Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM160
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
DIXIÈME VISION
────
Quand le maître des dieux | sur l’homme et sur la femme 6+6 a
Dans un premier regard | eut assouvi son âme, 6+6 a
Les bourreaux prosternés | racontèrent comment 6+6 b
La mort, éclair vengeur | tombé du firmament, 6+6 b
5 Avait exécuté | leurs volontés suprêmes, 6+6 a
Pulvérisé l’impie | et puni ses blasphèmes ; 6+6 a
Comment ce nid obscur | de malédiction, 6+6 b
D’où sortait le murmure | et la sédition, 6+6 b
Avait vu dévorer | en cendre par les flammes 6+6 a
10 Ce livre empoisonneur | qui fascinait les âmes ; 6+6 a
Comment, de cette grotte | hôtes mystérieux, 6+6 b
Ces deux beaux étrangers | avaient ravi leurs yeux, 6+6 b
Et comment, transportés | dans la barque céleste, 6+6 a
Ils attendaient, soumis, | leur destin d’un seul geste. 6+6 a
15 Au récit de la mort | du traître Adonaï, 6+6 b
Voyant du souverain | le front épanoui 6+6 b
S’éclairer comme un mont | qui surgit d’un nuage, 6+6 a
Les bourreaux, d’un tel crime | imaginant le gage, 6+6 a
Savouraient dans leurs cœurs | leur sublime forfait, 6+6 b
20 Et d’avance au service | égalaient le bienfait. 6+6 b
« Ministres courageux | des divines colères, 6+6 a
Dit Nemphed, recevez | vos trop justes salaires. 6+6 a
En leur jetant ces mots, | de son pied soulevé, 6+6 b
De cinq coups convulsifs | il frappe le pavé. 6+6 b
25 Au terrible signal | qu’un sourd écho répète, 6+6 a
Sortent en se courbant, | d’une trappe secrète, 6+6 a
Cinq colosses humains, | exécuteurs cachés, 6+6 b
Monstres dressés au sang, | par le sang alléchés, 6+6 b
Dont la langue arrachée | assure le silence. 6+6 a
30 Un fer nud à la main, | chacun des cinq s’élance 6+6 a
Sur un des cinq géants | de l’esquif descendus 6+6 b
Le fer plonge cinq fois | dans leurs cœurs confondus ; 6+6 b
Le blasphème à la bouche, | ils roulent sur les dalles 6+6 a
Aux pieds du roi des dieux, | qui sourit de leurs râles ; 6+6 a
35 Leur âme sous ses yeux | s’échappe en lacs de sang ; 6+6 b
Il joue avec l’orteil | dans ce flot rougissant, 6+6 b
Comme au bard du ruisseau, | sur la grève qui fume, 6+6 a
Un pied d’enfant distrait | badine avec l’écume. 6+6 a
Et, quand toute leur veine | a coulé de leur sein, 6+6 b
40 Les froids exécuteurs | de son secret dessein, 6+6 b
Dans la mare de pourpre | où leurs larges pieds glissent, 6+6 a
Prenant les corps sanglants, | sans que leurs fronts pâlissent, 6+6 a
L’un par les longs cheveux | et l’autre par les piés, 6+6 b
Comme on lance une roche | aux gouffres effrayés, 6+6 b
45 Du gigantesque effort | que l’élan leur imprime 6+6 a
Par-dessus les créneaux | les jettent dans l’abîme… 6+6 a
Du faîte de la tour, | qui leur brise le front, 6+6 b
On voit s’entre-choquer | les membres et le tronc. 6+6 b
« Maintenant, dit Nemphed, | qu’ils parlent à la terre !… 6+6 a
50 La mort seule et la nuit | connaîtront ce mystère. 6+6 a
Célestes confidents | de mon sacré pouvoir, 6+6 b
Qui pouvez seuls ici | tout entendre et tout voir, 6+6 b
Que ces secrets divins | meurent dans vos pensées 6+6 a
Par l’empire des cieux | déjà récompensées ! 6+6 a
55 Nos fourbes ont conquis | ce pouvoir incertain, 6+6 b
Que la nuit rarement | transmet jusqu’au matin 6+6 b
Par nos complicités | habilement tramées, 6+6 a
Sur les âmes des dieux | soumises ou charmées 6+6 a
— Prolongeons à jamais | ce suprême ascendant ! 6+6 b
60 De leurs séditions | calmons le flot grondant ! 6+6 b
Le trône veut sans fin | qu’on trompe ou qu’on opprime : 6+6 a
Malheur à qui s’arrête | un seul jour dans le crime ! 6+6 a
Un plus hardi l’atteint | aux périlleux sommets. 6+6 b
Que nos forfaits unis | ne sommeillent jamais, 6+6 b
65 Et que la tyrannie | d’en haut jamais ne s’use : 6+6 a
Le prestige des forts, | c’est le crime et la ruse ! 6+6 a
Si d’un crime plus grand | un autre est l’inventeur, 6+6 b
L’empire nous échappe | et passe à son auteur !… 6+6 b
« Adonaï n’est plus ; | le peuple qui sommeille 6+6 a
70 N’entendra plus d’en bas | la voix qui le réveille. 6+6 a
Voyez, j’ai fait le crime, | et j’ai coupé la main ! 6+6 b
De l’enfer et du ciel | chef-d’œuvre surhumain, 6+6 b
Le hasard m’a livré | ces belles créatures 6+6 a
Dont la perfection | fait honte à nos natures ; 6+6 a
75 Instruments de plaisir | et de séduction, 6+6 b
J’ai des moyens nouveaux | de domination ; 6+6 b
J’ai des projets sur eux | qui ne font que d’éclore… 6+6 a
Ils m’ont frappé l’esprit | ainsi qu’un météore. 6+6 a
Allez, laissez-moi seul | de mon vague dessein 6+6 b
80 Couver sous le secret | les ombres dans mon sein ; 6+6 b
Et vous, allez jouir | des célestes délices 6+6 a
Que ma main vous assure | au prix de leurs supplices ! » 6+6 a
Puis, montrant aux muets | par son doigt gouvernés 6+6 b
Les deux jeunes amants | sur le marbre enchaînés : 6+6 b
85 « Emportez, leur dit-il, | au palais des esclaves 6+6 a
Ce jeune enfant des bois | rivé dans ses entraves ; 6+6 a
Qu’on prépare son corps | avec précaution 6+6 b
A subir des muets | la mutilation. » 6+6 b
Puis touchant les jumeaux | du pied : Qu’on les éloigne ! 6+6 a
90 Dit-il, et de son lait | qu’une esclave les soigne. 6+6 a
Qu’ils boivent quelques jours | la vie avant la mort ! 6+6 b
Ma sagesse, plus tard, | pariera sur leur sort. 6+6 b
Quant à cette beauté | qui les baigne de larmes, 6+6 a
Portez-la comme un dieu | sans regarder ses charmes ; 6+6 a
95 Mes regards l’ont choisie | au milieu du troupeau : 6+6 b
Qu’on rompe les liens | qui froisseraient sa peau ! 6+6 b
Que l’huile de la menthe | et les larmes de l’ambre 6+6 a
En rosée odorante | inondent chaque membre ; 6+6 a
Qu’on égoutte les fleurs | pour composer son bain ; 6+6 b
100 Que le lait soit son eau, | que le miel soit son pain, 6+6 b
Et que sur ses tapis | elle n’ait pour entraves 6+6 a
Que les bras complaisants | de vingt belles esclaves ! » 6+6 a
Il dit. Obéissant | à ces accents sacrés, 6+6 b
Et de la tour sonore | inondant les degrés, 6+6 b
105 Les esclaves courbés | accomplissent son ordre. 6+6 a
En vain de Daïdha | l’on voit les bras se tordre ; 6+6 a
En vain sa voix brisée | invoque son amant : 6+6 b
