Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM157
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
SEPTIÈME VISION
────
LE PROPHÈTE
Les vagues de la mer, | sur leur écume rose, 6+6 a
Déroulaient à grands flots | les feux de l’aube éclose, 6+6 a
Quand les jeunes époux, | à ses tièdes clartés, 6+6 b
S’éveillèrent au sein | de ces lieux enchantés ! 6+6 b
5 Les tigres, les lions, | les panthères, les aigles, 6+6 a
De leur féroce instinct | interrompant les règles, 6+6 a
Couchés à côté d’eux | sur des gazons épais, 6+6 b
D’un œil tranquille et doux | les regardaient en paix, 6+6 b
Et les enfants, baisant | leur toison fauve et noire, 6+6 a
10 Mettaient leurs bras de lait | entre leurs dents d’ivoire. 6+6 a
Cédar et Daïdha, | ravis d’étonnement, 6+6 b
Ne comprenaient plus rien | à cet apaisement ; 6+6 b
Ils se croyaient, à voir | ces choses renversées, 6+6 a
Transportés par un songe | au monde des pensées : 6+6 a
15 Mais, le vieillard tardif | ne les appelant pas, 6+6 b
À travers le jardin | ils firent quelques pas, 6+6 b
N’appuyant leurs pieds nus | qu’à peine sur la terre, 6+6 a
Se montrant chaque objet | du doigt avec mystère, 6+6 a
Comme on marche à pas sourds | sur des parvis sacrés. 6+6 b
20 Le gazon incliné | formait de grands degrés ; 6+6 b
Ils suivirent en bas | la pente de verdure, 6+6 a
Et leurs yeux du rocher | revirent l’ouverture. 6+6 a
Elle était large et haute, | et le front d’un géant 6+6 b
N’aurait pu la toucher | debout en se dressant : 6+6 b
25 On eût dit qu’une race | antique et colossale 6+6 a
Avait à sa grandeur | taillé l’immense salle. 6+6 a
Les grands vents de la mer, | dans cette arche de sol, 6+6 b
En brisant sur le cap | s’engouffraient à plein vol ; 6+6 b
Les parois en vibraient | comme un orgue sonore. 6+6 a
30 Les rayons que le jour | y jette à peine encore, 6+6 a
Introduits à demi | sous le roc habité, 6+6 b
En laissaient tout le fond | dans son obscurité, 6+6 b
Et mêlaient les objets | dans une demi-teinte 6+6 a
Où combattaient la nuit | et la lumière éteinte. 6+6 a
35 Ils hésitaient d’entrer ; | leur timide regard 6+6 b
Au fond de cette nuit | cherchait le saint vieillard. 6+6 b
Les ténèbres encor | leur cachaient sa figure ; 6+6 a
De ses lèvres pourtant | le vague et sourd murmure 6+6 a
Des mots que prononçait | dans sa distraction 6+6 b
40 Le prophète absorbé | par l’adoration, 6+6 b
Le leur fit découvrir, | dans le fond, en prière. 6+6 a
Le jour éblouissait, | en entrant, sa paupière ; 6+6 a
Les époux le voyaient, | mais lui ne pouvait voir 6+6 b
Leurs visages, cachés | derrière un angle noir. 6+6 b
45 Il était à genoux | devant un bloc de pierre, 6+6 a
Le visage et le corps | tournés vers la lumière, 6+6 a
Les deux bras étendus | au-dessus de son front, 6+6 b
Pareils à des rameaux | qui s’élèvent d’un tronc, 6+6 b
Et de ses maigres mains | les deux palmes dressées 6+6 a
50 Comme pour embrasser | de célestes pensées ! 6+6 a
Sous l’inspiration | que son cœur lui versait, 6+6 b
Sur son cou replié | son front se renversait, 6+6 b
Et son regard, en haut | se cherchant une route, 6+6 a
Semblait lire le ciel | à travers cette voûte. 6+6 a
55 Sur le bloc de granit | qui lui servait d’appui 6+6 b
On voyait tout ouvert | un livre devant lui ; 6+6 b
À leurs yeux ignorants | ce livre, obscur mystère, 6+6 a
Semblait, prié par lui, | le dieu du solitaire : 6+6 a
Quelquefois de sa lèvre | il baisait le trésor. 6+6 b
60 Le livre était couvert | d’une enveloppe d’or ; 6+6 b
Comme un charbon ardent, | une énorme escarboucle, 6+6 a
En nouant le fermoir, | flamboyait sur la boucle. 6+6 a
Sur l’or sculpté du livre, | admirable ornement, 6+6 b
Une colombe bleue | aux yeux de diamant, 6+6 b
65 De l’inspiration | mélodieux symbole, 6+6 a
Ouvrait ses ailes d’or | comme un oiseau qui vole. 6+6 a
Ses pattes de rubis | et son bec de corail 6+6 b
Semblaient poser collés | sur le dossier d’émail ; 6+6 b
Et ses ailes, de l’âme | éblouissant emblème, 6+6 a
70 S’ouvraient et se fermaient | avec le livre même. 6+6 a
Le vieillard, insensible | à l’écho de leurs pas, 6+6 b
Les yeux sur ces objets, | ne les soulevait pas. 6+6 b
Au passage muet | de secrètes pensées, 6+6 a
On voyait remuer | ses lèvres cadencées ; 6+6 a
75 Et l’oreille entendait | à demi des accents 6+6 b
Dont parfois le silence | entrecoupait le sens. 6+6 b
« Ô Père, disait-il, | de toute créature, 6+6 a
» Dont le temple est partout | où s’étend la nature, 6+6 a
» Dont la présence creuse | et comble l’infini, 6+6 b
80 » Que ton nom soit partout | dans toute âme béni ! 6+6 b
