Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
LAM_9/LAM156
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
SIXIÈME VISION
────
Ainsi ces deux époux, seuls, possesseurs d’un monde, 6+6 a
Suivaient jour après jour leur route vagabonde, 6+6 a
Avaient devant leurs pas l’univers tout entier, 6+6 b
Et, sans but que l’amour, s’y traçaient leur sentier. 6+6 b
5 Ils semblaient seulement dans leur marche pressée 6+6 a
De leurs premiers tyrans vouloir fuir la pensée, 6+6 a
Et, cherchant par instinct les plus tièdes climats, 6+6 b
Aux mers où meurt le jour ils dirigeaient leurs pas. 6+6 b
Ils pensaient qu’en marchant plus loin, plus loin encore, 6+6 a
10 Ils verraient mille fruits sous leurs désirs éclore, 6+6 a
Que les plus doux parfums qui soufflent sous les cieux 6+6 b
Y donnaient à l’air même un goût délicieux, 6+6 b
Que les rocs ruisselaient du nectar des abeilles, 6+6 a
Et qu’un oiseau céleste y charmait les oreilles. 6+6 a
15 « Nous nous arrêterons, se disaient-ils entre eux, 6+6 b
Aux lieux où le bonheur est le plus savoureux, 6+6 b
Aux bords où l’oiseau bleu va reposer ses ailes ; 6+6 a
Nous apprivoiserons les petits des gazelles, 6+6 a
Pour jouer sur la feuille avec nos deux jumeaux ; 6+6 b
20 Nous irons dérober les œufs sous les rameaux ; 6+6 b
Nous aurons pour demeure une grotte de marbre 6+6 a
Fermée aux eaux du ciel, ou le tronc creux de l’arbre 6+6 a
Dont les vastes rameaux sur son flanc repliés 6+6 b
Des cheveux de la tête enveloppent les piés ; 6+6 b
25 Nous serons bons à tous, et, pour que l’on nous aime, 6+6 a
Nous ferons alliance avec les lions même, 6+6 a
Avec l’oiseau du ciel et l’insecte des champs : 6+6 b
Mais avec l’homme, oh non ! les hommes sont méchants ! 6+6 b
À ces tableaux riants qu’ils coloraient d’avance, 6+6 a
30 Leur pas léger, semblable au vol de l’espérance, 6+6 a
Quoique lassé du jour, les portait en avant ; 6+6 b
Cependant dans leur fuite ils s’arrêtaient souvent. 6+6 b
Tantôt les durs cailloux, ou d’épineuses plantes, 6+6 a
Des pieds de Daïdha faisaient saigner les plantes ; 6+6 a
35 Au cou de son amant elle nouait ses bras, 6+6 b
Et Cédar la portait sans ralentir le pas. 6+6 b
Ses fils sur une épaule et sur l’autre la mère, 6+6 a
Portant tout son bonheur, charge douce et légère, 6+6 a
Pressé de ces trois cœurs dont il était l’appui, 6+6 b
40 Il croyait emporter l’univers avec lui ! 6+6 b
Et Daïdha, soufflant à son front des caresses, 6+6 a
Essuyait la sueur avec ses molles tresses ! 6+6 a
Tantôt un roc pendant sur un ravin profond, 6+6 b
Se dressant comme un mur, avec un gouffre au fond, 6+6 b
45 Entr’ouvert sous leurs pieds, s’opposait à leur marche : 6+6 a
Si des arbres couchés n’y jetaient pas une arche, 6+6 a
Cédar laissait la mère et ses fils sur le bord, 6+6 b
Pour sonder le passage y descendait d’abord, 6+6 b
Puis, s’assurant l’orteil sur d’étroits interstices, 6+6 a
50 Levait vers eux les bras du fond des précipices ; 6+6 a
Des mains que Daïdha de plus haut lui tendait, 6+6 b
Recevait dans ses mains l’enfant, qu’il descendait, 6+6 b
Le couchait dans les fleurs, remontait pour son frère, 6+6 a
Prêtait comme un degré son épaule à la mère ; 6+6 a
55 Puis au fond du ravin tous les deux descendus, 6+6 b
Au mur de l’autre bord par les mains suspendus, 6+6 b
Et formant de leurs bras une mobile échelle, 6+6 a