Le rire répond seul | à son gémissement. 6+6 b
Aux angoisses du cœur | de la charmante proie, 6+6 a
110 Aux soubresauts du sein | sous les ondes de soie, 6+6 a
Aux palpitations | de ses muscles souffrants, 6+6 b
Nul signe de pitié | n’attendrit ses tyrans. 6+6 b
Des grâces du supplice | ils repaissent leur vue, 6+6 a
Comme si cette femme | était une statue. 6+6 a
115 Nemphed, par ce spectacle | et ces cris fasciné, 6+6 b
La suit jusqu’au palais | aux reines destiné. 6+6 b
Il détache à regret | ses yeux de ce visage ; 6+6 a
Puis, le front tout rêveur | et chargé d’un nuage, 6+6 a
Faisant pâlir de loin | ses ministres tremblants, 6+6 b
120 Sous ses portiques d’or | il s’enfonce à pas lents ; 6+6 b
Et le front dans les mains, | terrible et sombre geste, 6+6 a
Il s’assied au banquet | sur le trône céleste. 6+6 a
Or, au bruit de ces voix, | aux vapeurs de l’encens, 6+6 b
Quelle distraction | assombrissait ses sens ? 6+6 b
125 Aux éclats de plaisir | des immortels convives, 6+6 a
Que roulaient dans son front | ses deux tempes pensives ? 6+6 a
De ce nuage obscur | quel éclair sortirait ?… 6+6 b
Nemphed de sa pensée | avait seul le secret. 6+6 b
Adopté par les dieux | dès sa première enfance, 6+6 a
130 Sans mère, sans amour | et sans reconnaissance, 6+6 a
Dans l’intrigue des cours | dès ce jour renfermé, 6+6 b
Nul sentiment humain | en lui n’avait germé. 6+6 b
Son âme sans attraits | n’était qu’intelligence ; 6+6 a
Ses passions, orgueil, | ambition, vengeance : 6+6 a
135 Monter était pour lui | l’univers tout entier, 6+6 b
Quel que fût sous ses pas | l’abîme ou le sentier ; 6+6 b
Et comme il avait vu, | dans les célestes luttes, 6+6 a
Que les grands pas étaient | suivis de grandes chutes, 6+6 a
Pour gravir du pouvoir | le sommet escarpé, 6+6 b
140 Sa sourde ambition | dans l’ombre avait rampé ; 6+6 b
Pour briser tout obstacle | à sa fourbe sublime, 6+6 a
Sa main au lieu du glaive | avait saisi la lime ; 6+6 a
Soumettant à tout prix | son orgueil débouté, 6+6 b
De bassesse en bassesse | il avait tant monté, 6+6 b
145 Il avait tant flatté | les vanités pressées, 6+6 a
Avait tant infiltré | sous terre ses pensées, 6+6 a
Tant servi, tant trahi | de maîtres couronnés, 6+6 b
Pour des maîtres futurs | d’avance abandonnés ; 6+6 b
Il avait tant flairé | sur des ondes limpides 6+6 a
150 Du vent encor dormant | les invisibles rides, 6+6 a
De tant de dieux rivaux | soufflé les passions, 6+6 b
Et tant vu remuer | de flux de factions, 6+6 b
Qu’à chaque mouvement | de la vivante houle 6+6 a
Un flot l’avait d’en bas | soulevé dans la foule, 6+6 a
155 Laissé tomber, repris, | laissé, repris cent fois, 6+6 b
Jeté comme une écume | au piédestal des rois ! 6+6 b
Nul sentiment humain, | battant dans sa poitrine, 6+6 a
N’avait fait dans sa marche | hésiter sa doctrine, 6+6 a
Dans son chemin couvert | pitié ni repentir 6+6 b
160 N’avait pu seulement | d’un pas le ralentir. 6+6 b
Pour l’ami renversé, | sans regard et sans honte, 6+6 a
L’homme n’était pour lui | qu’un échelon qu’on monte, 6+6 a
Dont on repousse, après, | le corps avec mépris. 6+6 b
Les hauteurs du pouvoir | sont faites de débris. 6+6 b
165 Il riait dans son cœur | de l’imbécile foule 6+6 a
Qui s’arrête à compter | les corps morts qu’elle foule : 6+6 a
« Quand au faîte escarpé | l’on dirige ses pas, 6+6 b
Malheur, se disait-il, | à qui regarde en bas ! » 6+6 b
C’est ainsi que, planant | sur sa caste insensée 6+6 a
170 De toute la hauteur | de sa froide pensée, 6+6 a
Jusqu’au trône céleste | il s’était élevé. 6+6 b
Tel un miasme impur | des marais soulevé, 6+6 b
Traînant sur les bas lieux | sa masse infecte et sombre, 6+6 a
De la fange exhalé | croupit longtemps dans l’ombre, 6+6 a
175 Puis de ce vil niveau | par degrés s’élevant, 6+6 b
Salit de ses lambeaux | les ailes de tout vent, 6+6 b
Et, dans le ciel enfin, | éclatant météore, 6+6 a
Y fait briller sa boue | à l’égal d’une aurore ! 6+6 a
Maintenant sur le faîte, | et l’abîme à ses piés, 6+6 b
180 Il n’osait le sonder | de ses yeux effrayés, 6+6 b
Et, pour y résister | au vent qui le secoue, 6+6 a
Il rampait sur le trône | ainsi que dans la boue. 6+6 a
Son empire n’était | qu’une ondulation 6+6 b
Entre les chefs déçus | de chaque faction ; 6+6 b
185 Et, sur ce lac bouillant | de sa ruine avide, 6+6 a
Il vivait de terreur | suspendu sur le vide ! 6+6 a
Mais, bien qu’il renfermât | sa pensée en dedans, 6+6 b
Sa domination | voulait des confidents : 6+6 b
Ministres corrupteurs | d’infernales intrigues, 6+6 a
190 Pour épier les cœurs | et déjouer les brigues, 6+6 a
Pour lire sur les fronts | et sonder le terrain ; 6+6 b
Pour serrer tour à tour | ou ramollir le frein, 6+6 b
Pour garder de complot | la fortune du maître, 6+6 a
Sa coupe de poison | et son sommeil de traître, 6+6 a
195 Des dieux inférieurs | à sa grandeur vendus, 6+6 b
De ses nuits, de ses jours, | compagnons assidus, 6+6 b
Fils secrets et brisés | de sa sanglante trame, 6+6 a
Entraient dans sa pensée | et surprenaient son âme. 6+6 a
C’est par eux qu’il tenait | sous d’habiles niveaux 6+6 b
200 Les partis endormis | l’un de l’autre rivaux. 6+6 b
Son règne entre les dieux | ajournait seul la lutte ; 6+6 a
Même en les grandissant, | il retardait sa chute. 6+6 a
Sabher, Azem, Akil, | Serendyb, Asrafiel, 6+6 b
Étaient les confidents | des hauts secrets du ciel ; 6+6 b
205 Chacun, feignant l’amour | pour le tyran suprême, 6+6 a
Dans ce chef méprisé | n’adorait que soi-même, 6+6 a
Épiant le moment | de le précipiter 6+6 b
Du faîte où leur dédain | l’avait laissé monter ; 6+6 b
Et lui, lisant du cœur | la haine dans leurs âmes, 6+6 a
210 Les tenait sous sa main | comme un glaive à deux lames. 6+6 a
Qui défend la poitrine | et blesse en défendant. 6+6 b
Son cœur dans un seul cœur | se fiait cependant ; 6+6 b
C’était un cœur de femme | encore enfant, ravie 6+6 a
À sa mère inconnue | en venant à la vie, 6+6 a
215 Fruit vert que flétrissait | une injuste oppression. 6+6 b
Mais, bien moins pour l’amour | que pour l’ambition, 6+6 b
Nemphed, déjà glacé | par les neiges de l’âge, 6+6 a
L’avait soustraite jeune | au banal esclavage, 6+6 a