» Que ton règne éternel, | qui tous les jours se lève, 6+6 a
» Avec l’œuvre sans fin | recommence et s’achève ! 6+6 a
» Que par l’amour divin, | chaîne de ta bonté, 6+6 b
» Toute volonté veuille | avec ta volonté ! 6+6 b
85 » Donne à l’homme d’un jour | que ton sein fait éclore 6+6 a
» Ce qu’il lui faut de pain | pour vivre son aurore ! 6+6 a
» Remets-nous le tribut | que nous aurons remis 6+6 b
» Nous-même en pardonnant | à tous nos ennemis. 6+6 b
» De peur que sur l’esprit | l’argile ne l’emporte, 6+6 a
90 » Ne nous éprouve pas | d’une épreuve trop forte ; 6+6 a
» Mais toi-même, prêtant | ta force à nos combats,» 6+6 b
Fais triompher du mal | tes enfants d’ici-bas ! » 6+6 b
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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À l’heure où tout parfum | monte de la nature, 6+6 a
De l’âme de ce saint | tel était le murmure, 6+6 a
95 Prière que plus tard | révéla Jésus-Christ, 6+6 b
Où l’on entend gémir | la chair avec l’esprit, 6+6 b
Où l’homme ose d’en bas | appeler Dieu son père, 6+6 a
Donne à ses ennemis | le pardon qu’il espère, 6+6 a
Et dit, en proférant | la double vérité, 6+6 b
100 À Dieu, miséricorde ; | à l’homme, charité ! 6+6 b
Prière que peut-être, | au principe des choses, 6+6 a
L’homme trouva du cœur | sur ses lèvres écloses. 6+6 a
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Pétrifiés de peur, | de doute et de respect, 6+6 b
Les amants se parlaient | de l’œil à cet aspect. 6+6 b
105 À chacun des accents | des lèvres du prophète, 6+6 a
L’éclair intérieur | jaillissait de sa tête, 6+6 a
Et, sans savoir à qui | l’homme d’en haut parlait, 6+6 b
Devant l’éclat de Dieu | leur âme se voilait. 6+6 b
Mais le vieillard surpris, | en refermant la page, 6+6 a
110 Les vit dans sa lumière | en levant son visage. 6+6 a
Comme on cache ses mains | en portant un trésor, 6+6 b
Dans un pli de sa robe | il prit le livre d’or, 6+6 b
Et marchant aux enfants | fascinés par la crainte, 6+6 a
Les mena par la main | hors de l’obscure enceinte. 6+6 a
115 Sur un des verts plateaux | du cap retentissant, 6+6 b
Où trois fûts de palmiers | montaient en s’unissant, 6+6 b
À l’haleine des mers | qu’éventait leur toit souple, 6+6 a
Il fit à ses côtés | asseoir le jeune couple, 6+6 a
Sourit à Daïdha, | pria le jeune époux 6+6 b
120 D’apporter les enfants, | les mit sur ses genoux, 6+6 b
Les baisa sur le front, | les remit à leur mère ; 6+6 a
Comme si leur aspect, | d’une mémoire amère, 6+6 a
Avait de son esprit | remué les douleurs, 6+6 b
De sa paupière blanche | essuya quelques pleurs ; 6+6 b
125 Puis, effaçant bientôt | sur son mâle visage 6+6 a
D’un sourire attendri | ce passager nuage, 6+6 a
Au beau couple, à ses pieds | assis tout interdit, 6+6 b
D’une voix pénétrante | et paternelle il dit : 6+6 b
« Que l’accent du Seigneur | vibre dans mes paroles ! 6+6 a
130 Pauvres adorateurs | de muettes idoles, 6+6 a
Je parlerais en vain, | s’il ne vous parlait pas ! 6+6 b
Mais c’est lui dont le doigt | a dirigé vos pas ; 6+6 b
C’est lui qui dans votre âme | ordonne que je sème 6+6 a
Ce nom qui dans nos cœurs | s’était semé lui-même ! 6+6 a
135 Ce nom qu’a dispersé | parmi les nations 6+6 b
Le vent profanateur | des superstitions ; 6+6 b
Pour qu’une race au moins | sur cette terre infâme 6+6 a
Garde le sceau divin | imprimé sur notre âme, 6+6 a
Ô chers vases vivants | d’innocence et d’amour, 6+6 b
140 Versez ce que je verse | en vous, à votre tour ! 6+6 b
Que je sois le charbon | mourant, qui se consume, 6+6 a
Qu’on jette presque éteint | au bûcher qu’il rallume ! 6+6 a
Beaux enfants de la nuit, | que vos yeux soient ouverts ! 6+6 b
Pour apprendre Dieu même, | apprenez l’univers ! 6+6 b
145 » Loin du ciel qui nous luit, | des déserts où nous sommes, 6+6 a
Il est sous le soleil | une autre race d’hommes, 6+6 a
Qui s’est multipliée | autant que les essaims 6+6 b
Que les ruches du chêne | épanchent de leurs seins. 6+6 b
Dans ces grandes tribus | qui débordent des plaines, 6+6 a
150 La terre disparaît | sous ces vagues humaines ; 6+6 a
Les antres des rochers | autrefois habités 6+6 b
Ne leur suffisent plus ; | mais d’immenses cités, 6+6 b
De grands blocs arrachés | aux montagnes, bâties 6+6 a
Pour les contenir tous, | de terre sont sorties. 6+6 a
155 Le marbre, le granit, | d’éblouissants métaux, 6+6 b
Fondus dans la fournaise | ou taillés aux marteaux, 6+6 b
Que la terre à vos yeux | cache dans ses entrailles, 6+6 a
Couvrent leur ciel de bronze | ou forment leurs murailles. 6+6 a