Il élevait en haut l’enfant qu’il prenait d’elle. 6+6 a
Si des monts quelquefois le fleuve ou le torrent 6+6 b
60 Opposait à leurs pas son rapide courant, 6+6 b
Cédar, qui le premier le passait à la nage, 6+6 a
Déroulait en nageant la liane sauvage, 6+6 a
La tirait des deux mains, et comme un câble fort 6+6 b
La nouait par le bout au tronc de l’autre bord : 6+6 b
65 Sur les flots écumants la liane tendue 6+6 a
Prêtait à Daïdha sa corde suspendue. 6+6 a
Retournant sur ses pas, un enfant dans la main, 6+6 b
Cédar, de nœuds en nœuds, lui traçait le chemin ; 6+6 b
Elle suivait, portant sur sa tête élevée 6+6 a
70 Sa blanche enfant tremblante et d’écume lavée ; 6+6 a
Et, comme sur le sable un vol de blancs oiseaux 6+6 b
Qui font sécher leur aile, ils s’essuyaient des eaux. 6+6 b
Un soir qu’ils reposaient au fond des solitudes, 6+6 a
Leurs membres succombant à tant de lassitudes, 6+6 a
75 Cédar, que son amour éveillait à tout bruit, 6+6 b
Entendit comme un souffle et des pas dans la nuit. 6+6 b
Soulevé sur le coude, immobile, il écoute : 6+6 a
Ces pas de leur abri semblent chercher la route. 6+6 a
Un souffle haletant, qui paraît s’approcher, 6+6 b
80 Fait frissonner d’horreur tous les poils de sa chair ; 6+6 b
Il croit qu’un lionceau que le désert affame 6+6 a
Vient dévorer ses fils sur le sein de sa femme, 6+6 a
Il crie : un hurlement lugubre lui répond ; 6+6 b
L’animal à ses pieds s’élance d’un seul bond : 6+6 b
85 La feuille était épaisse et la nuit était sombre ; 6+6 a
Il voit contre ses flancs se lever comme une ombre. 6+6 a
Il s’élance au-devant de ce lion dressé, 6+6 b
Entre ses bras de fer le reçoit enlacé ; 6+6 b
Sans que son cœur défaille, il sent sur sa poitrine 6+6 a
90 L’ivoire de ses dents, le vent de sa narine ; 6+6 a
Dans la gueule béante il plonge pour chercher 6+6 b
La langue qui voulait tout son sang à lécher. 6+6 b
L’animal étouffé tombe, et ne fait entendre 6+6 a
Qu’un dernier hurlement mélancolique et tendre, 6+6 a
95 Et Daïdha, veillant sur le couple qui dort, 6+6 b
Sentit son cœur troublé par cet accent de mort. 6+6 b
Sur les bras de Cédar, en cherchant les morsures, 6+6 a
Sa main ne trempa pas dans le sang des blessures ; 6+6 a
Le lion qu’à ses pieds Cédar avait couché, 6+6 b
100 Au lieu de le broyer, semblait l’avoir léché. 6+6 b
Le sommeil referma leur pesante paupière. 6+6 a
Quand elle se rouvrit enfin à la lumière, 6+6 a
Cherchant leur ennemi mort sous leur pied vainqueur, 6+6 b
À sa vue, un seul cri s’échappa de leur cœur ; 6+6 b
105 Les amants consternés, mornes, se regardèrent 6+6 a
Et d’attendrissement leurs regards s’inondèrent : 6+6 a
Ce lion dont la langue avait soif de leur sang, 6+6 b
Des troupeaux de Cédar c’était le chien gisant ! 6+6 b
De sa captivité compagnon volontaire, 6+6 a
110 Le seul ami longtemps qui l’aima sur la terre ! 6+6 a
Que Daïdha flattait, qui léchait les jumeaux !… 6+6 b
Quand il eut vu son maître englouti dans les eaux, 6+6 b
Pour retrouver son corps longtemps suivant la rive, 6+6 a
Mais bientôt devancé par l’onde fugitive, 6+6 a
115 Hurlant de désespoir, il avait descendu 6+6 b
Le large cours des eaux vers son maître perdu, 6+6 b
Jusqu’au sable où la mer déferle sur la plage ; 6+6 a
Il avait traversé l’embouchure à la nage ; 6+6 a
Et, retrouvant enfin sur le limon foulé 6+6 b
120 Un pied d’homme récent dans le sable moulé, 6+6 b
