Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_9/LAM153
Alphonse de LAMARTINE
LA CHUTE D’UN ANGE
1838
TROISIÈME VISION
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Or, les chefs rassemblés dirent le lendemain : 6+6 a
« Les chasseurs de ces monts ont tenté le chemin ; 6+6 a
Ne voyant plus en bas leurs sept fils reparaître, 6+6 b
Plus nombreux et plus forts ils monteront peut-être. 6+6 b
5 La place où, sous les bois, ont brouté nos chameaux, 6+6 a
Les fruits dont notre main dépouilla les rameaux 6+6 a
Leur montreront la terre où nos dieux nous font vivre ; 6+6 b
Fuyons si loin, si loin, qu’ils ne puissent nous suivre. 6+6 b
Le soleil, qui des cieux descend de mois en mois, 6+6 a
10 N’attiédit plus assez l’air élevé des bois ; 6+6 a
Descendons avec lui sur les bords de l’Oronte, 6+6 b
Et, cachés dans son lit, attendons qu’il remonte. » 6+6 b
Et les pasteurs, chantant le signal des départs, 6+6 a
Rassemblaient les troupeaux dans les herbes épars : 6+6 a
15 C’était la chèvre errante aux flancs des précipices, 6+6 b
L’onagre patient, les fécondes génisses, 6+6 b
La brebis dont la laine amollit le repos, 6+6 a
Le chien qui veille l’homme et commande aux troupeaux ; 6+6 a
L’éléphant presque humain, les plaintives chamelles 6+6 b
20 Qui laissent les enfants épuiser leurs mamelles, 6+6 b
Et les oiseaux privés, dont le chant entendu 6+6 a
Avertit l’homme à jeun du fruit qu’ils ont pondu ; 6+6 a
Attirés par l’instinct des amitiés humaines, 6+6 b
Ils suivaient la tribu, sur les monts, dans les plaines, 6+6 b
25 Comme si le désir de la socié 6+6 a
Eût compensé pour eux même la liberté ! 6+6 a
C’étaient des amitiés secrètes, inconnues : 6+6 b
La grue, en escadron, suivait du haut des nues ; 6+6 b
L’hirondelle, quittant les rebords du rocher, 6+6 a
30 Venait, de halte en halte, aux tentes se percher. 6+6 a
La tribu retrouvait, aux termes des voyages, 6+6 b
Les mêmes voix dans l’air et les mêmes plumages : 6+6 b
Tant ces doux animaux, pleins de l’instinct d’amour, 6+6 a
Se souvenaient encor des lois du premier jour ! 6+6 a
35 Trouvant partout des fruits et partout des demeures, 6+6 b
Ces pasteurs chaque jour cheminaient quelques heures ; 6+6 b
Confiant, pour la route, au dos des éléphants, 6+6 a
Les images des dieux, les femmes, les enfants, 6+6 a
Et chargeant des fardeaux les chameaux et les ânes, 6+6 b
40 Ils serpentaient, à l’ombre, en longues caravanes : 6+6 b
Et les rives du fleuve, et les dômes des bois, 6+6 a
Dans leur silence émus tressaillaient à leurs voix. 6+6 a
Cédar, chargé du poids de ses lourdes entraves, 6+6 b
Suivait, mêlé lui-même au troupeau des esclaves, 6+6 b
45 Et, cherchant Daïdha de l’œil parmi ses sœurs, 6+6 a
Arrosait, sur ses pas, l’herbe de ses sueurs. 6+6 a
Ils marchèrent ainsi pendant trois fois deux lunes. 6+6 b
Tantôt sur ces sillons que l’on élève en dunes 6+6 b
Aux bords grondants des mers, dont les flots à leurs yeux 6+6 a
50 Dans un lointain confus semblaient s’unir aux cieux ; 6+6 a
Tantôt dans des vallons aux falaises profondes, 6+6 b
Que des fleuves sans nom remplissaient de leurs ondes. 6+6 b
Ne sachant pas encor l’art de les traverser, 6+6 a
Ils remontaient au loin leurs flots pour les passer. 6+6 a
55 Enfin des monts boisés les croupes descendirent, 6+6 b
Sur un libre horizon leurs pentes s’étendirent, 6+6 b
Et l’Oronte, aussi bleu qu’un firmament du soir, 6+6 a
Épancha sous leurs pieds son radieux miroir. 6+6 a
Il coulait sous un cap dont les grottes profondes 6+6 b
60 Grossissaient par l’écho les plaintes de ses ondes ; 6+6 b
À ces antres voilés de mousse, d’églantiers, 6+6 a
Les gazons dessinaient de faciles sentiers, 6+6 a
Et le sable, la par le fleuve limpide, 6+6 b
Jusqu’à ses bleus contours glissait de ride en ride. 6+6 b
65 La tribu salua du regard et des cris 6+6 a
De ces antres secrets les antiques abris 6+6 a
Creusés dans ces rochers par les mains de leurs pères, 6+6 b
Tout pleins de souvenirs, de récits, de mystères, 6+6 b
Où les fils de Phayr avaient reçu le jour, 6+6 a
70 Où les mères avaient porté leurs fruits d’amour, 6+6 a
Où les vierges avaient changé leurs noms de femmes, 6+6 b
Où l’image des morts errait avec leurs âmes. 6+6 b
Chaque père guidait sa tribu vers le sien. 6+6 a
Le chameau, l’éléphant, l’âne même, et le chien, 6+6 a
75 Au site accoutu semblaient se reconnaître, 6+6 b
S’arrêtaient à l’entrée et devançaient leur maître. 6+6 b
Après avoir à terre étendu les fardeaux, 6+6 a
La tribu dispersée accourut aux tombeaux. 6+6 a
C’était un monticule, ou quelque énorme pierre, 6+6 b
80 Ou quelque tronc couché d’arbre couvert de lierre, 6+6 b
Qui marquaient sur la terre à la postéri 6+6 a
Le lieu des souvenirs par une âme habité. 6+6 a
Chacun en revenant des lointaines contrées 6+6 b
Accourait embrasser ces mémoires sacrées, 6+6 b
85 Et, semblable à quelqu’un qui parle du dehors, 6+6 a
Collait sa bouche au sol et parlait à ses morts. 6+6 a
Une femme disait à l’âme de son père : 6+6 b
« O père ! l’eau des yeux coule-t-elle sous terre ? 6+6 b
Ce qui s’est fait depuis que tu n’es remonté, 6+6 a
90 Ceux qui sont descendus te l’ont-ils raconté ? 6+6 a
Léa, ton doux regard et ta petite-fille, 6+6 b
Les chasseurs l’ont ravie enfant à sa famille. 6+6 b
Longtemps au fond des bois on l’entendit crier ; 6+6 a
Ses cheveux n’ont servi, père, qu’à la lier ? 6+6 a
95 Les flèches des géants ont sifflé sur nos têtes ; 6+6 b
Nous avons habi sur le mont des tempêtes ; 6+6 b
Selma dans ces combats a perdu son époux. 6+6 a
Un homme de mystère est venu parmi nous, 6+6 a
Les chasseurs sous sa main se renversent et meurent ; 6+6 b
100 Les filles de Phayr le regardent et pleurent : 6+6 b
De leurs dons les plus chers nos dieux nous ont bénis, 6+6 a
Nous revenons des bois les mains pleines de nids. 6+6 a
Et moi j’ai mis au monde un fils et sa jumelle : 6+6 b
Leurs blanches dents dé me mordent la mamelle. 6+6 b
105 Dans les yeux de l’enfant aussi noirs que la nuit, 6+6 a
Mon souvenir croit voir ton amour qui me suit ! 6+6 a
Regarde, il est couché près de moi sur la feuille, 6+6 b
Arrachant de ses doigts ton herbe qu’il effeuille ; 6+6 b
Il essuie étonné ma joue avec sa main ; 6+6 a
110 Nomme-le par son nom, pour qu’il vienne demain. » 6+6 a
Non loin de là, pressant un tertre funéraire 6+6 b
À l’ombre de sa fille ainsi parlait la mère : 6+6 b