En contemplant de loin | ces immenses contours, 6+6 b
160 Où montent à l’envi | les dômes et les tours, 6+6 b
On croit voir s’élever | au milieu des campagnes, 6+6 a
De fer, d’argent et d’or | d’éclatantes montagnes. 6+6 a
Comme un large incendie, | en les frappant d’aplomb 6+6 b
Le soleil resplendit | sur cette mer de plomb, 6+6 b
165 Et l’haleine des feux | qui sort des toits sans nombre 6+6 a
Couvre un grand pan du ciel | d’une atmosphère sombre. 6+6 a
Le bruit dans les remparts | ne peut se renfermer : 6+6 b
On entend ces cités | mugir comme une mer, 6+6 b
Et ce bruit formidable | effraye au loin la terre 6+6 a
170 Plus qu’un rugissement | de tigre ou de panthère ! 6+6 a
La respiration | s’arrête en l’écoutant ; 6+6 b
On sent que l’on n’est rien, | devant ce bruit montant, 6+6 b
Qu’un brin d’herbe emporté | dans le mont qui le roule, 6+6 a
Ou qu’un sable des mers | englouti sous la houle ! 6+6 a
175 » Or, ces hommes, enfants ! | pour apaiser leur faim, 6+6 b
N’ont pas assez des fruits | que Dieu mit sous leur main ; 6+6 b
Leur foule insatiable | en un soleil dévore 6+6 a
Plus qu’en mille soleils | les champs n’en font éclore ; 6+6 a
En vain comme des flots | l’horizon écumant 6+6 b
180 Roule à perte de vue | en ondes de froment : 6+6 b
Par un crime envers Dieu | dont frémit la nature, 6+6 a
Ils demandent au sang | une autre nourriture ; 6+6 a
Dans leur cité fangeuse | il coule par ruisseaux ! 6+6 b
Les cadavres y sont | étalés en monceaux. 6+6 b
185 Ils traînent par les pieds, | des fleurs de la prairie, 6+6 a
L’innocente brebis | que leur main a nourrie, 6+6 a
Et, sous l’œil de l’agneau | l’égorgeant sans remord, 6+6 b
Ils savourent ses chairs | et vivent de la mort ! 6+6 b
Aussi le sang tout chaud | dont ruisselle leur bouche 6+6 a
190 Leur rend le goût brutal | et le regard farouche. 6+6 a
De cruels aliments | incessamment repus, 6+6 b
Toute pitié s’efface | en leurs cœurs corrompus, 6+6 b
Et leur œil, qu’au forfait | le forfait habitue, 6+6 a
Aime le sang qui coule | et l’innocent qu’on tue. 6+6 a
195 Ils aiguisent le fer | en pique, en glaive, en dard ; 6+6 b
Du métier de tuer | ils ont fait le grand art : 6+6 b
Le meurtre par milliers | s’appelle une victoire ; 6+6 a
C’est en lettres de sang | que l’on écrit la gloire : 6+6 a
Les géants n’ont qu’un but, | tuer pour asservir ! 6+6 b
200 Le peuple les abhorre, | et meurt pour les servir. 6+6 b
Ils poussent aux combats, | sans colère et sans haines, 6+6 a
Des bandes de vautours | et des meutes humaines, 6+6 a
Qui vont s’entr’égorger | au signal de leurs yeux 6+6 b
Pour savoir quel tyran | les écrase le mieux ! 6+6 b
205 Oh ! si vous aviez vu | ces grands champs de batailles 6+6 a
Couverts de noirs corbeaux | fouillant dans des entrailles, 6+6 a
D’aigles désaltérés | dans de noirs lacs de sang, 6+6 b
D’un peuple tout entier | dans son trépas gisant, 6+6 b
De crânes décharnés | où pend la chevelure, 6+6 a
210 Où le reptile niche, | où la brise murmure, 6+6 a
Et d’ossements blanchis | aux fraîcheurs de la nuit 6+6 b
Qui du sable foulé | sous les pieds ont le bruit ! 6+6 b
Oh ! si vous aviez vu | de grands troupeaux d’hyènes 6+6 a
Emporter en hurlant | ces nations humaines, 6+6 a
215 Et, l’herbe que le vent | déroulait à grand pli 6+6 b
Ondoyer sur les os | d’un peuple enseveli ! 6+6 b
Vous frémiriez d’horreur, | et vous rendriez grâce 6+6 a
D’être enfants du désert | et nés d’une autre race !… » 6+6 a
Les amants frémissaient, | et disaient au vieillard : 6+6 b
220 « Ces peuples de méchants | vivent donc au hasard ? 6+6 b
Les pères décrépits | des tribus insensées 6+6 a
Ont donc dans leur esprit | renversé leurs pensées ? » 6+6 a
— Les pères, reprit-il, | de ces vastes tribus, 6+6 b
Hélas ! depuis longtemps | ne les gouvernent plus : 6+6 b
225 Ce doux pouvoir du sang, | dicté par la nature, 6+6 a
Abdiqua le premier | sa sainte dictature. 6+6 a
Naissant, mourant avec | les générations, 6+6 b
Il ne suffisait plus | au joug des nations ; 6+6 b
Le monde, en vieillissant, | perdit ses lois prospères ; 6+6 a
230 Des enfants aujourd’hui | nul ne connaît les pères ! 6+6 a
Oui, la famille même | a brisé ses liens ; 6+6 b
La brute sait ses fils, | l’homme ignore les siens. 6+6 b
Ainsi pères sans droits, | fils sans reconnaissance, 6+6 a
Tout sentiment humain | a perdu sa puissance ; 6+6 a
235 Des feux sacrés du cœur | le foyer est éteint. 6+6 b
Nul n’a plus pour devoir | que son brutal instinct, 6+6 b
Et dans l’homme affranchi | de toutes ces entraves 6+6 a
Les tyrans sont plus sûrs | de trouver des esclaves. 6+6 a