Pour sa débile main | préparée en appui, 6+6 b
220 Et jusqu’au rang suprême | emportée avec lui. 6+6 b
Son nom était Lakmi. | Sous sa douzième année 6+6 a
Sa joue était déjà | légèrement fanée ; 6+6 a
Car le miasme impur | de cet air infecté, 6+6 b
Avant qu’elle eût fleuri, | pâlissait la beauté. 6+6 b
225 Mais à la majesté | de sa taille élevée, 6+6 a
À la splendeur des traits | sur cette âme gravée, 6+6 a
Au marbre de sa peau | sous les parfums poli, 6+6 b
À sa lèvre où l’orgueil | naissant traçait son pli, 6+6 b
Au tissu transparent | de chevelure noire 6+6 a
230 Qui de l’épaule à nu | laissait briller la moire, 6+6 a
À l’ovale élargi | de ses grands yeux de jais, 6+6 b
D’où son âme en s’ouvrant | illuminait ses traits, 6+6 b
On voyait qu’une grande | et puissante nature 6+6 a
Avait marqué d’un sceau | la noble créature, 6+6 a
235 Et qu’un germe d’amour | l’accomplirait plus tard, 6+6 b
Si l’homme ne l’avait | brûlée à son regard ! 6+6 b
Mais Nemphed sous son souffle | avait flétri la rose, 6+6 a
Avant que du printemps | la feuille fût éclose : 6+6 a
Dans la corruption | d’un soleil trop hâté 6+6 b
240 Il avait fait mûrir | son âme et sa beauté, 6+6 b
Et, pressé d’en tirer | un infernal usage, 6+6 a
Il avait perverti | lui-même son ouvrage ; 6+6 a
Il avait détaché | ce cœur de tout lien, 6+6 b
Pour l’arracher de terre | et l’enchaîner au sien, 6+6 b
245 Et, de tous ses forfaits | instrument ou complice, 6+6 a
Lui faire partager | sa gloire ou son supplice. 6+6 a
Il l’avait enlacée, | elle aux membres de lait, 6+6 b
À ses membres vieillis, | ainsi qu’un bracelet 6+6 b
Que rive à l’avant-bras | la vierge de l’Asie, 6+6 a
250 Et qu’on n’arrache plus | du corps qu’avec la vie. 6+6 a
Non que son cœur stérile | aimât la tendre enfant 6+6 b
Que son souffle tuait | tout en la réchauffant ; 6+6 b
Mais il avait besoin, | pour mieux filer sa trame, 6+6 a
De se l’incorporer | en se vouant son âme : 6+6 a
255 Elle était le lézard | espion du serpent, 6+6 b
Qui devance au soleil | le reptile rampant ; 6+6 b
Le chacal que le tigre | en avant-garde lance ; 6+6 a
L’appât que le pêcheur | sur les ondes balance ; 6+6 a
L’aspic au dard de feu, | sur soi-même endormi, 6+6 b
260 Que sur les bords du Nil | un perfide ennemi 6+6 b
Glisse dans la corbeille | et cache sous la rose, 6+6 a
Pour distiller la mort | à la main qui s’y pose ! 6+6 a
Dès ses jours innocents | pervertie à dessein, 6+6 b
Lui-même avait versé | le poison dans son sein 6+6 b
265 Comme on élève une âme | à la chaste innocence, 6+6 a
À la perversité | façonnant son enfance, 6+6 a
Il avait renversé | par cet art infernal 6+6 b
Dans ce cœur tout à lui | le vrai, le bien, le mal, 6+6 b
Donné d’une vertu | le nom à chaque vice, 6+6 a
270 À la sincérité | préféré l’artifice, 6+6 a
L’audace à la pudeur, | la haine à l’amitié, 6+6 b
La cruauté railleuse | à la tendre pitié ; 6+6 b
Et selon que l’enfant, | de poison allaitée, 6+6 a
De malice et de crime | était plus infectée, 6+6 a
275 L’instruisant par degrés | de forfait en forfait, 6+6 b
Il la récompensait | du mal qu’elle avait fait ; 6+6 b
Et pour horrible prix | de cette horrible escrime, 6+6 a
Il lui donnait la joie | avec l’orgueil du crime !… 6+6 a
Mais le dernier degré | de cette instruction 6+6 b
280 Était l’œuvre accompli : | dissimulation. 6+6 b
Aussi l’âme enfantine | à cet air exposée, 6+6 a
Humant l’odeur du sang | au lieu de la rosée, 6+6 a
Par émulation | torturant ses penchants, 6+6 b
Couvrait d’un front naïf | l’astuce des méchants : 6+6 b
285 De génie et de grâce | également douée, 6+6 a
Belle, tendre, pensive, | et pourtant enjouée, 6+6 a
Savante en tous ces arts | dont la corruption 6+6 b
S’efforçait d’exalter | l’ardente passion, 6+6 b
À trouver dans les mots | de si brillants symboles 6+6 a
290 Que la nature vit | et sent dans les paroles, 6+6 a
À composer, des sucs | exprimés par ses mains, 6+6 b
Des philtres qui versaient | des songes surhumains, 6+6 b
À simuler du geste | ou l’amour ou la haine 6+6 a
Qu’écrit la passion | sur la figure humaine, 6+6 a
295 À passer à son gré | du rire faux aux pleurs, 6+6 b
À nouer ses cheveux | en y tressant des fleurs, 6+6 b
À donner au contact | de ses lèvres errantes 6+6 a
L’odeur et le frisson | des brises enivrantes, 6+6 a
À fasciner tout œil | tombé dans son regard, 6+6 b
300 À remuer le cœur, | même au sein du vieillard. 6+6 b
Nemphed, qui de ces dons | décorait son ouvrage, 6+6 a
Les faisait servir tous | à son infâme usage. 6+6 a
Bien qu’il fît son jouet | de cet être charmant, 6+6 b
Ce jouet dans ses mains | était un instrument, 6+6 b
305 Instrument de forfaits, | dont la grâce et l’enfance 6+6 a
Écartaient de l’esprit | jusqu’à la défiance. 6+6 a
C’est Lakmi qui semait, | par de rusés discours, 6+6 b
La discorde et l’envie, | atmosphère des cours ; 6+6 b
Qui fomentait la haine | et soufflait les cabales 6+6 a
310 Pour nouer ou briser | des intrigues rivales. 6+6 a
C’est elle qui, sous l’air | d’un enfant indiscret, 6+6 b
Laissait comme échapper | de son cœur un secret ; 6+6 b
Secret qui, du tyran | servant l’hypocrisie, 6+6 a
Déroutait des rivaux | la sombre jalousie, 6+6 a
315 Et, détournant leurs yeux | vers quelque faux dessein, 6+6 b
Au véritable coup | leur découvrait le sein. 6+6 b
C’est elle qui, des cœurs | épiant les ivresses, 6+6 a
Leur surprenait un mot | fuyant sous des caresses, 6+6 a
Et, comme une tisseuse | au doigt sûr et subtil, 6+6 b
320 Du seul bout de la trame | ourdissait tout le fil ; 6+6 b
Elle qui, préparant | le piége où l’on trébuche, 6+6 a
Attirait en riant | la victime à l’embûche, 6+6 a
Tandis que le poignard | dans l’ombre suspendu 6+6 b
La frappait, sans briller, | d’un coup inattendu ; 6+6 b
325 Elle qui, consommant | des cruautés plus lentes, 6+6 a
Savait broyer la mort | dans le venin des plantes, 6+6 a
Cacher entre ses dents | l’imperceptible dard 6+6 b
Qui d’un trépas soudain | étonnait le regard : 6+6 b
Car, dans ce noir palais | de ruse et de malice, 6+6 a
330 Toute lèvre en buvant | soupçonnait le calice ; 6+6 a
Et pour verser la mort | il fallait, ô stupeur ! 6+6 b
Qu’un enfant venimeux | la lançât dans le cœur. 6+6 b
