Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAP_11/LAP124
Victor de LAPRADE
POÈMES CIVIQUES
1873
LIVRE PREMIER
I
PRO ARIS ET FOCIS
I
Oui, je prête aux forêts | l'âme et la voix humaine 6+6 a
Vers mes Alpes, toujours, | un instinct me ramène ; 6+6 a
Et je vais seul, rêvant | sur ces froides hauteurs, 6+6 b
Demander au désert | ma scène et mes acteurs. 6+6 b
5 Pourquoi vos passions, | vos intérêts serviles, 6+6 a
De fange et de clameurs | emplissent-ils les villes… 6+6 a
Quand il faut à la Muse | un sommet écarté, 6+6 b
Qui lui parle du ciel | et de la liberté ! 6+6 b
J'ai besoin d'admirer | pour me sentir poète ; 6+6 a
10 Dieu se révèle à moi | dans la nature en fête. 6+6 a
Mais, prêt à célébrer | mon temps et vos exploits, 6+6 b
Qu'on m'enseigne un héros, | je quitterai les bois 6+6 b
Et ferai, devant vous, | en mes rimes prochaines, 6+6 a
Respirer de grands cœurs | et non plus de grands chênes. 6+6 a
15 Heureux qui, de son siècle | adorateur banal, 6+6 b
Chez ses contemporains | trouva son idéal ! 6+6 b
Livre ou tableau, son œuvre | est partout bienvenue : 6+6 a
Le public est épris | de la laideur connue. 6+6 a
Peignez votre voisin, | ce bourgeois rebondi, 6+6 b
20 Par le modèle au moins | vous serez applaudi. 6+6 b
Pour moi, peu soucieux | de cet honneur étrange. 6+6 a
Aimant mieux mériter | qu'obtenir la louange, 6+6 a
Et fidèle aux sommets | où Dieu se laisse voir, 6+6 b
Jamais à ces fronts vils | je n'offris le miroir. 6+6 b
25 Quand je m'adresse aux bois | pour oublier les hommes, 6+6 a
C'est que je vous connais ; | je vois où nous en sommes ; 6+6 a
Si rêveur qu'on m'ait dit, | j'ai les yeux bien ouverts, 6+6 b
Et pourrais, au besoin, | mettre mon siècle en vers. 6+6 b
Mais, reniant alors | le vrai beau qui m'attire, 6+6 a
30 Je devrais, après l'ode, | épouser la satire ; 6+6 a
C'est la muse qu'il faut | à ce monde vénal, 6+6 b
Et l'ère des Césars | attend son Juvénal. 6+6 b
Peut-être il est venu ! | Là-bas où tout est sombre, 6+6 a
Peut-être un fouet vengeur | siffle déjà dans l'ombre, 6+6 a
35 Et la haine au front rouge | y chauffe longuement 6+6 b
Le fer qui doit marquer | chaque nom infamant. 6+6 b
Voyez-vous défiler | le troupeau de nos hontes ? 6+6 a
L'avenir les attend | et va régler nos comptes. 6+6 a
Passez, tribuns d'hier, | orateurs des banquets ; 6+6 b
40 Passez, la bouche close, | en habits de laquais. 6+6 b
Passez, nobles de race, | admis à la curée. 6+6 a
Par amour du galon | prêts à toute livrée ; 6+6 a
Prétoriens, bourgeois | à barbes de sapeur, 6+6 b
Qui sauvez votre caisse | et gardez votre peur. 6+6 b
45 Passez ! tous les forfaits | et tous les ridicules… 6+6 a
Vous n'esquiverez pas | le glaive ou les férules ; 6+6 a
Je vous laisse en pâture | au lion irrité. 6+6 b
Moi, j'ai besoin d'amour | et de sérénité ; 6+6 b
Satisfait de vous fuir, | à l'abri de l'orgie, 6+6 a
50 Les bois me sont ouverts, | et je m'y réfugie ; 6+6 a
Et j'y veux, tout entier | à quelque noble espoir 6+6 b
Ignorer ce qu'il est | douloureux de savoir. 6+6 b
II
Mais, parmi les humains | voici qu'on me rappelle ; 6+6 a
On annonce au poète | une beauté nouvelle : 6+6 a
55 Le peuple ! « Il a marché, | l'avenir est à lui ; 6+6 b
Il est le souverain, | le héros d'aujourd'hui ; 6+6 b