Il avait pris sa course, en quêtant place à place ; 6+6 a
Et perdant, retrouvant cent fois la même trace, 6+6 a
Sans flairer en passant les pieds de la tribu, 6+6 b
Aux eaux qu’il traversait sans avoir même bu, 6+6 b
125 Il était accouru, prompt à le reconnaître, 6+6 a
Mourir, pour son amour, de la main de son maître ! 6+6 a
Que le pauvre Cédar eût donné de son sang 6+6 b
Pour le ressusciter sous son souffle impuissant ! 6+6 b
Quel flot amer coula de leur œil taciturne ! 6+6 a
130 Que Daïdha maudit la méprise nocturne ! 6+6 a
Cherchant à ranimer en vain les membres froids, 6+6 b
Sur les longs poils combien ils passèrent leurs doigts ! 6+6 b
Notre cœur souffre tant de perdre qui nous aime ! 6+6 a
Mais le punir d’aimer ! mais le tuer soi-même ! 6+6 a
135 Pour le cœur des mortels l’amour est un tel bien, 6+6 b
Qu’il ne peut sans saigner perdre celui d’un chien ! 6+6 b
Ils creusèrent sa tombe au pied d’un sycomore ; 6+6 a
Leurs yeux en le quittant s’y détournaient encore. 6+6 a
D’un nom cher et funèbre ils nommèrent ce lieu, 6+6 b
140 Et ce jour fut pour eux morne comme un adieu ! 6+6 b
Déjà douze soleils avaient doré les nues, 6+6 a
Depuis qu’ils avançaient aux plages inconnues ; 6+6 a
Ils étaient descendus sur les bords de la mer ; 6+6 b
Ils avaient de ses flots goûté le sel amer, 6+6 b
145 Et, perdant leurs regards sur ce grand désert d’onde, 6+6 a
Pris ce fleuve sans bord pour la rive du monde. 6+6 a
Ils suivaient ce rivage aux gracieux contours 6+6 b
Où Tyr mille ans après se couronna de tours ; 6+6 b
Les vagues se jouaient sur son cap solitaire, 6+6 a
150 Comme avant la moisson de blancs agneaux sur l’aire ; 6+6 a
Les deux amants foulaient, ignorants, sous leurs piés, 6+6 b
Ces germes de cités plus tard multipliés, 6+6 b
Sans se douter qu’un jour des peuples innombrables 6+6 a
Devaient au doigt de Dieu se lever de ces sables ! 6+6 a
155 Leurs regards fascinés suivaient cette eau sans fin ; 6+6 b
Ils aimaient à marcher sur l’or du sable fin, 6+6 b
Que de longs flots ridés des brises de l’aurore 6+6 a
Pour leurs pieds fatigués amollissaient encore ! 6+6 a
Ces palpitations de la mer dans son lit, 6+6 b
160 Ce mouvement sans fin d’un élément qui vit, 6+6 b
Ces grands gémissements accentuant ces plages, 6+6 a
Des bords peints dans les eaux les flottantes images, 6+6 a
Ces mystères du fond que l’œil peut traverser, 6+6 b
Avec leurs sens ravis tout semblait converser ; 6+6 b
165 Et, leur cœur plein du bruit qu’écoutait leur oreille, 6+6 a
Ils marchaient, sur ces bords, de merveille en merveille. 6+6 a
Les bonds désordonnés de l’abîme mouvant, 6+6 b
Les grands chocs de la mer sous les fougues du vent, 6+6 b
Entre le velours d’herbe et les vagues limpides, 6+6 a
170 N’étendaient pas encor des lisières arides ; 6+6 a
Mais la vague endormie et le feuillage épais 6+6 b
Se touchaient sur la grève et se baisaient en paix. 6+6 b
L’arbre trempait ses pieds dans l’écume des plages, 6+6 a
Et les flots attiédis s’obscurcissaient d’ombrages. 6+6 a
175 Le couple voyageur savourait à la fois 6+6 b
Les doubles voluptés des ombres et des bois. 6+6 b
Déjà, comme une tour que son sommet écrase, 6+6 a
Le Carmel devant eux s’affaissait sur sa base. 6+6 a
Dans le sein de la mer dont il brunit l’azur 6+6 b
180 Son cap retentissant s’avançait comme un mur ; 6+6 b
La rame impatiente, y brisant en fumées 6+6 a