« Adda, fleur de mon sein, larme du cœur, c’est moi. 6+6 a
Les hommes de dessous furent jaloux de toi ; 6+6 a
115 Ils te firent tomber dans l’envieuse couche 6+6 b
Avant que mon doux lait fût tari sur ta bouche. 6+6 b
Oh ! dis-moi, redis-moi, quel lait bois-tu là-bas ? 6+6 a
Quelle mère en chantant te berce sur ses bras ? 6+6 a
De quel nom, mon Adda, plus doux te nomme-t-elle ! 6+6 b
120 Dis-le-moi, pour qu’aussi de deux noms je t’appelle, 6+6 b
Pour qu’en venant la nuit parler à ton gazon, 6+6 a
Ton âme se réveille et réponde à ton nom ! 6+6 a
Enfant, as-tu grandi sous l’herbe où tu reposes ? 6+6 b
Les enfants de la mort te tressent-ils des roses ? 6+6 b
125 Des grains rouges des bois te font-ils un collier ? 6+6 a
Il me semble parfois que je t’entends crier. 6+6 a
J’ouvre mes bras la nuit, ma fille, pour te prendre ! 6+6 b
Car l’époux de mon cœur, hélas ! a beau suspendre 6+6 b
Tes frères à mon cou pour m’y faire penser, 6+6 a
130 De mes yeux, de mon âme il ne peut t’effacer ; 6+6 a
Je suis l’oiseau plaintif à l’aile bleue et blanche 6+6 b
Dont le courant du fleuve, en secouant la branche, 6+6 b
A fait tomber du nid et rouler dans les flots 6+6 a
Un petit, le premier de la couvée éclos : 6+6 a
135 Il a beau réchauffer les autres dans sa plume, 6+6 b
Du seul qu’il a perdu le souci le consume, 6+6 b
Et tout le jour il crie et regarde dans l’eau 6+6 a
Et porte sa becquée à son petit oiseau. » 6+6 a
Ainsi parlaient aux morts les hommes et les femmes, 6+6 b
140 En couvrant leurs gazons de présents pour leurs âmes. 6+6 b
Leurs pas, se détachant lentement de ces lieux, 6+6 a
Semblaient s’enraciner à ce sol des aïeux. 6+6 a
Tant peut sur les humains la mémoire chérie ! 6+6 b
C’est la cendre des morts qui créa la patrie. 6+6 b
145 Après avoir ainsi versé l’eau de leurs cœurs, 6+6 a
Chacun tira ses dieux de leurs arches de fleurs, 6+6 a
Et, les plaçant au seuil de ces antres sauvages, 6+6 b
Les pria d’habiter et d’aimer ces rivages. 6+6 b
C’étaient de vils objets où l’adoration 6+6 a
150 Profanait la pensée et la création : 6+6 a
Des plantes, des cailloux, des écorces bizarres, 6+6 b
Du lit séché des flots les coquillages rares ; 6+6 b
Tout ce qui séduit l’œil et fixe le regard, 6+6 a
Ce qu’accouple un vain songe ou présente un hasard ; 6+6 a
155 Du besoin d’adorer, d’espérer et de craindre, 6+6 b
Vil assouvissement que l’homme aime à se feindre. 6+6 b
Chacun avait le sien aux autres préféré, 6+6 a
Qu’on troquait, qu’on vendait, qu’on brisait à son gré, 6+6 a
À qui l’on prodiguait le respect ou l’insulte 6+6 b
160 Selon que le hasard vérifiait le culte. 6+6 b
C’était à qui d’eux tous adorerait le mieux. 6+6 a
Mais les esclaves seuls n’avaient jamais de dieux ! 6+6 a
Leur main eût profa ces idoles immondes ; 6+6 b
La malédiction leur fermait les deux mondes : 6+6 b
165 Et sur les dieux volés si leur main s’étendait, 6+6 a
Sous mille bras levés la loi les lapidait ! 6+6 a
Quand il eut du retour accompli les mystères, 6+6 b
Et rallumé le feu dans la cendre des pères, 6+6 b
Tout le peuple pasteur, à l’abri des méchants, 6+6 a
170 Sur les rives du fleuve et sur les prés penchants 6+6 a
Se répandit en paix, comme une ruche pleine 6+6 b
Se répand sur les fleurs autour d’une fontaine ; 6+6 b
Et ses jours s’écoulaient l’un à l’autre pareils, 6+6 a
Et quelques vieillards seuls en comptaient les soleils. 6+6 a
175 Les esclaves, la nuit, liés au tronc d’un hêtre, 6+6 b
Faisaient paître, le jour, les troupeaux de leur maître, 6+6 b
Et, de peur des lions, les rassemblant en un, 6+6 a
Passaient leur dure vie à pleurer en commun : 6+6 a
Les uns se racontaient à quel vil prix vendue, 6+6 b
180 Leur liberté natale avait été perdue ; 6+6 b
D’autres se souvenaient comment, leur père mort, 6+6 a
Leur mère en servitude était tombée au sort, 6+6 a
Et, captive au milieu des brebis et des chèvres, 6+6 b
D’un lait aigri de pleurs avait nourri leurs lèvres. 6+6 b
185 Ceux-là montraient du doigt sur leurs membres flétris 6+6 a
Les sillons noirs du fouet qui les avait meurtris ; 6+6 a
Ceux-ci leurs bras liés, et dont la ligature 6+6 b
Dans les veines avait tari la nourriture ; 6+6 b
Et, s’épiant l’un l’autre afin de se trahir, 6+6 a
190 Ne conservaient d’humain que le cœur pour haïr ! 6+6 a
Tous regardaient Cédar avec un œil d’envie, 6+6 b
Et de son infortune ils consolaient leur vie. 6+6 b
Lui pourtant, sans parole et ne comprenant pas, 6+6 a
Fuyait d’instinct les lieux que fréquentaient leurs pas, 6+6 a
195 Et, guidant ses chameaux aux plateaux les plus rudes, 6+6 b
Ne hantait que les monts et que les solitudes, 6+6 b
Sans crainte des lions dont d’autres s’effrayaient ; 6+6 a
Car à son seul aspect les lions s’enfuyaient. 6+6 a
Là, couché de longs jours près des sombres fontaines, 6+6 b
200 Dont le fuyant murmure emporte aussi les peines, 6+6 b
Ou debout sur des pics où mugissaient les airs, 6+6 a
Il regardait les cieux, les plaines et les mers, 6+6 a
Et les mille rayons partant de toute chose, 6+6 b
Où tombe la pensée, où le regard se pose : 6+6 b
205 La nature d’abord, vaste éblouissement, 6+6 a
Lui-même pour lui-même immense étonnement, 6+6 a
Du firmament profond les merveilleux spectacles, 6+6 b
La végétation et ses nombreux miracles, 6+6 b
Et les brutes et l’homme, et leurs divers rapports, 6+6 a
210 Venant dans son esprit converger du dehors, 6+6 a
Développaient en lui l’inerte intelligence 6+6 b
Comme un homme qui dort, qui s’éveille et qui pense : 6+6 b
Et tout cela semblait n’être qu’un souvenir 6+6 a
Que du fond de son âme il sentait revenir. 6+6 a
215 Mais lorsqu’il s’efforçait de renouer la trame 6+6 b
Du présent au passé, de ses sens à son âme, 6+6 b
Le rayon s’éclipsait et ne l’éclairait plus, 6+6 a
Sa mémoire fondait en nuages confus ; 6+6 a
Il sentait sur sa tête une voûte abaissée 6+6 b
220 Qui comprimait son crâne et brisait sa pene, 6+6 b
Et, le front tristement penché sur ses genoux, 6+6 a
Entre une nuit et l’autre il restait comme nous. 6+6 a
Il n’était arraché de cette rêverie 6+6 b
Que par le bruit des pas ou par la voix chérie 6+6 b
225 De Daïdha, venant traire au milieu du jour 6+6 a
Les chamelles d’Alphim qui broutaient alentour, 6+6 a
Et portant aux captifs leur pauvre nourriture, 6+6 b
Comme aux oiseaux des champs on jette leur pâture. 6+6 b