C'est l'épique sujet | que ta muse réclame. » 6+6 a
Le peuple est un chaos ; | un héros, c'est une âme ! 6+6 a
La foule est du destin | le plus servile agent. 6+6 b
60 Le flot n'est pas moins libre | et moins intelligent… 6+6 b
Je retourne à mes lacs, | aux torrents qui mugissent ; 6+6 a
C'est à Dieu seul au moins, | que leurs flots obéissent. 6+6 a
Mais, chez la multitude, | en ses flux et reflux, 6+6 b
Dieu ni la liberté | ne m'apparaissent plus. 6+6 b
65 On m'a dit : « S'il te faut | des thèmes héroïques, 6+6 a
La France a des chrétiens | à défaut de stoïques. » 6+6 a
O Christ, s'il était vrai, | ton nom ressuscité 6+6 b
Me tiendrait lieu de tout, | même de liberté ! 6+6 b
Donc, nous sommes chrétiens ! | rien n'est plus méritoire, 6+6 a
70 Et je l'admire fort… | mais je voudrais y croire. 6+6 a
Je sais qu'au grand orgueil | du suisse et du clergeon 6+6 b
Mon église a reçu | des flots de badigeon, 6+6 b
Que d'un clocher tout neuf | on nous fait la promesse 6+6 a
Et que mon sous-préfet | se montre à la grand'messe. 6+6 a
75 A Paris, en province, | il pleut, de tout côté. 6+6 b
Des billets pour sermons | et bals de charité ; 6+6 b
Je vois, partout, rouler | en des mains patelines 6+6 a
De petits chapelets | sur d'amples crinolines. 6+6 a
L'audacieux cousin | qui risque un billet doux 6+6 b
80 Reçoit une médaille, | au premier rendez-vous. 6+6 b
Je ne vous dirai pas, | d'un vers trop équitable, 6+6 a
Ce que le ciel y gagne | et ce qu'y perd le diable… 6+6 a
Mais je vois qu'aujourd'hui, | quittant l'âpre sentier, 6+6 b
La vertu nous devient | un facile métier ; 6+6 b
85 Partout je la rencontre | heureuse et bien nourrie ; 6+6 a
Notre dévotion | nous prône et nous marie ; 6+6 a
Et je vais nommer tel, | bien connu pour un sot. 6+6 b
Qui lui doit et sa place | et sa femme et sa dot. 6+6 b
Mais il y faut un peu | de très simple tactique : 6+6 a
90 « Gardez-vous en tout temps | d'une foi politique. 6+6 a
C'est le péché d'orgueil ! | le temple est mon pays ; 6+6 b
Au pouvoir, quel qu'il soit, | j'adhère et j'obéis. 6+6 b
Quel droit m'est refusé, | quel abus m'importune 6+6 a
Quand je fais mon salut… | sans compter ma fortune ? » 6+6 a
95 Applaudissons ! Voilà, | dans nos temps généreux, 6+6 b
Comment renaît la foi | des martyrs et des preux. 6+6 b
III
Hélas ! ce qui peint mieux | le siècle et nos misères, 6+6 a
C'est que de tels chrétiens | sont platement sincères. 6+6 a
N'allez pas chercher là | Tartufe et sa noirceur ; 6+6 b
100 Non, Tartufe, aujourd'hui, | s'est fait libre penseur ; 6+6 b
Ce n'était qu'un enfant | chez Molière, un novice ; 6+6 a
Mais comme il a grossi | ses états de service ! 6+6 a
Oui, le siècle est à toi ; | toi seul l'as bien connu, 6+6 b
O Tartufe ! et ton règne | est à la fin venu. 6+6 b
105 Nul des lois du progrès | mieux que loi ne s'arrange ; 6+6 a
Tu n'es point l'homme absurde | et qui jamais ne change ; 6+6 a
A l'honneur, au serment, | d'autres vont se lier ; 6+6 b
Mais toi ! tu sais apprendre | et tu sais oublier. 6+6 b
Tu sais qu'à d'autres temps | il faut d'autres grimaces ; 6+6 a
110 Et te voilà dévot | à l'intérêt des masses. 6+6 a
Dieu s'est fait multitude | et n'est plus dans le ciel ; 6+6 b
Il se nomme aujourd'hui | suffrage universel. 6+6 b
