, impossible et sans art, 6+6 a
150 Percé de mille trous quelque long mur blafard ; 6+6 a
Tel, qu'on cherche, en voyant ce pastiche vulgaire, 6+6 b
A quel vice banal on bâtit un repaire. 6+6 b
De ces plats bâtiments au front numéroté, 6+6 a
J'exècre l'air de gêne et l'uniformité. 6+6 a
155 Tout, par le temps qui court et l'esprit qui gouverne. 6+6 b
Tout prend, sans qu'on y songe, un aspect de caserne ; 6+6 b
Pas un caprice heureux, rien d'architectural, 6+6 a
Et tout semble aligné des mains d'un caporal. 6+6 a
Jadis en nos manoirs, — hôtels, maisons étroites, — 6+6 b
160 Je sais qu'on avait peu souci des lignes droites. 6+6 b
D'un art un peu fantasque on y suivait la loi, 6+6 a
Mais c'était un art libre, et l'on était chez soi. 6+6 a
Comme pour une armure et pour une bataille. 6+6 b
Chacun se construisait sa demeure à sa taille ; 6+6 b
165 Le maître charbonnier et le puissant seigneur 6+6 a
Étaient cuirassés là comme dans leur honneur, 6+6 a
Sûrs qu'après eux le fils ou l'époux de la fille 6+6 b
y vivraient dans le culte et les droits de famille, 6+6 b
Qu'on y garderait purs l'enseigne ou le blason 6+6 a
170 Et que Dieu seul pouvait briser une maison ! 6+6 a
Mais, aujourd'hui, trottant sous la loi d'un concierge. 6+6 b
On n'a plus de manoir, on demeure à l'auberge. 6+6 b
Peuple nomade ! un bail, qui dure longuement. 6+6 a
Vit l'espace d'un deuil ou d'un gouvernement. 6+6 a
175 A les voir, vos maisons, ces affreux phalanstères, 6+6 b
On flaire un antre. ouvert à tous les adultères, 6+6 b
Où, sans pudeur, tout va, chez un peuple rampant. 6+6 a
Suivant le bon plaisir du dernier occupant. 6+6 a
Ces murs ont un visage impossible à décrire ; 6+6 b
180 Ils s'éclairent le soir d'un étrange sourire ; 6+6 b
Le cœur est soulevé par ce honteux regard, 6+6 a
Et l'on reconnaît vite à ce luxe, à ce fard, 6+6 a
A ce balcon doré qui regarde en coulisse. 6+6 b
Tout un monde élégant… inscrit à la police. 6+6 b
185 Tout porte le cachet de ce monde suspect ; 6+6 a
L'air de ces monuments repousse le respect. 6+6 a
Il semble que Paris s'attife et se déploie 6+6 b
Pour les yeux des laquais et des filles de joie. 6+6 b
Donc, reprenez le pic, au nom de l'avenir, 6+6 a
190 Maçons, et faites brèche à tout grand souvenir ; 6+6 a
Et qu'on ouvre, à travers nos maisons éventrées, 6+6 b
A ce peuple fringant, de plus larges entrées. 6+6 b
Qu'un long flot d'étrangers, planteurs, lords et boyards. 6+6 a
Gonflé de fange et d'or, coule en nos boulevards ; 6+6 a
195 Faites de ce Paris, centre des vieilles Frondes, 6+6 b
Un lupanar ouvert aux vices des deux mondes. 6+6 b
Et nous, gens de province, et nous, peuple mouton, 6+6 a
Dans l'antre de la louve allons prendre le ton. 6+6 a
Démolir, rebâtir, gâcher, c'est une rage 6+6 b
200 Qui, de Paris, s'infiltre au plus mince village. 6+6 b
Tout, églises, châteaux, cloîtres, tombeaux, rempart, 6+6 a
Tout croule et tout s'allonge et devient boulevard. 6+6 a
Sur ses douze maisons mon hameau fait main basse 6+6 b
Pour élargir sa rue où personne ne passe. 6+6 b
205 Le plus petit préfet, avec acharnement, 6+6 a
Du Louvre de l'endroit poursuit l'achèvement, 6+6 a
Tout fier s'il peut laisser, quand son mandat expire, 6+6 b
A son département la dette d'un empire. 6+6 b
Je ne me plaindrais pas, si ce luxe indigent 6+6 a
210 Ne faisait parmi nous de tort qu'à notre argent ; 6+6 a
Si la fierté, le droit, l'horreur des injustices, 6+6 b
Avaient plus large place en vos longues bâtisses, 6+6 b
Et si Dieu se trouvait plus noblement servi 6+6 a
Sur cet autel repeint dont le suisse est ravi. 6+6 a
215 A-t-on su mieux pourvoir à la chose publique 6+6 b
Dans les villes de marbre ou dans celles de brique ? 6+6 b
N'aurons-nous, en retour de nos toits saccagés, 6+6 a
Que l'honneur de servir des maîtres mieux logés ? 6+6 a
Le monde a déjà vu — j'écarte cet augure 6+6 b
220 Ce qu'on gagne à changer en palais sa masure, 6+6 b
A quel prix, pour les mœurs et pour les volontés, 6+6 a
Le luxe impitoyable envahit les cités, 6+6 a
Quand un pays n'est plus que le temple d'un homme, 6+6 b
Quand la plèbe et César se caressaient dans Rome 6+6 b
225 Et s'offraient l'un à l'autre, entourés de flatteurs. 6+6 a
Des cirques, des palais et des gladiateurs. 6+6 a
Oui, dans ces temps hideux qu'on exhume et qu'on loue. 6+6 b
Les murs étaient de marbre… et les âmes de boue. 6+6 b
Et sur ce marbre encore, à grands frais tourmenté. 6+6 a
230 Si la richesse éclate, il manque la beauté. 6+6 a
La Muse n'a souri, de l'Illyssus au Tibre, 6+6 b
Qu'aux pieux monuments nés dans un siècle libre. 6+6 b
Un peuple, dont l'honneur court tous ces vils hasards, 6+6 a
Indifférent aux dieux, est inhabile aux arts. 6+6 a
235 En vain je cherche une âme à tous ces édifices : 6+6 b
Aucun art sérieux et beaucoup d'artifices, 6+6 b
Rien qui parle à l'esprit, rien de fort, d'émouvant. 6+6 a
De la dorure, un air de théâtre en plein vent. 6+6 a
Un agrément pareil à ce charme équivoque 6+6 b
240 Qui s'adresse à la chair et que la chair provoque. 6+6 b
Mais toutes ces laideurs, mille autres qui naîtront. 6+6 a
Portent les mots : fragile et provisoire au front ; 6+6 a
A ces énormités la solidité manque : 6+6 b
Un souffle emportera baraque et saltimbanque. 6+6 b
245 Jamais de son respect, à la fin baptisés. 6+6 a
Le temps ne sacrera ces murs improvisés ; 6+6 a
Sur ces trottoirs hantés par les louves nocturnes 6+6 b
Jamais la grande histoire, avec ses hauts cothurnes, 6+6 b
Ne voudra faire un pas entre ces oripeaux 6+6 a
250 Et recueillir un nom chez ces peuples troupeaux ; 6+6 a
Jamais votre âge impur, de quel mot qu'il s'appelle, 6+6 b
N'aura son Parthénon ni sa Sainte-Chapelle, 6+6 b
Et, dans l'art qui couronne ou construit la cité, 6+6 a
Rien ne remplacera Dieu ni la liberté. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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