Ils ordonnent : le fer | suit le geste inhumain ; 6+6 b
240 Rien n’attendrit le cœur, | rien n’arrête la main : 6+6 b
Car, pour soumettre un peuple | au joug d’un maître infâme, 6+6 a
Il faut de l’eau du vice | empoisonner son âme ! 6+6 a
» — Leurs dieux, dit Daïdha, | dorment-ils donc toujours ? 6+6 b
Ou sont-ils, ainsi qu’eux, | insensibles et sourds ? 6+6 b
245 — Leurs dieux ! dit le vieillard, | par d’horribles blasphèmes, 6+6 a
Quelques hommes hardis | se sont faits dieux eux-mêmes ! 6+6 a
De prestiges sacrés | éblouissant les yeux, 6+6 b
L’ignorance et la peur | les reconnaissent dieux. 6+6 b
Pour imposer leur joug | au reste de la terre, 6+6 a
250 Ils cachent leurs secrets | dans la nuit du mystère, 6+6 a
Et, sur l’esprit du peuple | épaississant la nuit, 6+6 b
Voilent le jour à ceux | que leur fourbe séduit ; 6+6 b
Afin de conserver | leur puissance funeste, 6+6 a
Ces dieux, en petit nombre, | aveuglent tout le reste ; 6+6 a
255 Répandant autour d’eux | l’insulte et les affronts, 6+6 b
Au-dessus de la foule | ils élèvent leurs fronts. 6+6 b
Des plus beaux des mortels | leur caste se repeuple. 6+6 a
Si quelque enfant d’élite | est né parmi le peuple, 6+6 a
Ils le font égorger | pour la paix des tyrans, 6+6 b
260 Ou pour se recruter | l’admettent dans leurs rangs ; 6+6 b
Et, fier du nom divin | dont la fourbe le nomme, 6+6 a
Il apprend qu’il est dieu | pour fouler aux pieds l’homme ; 6+6 a
Il immole comme eux | à sa divinité, 6+6 b
Ainsi qu’un vil bétail, | toute l’humanité. 6+6 b
265 Il vit de la sueur | de la race asservie, 6+6 a
Se lave dans le sang | et joue avec la vie ; 6+6 a
Et ce n’est qu’à l’excès | de forfaits odieux 6+6 b
Que l’esclave frissonne | et reconnaît les dieux. 6+6 b
» Ils habitent à part | dans des demeures fortes, 6+6 a
270 Dont aux pas des humains | la mort défend les portes. 6+6 a
Comme l’aigle aux sommets | des monts bâtit ses nids, 6+6 b
Leur palais élevé | sur des rocs aplanis, 6+6 b
Couvrant de ses arceaux | une vaste colline, 6+6 a
Voit d’en haut fourmiller | la cité qu’il domine. 6+6 a
275 Des murs de ce palais | aux immenses contours 6+6 b
Les fondements massifs | sont couronnés de tours. 6+6 b
Du sommet des remparts, | où leurs foudres sommeillent, 6+6 a
L’étincelle à la main | leurs gardes toujours veillent ; 6+6 a
Leur bras tue à distance | et frappe sans toucher 6+6 b
280 Tout homme audacieux | qui tente d’approcher ; 6+6 b
Et des globes de feu | plus prompts que la pensée 6+6 a
Portent la mort partout | où leur œil l’a lancée. 6+6 a
» Ce qu’enferment, enfants ! | ces murs mystérieux, 6+6 b
La parole ne peut | le raconter aux yeux. 6+6 b
285 On y marche sans fin | dans les forêts de marbres, 6+6 a
Dont l’ombre et le murmure | ont la fraîcheur des arbres ; 6+6 a
Les feuillages d’or pur, | taillés par le ciseau, 6+6 b
Frémissent à la brise | et tromperaient l’oiseau ; 6+6 b
Des fleuves tout entiers, | détournés de leur course, 6+6 a
290 Remontent sous la terre | et jaillissent en source ; 6+6 a
De leur pluie écumante, | en gerbes épandus, 6+6 b
Ils arrosent les fleurs | des jardins suspendus ; 6+6 b
Élancés vers le ciel | en colonnes liquides, 6+6 a
Ils se voûtent d’eux-même | en arcades limpides ; 6+6 a
295 Miraculeux palais, | dôme artificiel, 6+6 b
Où l’œil à travers l’eau | voit ondoyer le ciel, 6+6 b
Où l’éclat du soleil, | plus doux pour la paupière, 6+6 a
Des moires de la vague | argente sa lumière, 6+6 a
Et, brisant ses rayons | en mille diamants, 6+6 b
300 Enivre de fraîcheurs | et d’éblouissements. 6+6 b
La nuit, quand des palais | le phare se rallume, 6+6 a
Ces dômes ruisselants | étincellent d’écume ; 6+6 a
Et du jour dans ces eaux | multipliant les jeux, 6+6 b
Ces fleuves enflammés | semblent rouler des feux. 6+6 b
305 « Dans leur palais bâti | de jaspe et de porphyre, 6+6 a
Les élus couronnés | de ce magique empire, 6+6 a
Sous les lois d’un tyran | dont ils forment la cour, 6+6 b
Font trembler leurs sujets | et tremblent à leur tour. 6+6 b
À leurs goûts dépravés | par l’excès monotone, 6+6 a
310 Il n’est plus de plaisir | qu’un crime n’assaisonne. 6+6 a
Tantôt ils font lutter, | dans des combats affreux, 6+6 b
L’homme contre la brute | et les hommes entre eux ; 6+6 b
Aux longs ruisseaux de sang | qui coulent de la veine, 6+6 a
Aux palpitations | des membres sur l’arène, 6+6 a
315 Tendant leur coupe vide | aux mains des échansons, 6+6 b
Leur front du vent des nuits | savoure les frissons, 6+6 b
Et, dans les jeux sanglants | de ces bêtes de proie, 6+6 a
L’accent du désespoir | contraste avec leur joie !» 6+6 a