Toi seul as bien compris | la bête populaire ; 6+6 a
Et depuis soixante ans, | à la tondre, à la traire, 6+6 a
115 O Tartufe ! appliqué | sans honte et sans repos, 6+6 b
Tu lui presses le ventre | et lui frottes le dos. 6+6 b
C'est toi qui tins pour elle | un effrayant registre 6+6 a
Des crimes du curé, | du noble et du ministre. 6+6 a
Naguère au cabaret, | nous enseignant nos droits. 6+6 b
120 Tu versais ton vin bleu | sur le bandeau des rois, 6+6 b
Et, rimant pour César | des flonflons et des odes. 6+6 a
Tu nous prêchais tes dieux | et tes vertus commodes. 6+6 a
Trente ans, tu dirigeas, | sous un masque effronté, 6+6 b
Tes poignards libéraux | contre la liberté ; 6+6 b
125 Tu fais arme de tout, | des chansons, de l'histoire ; 6+6 a
Tu fais le plaidoyer | et le réquisitoire, 6+6 a
Tout, jusqu'à l'homélie ! | et, dans l'occasion. 6+6 b
Tu défends la famille | et la religion ; 6+6 b
Oui, la religion ! |… Mais, je te rends justice. 6+6 a
130 Une religion | faite par la police. 6+6 a
Poursuis, Tartufe ! et berne | avec un plein succès 6+6 b
L'Orgon voltairien, | ce bon peuple français. 6+6 b
Que tu sais bien changer | de costume et de mine ! 6+6 a
Tu ne dis plus : « ma haire | avec ma discipline ! » 6+6 a
135 Ce matin, ta faconde | et tes souliers ferrés 6+6 b
Ont frappé du forum | les austères degrés, 6+6 b
Et tu mettras, ce soir, | la blouse ou le gant jaune. 6+6 a
Pour tonner dans le club | ou saluer le trône, 6+6 a
Selon que ton grand cœur | rêve, pour le moment. 6+6 b
140 Ou de l'amour du peuple | ou d'un gros traitement. 6+6 b
Bien ! la cour te caresse | et le peuple te nomme : 6+6 a
Choisis ! tu peux rester | un modeste grand homme, 6+6 a
Ou tu peux devenir, | en habit cousu d'or. 6+6 b
Ministre et sénateur, | peut-être plus encor. 6+6 b
145 Tu peux vivre ou mourir, | tu restes populaire ; 6+6 a
Le Panthéon t'attend | pour suprême salaire ; 6+6 a
Ta gloire est à l'épreuve | et brave le cercueil… 6+6 b
Les carrosses de cour, | les clubs prennent le deuil ; 6+6 b
On fait pleuvoir les fleurs, | on présente les armes, 6+6 a
150 Et le sergent de ville | en a versé des larmes ! 6+6 a
Et moi je n'en ris pas, | j'exècre les railleurs. 6+6 b
Un bon mot n'a jamais | rendu les gens meilleurs. 6+6 b
Je parle sérieux, | et me contiens à peine ; 6+6 a
Grâce à Dieu ! j'ai gardé | la vertu de la haine. 6+6 a
155 Honte à ces ricaneurs, | ces soi-disant Gaulois, 6+6 b
Qui se moquent de tout, | prudemment toutefois. 6+6 b
Leur rire empoisonné, | c'est une arme d'esclave. 6+6 a
O venimeux bouffons, | qui prenez cet air brave. 6+6 a
Toujours on vous a vus, | les vivants et les morts, 6+6 b
160 Hardis contre le faible | et vils avec les forts. 6+6 b
Votre encens paye aux rois, | même à leurs courtisanes, 6+6 a
Le droit d'insulter Dieu | dans vos lazzis profanes ; 6+6 a
Plus tard, en appelant | ces rois sur le terrain. 6+6 b
Vous avez pour second | le peuple souverain. 6+6 b
165 Vos combats, si vantés | contre les injustices. 6+6 a
Vous rapportent à tous | d'assez gros bénéfices ; 6+6 a
A l'ombre des autels, | des trônes avilis, 6+6 b
Vous vivez grassement | et mourez dans vos lits. 6+6 b
Envie et lâcheté, | c'est tout votre génie ; 6+6 a
170 Je vous le dis sans phrase, | à d'autres l'ironie ! 6+6 a