Ses écumes sans fin par les brises semées, 6+6 a
Comme un vase qui bout, de ses bouillonnements 6+6 b
Couvrait et découvrait les rochers écumants ; 6+6 b
185 Un aigle y tournoyait dans l’éternel orage, 6+6 a
Et son aile en passant ombrageait leur visage. 6+6 a
La barrière semblait impossible à franchir : 6+6 b
À travers ces écueils, qu’ils regardaient blanchir, 6+6 b
Il fallait ou passer, ou tourner la montagne ; 6+6 a
190 Mais elle s’étendait si loin dans la campagne, 6+6 a
Que sa ligne d’azur, interceptant les cieux, 6+6 b
Leur opposait partout le même obstacle aux yeux. 6+6 b
Les jeunes fugitifs, pour tenter ce passage 6+6 a
Sans exposer leurs fils aux dangers de la plage ; 6+6 a
195 Voulurent dans ses flots d’abord seuls s’avancer. 6+6 b
Dans le cœur d’un palmier qui semblait les bercer, 6+6 b
Ils couchèrent bien haut la sœur avec le frère, 6+6 a
De peur que le chacal ne les flairât sur terre. 6+6 a
En inclinant vers eux le jeune arbre pliant, 6+6 b
200 Ils baisèrent deux fois le couple souriant ; 6+6 b
Puis, laissant échapper de leurs mains le tronc souple, 6+6 a
Sa cime dans les airs abrita le beau couple. 6+6 a
Cédar et Daïdha s’avancèrent alors 6+6 b
Sur l’humide corniche entre l’onde et ses bords ; 6+6 b
205 Tantôt posant à sec leurs pieds nus sur la grève, 6+6 a
Tantôt dans les torrents que la vague soulève, 6+6 a
D’un tourbillon d’écume ensemble enveloppés, 6+6 b
Repoussant de la mer les bonds entrecoupés. 6+6 b
Cédar, se suspendant aux rocs de la montagne, 6+6 a
210 Pressait de l’autre main les flancs de sa compagne, 6+6 a
De peur que du rocher le flot redescendant 6+6 b
N’emportât son amour dans l’abîme grondant. 6+6 b
La vague par moments, comme une blanche toile 6+6 a
Se déroulant sur eux, les couvrait de son voile, 6+6 a
215 Puis, déchirant aux rocs le vert tissu des eaux, 6+6 b
Sur leur corps ruisselant retombait en lambeaux. 6+6 b
Pour avancer d’un pas sur la grève inégale, 6+6 a
Leurs yeux d’un flot à l’autre épiaient l’intervalle : 6+6 a
Leur mort ou leur salut dépendait d’un clin d’œil ; 6+6 b
220 Enfin de gouffre en gouffre et d’écueil en écueil, 6+6 b
Tantôt touchant le fond et tantôt à la nage, 6+6 a
Ils doublèrent le cap, et virent l’autre plage, 6+6 a
Qui déroulait au loin sur le flot attiédi 6+6 b
Sa verdure bronzée aux rayons du midi. 6+6 b
225 À je ne sais quel dieu dans leur cœur rendant grâce, 6+6 a
Les deux amants ravis revinrent sur leur trace ; 6+6 a
Et Cédar, arrivant à peine le premier, 6+6 b
Pour prendre les enfants inclina le palmier. 6+6 b
Déjà, se grandissant vers eux d’une coudée, 6+6 a
230 Daïdha de baisers les couvrait en idée, 6+6 a
Et, sur l’orteil dressée et les deux bras tendus, 6+6 b
Attendait qu’à son sein Cédar les eût rendus, 6+6 b
Quand, au niveau de l’œil abaissant le tronc d’arbre, 6+6 a
Tout leur sang devint glace et leur front devint marbre : 6+6 a
235 Dans le cœur du palmier les enfants n’étaient plus !… 6+6 b
Alors l’air se remplit de leurs cris éperdus ! 6+6 b
Dans la confusion de leurs mille pensées, 6+6 a
Portant partout leurs pas et leurs mains insensées, 6+6 a
Ils allaient d’arbre en arbre ; à la cime des troncs 6+6 b
240 Comme des oiseleurs ils plongeaient leurs deux fronts, 6+6 b
Espérant que leurs yeux se trompaient de feuillage, 6+6 a
Et que de leur palmier un autre était l’image, 6+6 a