Par l’orgueil, et par l’or, | et par mille délices, 6+6 a
Nemphed récompensait | ces ténébreux services : 6+6 a
335 Elle jouait en reine | avec le sceptre d’or, 6+6 b
Puisait, à son désir, | dans le divin trésor, 6+6 b
Attachait à son front | le sacré diadème, 6+6 a
Ou passait à son doigt | l’anneau, signe suprême, 6+6 a
Et dont le seul aspect, | du souverain des dieux 6+6 b
340 Faisait exécuter | l’ordre silencieux. 6+6 b
Dans un palais touchant | aux célestes demeures, 6+6 a
Cent esclaves choisis | lui variaient les heures : 6+6 a
Les uns sous ses regards | faisaient germer les fleurs, 6+6 b
Pour revêtir le sol | de suaves couleurs ; 6+6 b
345 Les autres, de l’air même | humectant les haleines, 6+6 a
Vidaient et transvasaient | les urnes toujours pleines, 6+6 a
Ou, des arbres trempés | agitant les rameaux, 6+6 b
Donnaient au vent le froid | et la senteur des eaux ; 6+6 b
Ceux-là faisaient pleuvoir, | d’arcades en arcades, 6+6 a
350 Sur les gazons perlés | l’écume des cascades ; 6+6 a
Ceux-ci lui mariaient, | au caprice des sens, 6+6 b
Les saveurs du festin | tout embaumé d’encens ; 6+6 b
D’autres, pour la porter | dans ses célestes chambres, 6+6 a
En corbeille animée | assouplissaient leurs membres, 6+6 a
355 De peur que sous le poids | de son corps étendu 6+6 b
Le muscle de leurs bras | n’eût un pli défendu. 6+6 b
Lakmi multipliait, | fidèle à la coutume, 6+6 a
L’éclat de sa beauté | par l’éclat du costume, 6+6 a
Et dans des yeux ravis | longuement s’admirait 6+6 b
360 En face du cristal | où flottait son portrait ; 6+6 b
Non que l’enivrement | qu’elle avait d’elle-même 6+6 a
Fût ce besoin secret | de charmer ce qu’on aime, 6+6 a
Mais ce besoin jaloux | d’écraser d’un coup d’œil 6+6 b
Des rivales beautés | la malice et l’orgueil. 6+6 b
365 Elle sortait de là | séduisante et rieuse ; 6+6 a
Éblouissant d’attraits | la foule curieuse. 6+6 a
Abeille matinale | à butiner son thym, 6+6 b
Couvrant son cœur profond | d’un visage enfantin, 6+6 b
Elle errait à son gré | dans ce palais des vices, 6+6 a
370 Pour prendre tous les cœurs | à ses vils artifices. 6+6 a
Tantôt elle tendait | l’astucieux filet 6+6 b
De ses ruses de femme | aux sens qu’elle troublait ; 6+6 b
Dans les cœurs alléchés | semait les espérances, 6+6 a
Affectait des penchants, | montrait des préférences, 6+6 a
375 Jetait ces demi-mots | dont le sens fait rêver, 6+6 b
Par ses adorateurs | les laissait achever. 6+6 b
Tantôt, dans les accès | d’un abandon folâtre, 6+6 a
Se donnant en spectacle | à la foule idolâtre, 6+6 a
Par la danse ou le son | du luth mélodieux 6+6 b
380 Elle enchantait l’oreille | et captivait les yeux ; 6+6 b
Âme parmi ces corps, | sa vive intelligence 6+6 a
Dominait les instincts | de cette vile engeance. 6+6 a
Le sourire hébété | l’applaudissait toujours. 6+6 b
Tantôt s’interrompant | par quelques fous discours, 6+6 b
385 Comme un enfant distrait | qu’un vol de mouche entraîne, 6+6 a
Déposant, pour jouer, | la majesté de reine, 6+6 a
Aux regards étonnés | des femmes, des géants. 6+6 b
Elle allait se mêler | aux plaisirs des enfants, 6+6 b
Se laissait défier | aux luttes et aux courses, 6+6 a
390 Jouait avec le sable | ou l’écume des sources, 6+6 a
Trempait comme eux ses pieds, | et de ses vêtements 6+6 b
Semait sur les gazons | l’or et les diamants ; 6+6 b
Comme si de ses jeux | la présence et l’image 6+6 a
L’arrachaient à son rang | et lui rendaient son âge ! 6+6 a
395 Aussi toutes les voix | partout la demandaient ; 6+6 b
Tous les fronts à ses yeux, | sombres, se déridaient. 6+6 b
Sous la fausse couleur | dont il gardait, l’empreinte, 6+6 a
Le sien à force d’art | écartait toute crainte. 6+6 a
On oubliait, auprès | de cet être charmant, 6+6 b
400 Que l’ombre de Nemphed | la couvrait constamment ; 6+6 b
On se laissait séduire | à sa première vue : 6+6 a
Ainsi lorsque la foudre | éclate dans la nue, 6+6 a
Incendiant la mer | de la flamme des cieux, 6+6 b
D’enfants assis au bord | un groupe insoucieux 6+6 b
405 Pour voir ce feu du ciel | se penche du rivage, 6+6 a
Et joue avec l’éclair | qui n’en est que l’image. 6+6 a
À ces banquets des dieux, | aux pieds du maître assise 6+6 b
Comme un oiseau privé, | seule elle était admise, 6+6 b
Et Nemphed, du pouvoir | pour oublier le poids, 6+6 a
410 Roulait de ses cheveux | les ondes dans ses doigts. 6+6 a
Des autres confidents | l’astucieuse troupe 6+6 b
S’écartait par respect | du redoutable groupe ; 6+6 b
Ces dieux inférieurs | sur les degrés du ciel 6+6 a
S’asseyaient à des rangs | séparés. Asrafiel, 6+6 a
415 Le plus grand, le plus beau | de ces Titans célestes, 6+6 b
Les dominait du front, | du regard et des gestes ; 6+6 b
On voyait que la terre | avait, en le formant, 6+6 a
De la matière en lui | prodigué l’élément, 6+6 a
Et, du feu des volcans | que le tonnerre allume, 6+6 b
420 En secouant la torche | animé cette écume. 6+6 b
La voûte de granit | sentait sa pesanteur, 6+6 a
Sa taille des piliers | égalait la hauteur ; 6+6 a
Comme les nœuds du bois | qui font renfler l’écorce, 6+6 b
Ses muscles au repos | articulaient sa force, 6+6 b
425 Et sur sa nuque, égale | aux nuques de taureau, 6+6 a
Au moindre mouvement | palpitaient sous la peau. 6+6 a
Ses bras nerveux, noués | à l’épaule robuste, 6+6 b
Sur ses flancs onduleux | pendaient le long du buste ; 6+6 b
Ses larges pieds posaient | au sol comme du plomb ; 6+6 a
430 Et ses membres, gardant | l’équilibre et l’aplomb 6+6 a
Même quand sous un poids | penchait son tronc de marbre, 6+6 b
Rassuraient le regard | et ressemblaient à l’arbre 6+6 b
Qui, dans le roc profond | sous terre enraciné, 6+6 a
Balance aux vents ses bras | sur sa base incliné. 6+6 a
435 La foule des géants | frissonnait à sa vue ; 6+6 b
Sa main était l’étau, | son poignet la massue ; 6+6 b
Le peuple, à qui la force | imprime le respect, 6+6 a
Le craignait, l’admirait, | s’ouvrait à son aspect, 6+6 a
Et ne comprenait pas | comment ce corps superbe, 6+6 b
440 Sous les pieds de Nemphed | se courbant comme une herbe, 6+6 b
Servait sa perfidie | et son ambition, 6+6 a
Ni comment le serpent | enchaînait le lion. 6+6 a