Moi, quand j'ai vu le mal | debout sur mon chemin, 6+6 b
J'y marche le front haut | et la hache à la main. 6+6 b
IV
On me l'accorde enfin : | ce temps n'a rien d'épique ; 6+6 a
Le poète y vit mal | avec la politique ; 6+6 a
175 La muse humble et pédestre | y doit baisser le ton, 6+6 b
Et, pour une Pharsale, | il nous manque un Caton. 6+6 b
Mais toi, qui tiens si fort | à ta rime, à ta lyre, 6+6 a
Il te reste une corde | autre que la satire ; 6+6 a
Et, quand tout serait mort, | les dieux, les mœurs, les lois. 6+6 b
180 Tu pourrais la toucher, | même au fond de tes bois. 6+6 b
N'y sais-tu dans les fleurs, | quand l'été vient d'éclore, 6+6 a
Poursuivre de tes vers | ou Béatrix ou Laure, 6+6 a
Et, nous peignant ton rêve | et ton cœur agité, 6+6 b
Raconter vos soupirs | à la postérité ? 6+6 b
185 L'amour est, j'en conviens, | depuis Pétrarque et Dante, 6+6 a
De larmes et de vers | une source abondante ; 6+6 a
C'est toujours quelque muse | aux longs regards de miel, 6+6 b
Qui nous fait parcourir | tous les cercles du ciel… 6+6 b
Il est bien vrai, jadis, | inspirant l'épopée, 6+6 a
190 La femme aux flancs de l'homme | attachait une épée, 6+6 a
Et donnait d'un regard | le prix ou le signal 6+6 b
De tous les grands combats | livrés pour l'idéal. 6+6 b
Le succès, à ses yeux, | ne jugeait point les causes ; 6+6 a
Et plus tard, en des jours | moins pleins de nobles choses, 6+6 a
195 Nos reines de salon, | choisissant leurs vainqueurs. 6+6 b
Aimaient les beaux esprits | à défaut des grands cœurs. 6+6 b
Mais à cette heure, hélas ! | est-il rien de plus triste 6+6 a
Que vos cercles changés | en comptoirs de modiste, 6+6 a
A qui tient lieu de tout | le culte des chiffons ? 6+6 b
200 Un ruban vous y plonge | en des calculs profonds, 6+6 b
Et vous disputez là, | durant des nuits entières, 6+6 a
Non plus de vos amours, | mais de vos couturières ; 6+6 a
Le luxe est tout pour vous, | le bonheur, le devoir, 6+6 b
Et vous n'avez de cœur | que pour votre miroir… 6+6 b
205 Restez-y. — Cependant | la critique innocente 6+6 a
Fait un crime à mes vers | de Béatrix absente, 6+6 a
Et, loin des fiers sommets | que la neige a trempés, 6+6 b
Me rappelle aux boudoirs | et sur les canapés. 6+6 b
Ah ! si pour fondre en moi | ce glacier qu'on accuse, 6+6 a
210 Parmi vos déités | j'avais choisi ma muse, 6+6 a
Certes, je vous réponds, | mes bien-aimés lecteurs, 6+6 b
Que j'aurais, à coup sûr, | déserté les hauteurs ; 6+6 b
Vos belles passions | coulent d'une autre source, 6+6 a
Et votre Béatrix | m'enverrait à la Bourse. 6+6 a
215 Si jamais, d'un sourire | éclairant mon chemin, 6+6 b
Celle qui rend heureux | m'avait pris par la main ; 6+6 b
Si, parmi les splendeurs | de la forme et de l'âme. 6+6 a
Dieu s'était fait visible | à moi dans une femme. 6+6 a
Sans jeter, dans mes vers, | notre amour à tout vent, 6+6 b
220 Je l'aurais en mon cœur | comme un flambeau vivant ; 6+6 b
Nul œil n'en troublerait | la joie et les mystères ; 6+6 a
Mais on verrait, peut-être, | à mes ardeurs austères, 6+6 a
A mes accents plus purs | et plus religieux, 6+6 b
Qu'un ange m'apparut | et m'entr'ouvrit les cieux ; 6+6 b
225 Et de ma Béatrix, | chastement poursuivie, 6+6 a
Je peindrais la beauté | par une belle vie. 6+6 a
