Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM163
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
TREIZIÈME VISION
────
Mais sous ses yeux fermés son cœur ne dormait pas : 6+6 a
Elle eût rêvé Cédar sous la main du trépas. 6+6 a
L’amour qui l’embrasait pour le céleste esclave 6+6 b
Dans ses veines d’enfant roulait des flots de lave. 6+6 b
5 Sa tempe dans son front ne pouvait s’assoupir, 6+6 a
Sa respiration n’était qu’un long soupir. 6+6 a
Elle voyait toujours son chaud regard sur elle 6+6 b
Luire en rêve dans l’ombre ; ainsi qu’une étincelle. 6+6 b
Dans le profond silence elle entendait sa voix. 6+6 a
10 Les moments écoulés semblaient couler cent fois ; 6+6 a
De l’aurore à la nuit son attente insensée 6+6 b
Dévorait les instants, d’heure en heure élancée, 6+6 b
Et des siècles de nuits pleines de ses amours 6+6 a
Aux genoux du captif lui paraissaient trop courts. 6+6 a
15 En vain à son chevet les esclaves tremblantes 6+6 b
Essayaient d’animer ses langueurs indolentes, 6+6 b
Adoraient de son front la naissante beauté, 6+6 a
Relevaient de ses yeux le regard velouté, 6+6 a
Lui parlaient à l’envi du pouvoir de ses charmes, 6+6 b
20 Briguaient sa confidence et pleuraient de ses larmes ; 6+6 b
En vain Nemphed, jaloux de devancer ses vœux, 6+6 a
Passait sur son beau front la main dans ses cheveux, 6+6 a
Et, sur ses traits charmants découvrant un nuage, 6+6 b
Lui demandait quel songe attristait son visage. 6+6 b
25 Toute sa vie avait changé sous un regard ; 6+6 a
Elle se retirait de la foule, à l’écart, 6+6 a
Elle cherchait la nuit des arbres les plus sombres ; 6+6 b
Le cèdre pour ses pas n’avait plus assez d’ombres ; 6+6 b
Seule, elle s’enfonçait sous leurs mornes rameaux, 6+6 a
30 Les quittait pour s’asseoir pensive aux bords des eaux, 6+6 a
Regardait tout le jour, dans les bassins de marbre, 6+6 b
Flotter le nénufar, tomber la feuille d’arbre, 6+6 b
Écoutait fuir la brise ou la source pleurer, 6+6 a
Mais nulle part longtemps ne pouvait demeurer, 6+6 a
35 Et, d’un instinct sans but secrètement poussée, 6+6 b
Changeait à chaque instant de place et de pensée. 6+6 b
Les spectacles des dieux, les féroces plaisirs, 6+6 a
Qui de sa vie passée occupaient les loisirs, 6+6 a
Ne divertissaient plus sa morne léthargie ; 6+6 b
40 Son cœur se détournait des horreurs de l’orgie : 6+6 b
On eût dit qu’un rayon qui décolorait tout 6+6 a
Lui faisait prendre enfin ses forfaits en dégoût. 6+6 a
En voyant ces Titans, monstres à face humaine, 6+6 b
Son adoration se transformait en haine. 6+6 b
45 Si la foudre avait pu s’enflammer à sa voix, 6+6 a
Son mépris les eût tous écrasés à la fois ! 6+6 a
Complice involontaire, elle exécrait leurs crimes, 6+6 b
Détournait ses regards, ou plaignait leurs victimes : 6+6 b
Du moment où ce cœur flétri venait d’aimer, 6+6 a
50 Un germe de vertu semblait s’y ranimer, 6+6 a
Et le dégoût du vice, à défaut d’innocence, 6+6 b
Régénérait déjà cette coupable enfance. 6+6 b
Mais, haïssant les dieux, trop faible pour frapper, 6+6 a
Son dernier vice au moins était de les tromper : 6+6 a
55 Elle leur dérobait son cœur comme un mystère. 6+6 b
Chaque fois que la nuit enveloppait la terre, 6+6 b
Des cachots de Cédar reprenant le chemin, 6+6 a
Elle disparaissait la lampe dans la main, 6+6 a