Sitôt qu’il entendait l’harmonieuse voix, 6+6 a
230 L’appelant par son nom, résonner sous les bois, 6+6 a
Tous ses sens absorbés vibraient dans son oreille ; 6+6 b
Il se levait semblable à l’homme qui s’éveille, 6+6 b
Oubliait sa pensée et la longueur du jour : 6+6 a
Le jour, c’était pour lui l’heure de ce retour. 6+6 a
235 Il s’élançait rapide à cette voix si douce 6+6 b
Dont son cœur recevait la soudaine secousse ; 6+6 b
Il brisait en courant les branches devant lui, 6+6 a
Ses pieds prenaient à peine à terre leur appui : 6+6 a
Il semblait que son corps soulevé par une aile 6+6 b
240 L’emportait ; puis soudain, quand il approchait d’elle, 6+6 b
Qu’à trois pas de l’enfant il arrivait joyeux, 6+6 a
Sous le rayonnement attendri de ses yeux, 6+6 a
La force défaillant à son âme trop pleine 6+6 b
Dans son sein qui battait faisait manquer l’haleine, 6+6 b
245 Ses genoux vacillants sous lui se dérobaient, 6+6 a
Ses regards éblouis vers le sol retombaient, 6+6 a
Et debout, pâle et froid comme un homme de marbre, 6+6 b
Il restait un moment appuyé contre un arbre. 6+6 b
Mais elle, s’avançant dans sa chaste candeur, 6+6 a
250 Courait rouge de joie autant que de pudeur, 6+6 a
Déposait à ses pieds pour les heures brûlantes 6+6 b
Son rustique festin dans les feuilles des plantes ; 6+6 b
Élevant son amphore à ses lèvres de feu, 6+6 a
De l’écume du lait les abreuvait un peu ; 6+6 a
255 Essuyait de la main sur sa joue embrae, 6+6 b
Ou la sueur brûlante, ou la froide roe ; 6+6 b
Lui souriait des yeux, de la bouche et du cœur ; 6+6 a
Chargeait son doux regard de pitié, de langueur, 6+6 a
Et, touchant les liens qu’elle eût voulu détendre, 6+6 b
260 S’essayait par le geste à lui faire comprendre 6+6 b
Qu’elle eût voulu briser les chaînes de ses bras ; 6+6 a
Puis parlait, et voyant qu’il ne répondait pas, 6+6 a
D’un pied impatient elle frappait la terre, 6+6 b
Et devant lui restait immobile a se taire, 6+6 b
265 Baissait son front voi du midi jusqu’au soir ; 6+6 a
Et Cédar l’entendait pleurer, mais sans la voir, 6+6 a
Et des larmes du cœur qu’elle eût dû cacher toutes, 6+6 b
Ses pieds sentaient parfois ruisseler quelques gouttes. 6+6 b
Cédar alors, courant rassembler le troupeau, 6+6 a
270 Retenait par le cou le petit du chameau, 6+6 a
Pendant que Daïdha, sous la mère penchée, 6+6 b
Pressait entre ses doigts la mamelle étanchée. 6+6 b
Quand l’amphore était pleine et que le lait fumant 6+6 a
Débordait sur ses mains de son vase écumant, 6+6 a
275 Pour empêcher le lait de fuir par l’orifice, 6+6 b
Il cueillait dans les champs la rose et le narcisse, 6+6 b
Et, semant de ces fleurs le breuvage enfermé, 6+6 a
Le couvrait avec soin d’un bouquet parfumé. 6+6 a
À la place où la vierge avait trempé sa lèvre, 6+6 b
280 Il en buvait un peu comme un chevreau qu’on sèvre, 6+6 b
Puis élevant l’amphore avec ses bras nerveux, 6+6 a
Et sous le poids de l’urne amassant les cheveux, 6+6 a
Sur le front de l’enfant, dont le cou tremble et vibre, 6+6 b
Il posait doucement le vase en équilibre ; 6+6 b
285 Et l’enfant, relevant en anses ses deux bras, 6+6 a
Se tournait pour sourire et fuyait à grands pas. 6+6 a
Il sentait que son cœur s’en allait avec elle ; 6+6 b
Il voyait ses cheveux, soulevés comme une aile, 6+6 b
Glisser entre les troncs des platanes jaloux ; 6+6 a
290 Il la suivait des yeux, il tombait à genoux 6+6 a
Sur l’herbe où ses pieds blancs avaient laissé leur trace ; 6+6 b
De sa bouche muette il en pressait la place. 6+6 b
Comme un homme pensif qui se ferme les yeux 6+6 a
Pour suivre une pensée et qui croit la voir mieux, 6+6 a
295 Il restait quelque temps les deux mains sur sa vue, 6+6 b
Pour mieux voir dans son cœur l’image disparue ; 6+6 b
Il écoutait parfois si la brise en glissant 6+6 a
De la lointaine voix n’aurait pas un accent ; 6+6 a
Et quand, dans le désert que faisait son absence, 6+6 b
300 Tout redevenait nuit, solitude et silence, 6+6 b
De ce départ trop prompt attristé tout le jour, 6+6 a
Son cœur impatient aspirait au retour. 6+6 a
Ainsi passait pour lui, du retour à l’absence, 6+6 b
De l’absence au retour, toute son existence, 6+6 b
305 Et de ses durs liens perdant le sentiment, 6+6 a
Il n’avait qu’une idée, un plaisir, un tourment : 6+6 a
Âme qui, pour nourrir sa vie intérieure, 6+6 b
Au cœur n’a qu’une image et dans le jour qu’une heure. 6+6 b
Et cependant son corps avec l’âge croissait, 6+6 a
310 De sa mâle beau l’essor s’accomplissait : 6+6 a
Son âme à son insu dans sa forme divine 6+6 b
Rappelait par ses traits sa céleste origine ; 6+6 b
Dans ce corps garrotté d’un esclave avili, 6+6 a
Quelque chose du ciel avait gardé le pli ; 6+6 a
315 Son regard calme et doux avait pourtant des flammes 6+6 b
Dont les éclairs voilés faisaient rêver les femmes. 6+6 b
Comme pour se venger de leur stupide affront, 6+6 a
Il dépassait dé tous les hommes du front. 6+6 a
Tel qu’un aiglon captif de l’enfant qui le brave, 6+6 b
320 Même en l’humiliant ils admiraient l’esclave ; 6+6 b
Timides et jaloux, ils fuyaient son aspect ; 6+6 a
Leurs regards s’abaissaient de honte et de respect ; 6+6 a
Daïdha seule osait lui commander du geste ; 6+6 b
Il ne regardait qu’elle, il méprisait le reste ; 6+6 b
325 Il lisait dans ses yeux le regard commencé, 6+6 a
Elle était obéie avant d’avoir pensé. 6+6 a
Ainsi le fier taureau qu’une main d’enfant mène 6+6 b
Obéit à l’amour, et suit ses pas sans chaîne ! 6+6 b
Cependant Daïdha sentait avec orgueil 6+6 a
330 L’empire qu’exerçaient sa voix et son coup d’œil, 6+6 a
Et, fière d’adoucir seule ce cœur sauvage, 6+6 b
Se faisait un bonheur de ce noble esclavage. 6+6 b
Elle lui commandait devant eux quelquefois, 6+6 a
Seulement pour montrer ce que pouvait sa voix ; 6+6 a
335 Et Selma rougissait de gloire pour sa fille, 6+6 b
Et Phayr triomphait de voir dans sa famille 6+6 b
Cet esclave muet, sa force et son honneur ; 6+6 a
Et la foule envieuse admirait son bonheur. 6+6 a
Or, un jour Daïdha se disait, triste et tendre : 6+6 b
340 « Oh ! que serait-ce donc s’il pouvait me comprendre ! » 6+6 b
Lorsque, élevant les yeux à la voûte des bois, 6+6 a
Elle vit un bulbul à la liquide voix, 6+6 a
Qui, posé sur la branche où son nid se balance, 6+6 b
De son chant ruisselant enchantait le silence, 6+6 b
345 Tandis que ses petits paraissaient s’essayer, 6+6 a
En écoutant son hymne, à le balbutier. 6+6 a