Allez ! pour confident | prenez tout l'univers, 6+6 b
Du secret de vos cœurs | trafiquez dans vos vers, 6+6 b
Le mien reste voilé | comme les urnes saintes, 6+6 a
230 Et je garde à Dieu seul | mes aveux ou mes plaintes. 6+6 a
V
Es-tu donc, ô poète, | un simple oiseau des bois ? 6+6 b
N'as-tu qu'une chanson | dans l'âme et dans la voix, 6+6 b
Et, quand l'amour se tait, | vas-tu cesser d'écrire ? 6+6 a
Est-ce une ardeur du sang, | est-ce un Dieu qui t'inspire 6+6 a
235 Amorçant tes lecteurs | à d'obscènes récits, 6+6 b
Dois-tu ta verve entière | aux amoureux soucis ? 6+6 b
Dans l'impure faiblesse | as-tu donc mis ta gloire ? 6+6 a
Es-tu bien 'le héros | de cette affreuse histoire, 6+6 a
Qui, parti des boudoirs, | finit dans les tripots, 6+6 b
240 Incapable à la fois | et d'œuvre et de repos ; 6+6 b
Qui, niant l'âme et Dieu | devant sa bourse vide, 6+6 a
Entonne au lupanar | l'hymne du suicide ? 6+6 a
Quoi ! dans notre univers, | hormis ton faible cœur, 6+6 b
Rien ne fa donc parlé | qu'un doute âpre et moqueur ; 6+6 b
245 Tu n'as rien entendu | dans l'immense nature ; 6+6 a
Dieu ne te disait rien | dans ta propre torture. 6+6 a
Et le tressaillement | des peuples agités 6+6 b
Ne secoua jamais | tes lourdes voluptés ! 6+6 b
Sombres voluptueux, | vous n'aimez que vous-mêmes ! 6+6 a
250 Si vous aviez connu | les abandons suprêmes, 6+6 a
Si vous aviez goûté | le véritable amour, 6+6 b
Vos cœurs battraient encor | comme le premier jour. 6+6 b
A l'heure où vous pleurez | sur vos cendres éteintes, 6+6 a
De ces lâches ennuis | j'ignore les atteintes ; 6+6 a
255 J'apporte à l'idéal | d'aussi vives ardeurs, 6+6 b
Les beautés que je sers | ont gardé leurs splendeurs. 6+6 b
Mes voluptés, à moi, | mes amitiés, mes haines, 6+6 a
Ont la jeunesse encor, | la vigueur de ces chênes ; 6+6 a
Et, comme eux, leurs rameaux, | moi, je sens refleurir 6+6 b
260 De fortes passions | qui ne font pas mourir. 6+6 b
Qui sont sœurs du travail | et des hautes pensées, 6+6 a
Qui ne font pas couler | des larmes insensées, 6+6 a
Où l'homme ne boit pas | un fol enivrement, 6+6 b
Mais dont il se nourrit | comme d'un pur froment. 6+6 b
265 Non ! je ne vis pas seul | sur la neige éternelle, 6+6 a
D'une beauté sans vie | absurde sentinelle. 6+6 a
Dans ces bois où j'allais | écouter l'infini, 6+6 b
Comme l'oiseau chanteur | j'ai su bâtir mon nid. 6+6 b
Mon cœur, dans la retraite | où sa fierté l'enchaîne, 6+6 a
270 Répond à d'autres voix | qu'à celle du grand chêne ; 6+6 a
Et les fleurs du désert, | les torrents, le ciel bleu, 6+6 b
Les lacs, ne sont pas seuls | à me parler de Dieu. 6+6 b
De plus chères amours | peuplent ma solitude. 6+6 a
Le soir, lorsque je sors | de la chambre d'étude, 6+6 a
275 Quand je reviens des bois, | rapportant des moissons 6+6 b
De rameaux ou de vers | cueillis sur les buissons, 6+6 b
Devant l'âtre joyeux | où le sarment pétille. 6+6 a
Près de l'auguste aïeul | se groupe la famille ; 6+6 a
Non loin de ses genoux | chargés de mes enfants, 6+6 b
280 S'assied la jeune mère | aux regards triomphants ; 6+6 b
Tandis qu'avec les fleurs, | butin de la journée, 6+6 a
Ma sœur comme un autel | orne la cheminée. 6+6 a
Le portrait de ma mère | est là qui nous sourit ; 6+6 b
Je sens autour de nous | rayonner son esprit ; 6+6 b