Et venait savourer jusqu’à la blanche aurore 6+6 b
60 La contemplation de l’être qu’elle adore : 6+6 b
Chaque absence d’un jour le lui rendait plus cher. 6+6 a
Son cœur fondait en elle avant de l’approcher. 6+6 a
Un mélange confus de respect, de tendresse, 6+6 b
Ralentissait son pas pressé par son ivresse ; 6+6 b
65 Et debout devant lui, le front baissé, sans voix, 6+6 a
Elle avait aussi peur que la première fois. 6+6 a
Elle admirait de loin, dans leur morne attitude, 6+6 b
Ces membres à leurs fers pliés par l’habitude, 6+6 b
Ce torse tressaillant aux reflets du flambeau, 6+6 a
70 Comme un dieu rajeuni qui sort de son tombeau ; 6+6 a
Ce corps que flétrissaient les taches de l’opale, 6+6 b
Ce visage pensif de jour en jour plus pâle, 6+6 b
Où le duvet naissant de l’homme à son été 6+6 a
Relevait de la peau le marbre velouté ; 6+6 a
75 Et, n’osant s’élancer vers ce sein qui l’attire, 6+6 b
Son amour contenu s’accroissait du martyre. 6+6 b
Jusqu’à ce que Cédar eût daigné lui parler, 6+6 a
Elle restait ainsi muette à contempler. 6+6 a
Telle au berceau d’un fils la jeune mère assise 6+6 b
80 Se penche et tour à tour se relève indécise, 6+6 b
Sent son âme voler à ce beau front vermeil, 6+6 a
Mais craint en le touchant de troubler son sommeil. 6+6 a
Cependant le captif, dont cette amitié tendre 6+6 b
Amollissait le cœur heureux de se détendre, 6+6 b
85 Et qui dans cet enfant sur ses chaînes couché 6+6 a
Ne voyait qu’un ami de son malheur touché, 6+6 a
Par son propre malheur s’attendrissant lui-même, 6+6 b
Impatient d’avoir un mot sur ce qu’il aime, 6+6 b
De sentir dans sa nuit un rayon de pitié, 6+6 a
90 Commençait à livrer son âme à l’amitié. 6+6 a
Sans soupçon de l’amour sous cet âge modeste, 6+6 b
Plus près, pour mieux l’entendre, il l’attirait du geste ; 6+6 b
Oublieux de son sexe, il n’apercevait pas 6+6 a
Le trouble dont Lakmi frissonnait sous son bras, 6+6 a
95 Ou bien il n’imputait qu’a sa pitié naïve 6+6 b
Le soupir qui coupait sa parole craintive, 6+6 b
De sa voix qui changeait la tristesse et le son, 6+6 a
Et de ses doigts glacés l’étreinte et le frisson. 6+6 a
L’enfant en devenait plus cher à sa détresse. 6+6 b
100 Elle le consolait avec tant de tendresse, 6+6 b
Elle confondait tant, dans leurs longs entretiens, 6+6 a
Sa pensée à la sienne et ses soupirs aux siens, 6+6 a
Qu’elle était devenue, en sa morne demeure, 6+6 b
Le seul doux intérêt qui lui fît compter l’heure : 6+6 b
105 L’amitié naît si vite au cœur des malheureux ! 6+6 a
Des gestes familiers déjà régnaient entre eux ; 6+6 a
Quelquefois il penchait le front sur son épaule, 6+6 b
Comme un robuste chêne incliné vers un saule, 6+6 b
Et laissait en silence égoutter dans son sein 6+6 a
110 Les larmes de l’amour dont son cœur était plein : 6+6 a
Pour la pauvre Lakmi voluptueux supplice ! 6+6 b
Comme un lis qui se fane entr’ouvre son calice 6+6 b
Pour aspirer la brise et pour boire sans bruit 6+6 a
Les gouttes de sa soif que lui répand la nuit, 6+6 a
115 Elle sentait filtrer jusqu’au fond de son âme 6+6 b
Ces pleurs qui ne coulaient que pour une autre femme ; 6+6 b
Et, de rage et d’amour tressaillant à la fois, 6+6 a
De sa lèvre en secret les buvait sur ses doigts ! 6+6 a
Chaque nuit resserrait cette amitié perfide ; 6+6 b