Quand un cri de détresse entendu dans les cieux 6+6 b
Vers la crête du roc leur fit lever les yeux. 6+6 b
245 L’aigle qu’ils avaient vu tournoyer sur l’abîme, 6+6 a
Fendant maintenant l’air d’un vol calme et sublime, 6+6 a
Ses larges ailerons tendus d’un vol dormant, 6+6 b
Leur cachait de son ombre un peu du firmament, 6+6 b
Et, comme le ballon emporte la nacelle, 6+6 a
250 Tenant en équilibre un fardeau sous son aile, 6+6 a
Il nageait en pressant des ongles triomphants 6+6 b
Vers son aire emporté le dernier des enfants. 6+6 b
De peur qu’un cri d’effroi ne fît ouvrir sa serre 6+6 a
Et ne précipitât l’enfant broyé sur terre, 6+6 a
255 Daïdha, retenant son cri sourd dans son cœur, 6+6 b
À Cédar, de son doigt, montrait l’oiseau vainqueur. 6+6 b
Ils le virent nager vers l’immense ouverture 6+6 a
D’un antre qui du cap couronnait la ceinture, 6+6 a
Et, sans même plier ses ailes pour entrer, 6+6 b
260 Avec son cher fardeau dans l’ombre s’engouffrer. 6+6 b
Vers l’antre au même instant un cri porta leur âme. 6+6 a
Comme en un incendie on voit la jeune femme 6+6 a
Avant d’ouvrir la bouche ou même de penser, 6+6 b
Dans sa demeure en feu rapide s’élancer, 6+6 b
265 Saisir le fer brûlant où le plomb fondu coule, 6+6 a
Gravir l’échelle en feu qui sous ses pieds s’écroule, 6+6 a
Et jusqu’au toit fumant, d’où l’homme même a fui, 6+6 b
Retrouver son enfant ou périr avec lui : 6+6 b
Telle, avant que son cœur réfléchisse et balance, 6+6 a
270 Sur les pas de Cédar sa compagne s’élance. 6+6 a
Le cap oppose en vain sa pente à leur élan, 6+6 b
Leurs pieds sûrs défîraient le chamois et l’élan ; 6+6 b
On dirait que leur cœur vers le ciel les soulève ; 6+6 a
De corniche en corniche ils passent comme un rêve ; 6+6 a
275 Leur bouche ne prend pas le temps de respirer, 6+6 b
À peine sentent-ils leurs mains se déchirer : 6+6 b
Leur œil, sur qui l’amour jette un voile sublime, 6+6 a
Ne voit pas sous leurs pas s’approfondir l’abîme ; 6+6 a
Aux plantes par les mains suspendus quelquefois, 6+6 b
280 Et cherchant un appui du pied sur les parois, 6+6 b
Aux coups du vent des mers qui sur le cap se brise, 6+6 a
Ils flottent balancés comme l’herbe à la brise. 6+6 a
Mais au-dessus des rocs qu’ils franchissent enfin, 6+6 b
La pente s’adoucit ; un sol à gazon fin 6+6 b
285 Entre un rempart et l’autre à leurs pieds se déroule ; 6+6 a
En ruisseaux serpentants un filet d’onde y coule ; 6+6 a
Au-dessus du glacis d’où tombent ces ruisseaux, 6+6 b
Une large caverne élève ses arceaux. 6+6 b
Ils courent haletants, ils entrent sous la roche ; 6+6 a
290 Un aigle colossal s’envole à leur approche, 6+6 a
Et du vent de son aile à demi renversés, 6+6 b
Les précipite à terre éblouis, terrassés. 6+6 b
Mais le cœur maternel, tremblant pour ce qu’il aime, 6+6 a
Combattrait dans la nue avec la foudre même. 6+6 a
295 Entrés dans la caverne, ils regardent au fond : 6+6 b
Un grand cri leur échappe, un autre leur répond ; 6+6 b
Daïdha, fléchissant sous sa joie imprévue, 6+6 a
Revoit ses deux enfants, et recule à leur vue ! 6+6 a
Devant ces fils cherchés à travers le trépas, 6+6 b
300 Quelle puissante main arrêtait donc leurs pas ? 6+6 b
Qui donc clouait leur âme et leurs pieds à l’entrée ? 6+6 a
Pourquoi leur voix en eux était-elle rentrée ? 6+6 a
Qui les faisait ainsi balancer ?… Un regard. 6+6 b