Ils chantaient, ils chantaient : mais leur langue inhabile 6+6 b
Pour saisir un passage en affaiblissait mille, 6+6 b
Et cependant leur voix par moments rappelait 6+6 a
350 L’écho mal éveillé de l’air qu’il redoublait ; 6+6 a
Et du nid où l’oiseau se plaisait à répondre, 6+6 b
Leurs accents et les siens paraissaient se confondre. 6+6 b
La vierge, en écoutant ces luttes de chansons, 6+6 a
Comprit que les oiseaux se donnaient des leçons. 6+6 a
355 Et que, du même accord multipliant l’étude, 6+6 b
Leur chant mélodieux n’était qu’une habitude. 6+6 b
À son esprit frappé Cédar vint à l’instant : 6+6 a
« Il est muet comme eux ! si j’en faisais autant ? 6+6 a
Dit-elle ; si j’étais ce bulbul, doux symbole 6+6 b
360 Qui souffle à ses petits le chant et la parole, 6+6 b
Et les fait, au moyen de ce chant épelé, 6+6 a
S’entendre avec amour l’un par l’autre appelé ? 6+6 a
Pour enseigner aussi, nos mères que font-elles ? 6+6 b
Imiter par l’enfant leurs lèvres maternelles. 6+6 b
365 Peut-être que Cédar n’eut point de mère, lui ! 6+6 a
Oh ! si je la pouvais remplacer aujourd’hui ! 6+6 a
Si, déliant enfin sa langue avec la mienne, 6+6 b
Le son de ma pensée allait toucher la sienne ! 6+6 b
S’il répétait les mots que ma mère m’apprit ! 6+6 a
370 Moi qui lui dois la vie, il me devrait l’esprit ! 6+6 a
Dans le fond de ses yeux je saurais ce qu’il pense, 6+6 b
Nos âmes n’auraient plus entre elles ce silence ! 6+6 b
Que l’heure serait courte ensemble, à l’écouter ! 6+6 a
Oh ! je veux dès demain en secret le tenter. » 6+6 a
375 Puis, soupirant après son œuvre commene, 6+6 b
Elle roula la nuit dans son front sa pene ; 6+6 b
Et, quand sur les forêts le jour naissant eut lui, 6+6 a
Sans rien dire à sa mère elle courut vers lui. 6+6 a
Il était ce jour-là couché sur le rivage 6+6 b
380 Du fleuve, dont les eaux reflétaient son image, 6+6 b
Ravi d’étonnement, de peur et de plaisir, 6+6 a
Se penchant vers lui-même et voulant se saisir ; 6+6 a
Puis, voyant que ses mains qui troublaient l’eau limpide 6+6 b
N’embrassaient que le flot obscurci par la ride, 6+6 b
385 Il pleurait cette image, et pour mieux la revoir 6+6 a
Il laissait un moment s’aplanir le miroir. 6+6 a
Daïdha, souriant de l’erreur qui l’attache, 6+6 b
Pour surprendre Cédar d’arbre en arbre se cache ; 6+6 b
Sur la mousse flexible arrondissant ses pas, 6+6 a
390 En retenant son souffle elle marche tout bas, 6+6 a
Et, suspendant ses mains aux verts cheveux d’un saule, 6+6 b
Penche le cou sur l’eau par-dessus son épaule. 6+6 b
Le fleuve un peu voi qui coule au-dessous d’eux, 6+6 a
Au lieu d’un front charmant en a réfléchi deux. 6+6 a
395 Cédar, qui, tout à coup trompé par cette image, 6+6 b
Y voit de Daïdha briller le doux visage, 6+6 b
Pour la réali prenant ce vain portrait, 6+6 a
Pousse un cri, tend les bras, s’élance comme un trait, 6+6 a
Croit que le fleuve emporte et roule dans les ondes 6+6 b
400 Ce beau corps qu’il irait sauver au fond des mondes, 6+6 b
Plonge pour la chercher sous la vague et la mort, 6+6 a
Y replonge trois fois, et ne revient au bord 6+6 a
Qu’aux cris de Daïdha, qui, ravie et craintive, 6+6 b
Passant du rire aux pleurs, l’appelait sur la rive. 6+6 b
405 Il vint ; et de ce jour la fille de Selma 6+6 a
Comprit de quel amour il l’aimait, et l’aima. 6+6 a
Pour qu’il ne tentât pas une autre fois l’épreuve, 6+6 b
Assise à ses côtés sur la grève du fleuve, 6+6 b
Elle lui fit du doigt compter comment les eaux 6+6 a
410 Doublaient comme elle et lui les arbres, les troupeaux, 6+6 a
Des objets réfléchis vaine et vide apparence ; 6+6 b
Mais lui, depuis ce temps, aimait de préférence 6+6 b
Le fleuve qui doublait Daïdha dans son cours ; 6+6 a
Et des yeux, même absente, il l’y cherchait toujours. 6+6 a
415 Alors comme une mère avec son fils épelle, 6+6 b
En lui montrant le mot et l’objet qu’il appelle, 6+6 b
Ainsi de l’œil au mot sa bouche le guida ; 6+6 a
Le premier mot qu’il dit ainsi fut Daïdha. 6+6 a
Daïdha ! Daïdha ! ce nom doux et sonore 6+6 b
420 Sur ses lèvres de feu cent fois venait éclore ; 6+6 b
Et, chaque fois qu’ainsi son cœur le prononçait, 6+6 a
Un sourire l’aidait et le récompensait. 6+6 a
Oh ! de l’heureuse enfant qui peindra le délire, 6+6 b
Pour la première fois en entendant redire 6+6 b
425 Son nom, son propre nom par l’amour révélé ? 6+6 a
Il semblait que d’un mot son être avait doublé, 6+6 a
Qu’elle vivait deux fois par lui ; d’abord en elle, 6+6 b
Puis dans le son de voix de l’ami qui l’appelle. 6+6 b
Par le nom de Cédar elle lui répondit ; 6+6 a
430 Avec l’autre soudain ce mot se confondit. 6+6 a
Leurs lèvres mille fois les redirent ensemble, 6+6 b
Comme deux sons amis qu’un même accord rassemble, 6+6 b
Et, quand le même instinct les faisait revenir, 6+6 a
Il ne les prononçaient que pour les réunir ! 6+6 a
435 Cédar, qui dans les yeux de Daïdha ravie 6+6 b
Lisait à chaque son sa joie épanouie, 6+6 b
S’apercevant dé du bonheur qu’il donnait, 6+6 a
À ses douces leçons heureux s’abandonnait ; 6+6 a
Et ce regard aimant et cette voix de femme 6+6 b
440 Par l’oreille et par l’œil gravaient tout dans son âme. 6+6 b
Ce que l’heureux amant le premier demanda, 6+6 a
Ce fut ce qui charmait ses yeux dans Daïdha : 6+6 a
Son front, ses traits, sa bouche et ces perles écloses, 6+6 b
Comme de son sourire, entre ses lèvres roses ! 6+6 b
445 Ses bras, ses pieds, ses mains, l’ombre qui la suivait, 6+6 a
Qui s’en allait de lui quand elle se levait ; 6+6 a
Et ce frémissement que causait sa présence ; 6+6 b
Et cette tête lourde où pesait son absence ; 6+6 b
Et sur l’herbe ou les fleurs l’empreinte de ses pas ; 6+6 a
450 Et l’image d’enfant qu’il pressait dans ses bras ; 6+6 a
Et tout ce qui dans l’œil, l’oreille ou la pene, 6+6 b
Ramenait Daïdha présente ou retrae. 6+6 b
Puis, passant d’elle à tout ce qu’elle remplissait, 6+6 a
D’interrogations son geste la pressait ; 6+6 a
455 Et son âme, à sa voix s’éclairant à mesure, 6+6 b
Se portait à la fois sur toute la nature : 6+6 b
Le firmament, le jour, la terre qu’il foulait, 6+6 a
L’arbre où chantait l’oiseau, le fleuve qui coulait, 6+6 a
Les plantes, les troupeaux, les fleurs, et chaque chose 6+6 b
460 Où flotte la pensée, où le regard se pose, 6+6 b
Les ombres et le jour, le silence et le bruit, 6+6 a
Ce qui marche ou qui vole, ou nage, ou plane, ou luit, 6+6 a