120 Et quelquefois Lakmi, dans ses vœux moins timide, 6+6 b
À l’innocent plaisir que Cédar éprouvait 6+6 a
Croyait y découvrir l’amour qu’elle rêvait ! 6+6 a
Elle quittait ses pieds enivrée d’allégresse, 6+6 b
Heureuse tout un jour d’un seul mot de tendresse. 6+6 b
125 Une nuit que Cédar, d’un ton plus languissant, 6+6 a
De l’amour à sa voix avait donné l’accent, 6+6 a
Et, dans l’illusion dont l’erreur le domine, 6+6 b
Serré d’un geste étroit l’enfant sur sa poitrine, 6+6 b
Lakmi, qu’éblouissait sa folle passion, 6+6 a
130 Crut sentir son triomphe à cette pression. 6+6 a
Un cri, de son bonheur trahissant le mystère, 6+6 b
De son cœur éclaté jaillit involontaire. 6+6 b
« Ah ! le feu de mon âme à la tienne enfin prend, 6+6 a
Cédar ! s’écria-t-elle ; enfin il me comprend ! » 6+6 a
135 Mais lui, comme un serpent qu’avec horreur on touche, 6+6 b
D’un geste de dégoût s’écartant de sa couche, 6+6 b
Et retirant soudain ses membres repliés, 6+6 a
La laissa sur le sol se rouler à ses piés, 6+6 a
Et, plissant de dédain sa superbe paupière, 6+6 b
140 La regarda d’en haut ramper dans la poussière. 6+6 b
L’humiliation, l’horreur, l’étonnement, 6+6 a
Les frappèrent tous deux de silence un moment, 6+6 a
Tel qu’après chaque éclair échappé du nuage 6+6 b
Un silence interrompt ou précède l’orage ; 6+6 b
145 Mais Lakmi, reprenant sa ruse avec ses sens, 6+6 a
La première à la fin retrouva des accents, 6+6 a
Pour lui baiser les pieds se traînant humble et douce, 6+6 b
Comme un chien qui revient au pied qui le repousse : 6+6 b
« Je le sais, ô Cédar, le ciel est entre nous ; 6+6 a
150 Les mortels ne devraient te parler qu’à genoux. 6+6 a
J’aurais dû pour toujours étouffer dans mon âme 6+6 b
Cet amour dont un mot a révélé la flamme, 6+6 b
Et, comme le charbon dans la main renfermé, 6+6 a
Ne découvrir mon cœur qu’en cendre consumé ! 6+6 a
155 Et pourtant cet amour dont l’aveu seul t’outrage 6+6 b
Involontairement n’est-il pas ton ouvrage ? 6+6 b
N’as-tu pas relevé mon front humilié ? 6+6 a
N’as-tu pas rassuré mon amour par pitié ? 6+6 a
N’as-tu pas approché de ton sein qu’il adore 6+6 b
160 Ce cœur où l’étincelle était dormante encore ? 6+6 b
C’est toi qui l’allumas de ton souffle de dieu, 6+6 a
Est-ce ma faute, ô dis ! si la paille a pris feu ? 6+6 a
Si ton divin regard, qui consumerait l’ange, 6+6 b
En tombant sur la terre a consumé ma fange ? 6+6 b
165 Tout mon crime, ô Cédar ! c’est toi qui l’as commis ! 6+6 a
Mais moi, je l’expierai d’un cœur humble et soumis. 6+6 a
Frappe-moi ! punis-moi du culte qui m’embrase ! 6+6 b
Je bénirai ton pied si c’est lui qui m’écrase ! 6+6 b
J’adorerai de toi jusques à ton mépris ! 6+6 a
170 Esclave sans espoir, je servirai sans prix ; 6+6 a
À quelque abaissement qu’un geste me ravale, 6+6 b
Je mettrai mon orgueil à servir ma rivale ! 6+6 b
De mes mains, pour tes yeux, j’ornerai ses appas ! 6+6 a
Je serai devant toi le tapis de ses pas ! 6+6 a
175 Je t’en entretiendrai pour tromper mon attente ; 6+6 b
Tu me diras : « Je l’aime », et je serai contente ! 6+6 b
Je trouverai ma joie où d’autres ont leurs morts. 6+6 a
Mais ne me chasse pas de l’ombre de ton corps ; 6+6 a
N’écrase pas du pied ta rampante couleuvre !… 6+6 b
180 Laisse-moi de ta fuite en secret ourdir l’œuvre. 6+6 b