Au fond de la caverne, un homme… un beau vieillard 6+6 b
305 Tenait dans ses genoux, comme une tendre mère, 6+6 a
Les deux jumeaux portés par l’aigle dans son aire ; 6+6 a
À leurs lèvres de rose il faisait ruisseler 6+6 b
L’ambre des pommes d’or qu’il venait de peler ; 6+6 b
Les deux enfants suçaient la goutte qui s’épanche, 6+6 a
310 En écartant des mains sa chevelure blanche ; 6+6 a
Et déjà la saveur, la voix douce et les ris, 6+6 b
De l’effroi sur leur bouche avait calmé les cris. 6+6 b
Ce vieillard n’avait pas l’aspect rude et sauvage 6+6 a
Des hommes dont Cédar avait vu le visage, 6+6 a
315 Ce front bas comprimé par un brutal instinct, 6+6 b
Cet œil dardant la flamme ou par la ruse éteint. 6+6 b
L’arche de son beau front, en ovale élancée, 6+6 a
Semblait se soulever pour porter la pensée. 6+6 a
L’âge avait élargi l’orbite de ses yeux, 6+6 b
320 La lumière en coulait comme une aube des cieux ; 6+6 b
De son regard pensif l’égale et pure flamme 6+6 a
Dans un charbon brûlant ne dardait pas son âme ; 6+6 a
Mais la réflexion le tempérait un peu, 6+6 b
Comme une main qu’on met entre l’œil et le feu. 6+6 b
325 Ses lèvres, qu’entr’ouvrait le vent de son haleine, 6+6 a
Sur l’ivoire des dents se recourbaient à peine ; 6+6 a
D’un pli tendre et rêveur la molle inflexion 6+6 b
Adoucissait à l’œil la mâle expression : 6+6 b
On sentait que l’orgueil ni l’injure farouche 6+6 a
330 N’avaient jamais froissé les plis de cette bouche, 6+6 a
Mais que cet air serein, par son souffle exhalé, 6+6 b
Avait entr’ouvert l’âme avant qu’il eût parlé. 6+6 b
Sa peau se nuançait des teintes des lis pâles. 6+6 a
L’intelligence auguste animait ses traits mâles. 6+6 a
335 Comme en forgeant l’outil la meule et les marteaux 6+6 b
Pour une œuvre plus haute aiguisent les métaux, 6+6 b
On lisait sur ses traits sillonnés de pensées 6+6 a
Les traces qu’en passant elles avaient laissées : 6+6 a
Dans leurs inflexions le temps avait écrit 6+6 b
340 L’effort mystérieux du travail de l’esprit ; 6+6 b
L’âme en mille reflets y répandait son ombre. 6+6 a
Les époux, dont les jours étaient en petit nombre, 6+6 a
Qui n’avaient qu’une idée et qu’une passion, 6+6 b
En contemplaient, surpris, la sainte expression, 6+6 b
345 Et sur ce front pensif cette multiple empreinte 6+6 a
Les frappait de respect, d’étonnement, de crainte. 6+6 a
En voyant du vieillard le teint se nuancer, 6+6 b
Sa bouche réfléchir et son sourcil penser, 6+6 b
Sous l’éclair de ses yeux qu’un autre éclair efface, 6+6 a
350 Ils croyaient voir passer mille esprits sous sa face ; 6+6 a
Et craignant l’invisible, et n’osant approcher, 6+6 b
Ils demeuraient assis sur le banc de rocher. 6+6 b
Dans le pan d’un manteau d’une riche teinture, 6+6 a
Dont les lambeaux de pourpre entouraient sa ceinture, 6+6 a
355 Il couvrait les jumeaux jouant sur ses genoux ; 6+6 b
Il jetait sur le couple un regard triste et doux ; 6+6 b
Et les voyant, frappés de crainte et de silence, 6+6 a
L’un à l’autre appuyés se tenir à distance : 6+6 a
« Pauvres enfants ! dit-il, venez, voyez, touchez ! 6+6 b
360 Charmante fille d’Ève, et vous, homme, approchez ! 6+6 b
Sont-ce là vos petits ? que l’aigle les remporte ! » 6+6 a
La première, à ces mots, s’élançant de la porte, 6+6 a
Daïdha vers ses fils, les bras ouverts, courut 6+6 b
En appelant Cédar pour qu’il la secourût. 6+6 b
365 Mais le vieillard, tendant leurs corps à ses caresses, 6+6 a