Mais cette force était | son âme tout entière ; 6+6 b
Ses passions étaient | celles de la matière ; 6+6 b
445 Un seul doigt remuait | ces immenses ressorts : 6+6 a
La flamme du plaisir | qui couvait dans ce corps. 6+6 a
Le front sans profondeur | et fuyant en arrière 6+6 b
N’ombrageait qu’à demi | la saillante paupière ; 6+6 b
Le globe de ses yeux, | d’un azur pâle et clair, 6+6 a
450 Dont la lourde paupière | amortissait l’éclair, 6+6 a
Bien que vaste et sortant | comme à fleur du visage, 6+6 b
Semblait toujours trempé | d’un humide nuage, 6+6 b
Et, regardant à vide | à travers ce brouillard, 6+6 a
En lui-même jamais | ne rentrait son regard. 6+6 a
455 Dans ses canaux renflés | la sonore narine 6+6 b
Aspirait à grands flots | le vent dans sa poitrine : 6+6 b
Sa joue, où de la flamme | ondoyait la couleur, 6+6 a
Trahissait de son sang | la brutale chaleur ; 6+6 a
Dans ses regards perdus, | sur ses lèvres épaisses, 6+6 b
460 Circulaient les vapeurs | de ses lourdes ivresses ; 6+6 b
Et sur son sein le poil | épais et chevelu 6+6 a
Flottait comme la soie | aux flancs du bouc velu. 6+6 a
L’amour seul d’Asrafiel | enflammait l’énergie, 6+6 b
Et l’empire pour lui | n’eût été que l’orgie. 6+6 b
465 Il regardait Lakmi | jouant sur les genoux 6+6 a
Du souverain des dieux | avec un œil jaloux, 6+6 a
Et son âme, en secret | savourant ses caresses, 6+6 b
Se noyait dans ses yeux, | s’enchaînait dans ses tresses. 6+6 b
À côté d’Asrafiel, | mais moins fort et moins grand, 6+6 a
470 Le féroce Sabher | s’asseyait à son rang ; 6+6 a
Sabher, le plus cruel | et le plus sanguinaire, 6+6 b
De, ces dieux inhumains | sous qui tremblait la terre. 6+6 b
Bourreau, sa main tuait, | mais ne combattait pas ; 6+6 a
Ses pères les géants | l’appelaient le Trépas. 6+6 a
475 Cœur de lièvre au combat, | cœur de tigre au carnage ; 6+6 b
Sa cruauté sans borne | était son seul courage. 6+6 b
Nemphed en avait fait | son glaive et sa terreur, 6+6 a
Et l’on avait pour lui | le respect de l’horreur. 6+6 a
Des voluptés du meurtre | il faisait ses délices, 6+6 b
480 Toute sa joie était | d’inventer des supplices. 6+6 b
Pour savourer le coup | prolongeant le tourment, 6+6 a
Il ne donnait la mort | qu’avec raffinement. 6+6 a
Cette panthère humaine | en présentait les formes : 6+6 b
Ses gigantesques bras | étaient longs et difformes ; 6+6 b
485 Ses membres disloqués, | mal attachés au corps, 6+6 a
S’emmanchaient pesamment | à son buste distors ; 6+6 a
Son cou grêle rentrait | dans ses épaules hautes ; 6+6 b
Ses flancs, vides de cœur, | s’enfonçaient sous ses côtes ; 6+6 b
Son front, petit et bas, | dégarni de cheveux, 6+6 a
490 Remuait agité | d’un tremblement nerveux. 6+6 a
Sur son œil faux et gris | sa paupière ridée, 6+6 b
Comme par la clarté | du jour intimidée, 6+6 b
Se fermant, se rouvrant, | sans repos palpitait. 6+6 a
Un sourire indécis | sur sa bouche flottait, 6+6 a
495 Et laissait éclater | entre ses lèvres pâles 6+6 b
Des dents que séparaient | de larges intervalles, 6+6 b
Et qui, faisant le bruit | d’une bouche qui mord, 6+6 a
Semblaient broyer des os | comme un tigre qui dort. 6+6 a
Le cou tendu, l’œil fixe, | et l’oreille dressée, 6+6 b
500 Dans les yeux de Nemphed | il plongeait sa pensée, 6+6 b
Cherchant à pressentir, | comme un chien de boucher, 6+6 a
Quel sang lui jetterait | son vil maître à lécher. 6+6 a
Serendyb, après lui, | géant pensif et sombre, 6+6 b
Qu’une large colonne | effaçait sous son ombre, 6+6 b
505 Abaissant sur la foule | un dédaigneux coup d’œil, 6+6 a
Semblait s’envelopper | d’un égoïste orgueil. 6+6 a
Par le pli du dédain | sa lèvre rebroussée 6+6 b
Donnait l’air de l’insulte | à sa forte pensée. 6+6 b
Son œil profond rêvait | sous son épais sourcil ; 6+6 a
510 Les soucis allongeaient | et creusaient son profil ; 6+6 a
La morne indifférence | éclatait dans ses poses ; 6+6 b
Son regard descendait | de haut sur toutes choses, 6+6 b
Comme le pied superbe | et qui ne daigne pas 6+6 a
Choisir dans la poussière | où s’impriment ses pas. 6+6 a
515 Le mépris des humains | était son âme entière ; 6+6 b
Il ne voyait en eux | qu’une vile matière 6+6 b
Qu’il fallait façonner | à son ambition, 6+6 a
Plier, briser, pétrir | sous son oppression, 6+6 a
Sans prêter plus l’oreille | au cri qu’on leur arrache 6+6 b
520 Qu’on ne la prête au bois | qui gémit sous la hache, 6+6 b
Ou qu’en foulant l’argile | un stupide potier 6+6 a
Ne la prête au limon | pétri dans son mortier ! 6+6 a
Sans avoir de ce peuple | amour, terreur ou haine, 6+6 b
C’est sa main qui forgeait | et qui rivait sa chaîne. 6+6 b
525 Il était l’inventeur | des profanations 6+6 a
Dont ces Titans scellaient | leurs dominations ; 6+6 a
C’était lui qui, montrant | un infernal génie, 6+6 b
Rédigeait savamment | l’art de la tyrannie, 6+6 b
Et, sous le joug affreux | qu’il appesantissait, 6+6 a
530 Courbait le front du peuple | et l’assujettissait. 6+6 a
Segor, Azem, Jéhu, | géants aux fronts sinistres, 6+6 b
De ce palais maudit | courtisans ou ministres, 6+6 b
Et chefs inférieurs | de sourdes factions, 6+6 a
Complétaient cette cour | d’abominations. 6+6 a
535 D’un vice ou d’un forfait | leur horrible visage 6+6 b
Dans la laideur des traits | répercutait l’image ; 6+6 b
Car dans la race impie, | où le crime était grand, 6+6 a
Sur la scélératesse | on mesurait le rang !… 6+6 a
Du nocturne banquet | la gigantesque salle 6+6 b
540 Élevait sur leurs fronts | sa voûte colossale ; 6+6 b
Les marbres, découpés | en rameaux gracieux, 6+6 a
Semblaient y soutenir | les étoiles des cieux, 6+6 a
Et la lune, y glissant | comme sur un feuillage, 6+6 b
Dans des bassins tremblants | y doublait son image. 6+6 b
545 À ce grand dôme à jour | sous le bleu firmament, 6+6 a
À ces eaux qui jouaient | dans le marbre écumant, 6+6 a
À ces murs entr’ouverts | aux brises comme aux ondes, 6+6 b
Aux fûts aériens | de ces colonnes rondes, 6+6 b
Où le vent, circulant | comme sous les forêts, 6+6 a
550 Apportait des jardins | le parfum et le frais, 6+6 a
On sentait que ces tours, | ces palais de mystère, 6+6 b
D’un inutile poids | écrasaient cette terre ; 6+6 b
Que ces arches de pierre | et ces cintres béants 6+6 a