Ronger comme un lézard les murs de cette tour. 6+6 a
Te rendre à la lumière, aux déserts, à l’amour ; 6+6 a
Et de tes fers tombés brise après ton esclave. 6+6 b
Comme on jette la lime en dépouillant l’entrave !… » 6+6 b
185 Le courroux de Cédar à ces pleurs s’amortit. 6+6 a
« Sors en paix, pauvre enfant ! » dit-il. Elle sortit… 6+6 a
Elle sortit, non pas telle qu’en sa présence 6+6 b
La ruse avait courbé sa fausse complaisance, 6+6 b
Mais le cœur bouillonnant de cet excès d’affront, 6+6 a
190 Précipitant sa marche et redressant le front, 6+6 a
Ivre de désespoir, d’amour, de jalousie, 6+6 b
En mots entrecoupés semant sa frénésie : 6+6 b
« Cet amour refusé, je le déroberai ! 6+6 a
Si je tombe… en tes bras du moins je tomberai ! 6+6 a
195 Périsse avec Lakmi ce palais qu’elle abhorre ! 6+6 b
Nul ne doit échapper au feu qui la dévore. 6+6 b
Que ces cruels Titans s’entr’égorgent entre eux ! 6+6 a
Que l’enfer montre au ciel leurs mystères affreux ! 6+6 a
Que dans ses fondements leur Babel s’engloutisse, 6+6 b
200 Pourvu que mon bonheur précède leur supplice ; 6+6 b
Et que Lakmi, mêlant sa joie à leur trépas, 6+6 a
Emporte dans la mort son rêve entre ses bras ! » 6+6 a
Cependant le palais était mouvant d’intrigues, 6+6 b
Et Nemphed surveillait de l’œil toutes ces brigues. 6+6 b
205 À son regard partout de piéges occupé, 6+6 a
Les complots d’Asrafiel n’avaient pas échappé. 6+6 a
Il avait attendu que sa ruse plus mûre 6+6 b
Découvrît mieux au coup le défaut de l’armure : 6+6 b
Il avait reconnu des signes précurseurs, 6+6 a
210 Et compris qu’il fallait tomber sans défenseurs, 6+6 a
Ou, de ce furieux prévenant la colère, 6+6 b
Avant le bras levé lui donner le salaire. 6+6 b
Après un court sommeil dans la terreur dormi, 6+6 a
Sur ses genoux tremblants il attira Lakmi : 6+6 a
215 « Que l’œuf de mon courroux soit couvé dans ton âme, 6+6 b
Toi qui du fer vengeur couvres de fleurs la lame ! 6+6 b
Belle enfant dont le front masque si bien la mort, 6+6 a
Nuage du matin où mon tonnerre dort ! 6+6 a
Que ce secret divin meure dans ta poitrine : 6+6 b
220 Asrafiel a creusé sous nos pas une mine. 6+6 b
Si tu n’étouffes pas la mèche dans sa main, 6+6 a
Mon empire et Lakmi seront à lui demain. 6+6 a
Serendyb et Znaïm sont des fils de sa trame. 6+6 b
À qui donc confier ta vengeance, ô mon âme ! 6+6 b
225 Sur ces conspirateurs si je lève le bras, 6+6 a
Ma menace impuissante assure mon trépas ; 6+6 a
L’arme qu’empruntera ma main contre le traître 6+6 b
Contre mon propre sein se tournera peut-être. 6+6 b
Dans ce péril suprême il n’est qu’un seul salut 6+6 a
230 Te jeter, belle enfant, entre l’œil et le but, 6+6 a
Vers l’amour un moment attirer sa pensée, 6+6 b
De tes bras faire un piége à cette âme insensée ; 6+6 b
Dans l’embûche de mort attirer le lion, 6+6 a
Et tuer dans le chef toute rébellion. 6+6 a
235 Un de ses fils coupés, la trame entière coule ; 6+6 b
Sa force donne seule audace à cette foule. 6+6 b
Lui tombé, leur complot est sans âme ; et les dieux 6+6 a
Me chercheront en vain un rival dans les cieux. 6+6 a
Mon trône raffermi pèsera sur leur tête. 6+6 b
240 Vengeance de Nemphed, au signal es-tu prête ? 6+6 b
Des venins de l’aspic as-tu rempli ton sein ? 6+6 a
Ce soir, pour déguiser mon perfide dessein, 6+6 a
J’ai préparé pour eux la plus ardente orgie 6+6 b