Les remit dans son sein, nid brûlant de tendresses. 6+6 a
La mère sur leurs yeux laissa ses yeux pleurer, 6+6 b
Et Cédar à genoux tomba pour adorer ! 6+6 b
Ils n’osaient élever la voix en sa présence ! 6+6 a
370 « C’est un dieu, disaient-ils dans leur tendre ignorance ; 6+6 a
Oui, c’est un dieu plus fort et meilleur que nos dieux ; 6+6 b
Habitant du rocher, son corps est aussi vieux ; 6+6 b
Il gouverne de là les monts, les flots, la plaine ; 6+6 a
L’aigle est son messager, le vent est son haleine. 6+6 a
375 Que fera-t-il de nous ? que nous veut son esprit ? » 6+6 b
Sans entendre ces mots, le vieillard les comprit : 6+6 b
« Relevez-vous, dit-il, jeune homme, jeune femme ; 6+6 a
Mon œil lit dans vos yeux ce que pense votre âme ! 6+6 a
Regardez ! je ne suis qu’un dieu d’os et de chair ; 6+6 b
380 Un homme comme vous, que vous pouvez toucher, 6+6 b
Un vermisseau vivant dans cette solitude, 6+6 a
Et qui marche à la mort par la décrépitude. 6+6 a
Que du seul Dieu vivant le terrible courroux 6+6 b
M’écrase sous sa main si j’abusais de vous, 6+6 b
385 Si, profitant du doute où mon aspect vous plonge, 6+6 a
Je laissais vos esprits adorer un mensonge !… 6+6 a
Jamais encor mes yeux n’ont vu, charmants époux, 6+6 b
Des cœurs aussi naïfs sous des traits aussi doux ! 6+6 b
Jéhovah cache donc ailleurs dans la nature 6+6 a
390 De la source d’Éden quelque goutte encor pure ? 6+6 a
Parlez, d’où venez-vous ? où vous menaient vos pas ? 6+6 b
Êtes-vous des mortels, ou des anges d’en bas ? 6+6 b
Une apparition d’innocence bannie ? 6+6 a
Un sourire du monde avant son agonie ? 6+6 a
395 Dites, ne craignez rien, l’homme du ciel est bon : 6+6 b
Dieu soit dans votre bouche et dans mes yeux son nom ! » 6+6 b
Rassurés par la voix si pleine de tendresse 6+6 a
Que chacun de ses sons semblait une caresse, 6+6 a
Les deux adolescents, s’approchant du vieillard, 6+6 b
400 Sur lui de temps en temps hasardant un regard, 6+6 b
S’encourageant l’un l’autre à son divin sourire, 6+6 a
Répondant tour à tour, finirent par tout dire. 6+6 a
À leur touchant récit sympathisant des yeux, 6+6 b
La pitié remuait son cœur silencieux ; 6+6 b
405 Et des larmes parfois, coulant de sa paupière, 6+6 a
Ruisselaient sur sa joue et roulaient sur la pierre. 6+6 a
Daïdha, les voyant briller sur le gazon, 6+6 b
Se disait en son cœur : « Puisqu’il pleure, il est bon : 6+6 b
Il ne remettra pas à Cédar ses entraves, 6+6 a
410 Ou nous prendra du moins tous deux pour ses esclaves. » 6+6 a
Et pressant sur son cœur ses fils furtivement, 6+6 b
Les baisait en idée à chaque battement. 6+6 b
Cependant le vieillard, comme quelqu’un qui pense, 6+6 a
Le front entre ses doigts, demeurait en silence ; 6+6 a
415 Puis il dit aux époux : « Couple innocent d’amour, 6+6 b
Consacrez par vos pas mon sauvage séjour. 6+6 b
Celui qui fait germer l’herbe où l’agneau doit paître 6+6 a
Vous amène sans doute ici pour le connaître ; 6+6 a
Vous remplirez de joie et d’amour ce beau lieu. 6+6 b
420 Dieu seul manque à vos cœurs, je vous apprendrai Dieu. » 6+6 b
Et prenant par la main la belle créature 6+6 a
Qui s’ombrageait les yeux avec sa chevelure, 6+6 a
Comme Dieu conduisait son couple dans Éden, 6+6 b
Il les mena tous deux dans un brillant jardin. 6+6 b
425 C’était un sol en pente aux flancs de la montagne, 6+6 a