285 Durant les entretiens, | les jeux de la soirée, 6+6 a
Je consulte du cœur | cette image adorée ; 6+6 a
Sachant bien qu'elle assiste | et protège ici-bas 6+6 b
Le père en ses travaux, | les fils en leurs ébats. 6+6 b
Dans ces plaisirs naïfs | que j'excite moi-même. 6+6 a
290 Je leur montre à s'aimer | entre eux comme on les aime ; 6+6 a
Et, sans trop me hâter, | dans leur folle saison. 6+6 b
Je sème, en quelques mots, | le grain de la raison. 6+6 b
L'aïeul, à leurs propos, | s'égaye et nous contemple ; 6+6 a
En mes leçons, toujours, | je le prends pour exemple ; 6+6 a
295 Mon récit en appelle | à ses récits anciens ; 6+6 b
Il parle, et de mes bras | on vole dans les siens. 6+6 b
Avec des cris joyeux | on l'entoure, on le presse ; 6+6 a
A toute question | répond une caresse ; 6+6 a
Vers leurs lèvres son front | se penche avec douceur… 6+6 b
300 Et moi ! tous ces baisers, | je les sens dans mon cœur. 6+6 b
Ah ! prenez de l'aïeul | notre âme héréditaire, 6+6 a
Enfants, gardez-la bien | sans que rien ne l'altère ; 6+6 a
Au sang qu'il me donna | je n'ai rien ajouté, 6+6 b
Mais je vous ai transmis | sa ferme loyauté. 6+6 b
305 Vous saurez, comme nous, | malgré la loi commune, 6+6 a
Porter le cœur toujours | plus haut que la fortune, 6+6 a
Un cœur qui dans sa foi | jamais ne se dément ; 6+6 b
Et de votre œuvre à vous | quel que soit l'instrument, 6+6 b
Ou le fer, ou la plume | à mes doigts échappée, 6+6 a
310 Tout sera dans vos mains | noble comme l'épée. 6+6 a
C'est ainsi que je rêve ! | et par le droit chemin, 6+6 b
A mon chaste foyer | j'apprends le cœur humain, 6+6 b
Et je lis mieux que vous | dans ces pages suprêmes… 6+6 a
Écrivez vos romans, | je reste à mes poèmes. 6+6 a
VI
315 Fier d'être obscur, heureux | de penser à l'écart, 6+6 b
Moi, je sais que ma muse | a la meilleure part ; 6+6 b
Que la source où je puise | est à jamais féconde. 6+6 a
J'ai quitté le désert, | mais, en fuyant le monde ; 6+6 a
Et sous ce toit modeste | où j'assemble mon miel, 6+6 b
320 Je descends des sommets | sans m'éloigner du ciel. 6+6 b
Là, par un flot d'air pur | mon âme est soulevée 6+6 a
Comme sur l'Alpe vierge | où l'aigle a sa couvée ; 6+6 a
Et les yeux de mes fils, | excitant mon réveil, 6+6 b
Illuminent mon cœur, | clairs comme le soleil. 6+6 b
325 Là, sur mon humble seuil, | égayé de leur flamme, 6+6 a
j'habite encor plus haut | dans les sommets de l'âme. 6+6 a
Là, mieux qu'en nos déserts, | j'ai, pour monter encor, 6+6 b
Pour m'approcher de Dieu, | j'ai mon échelle d'or. 6+6 b
Qu'importe si la foule, | inhabile à me suivre, 6+6 a
330 «Court à ses vains plaisirs | et rejette mon livre ! 6+6 a
De la main qui l'écrit | je sens l'humilité ; 6+6 b
Je ne trahirai pas | l'esprit qui l'a dicté. 6+6 b
Sur mes froides hauteurs, | si nul-ne vient m'entendre. 6+6 a
Moi, j'y respire à l'aise | et n'en veux pas descendre. 6+6 a
335 J'irai dresser ma tente | au penchant des glaciers 6+6 b
Pour fuir votre esclavage | et vos instincts grossiers. 6+6 b
J'aime ce large azur, | ces cimes toujours blanches 6+6 a
Où se forment la foudre | avec les avalanches. 6+6 a
Sur ces remparts de neige | abhorrés des tyrans, 6+6 b
340 Un sang libérateur | a coulé par torrents. 6+6 b
Je sais que vos oisifs | et leurs pâles compagnes 6+6 a