Dont la voûte du ciel se soit jamais rougie. 6+6 b
245 Pour laisser un moment leurs complots respirer, 6+6 a
De plaisir inouïs je veux les enivrer. 6+6 a
Pendant qu’anéantis dans leurs lourdes extases, 6+6 b
Ces monstres de l’ivresse égoutteront les vases, 6+6 b
Toi, le front rayonnant de la beauté du ciel, 6+6 a
250 Par ta ruse perfide alanguis Asrafiel ; 6+6 a
Et du poison subtil que ta main sait dissoudre, 6+6 b
Frappe entre deux soupirs son cœur comme la foudre ! 6+6 b
J’aurai l’œil à ton œuvre : au cri qu’il jettera, 6+6 a
De ma feinte torpeur la foudre jaillira ; 6+6 a
255 Ses complices surpris, et se craignant l’un l’autre, 6+6 b
Rouleront dans la lie où l’ivresse les vautre. 6+6 b
Ces démons écrasés reconnaîtront leur dieu. 6+6 a
Laisse-moi ! tu comprends : sois mon tonnerre ! adieu ! » 6+6 a
Lakmi, comme un serpent privé, qui des mains glisse, 6+6 b
260 De l’infernal dessein feignit d’être complice ; 6+6 b
Sur sa lèvre muette elle posa eux doigts. 6+6 a
On eût dit que son sein se déchargeait d’un poids ; 6+6 a
Du combat des Titans l’épouvantable image 6+6 b
D’une secrète joie éclaira son visage. 6+6 b
265 Elle sortit soudain ; mais elle n’alla pas 6+6 a
Aux piéges de la nuit préparer ses appas, 6+6 a
Et, comme une Laïs qui se fie à ses armes, 6+6 b
Faire aiguiser par l’art l’aiguillon de ses charmes ; 6+6 b
D’un pas dissimulé, négligent et distrait, 6+6 a
270 Elle alla rencontrer Asrafiel en secret : 6+6 a
« Ô le plus grand des dieux ! roi des cœurs, lui dit-elle, 6+6 b
Je suis l’heure du trône, ou ton heure mortelle ! 6+6 b
Nemphed cette nuit même a juré ton trépas : 6+6 a
Tu devais sur mon cœur le trouver dans mes bras. 6+6 a
275 L’imbécile vieillard, qui n’ose te combattre, 6+6 b
Par la main d’un enfant avait voulu t’abattre ; 6+6 b
Mais dans son piége impur lui-même il se prendra : 6+6 a
Oui, l’arme qu’il saisit de lui te défendra. 6+6 a
Lakmi, de ta beauté secrètement ravie, 6+6 b
280 T’adore, et pour sauver tes jours t’offre sa vie. 6+6 b
Tes jours n’ont qu’un soleil, si tu ne le préviens ; 6+6 a
Mets dans le crime enfin tes pas devant les siens. 6+6 a
Trompe ce vil forfait qu’avec peine il soulève ! 6+6 b
Marche pendant qu’il dort ! frappe pendant qu’il rêve ! 6+6 b
285 Je m’offre pour guider, pour assurer tes pas : 6+6 a
Sois ma vie, Asrafiel ! je serai son trépas ! 6+6 a
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Au coup qu’il faut porter dispose tes complices. 6+6 b
Que leurs cœurs vigilants se sèvrent de délices. 6+6 b
Cette nuit, au moment où le tyran des dieux 6+6 a
290 Pour m’ordonner ta mort m’appellera des yeux, 6+6 a
Foudroyé du poison préparé pour toi-même, 6+6 b
La pâleur de la mort sera son diadème. 6+6 b
Son cadavre à tes pieds tombera devant toi ! 6+6 a
Silence ! audace ! amour ! un enfant t’a fait roi !… » 6+6 a
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
295 Asrafiel, étonné, la vit fuir sans attendre 6+6 b
Le mot qu’à son regard l’effroi semblait suspendre : 6+6 b
« Insidieux serpent ! reptile impur ! dit-il ; 6+6 a
Poignard empoisonné dont la ruse est le fil ! 6+6 a
Traîtresse qui faillis entre les mains d’un traître ! 6+6 b
300 Ver qui pique le cœur ! chienne qui mord son maître ! 6+6 b
Oui, je te laisserai de ton infâme dard 6+6 a