N’étaient dans ces climats | qu’un luxe de géants ; 6+6 a
555 Et que par cette vaine | et massive structure 6+6 b
Ils avaient par orgueil | défié la nature ! 6+6 b
Cent colonnes portaient | le long entablement ; 6+6 a
Mais quand on contemplait | l’étrange ameublement, 6+6 a
Quand on portait les yeux, | du cintre jusqu’aux dalles, 6+6 b
560 Sur le luxe effréné | de ces murs de scandales, 6+6 b
L’âme humaine fuyait | sous le dernier affront, 6+6 a
Et les cheveux, d’horreur, | se dressaient sur le front !… 6+6 a
Par des êtres vivants | l’impie architecture, 6+6 b
Pour enivrer les yeux, | remplaçait la sculpture. 6+6 b
565 Sur la frise de marbre | en foule circulait 6+6 a
Un long groupe que l’art | mêlait et démêlait : 6+6 a
Femmes, enfants, guerriers, | combats, plaisirs célestes ; 6+6 b
D’autres acteurs changeaient | d’attitude, de gestes, 6+6 b
D’un long fleuve de vie | intarissable cours 6+6 a
570 Disparaissant sans cesse | et renaissant toujours. 6+6 a
Muets comme le marbre, | ils glissaient comme l’ombre : 6+6 b
Leur ondulation | multipliait leur nombre ; 6+6 b
Rapetissés à l’œil | par leur éloignement, 6+6 a
À peine voyait-on | leur léger mouvement. 6+6 a
575 On eût dit, à les voir | animer cette frise, 6+6 b
Entre l’être et la mort | la matière indécise, 6+6 b
Sous l’art surnaturel | d’un magique pouvoir, 6+6 a
Avant de vivre encor | forcée à se mouvoir. 6+6 a
Pour supporter le poids | de cent mets délectables, 6+6 b
580 Les dieux jamais n’usaient | de trépieds ni de tables, 6+6 b
C’était pour leur orgueil | un avilissement 6+6 a
Que d’étendre la main | vers le nectar fumant : 6+6 a
D’esclaves à genoux | un admirable groupe 6+6 b
Sur leurs bras élevés | leur présentant la coupe, 6+6 b
585 Avec leurs doigts de neige | en corbeilles tressés 6+6 a
Imitaient devant eux | des trépieds tout dressés, 6+6 a
Essuyaient sur le marbre, | avec leur chevelure, 6+6 b
Du banquet ruisselant | la lie ou la souillure, 6+6 b
Et, suivant attentifs | les mouvements du corps, 6+6 a
590 Au niveau de leur lèvre | élevaient ces supports. 6+6 a
Car ces monstres d’orgueil, | enivrés d’esclavage, 6+6 b
De leurs membres sacrés | ne faisaient nul usage, 6+6 b
Craignaient en s’en servant | de les prostituer, 6+6 a
Et ne levaient jamais | leurs bras que pour tuer ! 6+6 a
595 Pour leurs goûts dépravés | profanant la nature, 6+6 b
L’art changeait en forfaits | jusqu’à leur nourriture ; 6+6 b
Demandant un tribut | à tous les éléments, 6+6 a
Ils écumaient le sel | de tous les aliments. 6+6 a
Pour charmer leur festin, | tuant par hécatombes, 6+6 b
600 La moelle des agneaux, | la langue des colombes, 6+6 b
Dans ce qui broute, ou nage, | ou vole sous le ciel, 6+6 a
Ce qui plaît au palais | de plus substantiel 6+6 a
Composait l’aliment | de ces banquets célestes, 6+6 b
Et le peuple affamé | se jetait sur les restes ; 6+6 b
605 La séve qu’on ravit | aux rameaux mutilés, 6+6 a
Et des baumes en fleurs | les parfums distillés, 6+6 a
Et les feux du soleil, | dont les liquides flammes 6+6 b
Des veines du pavot | coulent dans les dictames, 6+6 b
Mêlés dans leur breuvage | aux larmes de l’encens, 6+6 a
610 D’une ivresse éternelle | incendiaient leurs sens. 6+6 a
Disputant ce service | aux plus belles esclaves, 6+6 b
Et goûtant avec lui | les mets les plus suaves, 6+6 b
Lakmi servait Nemphed, | à ces festins sacrés, 6+6 a
De secrets aliments | dans l’ombre préparés. 6+6 a
615 Le vieillard soupçonneux | ne recevait que d’elle 6+6 b
Le breuvage effleuré | par sa lèvre fidèle. 6+6 b
Sur la fin du banquet, | quand les sens alourdis 6+6 a
D’ivresse et d’aliments | paraissaient engourdis, 6+6 a
Que les regards distraits | et la lèvre rougie 6+6 b
620 Semblaient préparer l’âme | au comble de l’orgie, 6+6 b
Digne délassement | de leurs affreux loisirs, 6+6 a
Un spectacle effréné | variait leurs plaisirs. 6+6 a
Ce n’était pas ce jeu, | cette feinte torture 6+6 b
Où l’art sur le théâtre | imite la nature, 6+6 b
625 Où le rire et les pleurs, | le sang et le poignard, 6+6 a
Font frissonner la foule | en trompant le regard, 6+6 a
Des scènes de la vie | ingénieux emblème : 6+6 b
Leur spectacle, c’était | la nature elle-même, 6+6 b
La nature surprise | en ses impressions, 6+6 a
630 Avec ses cris réels, | son sang, ses passions, 6+6 a
Ses plus intimes voix | sous le coup éclatantes, 6+6 b
Et ses fibres à nu | devant eux palpitantes ! 6+6 b
Le peuple fournissait | le drame et les acteurs. 6+6 a
Préparant la surprise | aux divins spectateurs, 6+6 a
635 Un de ces vils tyrans, | ourdissant cette trame, 6+6 b
Fatiguait sa pensée | à composer le drame, 6+6 b
Et, choisissant pour scène | un meurtre intéressant, 6+6 a
Il le faisait jouer | sous leurs yeux jusqu’au sang. 6+6 a
Pour que l’illusion | fût le plaisir suprême, 6+6 b
640 Il fallait que l’acteur | en fût dupe lui-même, 6+6 b
Et, victime ignorant | l’artifice odieux, 6+6 a
Jouât, sans le savoir, | son sang devant les dieux. 6+6 a
Mais pour mêler aussi, | dans ces scènes infâmes, 6+6 b
Aux supplices des corps | la torture des âmes, 6+6 b
645 Des plaisirs du palais | l’ordonnateur brutal 6+6 a
Les avait combinés | en un drame infernal. 6+6 a
Il avait découvert, | dans le peuple servile 6+6 b
Que ces tyrans sacrés | opprimaient dans la ville, 6+6 b
Deux amants qui dans l’ombre | abritaient leurs beaux jours. 6+6 a
650 Un enfant de six mois, | doux fruit de leurs amours, 6+6 a
Délices de tous deux, | extase de la mère, 6+6 b
Complétait, en l’ornant, | ce bonheur éphémère. 6+6 b
De l’asile où leurs sorts | se croyaient si cachés, 6+6 a
Des bourreaux, le matin, | les avaient arrachés : 6+6 a
655 Conduits séparément | dans l’enceinte céleste, 6+6 b
Ils tremblaient l’un pour l’autre ; | ils ignoraient le reste ; 6+6 b
La terreur et le doute | écrasaient leur raison. 6+6 a
La scène était la cour | d’une sombre prison, 6+6 a
Où les géants, du sein | de leurs doux lits de roses, 6+6 b
660 Pouvaient sans être vus | contempler toutes choses. 6+6 b
Là, du drame réel | les funèbres acteurs 6+6 a
Agissaient sans soupçon | de l’œil des spectateurs. 6+6 a
Ichmé, c’était le nom | de la jeune captive, 6+6 b