Vous frémissez sans doute, | et vos cœurs innocents 6+6 b
320 Bondiraient soulevés | d’horreur à mes accents, 6+6 b
Et mes hideux tableaux | souilleraient vos pensées, 6+6 a
Et vous croiriez, enfants ; | mes lèvres insensées, 6+6 a
Si j’achevais de peindre | à vos yeux effrayés 6+6 b
La sentine du crime | où leurs cœurs sont noyés ! 6+6 b
325 Si je vous les montrais, | dans leurs sanglants repaires, 6+6 a
Enviant leurs venins | et leurs dards aux vipères, 6+6 a
Sans fin l’un contre l’autre | ourdir et conspirer, 6+6 b
S’embrasser un moment | pour s’entre-déchirer, 6+6 b
Des sentiments humains | ne nourrir que l’envie, 6+6 a
330 Tuer, tuer toujours | pour défendre leur vie, 6+6 a
Se rompre et se nouer | en sourdes factions, 6+6 b
Se rouler dans les flots | de leurs séditions, 6+6 b
Cacher sous leurs manteaux | des armes toujours prêtes, 6+6 a
Se verser le poison | dans la coupe des fêtes, 6+6 a
335 Et, pour goûter le fruit | de crimes imparfaits, 6+6 b
Puiser dans leurs remords | la soif d’autres forfaits ! 6+6 b
Tant l’homme qui s’est fait | son seul dieu de lui-même 6+6 a
Peut descendre à jamais | sous un poids d’anathème ! » 6+6 a
Et les jeunes époux, | échangeant un regard, 6+6 b
340 Involontairement | s’écartaient du vieillard. 6+6 b
De leur peur, de leur geste, | il aperçut la trace : 6+6 a
« Oui, je suis né, dit-il, | de cette infâme race, 6+6 a
Oui, mes pieds ont trempé | dans ces iniquités ; 6+6 b
Mais j’en ai secoué | la souillure : écoutez. 6+6 b
345 » Dans les murs de Balbek | je reçus la naissance ; 6+6 a
La mère qui donna | le lait à mon enfance, 6+6 a
Captive et détestant | cet odieux séjour, 6+6 b
D’une tribu nomade | avait reçu le jour ; 6+6 b
Les souverains des dieux | se disputaient ses charmes. 6+6 a
350 Mais elle me mêlait | le lait avec les larmes ; 6+6 a
Car au sein des grandeurs | dont s’offensaient ses yeux 6+6 b
Elle se souvenait | des tentes des aïeux, 6+6 b
Elle se souvenait | du saint Dieu de sa terre, 6+6 a
Et son cœur s’abstenait | de tout culte adultère. 6+6 a
355 Quand, suivant de ces lieux | l’abominable loi, 6+6 b
On m’arracha du sein | coulant encor pour moi, 6+6 b
De peur qu’un jour le fils | ne reconnût la mère, 6+6 a
À son cœur déchiré | cette heure fut amère ; 6+6 a
Aux pieds de ses bourreaux | elle alla se jeter, 6+6 b
360 Demandant quelques jours | de plus pour m’allaiter. 6+6 b
Pendant ces jours comptés | par l’avare indulgence, 6+6 a
Cachant son crime saint | à l’œil de la vengeance, 6+6 a
Elle me déchira | de son ongle sanglant, 6+6 b
En pleurant à mes cris, | la peau de mon sein blanc, 6+6 b
365 Et du sang qui coulait | figé de la blessure, 6+6 a
Comme la dent du tigre | imprime sa morsure, 6+6 a
Elle écrivit un nom, | le saint nom de son Dieu ! 6+6 b
Puis avec moins de pleurs | elle me dit adieu, 6+6 b
Espérant à ce signe | une fois reconnaître 6+6 a
370 Dans l’homme enfin grandi | l’enfant qu’elle fit naître ! 6+6 a
» Sans qu’aucun œil comprît | ce signe sur ma peau, 6+6 b
Je grandis confondu | dans le jeune troupeau, 6+6 b
Exerçant du palais | les serviles offices, 6+6 a
Façonné par les dieux | aux sanglants exercices, 6+6 a
375 Instruit par leur exemple | à fouler les humaines, 6+6 b
Allumant dans leurs tours | leurs foudres de mes mains, 6+6 b
Surpassant mes rivaux, | et bientôt dieu moi-même. 6+6 a
Cependant je ne sais | quelle horreur du blasphème, 6+6 a
Soit que ce fût l’effet | de ce nom du Seigneur 6+6 b
380 Que ma mère avait mis | comme un sceau sur mon cœur, 6+6 b
Soit que le sang plus doux | d’une plus sainte race 6+6 a
En moi de ses vertus | eût laissé quelque trace, 6+6 a
Rendait ce ministère | exécrable à mes yeux. 6+6 b
Tout en les adorant, | je haïssais les dieux ; 6+6 b
385 Et disciple chéri, | mais disciple farouche, 6+6 a
Je vomissais du cœur | ce qu’enseignait leur bouche ! 6+6 a
» Un jour qu’atteint du fer | dans un de ces combats 6+6 b
Que les hommes d’en haut | livraient à ceux d’en bas, 6+6 b
Je gisais dans mon sang, | et que l’oiseau de proie 6+6 a
390 Tournoyant sur mon corps | criait déjà de joie ; 6+6 a
Qu’en passant près de moi | des hommes sans pitié 6+6 b
De leurs pieds retournaient | mon corps mort à moitié ; 6+6 b
Une femme parut | sur le champ de batailles. 6+6 a
Oh ! celle qui porta | l’homme dans ses entrailles, 6+6 a
395 Pour savoir si le cœur | bat encor sous sa main 6+6 b
Se détourne toujours, | elle, de son chemin ! 6+6 b
Cette femme semblait | interroger l’haleine 6+6 a
Des cadavres sanglants | épars sur cette plaine ; 6+6 a