Indiqué tour à tour par son regard de flamme, 6+6 b
Recevait son vrai nom et passait dans son âme ; 6+6 b
465 De l’enfant qui nommait tous ces objets divers, 6+6 a
La parole semblait lui créer l’univers ! 6+6 a
Daïdha, triomphante et rayonnant d’ivresse, 6+6 b
Lui payait chaque mot d’une chaste caresse, 6+6 b
Remerciait la bouche où la première fois 6+6 a
470 L’écho de sa parole avait créé la voix ; 6+6 a
Puis elle s’en allait à travers la campagne, 6+6 b
Lente, comme quelqu’un qu’une idée accompagne, 6+6 b
Roulant dans sa pensée et cachant dans son cœur, 6+6 a
Tels qu’un secret d’amour, sa gloire et son bonheur. 6+6 a
475 Et Cédar, resté seul rêveur sur le rivage, 6+6 b
Dans chaque mot appris repassait son image !… 6+6 b
Ainsi quand deux ruisseaux serpentant dans les prés, 6+6 a
Par un étroit rivage en coulant séparés, 6+6 a
Réfléchissant chacun dans leur ombre diverse 6+6 b
480 Leurs bords, leur firmament et ce qui les traverse : 6+6 b
Si, par un jour d’été, la bêche des pasteurs 6+6 a
Fait écrouler entre eux la muraille de fleurs, 6+6 a
Leur onde emprisonnée et leurs flots qui s’appellent, 6+6 b
L’un vers l’autre attirés, s’étendent et se mêlent ; 6+6 b
485 Sous leur commun cristal ils effacent leur bord, 6+6 a
Leur course au même pas n’a plus qu’un seul accord ; 6+6 a
Et comme pour leur lit il n’est plus qu’un rivage, 6+6 b
Dans leur vague mêlée il n’est plus qu’une image ! 6+6 b
Ainsi ces deux enfants, dont l’obstacle des sens 6+6 a
490 Séparait la pensée en deux, faute d’accents, 6+6 a
Quand, par instinct parlée et par amour apprise, 6+6 b
La parole de l’un par l’autre fut comprise, 6+6 b
Reflétant en commun l’univers autour d’eux, 6+6 a
Parurent n’avoir plus qu’une âme au lieu de deux. 6+6 a
495 Daïdha sur les monts ou sur les bords du fleuve, 6+6 b
Tous les jours depuis lors renouvela l’épreuve ; 6+6 b
Et l’esclave bientôt, enseigné par l’enfant, 6+6 a
Et de son ignorance à sa voix triomphant, 6+6 a
Posséda des humains ce sublime langage, 6+6 b
500 Où chaque verbe était la chose avec l’image : 6+6 b
Langage où l’univers semblait se révéler, 6+6 a
Où c’était définir et peindre que parler ; 6+6 a
Car l’homme n’avait pas encor, dans son délire, 6+6 b
Brouillé ce grand miroir où Dieu l’avait fait lire, 6+6 b
505 Ni, semant au hasard les débris en tout lieu, 6+6 a
Mis son verbe terni sur le verbe de Dieu ! 6+6 a
Alors leurs entretiens, plus longs et plus intimes, 6+6 b
S’élevèrent de terre aux choses plus sublimes ! 6+6 b
Elle lui racontait, dans sa naïveté, 6+6 a
510 Les histoires du ciel et de l’humanité : 6+6 a
Histoires de l’enfance où tout était merveilles, 6+6 b
Où des rêves grossis d’oreilles en oreilles, 6+6 b
Colorés au faux jour de ses traditions, 6+6 a
Frappaient l’esprit humain de mille illusions, 6+6 a
515 Comme, avant le matin illuminant le monde, 6+6 b
En fantômes trompeurs la nuit douteuse abonde. 6+6 b
Elle lui racontait comment les premiers dieux 6+6 a
Avaient créé chacun quelque morceau des cieux ; 6+6 a
Comment d’autres, tombés dans de célestes luttes, 6+6 b
520 Habitaient, exilés, la terre après leurs chutes ; 6+6 b
Comment l’air, et la terre, et la flamme, et les mers, 6+6 a
Obéissaient chacun à des maîtres divers. 6+6 a
Puis, passant aux récits des familles humaines, 6+6 b
Elle lui révélait l’homme et ses phénomènes : 6+6 b
525 Lui disait que l’enfant naissait et grandissait ; 6+6 a
À des vierges, ses sœurs, comment on l’unissait ; 6+6 a
Que toute jeune mère, en mettant l’homme au monde, 6+6 b
Avait dans sa mamelle une source féconde, 6+6 b
Que l’amour douze mois empêchait de tarir, 6+6 a
530 Jusqu’à l’heure où l’enfant pût parler et courir ; 6+6 a
Que la mort, se voilant d’un transparent mystère, 6+6 b
Était un long sommeil dans la couche de terre ; 6+6 b
Et que, sous le gazon, on faisait en dormant 6+6 a
Tout ce qu’on avait fait sous le bleu firmament ; 6+6 a
535 Que le petit enfant y caressait sa mère, 6+6 b
Que l’épouse y dormait sur l’épaule du frère, 6+6 b
Que les troupeaux nombreux y paissaient l’herbe en paix, 6+6 a
Mais que les fiers géants n’y descendaient jamais ; 6+6 a
Et qu’aux rayons amis d’une nuit souterraine, 6+6 b
540 Les dieux bons y régnaient vainqueurs des dieux de haine, 6+6 b
N’en permettant l’accès qu’à la voix des amis, 6+6 a
Parlant près de l’oreille aux mânes endormis. 6+6 a
Cédar, à ces clartés de la parole écloses, 6+6 b
Dans son intelligence acceptait toutes choses. 6+6 b
545 Avec ce que l’enfant simple balbutiait, 6+6 a
Confiant et crédule, il s’identifiait ; 6+6 a
Comme notre chair vient du lait de notre mère, 6+6 b
Enveloppé partout de l’humaine atmosphère, 6+6 b
Homme par la figure, à ces naïfs accents 6+6 a
550 Il devenait tout homme et de cœur et de sens, 6+6 a
De leurs impressions il prenait l’habitude, 6+6 b
Et n’en différait plus que par sa servitude. 6+6 b
Distrait de ses récits, un jour il demanda 6+6 a
Une chose qui fit frissonner Daïdha 6+6 a
555 « Des hommes, lui dit-il, la coutume jalouse 6+6 b
Aux esclaves jamais donne-t-elle une épouse ? 6+6 b
Si la vierge, sur eux abaissant ses regards, 6+6 a
Consent à les aimer, que disent les vieillards ? » 6+6 a
À ces mots, Daïdha, baissant les yeux à terre, 6+6 b
560 Pâlit et fit d’horreur un geste involontaire : 6+6 b
« Les esclaves, dit-elle, est-ce qu’ils ont des dieux 6+6 a
Est-ce qu’ils ont des fils, eux qui n’ont point d’aïeux ? » 6+6 a
Et, lui montrant du doigt un grand monceau de pierre 6+6 b
Dans un site lugubre au bord de la rivière : 6+6 b
565 « Un jour, un jour, dit-elle en abaissant la voix, 6+6 a
Les mères en passant me l’ont conté cent fois, 6+6 a
Une fille… son nom est devenu sa honte 6+6 b
La pierre sur son corps tous les jours tombe et monte ; 6+6 b
Toujours détournant l’œil, et toujours maudissant, 6+6 a
570 Chacun de nous y jette une pierre en passant, 6+6 a
Et dit en la jetant : « Qui l’imite périsse 6+6 b
» Dans la même infamie et le même supplice ! » 6+6 b
Cédar, depuis ce jour, quand Daïdha venait, 6+6 a
Pensif, dans son élan d’abord se retenait ; 6+6 a
575 On voyait, dans l’effort, lutter sur son visage 6+6 b
L’instinct ardent du cœur contre une sombre image ; 6+6 b
Souvent inattentif pendant qu’elle parlait, 6+6 a
De ses cils abaissés son regard se voilait, 6+6 a
Et l’on voyait sa peau, par un frisson rie, 6+6 b
580 Frémir comme nos fronts que traverse une ie. 6+6 b