Viennent de leurs langueurs | insulter ces montagnes ; 6+6 a
Mais je sais que les forts, | les preneurs d'Ilions, 6+6 b
Vont là pour y sucer | la moelle des lions, 6+6 b
345 Aux travaux de l'exil | ces forêts sont propices ; 6+6 a
L'âpre vengeance y veille | au bord des précipices, 6+6 a
Et l'on peut s'y tailler, | pour un acte immortel. 6+6 b
Ou la lance d'Achille | ou la flèche de Tell. 6+6 b
Moi-même, en ces hauts lieux | dont j'ai subi les charmes, 6+6 a
350 J 'allais chercher des fleurs | moins souvent que des armes ; 6+6 a
Et ma muse a déjà | vidé plus d'un carquois 6+6 b
Des traits que m'ont fournis | les rochers et les bois ; 6+6 b
Là, pour d'autres combats, | j'en trouverais encore 6+6 a
Si j'ai frappé jamais | des coups dont je m'honore, 6+6 a
355 J'ai pris, dans ces déserts, | que l'on m'invite à fuir. 6+6 b
Et la vigueur d'aimer | et celle de haïr. 6+6 b
Par eux, par le contact | de leur grandeur paisible, 6+6 a
J'ai mieux senti mon âme | et le monde invisible ; 6+6 a
J'ai plus adoré Dieu | plus exécré le mal, 6+6 b
360 J'ai d'un accent plus ferme | attesté l'idéal., 6+6 b
Je tiens quelque fierté | de ce désert, mon maître ; 6+6 a
L'équitable avenir | m'en saura gré, peut-être ! 6+6 a
Mais qu'importe ! mes vers | ne m'avaient rien promis ; 6+6 b
Ils m'ont assez donné, | je leur dois des amis : 6+6 b
365 Des amis fiers et purs, | des âmes convaincues. 6+6 a
Éprises du bon droit | et des causes vaincues ; 6+6 a
Dont le cœur sait mêler, | en conseillant le mien. 6+6 b
Un charme de tendresse | à la beauté du bien. 6+6 b
Amis, j'écris pour vous ! | pour vos rares semblables, 6+6 a
370 Dans les foules perdus | comme l'or dans les sables. 6+6 a
A vous mes vers ! Heureux | si je vous rends, parfois. 6+6 b
Le noble enivrement, | amis, que je vous dois. 6+6 b
Gardons, ainsi, gardons | nos chastes solitudes, 6+6 a
Le terme en est divin | si les sentiers sont rudes ; 6+6 a
375 Au moins nous y marchons | libres et frémissants, 6+6 b
Et jamais coudoyés | par d'indignes passants. 6+6 b
Qu'à ces autels nouveaux | notre encens se refuse, 6+6 a
L'édifice est construit | de bassesse et de ruse. 6+6 a
Passons ! pleurant ces jours | si tristement vécus. 6+6 b
380 Poètes et penseurs, | nous sommes les vaincus. 6+6 b
Nos Dieux s'en vont ! Eh bien, | fiers de notre défaite, 6+6 a
Suivons-les au désert | sans détourner la tête ; 6+6 a
Dans le camp des vainqueurs | surpris de nos dédains 6+6 b
Les Muses n'entrent pas… | Qu'il s'ouvre aux baladins. 6+6 b
385 Une vengeance est prête, | elle peut nous suffire ; 6+6 a
Voyez-vous cette foule | essayer de sourire, 6+6 a
Ivre de ces faux biens | dont vous ne voulez pas ? 6+6 b
Vous êtes le remords | qui les suit pas à pas ; 6+6 b
De leurs fausses grandeurs | démasquant l'imposture, 6+6 a
390 Vos paisibles mépris | font déjà leur torture ; 6+6 a
Vous avez, pour troubler | leur courage incertain, 6+6 b
Cet invincible espoir | qui commande au destin… 6+6 b
Épargne, ô vieux Caton, | tes stoïques entrailles : 6+6 a
Survis, et tu vaincras, | fallût-il cent batailles ; 6+6 a
395 Survis, et tu rendras, | par ta seule fierté. 6+6 b
Des autels à nos dieux, | à nous la liberté ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université