Vibrer tous les poisons qui sont dans ton regard ; 6+6 a
Rampe pour moi, serpent qui dans mes pieds s’enlace ; 6+6 b
Au trône où je prétends conduis-moi, fais-moi place ! 6+6 b
305 Mais ne crois pas, perfide, y monter sur mes pas : 6+6 a
Toi seule y monteras, femme aux divins appas ! 6+6 a
De toutes ces grandeurs que ce beau jour m’apprête, 6+6 b
Une femme sera la plus chère conquête ! 6+6 b
Ses bras seront mon trône, et toi mon marchepied ! 6+6 a
310 Oui, je t’aplatirai, vil scorpion, sous mon pied ! 6+6 a
Et comme le frelon sur le miel qu’il exprime, 6+6 b
Va, je veux en montant t’écraser sur ton crime ! » 6+6 b
Mais Lakmi, déjà loin et sans penser à lui, 6+6 a
La rage dans le cœur, dans la foule avait fui. 6+6 a
315 Auprès de Daïdha, furtivement conduite, 6+6 b
Dans ce palais des pleurs en secret introduite, 6+6 b
L’amante infortunée était devant ses yeux. 6+6 a
Transformant à son gré son front insidieux, 6+6 a
Lakmi la contemplait, sans dire une parole, 6+6 b
320 De ce regard de sœur qui plonge et qui console ; 6+6 b
Et, donnant à sa lèvre un doux pli de pitié, 6+6 a
Semblait de cette peine aspirer la moitié. 6+6 a
À ses chers orphelins, à son époux ravie, 6+6 b
Mais dans un lieu céleste en déesse servie, 6+6 b
325 Daïdha n’était plus la naïve beauté 6+6 a
Dont les longs cheveux noirs paraient la chasteté. 6+6 a
De ses membres captifs magnifiques entraves, 6+6 b
L’or, la soie et l’argent, tissés par des esclaves, 6+6 b
En plis voluptueux répandus sur son corps, 6+6 a
330 De ses pieds embaumés venaient baiser les bords. 6+6 a
Des ondes de saphirs, de perles et de pierres, 6+6 b
Ruisselaient de sa tête en splendides rivières, 6+6 b
Et semblaient, de son teint relevant la pâleur, 6+6 a
Une dérision au front de la douleur. 6+6 a
335 On eût dit une iris sans soleil ni rosée, 6+6 b
Et se fanant dans l’or où la main l’a posée. 6+6 b
La veille desséchait ses membres amaigris ; 6+6 a
De livides sillons tachaient ses traits flétris ; 6+6 a
Sur sa joue, où la rose avait éteint ses charmes, 6+6 b
340 Deux rides indiquaient le lit séché des larmes, 6+6 b
Comme l’herbe abattue et le gazon foulé 6+6 a
Montrent à nu la place où la source a coulé. 6+6 a
Son regard fixe et froid s’attachait au visage 6+6 b
Comme un œil qui voit tout à travers un nuage. 6+6 b
345 Ses lèvres, qu’agitait un vif tressaillement, 6+6 a
Des paroles sans sons avaient le mouvement. 6+6 a
À l’ombre de Lakmi, sous son regard venue, 6+6 b
Son œil interrogeait la figure inconnue, 6+6 b
Et Lakmi, prolongeant son angoisse à dessein, 6+6 a
350 Entendait son cœur battre et bondir dans son sein. 6+6 a
Enfin d’un faux accent couvrant sa joie amère : 6+6 b
« Pauvre femme, dit-elle, hélas ! et pauvre mère !… » 6+6 b
Sans distinguer des mots l’accent double et moqueur, 6+6 a
À ces mots Daïdha sentit fondre son cœur. 6+6 a
355 Elle tendit les bras vers la fourbe cruelle : 6+6 b
« Oh ! vous me plaignez donc, vous du moins ! cria-t-elle ; 6+6 b
Vous avez donc une âme, une bouche, une voix ! 6+6 a
Vous n’êtes pas de fer comme ceux que je vois, 6+6 a
Vous ne garderez pas cet odieux silence ! 6+6 b
360 Oh ! oui, tant de beauté, de candeur et d’enfance, 6+6 b
Ne peut servir de masque à des projets hideux. 6+6 a