Mais plus il était triste, et plus la douce enfant, 6+6 a
De sa feinte froideur heureuse en triomphant, 6+6 a
Par le son de la voix et de chastes caresses 6+6 b
S’efforçait de percer l’ombre de ses tristesses. 6+6 b
585 Si quelquefois en vain son amour l’essayait, 6+6 a
En face de Cédar, triste, elle s’asseyait ; 6+6 a
Sur ses deux genoux joints elle appuyait la tête, 6+6 b
Comme sur un appui qu’un frère aimé nous prête, 6+6 b
Et, craintive et muette, elle le regardait 6+6 a
590 Jusqu’aux pleurs, et le bord de ses yeux s’inondait, 6+6 a
Et, comme de deux fleurs que l’orage secoue, 6+6 b
Deux gouttes d’eau du cœur, en coulant sur sa joue, 6+6 b
Tombaient sur les genoux de Cédar, et brûlaient 6+6 a
La place où les cheveux sur sa main ruisselaient ; 6+6 a
595 Et de son sein, gonflé sous le poids de sa peine, 6+6 b
Les soupirs soulevaient le voile à chaque haleine, 6+6 b
Comme des lis des eaux qu’au vent ridé du soir 6+6 a
La vague tour à tour submerge et laisse voir. 6+6 a
D’un ton bas et grondeur : « Pourquoi, lui disait-elle, 6+6 b
600 Viens-tu si lentement maintenant quand j’appelle ? 6+6 b
Tu m’entendais bien mieux quand nous ne parlions pas ; 6+6 a
Au seul bruit de mes pieds tu venais à grands pas. 6+6 a
Ta tristesse, ô Cédar, je voudrais la connaître ! 6+6 b
Peut-être languis-tu de ton exil ? peut-être 6+6 b
605 Que depuis que ton cœur s’est ouvert à ma voix, 6+6 a
De ta captivi tu ressens plus le poids ? 6+6 a
Peut-être ce lien te blesse ou t’humilie ? 6+6 b
Oh ! si c’est cela, viens ! viens, que je te délie ! 6+6 b
Donne tes pieds, ton cou, tes épaules, tes bras : 6+6 a
610 Te voilà libre, ô frère ! oh ! cours où tu voudras : 6+6 a
Marche dans les forêts où ta mère t’appelle ! 6+6 b
Daïdha t’aimera si tu restes pour elle ; 6+6 b
Mais si tu ne viens pas reprendre tes liens, 6+6 a
Frère, elle donnera ses membres pour les tiens. 6+6 a
615 Reprends la liberté qu’on t’a pour moi ravie ; 6+6 b
Si ma mort t’affranchit, que m’importe ma vie ? » 6+6 b
Et tout en lui parlant, elle avait déplié 6+6 a
Les liens aux sept nœuds dont il était lié, 6+6 a
Et Cédar, bondissant comme un taureau superbe 6+6 b
620 Dont le joug détaché roule à ses pieds sur l’herbe, 6+6 b
S’élançait dans sa grâce et dans sa liberté ; 6+6 a
Sur ses membres meurtris par la captivi 6+6 a
Effaçait, sous ses mains, la trace encore empreinte ; 6+6 b
Écrasait des palmiers dans sa joyeuse étreinte ; 6+6 b
625 Dans le fleuve, à grands cris, se jetait en courant, 6+6 a
Luttait contre la vague et contre le courant, 6+6 a
En ressortait couvert d’une fumante écume, 6+6 b
Aspirait l’air du ciel comme un coursier qui hume, 6+6 b
Et franchissant d’un bond les ravins, les sommets, 6+6 a
630 Semblait dans les déserts disparaître à jamais ! 6+6 a
Daïdha, frissonnant de sa fuite imprévue, 6+6 b
Tendait vers lui ses bras, et le perdait de vue, 6+6 b
Quand, d’un pied plus rapide et plus souple qu’un daim, 6+6 a
Auprès d’elle à ses pieds il revenait soudain. 6+6 a
635 Et lui, posant ses doigts sur sa tête brûlante : 6+6 b
« Pourquoi, lui disait-il, es-tu toute tremblante ? 6+6 b
As-tu peur que je reste aux forêts où je cours ? 6+6 a
Que ton esclave échappe et parte pour toujours ? 6+6 a
Veux-tu pour te calmer me remettre ma chaîne ? 6+6 b
640 Tiens. Mais ce n’est pas elle, ô ma sœur, qui m’enchaîne : 6+6 b
Va, je n’ai pas besoin de ce honteux lien ; 6+6 a
Ma chaîne, ô Daïdha ! c’est ton œil sur le mien, 6+6 a
C’est le son de ta voix qui m’appelle sans cesse, 6+6 b
C’est le frisson brûlant que ton baiser me laisse, 6+6 b
645 C’est l’heure si pesante où j’attends ton retour, 6+6 a
Et l’image de toi qui me luit tout le jour ! 6+6 a
Voilà le joug du cœur que je porte et que j’aime, 6+6 b
Que tu ne pourrais pas, enfant, briser toi-même, 6+6 b
Que je n’ai pas subi, que je n’ai pas reçu, 6+6 a
650 Mais qu’avec mes pensers moi-même j’ai tissu ! 6+6 a
Va, rends-moi mille fois ma liberté ravie, 6+6 b
Je reviendrai toujours t’agenouiller ma vie ; 6+6 b
Je reviendrai toujours, esclave, en ton chemin 6+6 a
Mettre un pied sur ta trace, et mon cou sous ta main. » 6+6 a
655 Et Daïdha pleurait aux étranges paroles, 6+6 b
Et Cédar reprenait : « Ô mes seules idoles ! 6+6 b
Gazelle apprivoisée, et dont l’œil est si doux 6+6 a
Que le lion la lèche et n’a plus de courroux, 6+6 a
Tiens, touche-moi ! Tu vois ! un geste me possède ! 6+6 b
660 À ton moindre désir comme aussitôt je cède ! 6+6 b
Comme du fond des bois à ton signe je viens 6+6 a
Obéir à tes yeux et baiser mes liens ! 6+6 a
Oh ! ne crains donc jamais que ton lion s’enfuie ; 6+6 b
Que de sa servitude à la fin il s’ennuie ; 6+6 b
665 Qu’à son nom une fois il ne réponde pas : 6+6 a
Le désert est pour lui la place où tu n’es pas ! 6+6 a
Tes yeux sont à mon cœur ce qu’aux saisons brûlantes 6+6 b
Le feu qui marche au ciel, le soleil, est aux plantes. 6+6 b
Partout où tes regards s’abaisseraient sur moi, 6+6 a
670 Je m’enracinerais sous ces rayons de toi ! 6+6 a
Mais dis-moi seulement un seul mot de ta bouche, 6+6 b
Ce que l’on dit au chien qui lèche et qui se couche ; 6+6 b
Entre tes longs cils noirs entr’ouvre-moi mes cieux ; 6+6 a
Donne-moi ce frisson du cœur délicieux 6+6 a
675 De ta main sur ma main, geste dont tu me calmes, 6+6 b
Comme un frisson du vent dans les fibres des palmes ! » 6+6 b
Et l’enfant, qu’à sa voix le bonheur suspendait, 6+6 a
Faisait innocemment ce qu’il lui demandait, 6+6 a
Laissait de ses yeux bleus pleuvoir la flamme humide, 6+6 b
680 Lui commandait riante avec sa voix timide, 6+6 b
Passait dans ses cheveux son doigt aérien, 6+6 a
Le laissait à ses pieds se coucher comme un chien, 6+6 a
Courir sous les forêts après elle, ou l’attendre, 6+6 b
Ou par un tronc caché tout à coup la surprendre ; 6+6 b
685 Et les heures ainsi n’étaient plus qu’un moment, 6+6 a
Et chaque jour rendait le même enivrement. 6+6 a
Puis, quand l’ombre, grandie au soleil qui s’incline, 6+6 b
En rasant les palmiers penchait vers la colline, 6+6 b
De peur qu’aux yeux jaloux des enfants de Phayr 6+6 a
690 Ce secret de pitié ne vînt à la trahir, 6+6 a
Daïdha renouait, comme avant, les entraves, 6+6 b
Et trempait de ses pleurs ces anneaux des esclaves. 6+6 b
────
Cependant sa beauté, que l’âge accomplissait, 6+6 a
De sa pure ignorance encor s’embellissait : 6+6 a