Sur un banc, dans un angle, | était toute pensive ; 6+6 b
665 Ses yeux, rouges de pleurs, | tour à tour regardaient 6+6 a
Son enfant endormi, | les murs qui la gardaient, 6+6 a
Et le pan bleu du ciel | où la touchante femme 6+6 b
Avec chaque soupir | semblait lancer son âme. 6+6 b
Tâtonnant les murs froids | dans une demi-nuit, 6+6 a
670 Inquiète, elle tendait | l’oreille au moindre bruit. 6+6 a
Tout à coup des pas sourds | lui font lever la tête, 6+6 b
Quelqu’un monte à la tour | et paraît sur le faîte ; 6+6 b
Il incline son corps | sur l’abîme profond, 6+6 a
Et son regard errant | semble chercher au fond. 6+6 a
675 Un cri part à la fois | du sommet, de la base ; 6+6 b
Ichmé lève les mains | dans une folle extase : 6+6 b
C’est Isnel, son amant, | c’est son ombre ou c’est lui ; 6+6 a
Un éclair de bonheur | dans ses larmes a lui ! 6+6 a
« Ichmé, murmurait-il, | oh ! quel dieu nous rassemble ! 6+6 b
680 Quoi ! c’est vous que je vois ? | Quoi ! tous les trois ensemble ? 6+6 b
Oh ! quelle nuit pourrait | m’empêcher de vous voir ? 6+6 a
Mais es-tu seule au fond | de cet abîme noir ? 6+6 a
Nulle oreille des murs | ne peut-elle m’entendre, 6+6 b
Nul œil nous découvrir, | nul piége nous surprendre ? 6+6 b
685 — Oh ! parle ! répondait | la captive à l’époux, 6+6 a
La distance et la nuit | sont seules entre nous. 6+6 a
Mon cœur abandonné | s’élance à ta parole ; 6+6 b
Je te tends sur mes bras | notre enfant, ton idole : 6+6 b
Car sur mon sein tari, | qui bat à ton accent, 6+6 a
690 Il a souri de joie | en te reconnaissant. 6+6 a
De mon cachot obscur | par une porte ouverte 6+6 b
J’ai traîné mes pieds nus | dans cette cour déserte, 6+6 b
Pour faire respirer | à notre pauvre enfant 6+6 a
L’air qui tombe des nuits | ici moins étouffant. 6+6 a
695 Nul pas n’y retentit | et nulle voix humaine ; 6+6 b
Mon oreille n’entend | rien que la rude haleine 6+6 b
Des lions enchaînés | dans ces antres obscurs, 6+6 a
Dont les rugissements | font frissonner les murs ! 6+6 a
— Ô moelle de mes os, | quel tourment ! quelle joie ! 6+6 b
700 Sans pouvoir vous sauver, | faut-il que je vous voie ? 6+6 b
Comme cette hirondelle | au nid de son amour, 6+6 a
Que ne peux-tu monter | au sommet de ma tour ? 6+6 a
J’en parcours librement | la haute plate-forme ; 6+6 b
Au pied des murs déserts | il semble que tout dorme. 6+6 b
705 La tour sert de rempart | à la cité des dieux ; 6+6 a
Le fleuve coule en bas | et brille sous mes yeux ; 6+6 a
Des lierres où le pied | glissant peut se suspendre 6+6 b
Jusqu’aux bords du courant | nous laisseraient descendre ; 6+6 b
Et je vous porterais | au delà de ses eaux, 6+6 a
710 Dans l’antre où le lion | cache ses lionceaux ! 6+6 a
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais que vois-je ? en ces lieux, | des gardiens oubliée, 6+6 b
Une corde de jonc | en serpent repliée 6+6 b
Semble nouée exprès | aux créneaux de la tour 6+6 a
Pour tromper leur vengeance | et pour sauver l’amour. 6+6 a
715 Ichmé ! ne tremble pas ! | » Il dit et la déroule, 6+6 b
Le long des murs polis | rapidement s’y coule, 6+6 b
Et, des astres du ciel | seulement aperçu, 6+6 a
Entre des bras tremblants | à terre il est reçu. 6+6 a
Oh ! qui peindrait à l’œil | ces deux têtes pressées, 6+6 b
720 Ces palpitantes mains | autour du cou tressées, 6+6 b
Ces lèvres se quittant | pour se serrer plus fort, 6+6 a
Ces membres fléchissant | sous le poids du transport, 6+6 a
Ces silences coupés | de paroles rapides, 6+6 b
Et ces mains dans les mains, | et ces regards avides, 6+6 b
725 Assauts multipliés | des mille sentiments 6+6 a
Que peignaient aux regards | les gestes des amants ? 6+6 a
Ils auraient fendu l’arbre | et fait pleurer la pierre. 6+6 b
Mais les dieux ! rien d’humain | ne mouillait leur paupière ! 6+6 b
Arrachons-nous, dit l’homme, | à ces embrassements ; 6+6 a
730 La lune court au ciel, | profitons des moments : 6+6 a
Sur la tour, où bientôt | va poindre la lumière, 6+6 b
Laisse-moi dans mes bras | t’emporter la première. 6+6 b
— Sauve d’abord l’enfant, | dit la mère, et reviens, 6+6 a
De ses bras détaché, | me prendre dans les tiens ! » 6+6 a
735 Le jeune homme, à ces mots, | dans une horrible transe, 6+6 b
Prend son fils sous l’aisselle, | à la corde s’élance, 6+6 b
La presse des deux mains | en renversant le front, 6+6 a
Y colle ses pieds joints | comme un pasteur au tronc, 6+6 a
Et, sous le double poids | dont cette échelle vibre, 6+6 b
740 En ménage avec soin | l’ondoyant équilibre. 6+6 b
Ichmé les suit de l’œil | et les soutient du cœur ; 6+6 a
Sa voix du jeune époux | anime la vigueur. 6+6 a
Il atteignait déjà | le tiers de la muraille ; 6+6 b
Soudain de pas humains | le haut des tours tressaille : 6+6 b
745 L’ombre de corps géants | s’y trace sur les cieux ; 6+6 a
La corde qui soutient | le fardeau précieux, 6+6 a
Et dont le bout flottait, | traînait jusques à terre, 6+6 b
Échappe, en remontant, | à la main qui la serre, 6+6 b
De à, tenant toujours | son fils, l’homme éperdu 6+6 a
750 Se balance à cent pieds | sur la mort suspendu. 6+6 a
Le féroce bourreau | qui fait vibrer le câble 6+6 b
Imprime aux corps flottants | un branle épouvantable ; 6+6 b
Les oscillations | se doublent par le poids, 6+6 a
On dirait que l’on veut | les briser aux parois. 6+6 a
755 Comme une main terrible | au branle de la fronde 6+6 b
Fait siffler l’air froissé | sous le caillou qui gronde, 6+6 b
L’élan du mur au mur | les porte en bondissant ; 6+6 a
Isnel à chaque coup | les tache de son sang ; 6+6 a
De peur que son enfant | ne se brise aux murailles, 6+6 b
760 Son corps est un rempart, | ses doigts sont des tenailles : 6+6 b
Tous ses membres crispés | se ramassent en bloc ; 6+6 a
Il présente son front | pour lui parer le choc, 6+6 a
Prolonge sans espoir | l’épouvantable lutte, 6+6 b
Et se laisse broyer | pour retarder sa chute. 6+6 b
765 La mère cependant, | levant vers eux les bras, 6+6 a
Les pieds cloués au sol, | les regarde d’en bas : 6+6 a
Chaque fois que la corde | éprouve une secousse. 6+6 b
Les murs tremblent d’horreur | sous le cri qu’elle pousse ; 6+6 b
Elle suit, en courant, | et du geste et des yeux, 6+6 a