D’où les yeux dominaient la mer et la campagne, 6+6 a
Et qu’un rocher glissant, et droit comme un rempart, 6+6 b
De son mur de granit cernait de toute part. 6+6 b
Une source tombant d’une grotte profonde 6+6 a
430 Sur les fleurs en rosée y distillait son onde, 6+6 a
Puis, humectant du sol les velours diaprés, 6+6 b
Allait un peu plus bas désaltérer les prés. 6+6 b
On l’entendait chanter, en épanchant sa gerbe, 6+6 a
Comme un vol gazouillant d’alouettes dans l’herbe : 6+6 a
435 Tous les beaux animaux de notre race amis 6+6 b
Y buvaient, ou, couchés, s’y groupaient endormis. 6+6 b
Mille oiseaux, variés de voix et de plumages, 6+6 a
A l’envi de ces flots chantaient sous les feuillages, 6+6 a
Et des fruits inconnus de formes, de grosseurs, 6+6 b
440 Embaumaient l’air autour de diverses saveurs. 6+6 b
Pour la première fois ces fils de la nature, 6+6 a
Cédar et Daïdha, contemplaient la culture, 6+6 a
Et voyaient des forêts les trésors infinis 6+6 b
Sous la main dans un champ par l’homme réunis, 6+6 b
445 Comme dans le festin qu’on prépare au convive 6+6 a
La table réunit les dons de chaque rive ; 6+6 a
Ces fruits, qu’on ne cueillait qu’en errant dans le bois, 6+6 b
À leur main sans effort s’offraient tous à la fois ; 6+6 b
Les branches fléchissaient sous les cônes énormes ; 6+6 a
450 La greffe avait doublé les saveurs et les formes ; 6+6 a
Et d’admiration surpris à chaque pas, 6+6 b
Cédar les revoyant ne les connaissait pas. 6+6 b
Nul arbre parasite à leurs rameaux fertiles 6+6 a
N’enlaçait au hasard ses branchages stériles ; 6+6 a
455 De distance en distance ils croissaient isolés 6+6 b
Sur un champ où la brise ondoyait dans les blés ; 6+6 b
Les épis presque mûrs bruissaient sur leur paille, 6+6 a
Comme des feuilles d’or qu’un lamineur travaille. 6+6 a
Le vieillard, sous ses doigts broyant l’or du froment, 6+6 b
460 En fit sortir le suc comme un lait écumant : 6+6 b
« C’est ce lait, leur dit-il, dont la glèbe féconde 6+6 a
Nourrit dans les cités les grands peuples du monde. » 6+6 a
Et sous la pierre ronde en écrasant le grain, 6+6 b
Sa voix leur expliqua la merveille du pain. 6+6 b
465 Le vieillard, du jardin leur montrant les merveilles, 6+6 a
Leur cueillait tour à tour la pêche aux chairs vermeilles, 6+6 a
La figue aux pleurs de miel, la poire aux sucs fondants ; 6+6 b
Et la séve en nectar ruisselait sous leurs dents. 6+6 b
Les oiseaux à leurs pieds en disputaient l’écorce. 6+6 a
470 Quand le frugal festin eut ranimé leur force : 6+6 a
Beau couple, leur dit-il, habitez ce séjour : 6+6 b
Une fleur y manquait, c’était le chaste amour ; 6+6 b
Comme un parfum du cœur que Dieu l’y fasse éclore ! 6+6 a
Dormez sous le figuier ou sous le sycomore ! 6+6 a
475 Mangez les fruits de Dieu, goûtez son doux sommeil ! 6+6 b
Quand l’alouette aura chanté votre réveil, 6+6 b
Je reviendrai vous voir, enfants, et vous instruire 6+6 a
Du saint nom de Celui que l’aurore fait luire ! 6+6 a
Vous saurez quel destin m’a conduit en ce lieu ; 6+6 b
480 Aimez son serviteur, mais n’adorez que Dieu ! » 6+6 b
À ces mots, le vieillard les bénit d’un saint geste. 6+6 a
Du jour qui s’éteignait ils passèrent le reste 6+6 a
À se parler tout bas de ce visible esprit, 6+6 b
Et dans cet entretien le sommeil les surprit. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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