695 Mais déjà quelquefois sa vague inquiétude 6+6 b
Lui faisait du désert craindre la solitude. 6+6 b
Partout rêveuse et triste où Cédar n’était pas, 6+6 a
La crainte à son aspect ralentissait ses pas ; 6+6 a
Elle restait muette, immobile et confuse, 6+6 b
700 Comme un enfant surpris et qu’une mère accuse, 6+6 b
Ou comme Ève devant le père des humains, 6+6 a
Tenant le fruit coupable encore dans ses mains. 6+6 a
Quelquefois, sans oser lui parler la première, 6+6 b
Elle posait le lait du jour sur une pierre 6+6 b
705 Sans rien dire, et, pendant qu’il ne la voyait pas, 6+6 a
Derrière les cyprès s’en allait à grands pas ; 6+6 a
Puis cent fois, pour le voir, vainement retournée, 6+6 b
Emportait du malheur pour toute une journée. 6+6 b
D’autres fois, sous les ifs s’asseyant loin de lui, 6+6 a
710 Sa main à son menton servant de point d’appui, 6+6 a
Elle le contemplait des heures en silence, 6+6 b
Comme un être qu’on n’ose admirer qu’à distance ; 6+6 b
Et son esprit absent, malgré ses yeux ouverts, 6+6 a
Semblait suivre du cœur des songes dans les airs ; 6+6 a
715 Puis elle les baissait si tristement à terre, 6+6 b
Que Cédar ne pouvait s’éloigner ni se taire, 6+6 b
Mais que, s’approchant d’elle, et d’un ton de voix doux, 6+6 a
Il parlait le premier, et disait : « Qu’avez-vous ? » 6+6 a
Alors, comme quelqu’un qu’en sursaut on secoue, 6+6 b
720 Il lui tombait des yeux deux gouttes sur la joue : 6+6 b
Avec un faux sourire elle les essuyait, 6+6 a
Puis avec les pensers la tristesse fuyait ; 6+6 a
Tout son cœur s’exhalait dans de douces paroles ; 6+6 b
Sa tendresse enfantine avait des larmes folles, 6+6 b
725 Et semblait s’enivrer de son délire, exprès 6+6 a
Comme pour oublier que la mort était près. 6+6 a
Or la charmante enfant, pleine de sa pene, 6+6 b
Marchait en revenant la paupière baissée, 6+6 b
Et distraite au retour ne s’apercevait pas 6+6 a
730 De l’admiration qu’excitaient ses appas ; 6+6 a
Ou, quand elle sentait des yeux d’homme sur elle, 6+6 b
Son dédain s’affligeait de leur paraître belle. 6+6 b
Elle eût voulu, cachée ou laide aux yeux d’autrui, 6+6 a
N’être visible et belle ici-bas que pour lui ! 6+6 a
735 Mais ses rayons en vain voilés d’indifférence 6+6 b
N’en répandaient pas moins l’extase et l’espérance ; 6+6 b
Et les fils de Phayr, qui d’elle s’enivraient, 6+6 a
De son choix diffé tous les jours murmuraient. 6+6 a
« Quand la fleur de la vigne a parfumé la plaine, 6+6 b
740 Disaient-ils, que la grappe est colorée et pleine, 6+6 b
On ne la laisse pas, aux pampres serpentants, 6+6 a
Attendre une autre fleur et de seconds printemps. 6+6 a
L’enfant lève les bras, la respire et la cueille, 6+6 b
Sans quoi l’automne pâle en vient jaunir la feuille, 6+6 b
745 Et les vents de l’hiver soufflent et font tomber 6+6 a
Les grains, que les oiseaux viennent lui dérober. » 6+6 a
Les pères mécontents à la fin s’entendirent 6+6 b
Pour parler à Phayr ; trois vinrent et lui dirent, 6+6 b
Et tous hochaient le front pendant que l’un parlait : 6+6 a
750 « Quand la brebis regimbe et refuse son lait, 6+6 a
Père, la laisse-t-on au gré de ses caprices 6+6 b
Le perdre avec sa laine au flanc des précipices ? 6+6 b
Non : le berger soigneux approche son petit, 6+6 a
Qui bêle à ses côtés de soif et d’appétit ; 6+6 a
755 Et, fléchie à sa voix, de sa blanche mamelle 6+6 b
Le lait qu’elle retient entre ses doigts ruisselle. 6+6 b
Quand la poule et le paon, qui pondent à l’écart, 6+6 a
Vont semer sous les bois leurs œufs faits au hasard, 6+6 a
Les laisse-t-on ainsi sans nid et sans familles 6+6 b
760 Semer pour le renard leurs fécondes coquilles ? 6+6 b
Non : l’enfant du foyer va les chercher au loin, 6+6 a
Sur le duvet des bois les rassemble avec soin, 6+6 a
Et la mère, le soir, qui revient et les trouve, 6+6 b
Sous son cœur qui s’échauffe avec amour les couve ; 6+6 b
765 Et bientôt les poussins s’étant multipliés 6+6 a
Se répandent dans l’herbe et gloussent sous nos piés. » 6+6 a
Le vieillard et Selma comprenaient ce langage, 6+6 b
Où le désir voi ne parlait qu’en image ; 6+6 b
Et quand ils le voulaient eux-mêmes répéter, 6+6 a
770 Par caprice, l’enfant refusait d’écouter ; 6+6 a
Ou bien, plissant sa lèvre en relevant l’épaule, 6+6 b
Allait au bord de l’eau pleurer au pied d’un saule. 6+6 b
Chacun des prétendants, vainement rebuté, 6+6 a
Essayait à son tour de fléchir sa beauté, 6+6 a
775 Et, suivant de ces jours le poétique usage, 6+6 b
Interrogeait son cœur dans un muet langage. 6+6 b
Avant de révéler leurs vœux inaperçus, 6+6 a
Ils parlaient quelque temps en emblèmes reçus ; 6+6 a
Et la vierge, muette et répondant de même, 6+6 b
780 Acceptait, refusait, suspendait en emblème. 6+6 b
Asgor, fils d’Abniel, choisit dans le troupeau 6+6 a
Le plus doré de poil des petits du chameau, 6+6 a
Et, le mettant la nuit parmi les jeunes bêtes 6+6 b
Dont la vierge au réveil devait compter les têtes, 6+6 b
785 Il se cacha pendant que le sien défilait, 6+6 a
Pour voir si sa pitié lui donnerait le lait ; 6+6 a
Mais, au lieu de mener le petit aux chamelles, 6+6 b
La vierge l’écarta de toutes les mamelles, 6+6 b
Et le laissa tout seul, aux ronces d’alentour, 6+6 a
790 De tristesse et de soif crier tout un long jour ; 6+6 a
Et l’amant, le front triste et la vue offene, 6+6 b
S’en alla sans parler, vaincu par sa pene. 6+6 b
Abna, fils de Kalem, dans un nid de roseau 6+6 a
Apporta près du seuil des œufs volés d’oiseau. 6+6 a
795 Si la fille, de l’antre en sortant vers l’aurore, 6+6 b
Recueillait ces œufs blancs pour qu’ils pussent éclore, 6+6 b
Et, se montrant neuf jours soigneuse à les sauver, 6+6 a
Sous l’aile du ramier les regardait couver, 6+6 a
Le jeune amant saurait qu’un regard favorable 6+6 b
800 Couverait son amour comme l’œuf dans le sable. 6+6 b
À la porte de l’antre il veillait incertain : 6+6 a
Mais la vierge distraite en sortant le matin, 6+6 a
Voyant les œufs posés dans le nid sur la mousse, 6+6 b
Leur donnant du pied gauche une forte secousse, 6+6 b
805 Les fit en se brisant rouler sur le rocher ; 6+6 a
Et le fils de Kalem n’osa plus s’approcher. 6+6 a
Zebdani, fils d’Ormid, vint, la nuit, à l’entrée 6+6 b
De l’abri de Phayr, place aux dieux consacrée, 6+6 b
Dans la poudre du seuil par Selma balayé, 6+6 a
810 Imprimer en secret la marque de son pié. 6+6 a
Si la vierge au réveil, en s’échappant de l’antre, 6+6 b