Elle écartait du doigt | leur vêtement de fer, 6+6 b
400 Pour ouvrir leur poitrine | et pour la réchauffer. 6+6 b
On eût dit que ses yeux | épiaient avec crainte 6+6 a
Sur le sein de ces morts | quelque fatale empreinte ; 6+6 a
De cadavre en cadavre | enfin elle approcha, 6+6 b
Sur mon pâle visage | à son tour se pencha, 6+6 b
405 Reconnut quelque souffle | encor dans ma narine, 6+6 a
D’une main convulsive | entr’ouvrit ma poitrine, 6+6 a
Et s’y précipitant | en étouffant ses cris : 6+6 b
« Adonaï ! dit-elle ; | oh ! c’est toi ! toi, mon fils ! 6+6 b
» Toi que leur cruauté | ravit à mes tendresses, 6+6 a
410 » Et que la mort, hélas, | rend seule à mes caresses ! » 6+6 a
Je sentais ses baisers, | je percevais sa voix, 6+6 b
Je lui devais la vie | une seconde fois : 6+6 b
Ce souffle palpitant | de l’amour d’une mère 6+6 a
Rappelait de mon front | la chaleur éphémère ; 6+6 a
415 À défaut de la voix, | que je cherchais en vain, 6+6 b
Je répondais du cœur, | du regard, de la main. 6+6 b
Elle étancha mon sang | avec des fils d’écorce, 6+6 a
Et sur ses bras vieillis, | qui retrouvaient leur force, 6+6 a
M’enlevant dans la nuit | à ce champ du trépas, 6+6 b
420 Dans sa demeure obscure | elle traîna mes pas.» 6+6 b
Hélas ! c’était un pauvre | et repoussant asile, 6+6 a
Dans un lointain faubourg, | sentine de la ville, 6+6 a
Où l’esclave, rebut | des royales amours, 6+6 b
Disputait aux pourceaux | l’aliment de ses jours ; 6+6 b
425 Mais ce besoin d’aimer | qu’a toute créature, 6+6 a
Ce réveil de mon âme | à la chaste nature, 6+6 a
Cet amour maternel | et ces baisers pieux, 6+6 b
Me firent préférer | ce toit aux toits des dieux ! 6+6 b
Rapidement guéri | par les soins de ma mère, 6+6 a
430 Détrompé de ces rois | dont le culte est chimère, 6+6 a
Instruit secrètement | du vrai nom du seul Dieu, 6+6 b
Je résolus de vivre | ignoré dans ce lieu, 6+6 b
De nourrir de mes mains, | esclave volontaire, 6+6 a
Les vieux jours d’une femme | en travaillant la terre ; 6+6 a
435 Et, pour rendre le joug | des hommes plus léger, 6+6 b
De le subir moi-même | et de le partager. 6+6 b
Le bruit de mon trépas | couvrait mon imprudence. 6+6 a
Caché sous les habits | d’une vile indigence, 6+6 a
Aux derniers rangs du peuple | à mon tour descendu, 6+6 b
440 Parmi ces vermisseaux | je restai confondu. 6+6 b
J’y vécus de longs jours | de paix et de misères. 6+6 a
Ma mère m’enseignait | à soulager mes frères, 6+6 a
À panser leur blessure, | à porter leur fardeau, 6+6 b
À leur distribuer | l’huile ou la goutte d’eau. 6+6 b
445 Pour ne pas augmenter | ma misérable caste, 6+6 a
Quoique jeune et brûlant, | mon cœur demeura chaste ; 6+6 a
Pour un amour plus saint | je me sevrais d’amour. 6+6 b
Rentré le soir près d’elle | après le poids du jour, 6+6 b
À l’abri des tyrans | oppresseurs de notre âme, 6+6 a
450 Nos prières montaient | de ses lèvres de femme : 6+6 a
Elle me racontait | de moins barbares mœurs, 6+6 b
Comment elle était belle | entre toutes ses sœurs, 6+6 b
Comment vers l’Orient, | aux tentes de ses pères, 6+6 a
Tous les hommes, égaux, | étaient amis et frères ; 6+6 a
455 Comment leur Dieu sans nom, | un, immatériel, 6+6 b
Ne parlait qu’à l’esprit, | n’habitait que le ciel ; 6+6 b
Comment, quoique ici-bas | nommé par des paroles, 6+6 a
Ses rites les plus purs | n’étaient que des symboles ; 6+6 a
Qu’aucun nom ne pouvait | jamais le contenir ; 6+6 b
460 Que c’était l’outrager | que de le définir ; 6+6 b
Que sa justice était | sans foudre et sans colère ; 6+6 a
Et son unique encens | le bien fait pour lui plaire ! 6+6 a
» À ces saints souvenirs | ensemble nous pleurions, 6+6 b
Après des jours meilleurs | tout bas nous soupirions ; 6+6 b
465 Nous disions que ce crime | et cette tyrannie, 6+6 a
Ce règne du mensonge | et de la zizanie 6+6 a
Sans doute sur la terre | était près de finir ; 6+6 b
Que nous verrions bientôt | des temps plus saints venir, 6+6 b
Ou que le Dieu d’en haut, | rassasié d’outrage, 6+6 a
470 Pour le rectifier | briserait son ouvrage ! 6+6 a
Puis, pour hâter des vœux | l’aube des jours meilleurs, 6+6 b
Nous versions devant lui | nos âmes dans nos pleurs ! 6+6 b
Et du fond gémissant | de cette mer de fanges 6+6 a
Deux prières montaient | et consolaient les anges.» 6+6 a
475 Quand ma mère sentit | son heure s’approcher, 6+6 b
Dans le lit de sa tombe | avant de se coucher, 6+6 b
Son geste m’indiqua, | sous sa natte de paille, 6+6 a
Une pierre scellée | au pied de la muraille. 6+6 a
Vers ce trésor secret | son bras nu s’étendit, 6+6 b
480 Puis, d’une voix mourante | et basse, elle me dit : 6+6 b