770 La courbe que décrit | son amour dans les cieux, 6+6 a
Croyant, à chaque bond, | que des doigts de son père 6+6 b
L’enfant va s’échapper | et s’écraser à terre. 6+6 b
Mais, comme un fil tendu | par la balle de plomb, 6+6 a
Le câble lentement | a repris son aplomb, 6+6 a
775 Et le groupe, affermi | sur le frêle pendule, 6+6 b
Entre la double mort | le long des murs ondule. 6+6 b
On n’entend que le vent | au sommet de la tour. 6+6 a
Cependant des bourreaux | sont entrés dans la cour, 6+6 a
Et pendant que l’époux, | par un effort sublime, 6+6 b
780 Son enfant dans les bras, | le dispute à l’abîme, 6+6 b
Martyrisant Ichmé | de rires odieux, 6+6 a
Ces monstres effrénés | l’insultent sous ses yeux. 6+6 a
Toutes les passions | de la figure humaine, 6+6 b
Terreur, amour, pitié, | rage, torture, haine, 6+6 b
785 Sur les traits contractés | du père et de l’amant 6+6 a
Se peignent à la fois | dans ce triple tourment. 6+6 a
Vingt fois ses doigts, crispés | par l’horreur du supplice, 6+6 b
Sont près de s’entr’ouvrir | sur la corde qui glisse ; 6+6 b
Vingt fois, pour écraser | des bourreaux le vil cœur, 6+6 a
790 Il brandit son enfant | sur eux comme un lutteur ; 6+6 a
Mais chaque fois sa main, | que la tendresse arrête, 6+6 b
Se refuse à lancer | ce disque sur leur tête. 6+6 b
Surmontant son horreur | par un effort nouveau, 6+6 a
De la tour solitaire | il atteint le niveau, 6+6 a
795 Et, pour soustraire au moins | son petit au carnage, 6+6 b
Il traverse le fleuve | et repasse à la nage. 6+6 b
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Ichmé, que la douleur | prive de sentiment, 6+6 a
Semble à ses souvenirs | renaître lentement. 6+6 a
Pour presser son enfant | sur sa mamelle aride, 6+6 b
800 Son bras cherche à tâtons | et se referme à vide. 6+6 b
L’affreuse vérité | la réveille en sursaut. 6+6 a
Son corps de son séant | se redresse d’un saut, 6+6 a
Sa poignante pensée | en éclairs s’accumule ; 6+6 b
Autour des sombres murs, | penchée, elle circule, 6+6 b
805 Les deux mains en avant | et n’osant les ouvrir, 6+6 a
Comme quelqu’un qui cherche | et craint de découvrir !… 6+6 a
Aux soupiraux des cours | elle colle l’oreille, 6+6 b
Où le fer enlacé | se noue en forte treille : 6+6 b
Repaires souterrains, | loges où les lions 6+6 a
810 Font vibrer en dormant | leurs respirations. 6+6 a
L’œil ne peut pénétrer | dans leur nuit sépulcrale, 6+6 b
Mais on sent leur haleine, | et l’on entend leur râle. 6+6 b
Son cœur de mère, ô ciel ! | croit avoir entendu 6+6 a
Dans ces cachots de mort | un pas sourd descendu : 6+6 a
815 Ce n’est pas un vain rêve, | il approche, il redouble ; 6+6 b
De lourds gonds ont gémi. | Son oreille se trouble ; 6+6 b
Avec l’œil de son âme, | elle croit voir au fond ; 6+6 a
Une confuse voix | sort du gouffre profond. 6+6 a
Aux naseaux des lions, | qui rugissaient de joie, 6+6 b
820 Ces pas de pourvoyeurs | font pressentir leur proie ; 6+6 b
Leur souffle impétueux | frémit dans les barreaux ; 6+6 a
Isnel, l’enfant ou toi ! | répètent les bourreaux. 6+6 a
Nos bêtes de ta chair | veulent leur nourriture 6+6 b
Jettes-y ton enfant, | ou deviens leur pâture !… 6+6 b
825 O comble de l’horreur ! | Isnel semble hésiter, 6+6 a
Les bourreaux aux lions | vont le précipiter. 6+6 a
Mais quelque chose tombe | au fond du noir repaire : 6+6 b
Doute atroce ! est-ce, ô nuit, | ou le fils, ou le père ? 6+6 b
Les lions couvrent tout | de leur rugissement ; 6+6 a
830 Puis d’un enfant tombé | l’affreux vagissement, 6+6 a
Et le bruit de ses os, | que leur mâchoire broie, 6+6 b
A l’effroi de la mère | ont révélé leur proie… 6+6 b
Le sein contre la pierre | elle tombe d’horreur, 6+6 a
Ses membres convulsifs | palpitent de terreur ; 6+6 a
835 Au cliquetis des os | que les lionceaux mordent, 6+6 b
Ses bras désespérés | sous sa tête se tordent ; 6+6 b
Elle brise ses dents | sur les barreaux de fer, 6+6 a
Et le cri de son cœur | attendrirait l’enfer. 6+6 a
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Cependant, descendu | de la flottante échelle, 6+6 b
840 Isnel, pour l’emporter, | reparaît devant elle : 6+6 b
Croyant voir de son fils | le barbare assassin, 6+6 a
Son cœur, à cet aspect, | se soulève en son sein. 6+6 a
Sa voix faiblit, son pied | recule ; elle s’écrie : 6+6 b
Monstre, as-tu pu donner | ton enfant pour ta vie ? 6+6 b
845 Un père aux lionceaux | jeter son propre fils ! 6+6 a
Et tu viens te montrer | à la mère ! et tu vis ! 6+6 a
Non ! tu ne vivras pas | du pur sang de mes veines. » 6+6 b
Elle dit ; et levant | un lourd faisceau de chaînes 6+6 b
Sur la tête d’Isnel | à sa voix interdit, 6+6 a
850 D’un seul geste mortel | le tue et le maudit ! 6+6 a
Puis tournant contre soi | cette main forcenée, 6+6 b
D’un tranchant de ces fers | dont elle est enchaînée, 6+6 b
Elle s’ouvre la veine, | et son corps pâlissant 6+6 a
S’affaisse en répandant | le ruisseau de son sang ; 6+6 a
855 Son beau front lentement | tombe et se décolore, 6+6 b
Elle respire à peine, | elle s’indigne encore. 6+6 b
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Tout à coup des flambeaux | apportés dans la cour 6+6 a
Sur la scène de mort | jettent un affreux jour ; 6+6 a
Des tortures du cœur | le féroce génie 6+6 b
860 D’un dernier désespoir | veut railler l’agonie ! 6+6 b
De l’erreur de la mère | un bourreau triomphant 6+6 a
Plein de vie à ses bras | rapporte son enfant, 6+6 a
Son enfant altéré | qui l’embrasse et qui crie, 6+6 b
Et presse vainement | sa mamelle tarie. 6+6 b
865 Puis, du lâche bourreau | l’affreux ricanement 6+6 a
Vient à son désespoir | mêler l’étonnement. 6+6 a
« C’était un jeu, vois-tu, | jeune femme insensée ! 6+6 b
D’immoler ton époux | pourquoi t’es-tu pressée ? 6+6 b
Du repas des lions | il était innocent. 6+6 a
870 Quel lait aura ton fils ? | tiens, nourris-le de sang ! » 6+6 a
Les monstres, à ces mots, | poussent un affreux rire : 6+6 b
D’une convulsion | du cœur la mère expire, 6+6 b
Et les bourreaux, traînant | le vivant et les morts 6+6 a
Vers l’antre des lions, | leur jettent les trois corps !… 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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