Que font-ils ? où sont-ils ? oh ! vous, parlez-moi d’eux ! 6+6 a
Cédar !… mes deux agneaux ?… Eux ?… lui ? quelle mamelle 6+6 b
Leur distille le lait ?… N’est-ce pas qu’il m’appelle ?… 6+6 b
365 N’est-ce pas qu’ils sont beaux ?… Ah ! parlez à la fois, 6+6 a
Parlez-moi d’eux… de lui ! » L’ardeur coupa sa voix, 6+6 a
Elle colla sa bouche aux mains de sa rivale. 6+6 b
Lakmi d’émotion mordit sa lèvre pâle : 6+6 b
« Pauvre femme ! dit-elle, oh ! oui, je les ai vus, 6+6 a
370 Lui, des géants esclave ! eux, altérés et nus ! 6+6 a
– Esclave ! s’écria la malheureuse femme ; 6+6 b
Esclave ! lui le dieu du monde et de mon âme ! 6+6 b
Esclave ! lui dont l’œil eût foudroyé des dieux !… 6+6 a
Quoi ! vous les avez vus ? quoi ! vus, touchés des yeux, 6+6 a
375 Ces cygnes sans duvet qu’échauffait mon aisselle ? 6+6 b
Ils avaient froid et soif ? pas même une gazelle ! 6+6 b
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Vos femmes leur ont donc refusé leurs genoux ? 6+6 a
N’ont-elles point de lait dans leur sein comme nous ? 6+6 a
Oh ! pour nourrir d’amour ces fruits de mes entrailles, 6+6 b
380 Tout le mien coulerait à travers ces murailles ! 6+6 b
Oh ! portez, portez-leur mon sang pour les nourrir ! 6+6 a
Monstres ! laisserez-vous ces deux anges mourir ? » 6+6 a
Lakmi sentit son cœur au cri de la nature : 6+6 b
« Ils ne périront pas faute de nourriture, 6+6 b
385 Dit-elle ; tous les jours, les entendant pleurer, 6+6 a
Quelque mère en secret vient les désaltérer, 6+6 a
Et, d’un reste de lait assouvissant leur bouche, 6+6 b
Les soulève du sol et sur ses bras les couche. 6+6 b
– Du sol ? cria la mère en se levant debout ; 6+6 a
390 Du sol dur et glacé ? dites ! dites-moi tout ! 6+6 a
Quoi ! sur la terre nue ils ont jeté leurs membres ! 6+6 b
Quoi ! pas même sous eux les tapis de ces chambres ! 6+6 b
Quoi ! ces corps délicats dans mes bras amollis, 6+6 a
Que de mon sein de mère auraient froissés les plis, 6+6 a
395 Sont à sans vêtements sur le sable ou le marbre, 6+6 b
Comme des passereaux tombés du nid sous l’arbre ! 6+6 b
Nul duvet n’attiédit leur tendre nudité ! 6+6 a
— Hélas ! non, dit Lakmi. — Monstres de cruauté ! 6+6 a
Hommes dont la malice assassine les anges ! 6+6 b
400 Eh bien, de ces cheveux je leur ferai des langes ! 6+6 b
Oh ! ne résistez pas au dernier de mes vœux ! 6+6 a
Vous, enfant ! faites-leur un lit de mes cheveux : 6+6 a
Étendez sous les corps de ce tendre et beau couple 6+6 b
De mon front dépouillé ce duvet long et souple ; 6+6 b
405 Couvrez leur blanche peau de ces anneaux coupés ; 6+6 a
Je les ai si souvent de même enveloppés ! 6+6 a
Dans ces réseaux flottants qu’ouvraient leurs mains jumelles, 6+6 b
Ils se sont tant de fois assoupis sous mes ailes ! 6+6 b
Avec ces noirs anneaux qu’ils cherchaient a nouer, 6+6 a
410 Oh ! j’aimais tant à voir leurs doigts de lait jouer ! 6+6 a
Ils en reconnaîtront l’odeur, douce chimère ! 6+6 b
Ils se croiront encor sur le sein de leur mère ! » 6+6 b
Tout en parlant ainsi, sous le fil des ciseaux 6+6 a
Ses beaux cheveux coupés tombaient en longs réseaux ; 6+6 a
415 Les ondes sous ses pieds s’accumulaient en foule, 6+6 b
Comme les plis montants d’une robe qui coule. 6+6 b
Quand ils furent montés jusqu’à ses deux genoux, 6+6 a
Sur les bras de Lakmi les amoncelant tous : 6+6 a