« Quand je ne serai plus, | soulève cette pierre : 6+6 a
» Le trésor du Seigneur | est là dans la poussière ! 6+6 a
» Quand je fus enlevée | aux champs de nos aïeux, 6+6 b
» De tout ce que leur tente | avait de précieux, 6+6 b
485 » Comme un homme surpris | cache ce qu’il dérobe, 6+6 a
» Je n’emportai, cachés | dans les plis de ma robe, 6+6 a
» Que les feuillets épars | par les anges écrits 6+6 b
» De nos livres sacrés | du père au fils appris, 6+6 b
» Comme une voix natale | aux plages étrangères 6+6 a
490 » Qui m’y reparlerait | des choses de mes pères. » 6+6 a
» Or, les livres, enfants, | sont en effet la voix, 6+6 b
Aux hommes d’aujourd’hui, | des hommes d’autrefois. 6+6 b
Cette voix parle aux yeux | dans les lignes tracées 6+6 a
Où revivent sans corps | d’invisibles pensées ; 6+6 a
495 Où, comme un pied humain | dans le sable s’écrit, 6+6 b
L’esprit voit à jamais | les traces de l’esprit ; 6+6 b
Don des anges amis, | invention féconde 6+6 a
Qui rend l’âme mortelle | immortelle en ce monde, 6+6 a
Et par qui, des deux bords | du temps, converseront 6+6 b
500 Ceux qui furent un jour | avec ceux qui seront ! 6+6 b
« Prends ce livre divin, | continua ma mère : 6+6 a
» C’est l’âme de mon âme | et l’esprit de mon père ; 6+6 a
» À la main d’un mortel | c’est Dieu qui l’a dicté, 6+6 b
» C’est le germe enfoui | de toute vérité ! 6+6 b
505 » C’est le froment du ciel, | c’est la semence vraie 6+6 a
» Dont les épis un jour | étoufferont l’ivraie, 6+6 a
» Afin que, sous le ciel, | l’héritage de Dieu 6+6 b
» Traverse tous les temps | et s’étende en tout lieu ! 6+6 b
» Dérobe ce trésor | aux tyrans de la terre. 6+6 a
510 » Honte ! la vérité | doit rester un mystère ! 6+6 a
» Car du monde usurpé | l’infâme souverain, 6+6 b
» Avant qu’il fût semé, | foulerait le bon grain. » 6+6 b
Elle dit, et, fuyant | de ses membres d’argile, 6+6 a
Son âme s’envola | vers son céleste asile. 6+6 a
515 Les ailes de la mort | la ravirent aux cieux ; 6+6 b
Je la revis du cœur | en la perdant des yeux. 6+6 b
» Quand dans la paix des morts | je l’eus ensevelie, 6+6 a
Sous la pierre ma main | prit le livre de vie. 6+6 a
Je lus : il me semblait | que des milliers de voix 6+6 b
520 Qui sortaient du passé | me parlaient à la fois, 6+6 b
Que mille vérités | m’échauffaient la paupière, 6+6 a
Et qu’un jour tout nouveau | me baignait de lumière. 6+6 a
Chaque parole était | un éblouissement ; 6+6 b
Moins d’étoiles la nuit | sortent du firmament ; 6+6 b
525 Ce livre racontait | comment toutes les choses 6+6 a
D’une parole unique | en ordre étaient écloses, 6+6 a
La naissance de l’homme | et l’histoire des jours 6+6 b
Qui du jour éternel | jusqu’au nôtre ont leur cours. 6+6 b
Il chantait, il pleurait, | sa tristesse était tendre ; 6+6 a
530 À ses sanglots parlés | le cœur se sentait fendre. 6+6 a
Plus souvent comme un maître | il parlait à l’esprit ; 6+6 b
Et chaque mot profond | au fond de l’âme écrit 6+6 b
Était plus plein de sens | que l’homme à tête blanche 6+6 a
Dont la sagesse antique | en paroles s’épanche. 6+6 a
535 Tout précepte était bon, | toute ligne était loi, 6+6 b
Et l’on sentait son cœur | qui l’approuvait en soi. 6+6 b
» Or, pour les consoler | dans leurs dures misères, 6+6 a
Je lisais quelquefois | dans ce livre à mes frères, 6+6 a
Et nous nous entourions | de mystère et de nuit, 6+6 b
540 De peur qu’à nos tyrans | l’air n’en portât le bruit. 6+6 b
Nous apprenions ensemble | à servir, à connaître 6+6 a
Au delà de nos dieux | le seul Dieu, le seul maître ; 6+6 a
Un de nos fers tombait | à chaque vérité, 6+6 b
Et nos soupirs du moins | montaient en liberté. 6+6 b
545 Ravis en écoutant | la divine lecture, 6+6 a
Leurs fronts se relevaient | de la terre à mesure, 6+6 a
D’un regard moins servile | ils regardaient leurs dieux, 6+6 b
Ils sentaient qu’ils avaient | un vengeur dans les cieux ; 6+6 b
Et quelques mots déjà | qu’ils ne pouvaient comprendre 6+6 a
550 Couvaient dans les esprits | comme un feu sous la cendre. 6+6 a
» Ces symptômes troublaient | nos tyrans, effrayés 6+6 b
De voir ces vermisseaux | se dresser sous leurs pieds. 6+6 b
Ils cherchèrent longtemps | quelle sourde espérance 6+6 a
À leurs regards plus fiers | donnait cette assurance : 6+6 a
555 Ils surent qu’il soufflait | un vent séditieux 6+6 b
Qui nous enflait le cœur | et dessillait nos yeux, 6+6 b
Qu’un livre sur leur tête | assemblait ces orages ; 6+6 a
Ils jurèrent, jaloux, | d’en déchirer les pages, 6+6 a
Et de persécuter | par le fer et le feu 6+6 b
560 Dans le cœur des mortels | tout nom d’un autre Dieu. 6+6 b