« Oh ! prenez, lui dit-elle, et portez, portez vite ! 6+6 b
420 Portez-les encor chauds de ce front qui les quitte ! 6+6 b
Laissez sur votre main mes lèvres se poser, 6+6 a
Et revenez bientôt me rendre leur baiser ! » 6+6 a
Lakmi, les bras chargés de l’ondoyante soie, 6+6 b
Sortit en déguisant son infernale joie, 6+6 b
425 Regagna son palais, et loin de tous les yeux 6+6 a
Cacha dans ses atours ce dépôt précieux. 6+6 a
Mais à peine avait-elle enfermé sa parure, 6+6 b
Que, pressant les moments qu’un seul soleil mesure, 6+6 b
Et des géants trompés déroutant le coup d’œil, 6+6 a
430 Du cachot de Cédar elle touchait le seuil. 6+6 a
Humble et douce à ses pieds comme un tigre elle rampe. 6+6 b
« Ô toi pour qui mon cœur veille comme une lampe, 6+6 b
Cédar ! ô le plus beau des songes de Lakmi ! 6+6 a
Toi que j’adore en dieu sous ce doux nom d’ami ! 6+6 a
435 Relève enfin ce front courbé sous l’infortune, 6+6 b
Et bénis une fois ma tendresse importune ! 6+6 b
De tes membres sacrés l’esclavage est fini. 6+6 a
Demain, à Daïdha par mes soins réuni, 6+6 a
Le soleil te verra libre, et prenant ta course 6+6 b
440 Vers ces monts, fils du ciel, remonter à ta source ! 6+6 b
» Ne perdons pas le jour en trop longs entretiens ; 6+6 a
Ne m’interroge pas, mais écoute et retiens : 6+6 a
Dans Balbek cette nuit un grand complot se trame. 6+6 b
Nemphed assassiné commencera le drame. 6+6 b
445 Sa mort mettra le glaive aux mains de nos tyrans, 6+6 a
Leur sang empoisonné coulera par torrents ; 6+6 a
L’incendie à grands plis baignera ces murailles, 6+6 b
Tous les dieux prendront part aux sanglantes batailles, 6+6 b
Et, montant pour combattre aux sommets de leurs tours, 6+6 a
450 Laisseront sans gardiens ces ténébreux détours. 6+6 a
Dans la confusion de l’horrible mêlée ; 6+6 b
Une porte de fer, dans le granit scellée, 6+6 b
Restera, pour ta fuite, ouverte sous ces murs ; 6+6 a
Une esclave voilée, aux pas discrets et sûrs, 6+6 a
455 Au signal convenu t’y tracera ta route : 6+6 b
Quand tes pieds de la porte auront franchi la voûte, 6+6 b
Sous un bois de cyprès que tu traverseras 6+6 a
L’esclave remettra Daïdha dans tes bras. 6+6 a
Fuis comme le coursier que le tigre relance ; 6+6 b
460 Ton salut tout entier dépend de ton silence. 6+6 b
Fuis tant que le fardeau serré contre ton cœur 6+6 a
N’aura pas pour ta course épuisé ta vigueur. 6+6 a
Tu ne t’arrêteras qu’une heure avant l’aurore, 6+6 b
Vers un détour du fleuve, au pied d’un sycomore. 6+6 b
465 Là, sûr de ton trésor, tu le déposeras, 6+6 a
Et toujours sans parler, assis, tu m’attendras. 6+6 a
Avant qu’au firmament le jour commence à poindre, 6+6 b
Avec tes deux jumeaux je viendrai t’y rejoindre. 6+6 b
Ton bonheur tout entier se pressera sur toi. 6+6 a
470 Nous fuirons, nous fuirons ensemble, elle, eux et moi. 6+6 a
Si vous voulez encor que Lakmi puisse vivre, 6+6 b
Votre heureuse pitié me laissera vous suivre ; 6+6 b
Ou tu me diras : « Meurs » ; et tu m’étoufferas 6+6 a
Comme ce pauvre chien étouffé dans tes bras ! 6+6 a
475 Adieu, l’heure suit l’heure, et le temps nous dévore. 6+6 b
Tu me remercias au pied du sycomore. » 6+6 b
Elle dit, et jetant une lime à sa main, 6+6 a
Elle lui fit un signe, il comprit : « À demain ! » 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université