Tous ceux qu’ils soupçonnaient | de connaître le livre 6+6 a
Subirent les tourments | et cessèrent de vivre ; 6+6 a
Sous le tranchant du fer | nul ne le confessa ; 6+6 b
De mourir pour son âme | aucun ne se lassa. 6+6 b
565 Mais, craignant que le nom | en qui le monde espère 6+6 a
Ne mourût à jamais | avec nous sur la terre, 6+6 a
Je m’enfuis en secret | de l’infâme cité, 6+6 b
Emportant sur mon cœur | la voix de vérité ; 6+6 b
Je lassai les bourreaux | qui poursuivaient ma trace ; 6+6 a
570 Dieu m’ouvrit cet asile, | et je lui rendis grâce ! 6+6 a
» Avec le livre saint | j’habitai dans la nuit ; 6+6 b
Mais qu’est-ce qu’un flambeau, | mes enfants, s’il ne luit ? 6+6 b
Que me servait de vivre | éclairé de ma flamme, 6+6 a
Si mes frères mouraient | dans la nuit de leur âme ; 6+6 a
575 Si le nom du Très-Haut, | éteint sur l’univers, 6+6 b
Laissait le crime au trône | et l’esclave à ses fers ? 6+6 b
Je voulus conserver | après moi dans le monde 6+6 a
De ce livre divin | la semence féconde ; 6+6 a
À mes frères souffrants | je voulus quelquefois 6+6 b
580 Jeter de grands accents | de l’immortelle voix, 6+6 b
Afin que dans leurs cœurs | un cri sourd d’espérance 6+6 a
Leur annonçât de loin | des jours de délivrance. 6+6 a
» Dès mon enfance instruit | des arts mystérieux 6+6 b
Qu’on enseigne dans l’ombre | aux successeurs des dieux, 6+6 b
585 Sachant peindre les sons | et graver les paroles, 6+6 a
Écrire pour les yeux | les choses en symboles, 6+6 a
Découvrir le métal, | le tailler au ciseau, 6+6 b
Apprivoiser la brute | et fasciner l’oiseau, 6+6 b
Par tous ces arts secrets | dont j’avais l’habitude 6+6 a
590 Je voulus consacrer | ma longue solitude : 6+6 a
J’aiguisai les poinçons, | je forgeai les marteaux, 6+6 b
J’amincis sous leurs coups | les lames des métaux. 6+6 b
Comme sur une écorce | on grave avec l’épine, 6+6 a
J’y sculptai sur l’acier | la parole divine. 6+6 a
595 Le livre tout entier, | copié par ma main, 6+6 b
Passa, multiplié, | dans mes pages d’airain. 6+6 b
Mille fois je refis | et refais mon ouvrage ; 6+6 a
Dès que ma main pieuse | en achève une page, 6+6 a
L’aigle prend dans son bec | la lame de métal : 6+6 b
600 Dirigé par mon doigt | au ciel oriental, 6+6 b
De son aile puissante | il traverse l’espace ; 6+6 a
La cime du Liban | derrière lui s’efface ; 6+6 a
Attiré par l’éclat | des dômes habités, 6+6 b
Il plane dans les airs | sur les grandes cités ; 6+6 b
605 Il écoute mugir | ce grand volcan des âmes, 6+6 a
Comme du haut du cap | nous entendons les lames ; 6+6 a
Il y laisse tomber | de son bec entr’ouvert 6+6 b
Le morceau de métal | de symboles couvert, 6+6 b
De ce livre sacré | mystérieuse page, 6+6 a
610 Qui semble de Dieu même | un céleste message, 6+6 a
Et qui, selon qu’il tombe | en des bords différents, 6+6 b
Fait espérer l’esclave | et trembler les tyrans. 6+6 b
Ainsi la vérité, | que par lambeaux je sème, 6+6 a
Dans la corruption | germera d’elle-même ; 6+6 a
615 Et si je dois mourir | inconnu dans ce lieu, 6+6 b
J’aurai derrière moi | laissé ce nom de Dieu !… » 6+6 b
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Les amants confondus | écoutaient ces merveilles. 6+6 a
Tout un monde nouveau | vibrait dans leurs oreilles ; 6+6 a
N’osant interroger, | leur timide regard 6+6 b
620 Passait du livre à l’aigle | et de l’aigle au vieillard. 6+6 b
L’image du grand Dieu | qui faisait ces miracles 6+6 a
Préparait en secret | leur âme à ses oracles. 6+6 a
Daïdha, rougissant | de ses vils dieux de bois, 6+6 b
Sous ses cheveux épars | les cachait dans ses doigts ; 6+6 b
625 Et Cédar retrouvait | aussi Dieu dans son âme, 6+6 a
Comme un feu dont un vent | ranimerait la flamme ! 6+6 a
Ils brûlaient tous les deux | d’entendre les accents 6+6 b
De cette voix sans bouche | invisible à leurs sens, 6+6 b
De ce livre divin | où le saint solitaire 6+6 a
630 Lisait les grands secrets | du ciel et de la terre. 6+6 a
Le vieillard le tenait | fermé sur ses genoux ; 6+6 b
Il comprit dans leurs yeux | le désir des époux ; 6+6 b
Il le leur fit baiser | des yeux et de la bouche, 6+6 a
Comme, quand on révère, | on baise ce qu’on touche ; 6+6 a
635 Et l’ouvrant de sa droite | il y lut au hasard, 6+6 b
Ici, là, page à page, | où tombait son regard ; 6+6 b
Et sa voix, en lisant, | plus grave et plus sonore, 6+6 a
D’un ton surnaturel | s’accentuait encore : 6+6 a
On eût dit qu’une voix | de l’orgue du saint lieu 6+6 b
640 Résonnait ici-bas | des paroles de Dieu ! 6+6 b
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