Voyant ce pas écrit sur la place où l’on entre, 6+6 b
Le gardait sur le seuil au lieu de l’effacer 6+6 a
Et posait à cô le sien pour l’y tracer, 6+6 a
815 Le jeune homme, de loin attendant ce symbole, 6+6 b
Entendrait sans accents et lirait sans parole, 6+6 b
Et saurait de lui-même, à ce signe épié, 6+6 a
Qu’un autre pas suivrait la trace de son pié. 6+6 a
Mais la vierge, au matin, en sortant la première, 6+6 b
820 Et voyant ce pas d’homme empreint sur la poussière, 6+6 b
L’effaça de son doigt sur ce sable mouvant, 6+6 a
Et d’un geste hautain jeta la cendre au vent ; 6+6 a
Et Zebdani, voyant sa trace ainsi détruite, 6+6 b
Pleura son vain amour, rougit, et prit la fuite. 6+6 b
825 Les mères à Selma vinrent dire à leur tour : 6+6 a
« Peut-être que son cœur cache un secret amour, 6+6 a
Et que, dans la pudeur dont la rougeur lui monte, 6+6 b
Elle craint de nommer celui qui fait sa honte ? 6+6 b
Nous-mêmes foons-la de dire, à son insu, 6+6 a
830 Le désir que son œil parmi tous a conçu ; 6+6 a
Quand son visage aura révélé sa pene, 6+6 b
La flamme de nos fils sera récompene. » 6+6 b
Et Selma consentit ; et, quand le jour baissa, 6+6 a
Sur le cœur de l’enfant l’épreuve commença. 6+6 a
835 Daïdha vers le soir, des prés verts revenue, 6+6 b
Était debout, au fond de la caverne nue ; 6+6 b
De son front ondoyant ses cheveux déliés 6+6 a
Tombaient de toutes parts de sa tête à ses pieds : 6+6 a
Noyant de leurs flots noirs le sein et les épaules, 6+6 b
840 Comme ces verts rameaux des frênes et des saules, 6+6 b
Qui, du sommet du tronc vers le sol refoulés, 6+6 a
Penchent jusqu’au gazon leurs jets échevelés, 6+6 a
D’où les pleurs du matin distillent goutte à goutte, 6+6 b
D’une ombre transparente ils l’enveloppaient toute. 6+6 b
845 On eût dit une nuit sous son voile de jais, 6+6 a
Si le vent quelquefois, en soulevant le dais, 6+6 a
N’eût fait sous chaque haleine ondoyer une tresse, 6+6 b
Et, découvrant un peu le sein sous sa caresse, 6+6 b
N’eût laissé par éclairs le rayon l’entrevoir, 6+6 a
850 Comme à travers la feuille une étoile le soir. 6+6 a
Or, sous ce noir réseau que perçait cet albâtre, 6+6 b
On entendait sa voix et son rire folâtre ; 6+6 b
Et sa mère lui dit : « Commençons, si tu veux ! » 6+6 a
Et relevant de terre un pan de ses cheveux, 6+6 a
855 Elle les déplia des doigts en large voile, 6+6 b
Ainsi qu’un tisserand qui prépare sa toile, 6+6 b
Et qui noue au métier, avant de le tisser, 6+6 a
Le fil où sous le fil la trame va glisser. 6+6 a
Puis approchant des fleurs et des fibres tremes 6+6 b
860 Des feuilles du palmier par l’hiver découes, 6+6 b
Et des perles du fleuve et des grains de carmin, 6+6 a
Elle les lui tendait en avançant la main ; 6+6 a
Et, les recevant d’elle en se penchant, sa fille, 6+6 b
Dans l’épine au long dard qui lui servait d’aiguille, 6+6 b
865 Comme fait le pêcheur des mailles d’un filet, 6+6 a
Aux fibres du palmier toutes les enfilait ; 6+6 a
Et les glissant ensuite entre les fils d’ébène, 6+6 b
Si fins qu’ils frémissaient au contact d’une haleine, 6+6 b
Passait et repassait son aiguille à travers. 6+6 a
870 Cette trame de fleurs et ces dessins divers 6+6 a
Accomplissaient ainsi, des pieds à la ceinture, 6+6 b
Le voile aérien donné par la nature. 6+6 b
À mesure qu’en nœuds la vierge le tressait, 6+6 a
Ce tablier flottant d’éclat se nuançait : 6+6 a
875 Son aiguille avec art, parmi les roses blanches, 6+6 b
Associait l’azur des yeux bleus des pervenches, 6+6 b
Et les œufs du lotus et les boutons vermeils, 6+6 a
Et tous les lis des eaux, étoiles ou soleils, 6+6 a
Et sur la nacre en feu des petits coquillages 6+6 b
880 Faisait de l’oiseau-mouche éclater les plumages. 6+6 b
Ce voile contentait cet instinct de beau 6+6 a
Que la vierge reçoit de sa virginité ; 6+6 a
De plantes, de parfums et d’éclat revêtue, 6+6 b
Quand du jeune homme ainsi sa sœur frappait la vue, 6+6 b
885 Il eût cru voir marcher un symbole de fleurs, 6+6 a
Et ce corps idéal, ces odeurs, ces couleurs, 6+6 a
D’un triple enivrement berçant les sens et l’âme, 6+6 b
Fascinaient la pensée et précédaient la femme. 6+6 b
Quand la dernière brise avait fané les lis 6+6 a
890 Dont ces tissus flottants odoraient embellis, 6+6 a
Quand la dernière rose expirait sur sa tige, 6+6 b
On en renouvelait l’industrieux prestige : 6+6 b
C’était un jour de fête, où, fuyant à l’écart, 6+6 a
Les femmes pour charmer luttaient d’amour et d’art. 6+6 a
895 Mais, pour broder ainsi la trame fugitive, 6+6 b
Il fallait la tenir d’une main attentive ; 6+6 b
Car si ce doux travail était interrompu, 6+6 a
Si des cheveux tissés un seul était rompu, 6+6 a
La trame, s’échappant des doigts de l’ouvrière, 6+6 b
900 Comme un filet sans nœuds s’écoulait tout entière ; 6+6 b
Et la beauté soudain regardait tout en pleurs 6+6 a
À ses pieds ce monceau de plumes et de fleurs. 6+6 a
Or, au moment précis où la trame qui glisse 6+6 b
Demande plus de soin à la main qui la tisse, 6+6 b
905 À la porte de l’antre un grand bruit s’entendit ; 6+6 a
Une femme à grands pas se précipite, et dit : 6+6 a
« Asgor, fils d’Abniel, est tombé dans le fleuve ! » 6+6 b
Et Selma, qui feignait, pour accomplir l’épreuve. 6+6 b
Levant les bras au ciel, fit un cri de douleur. 6+6 a
910 L’effroi sur Daïdha répandit sa pâleur : 6+6 a
Une larme roula témoin de sa pene, 6+6 b
Et sa main suspendit la trame commene. 6+6 b
Mais il ne tomba pas une fleur de sa main, 6+6 a
Et ses doigts tout tremblants la reprirent soudain. 6+6 a
915 Une autre vint, et dit : « Abna, j’en tremble encore ! 6+6 b
Dans le fond des forêts un lion le dévore ! 6+6 b
Ses frères, dont sa mort a glacé les regards, 6+6 a
Pour les ensevelir cherchent ses os épars. » 6+6 a
À cet affreux récit les femmes se troublèrent, 6+6 b
920 Les larmes, les clameurs, les gestes redoublèrent ; 6+6 b
Sur ses genoux émus l’enfant fléchit un peu, 6+6 a
Mais l’aiguille trembla sans rompre un seul cheveu. 6+6 a
Une troisième accourt : « Ô jour, jour de misères ! 6+6 b
Pleurez, yeux de Phayr ! frappez vos seins, ô mères ! 6+6 b
925 De la race d’Ormid tout l’espoir est fini. 6+6 a
La flèche des chasseurs a percé Zebdani ! 6+6 a
Et l’antre, déjà plein de silence et d’alarmes, 6+6 b
Retentit, à ce nom, de sanglots et de larmes, 6+6 b
Et Daïdha pleura ses trois frères chéris. 6+6 a
930 Mais ni le cœur brisé, ni les pleurs, ni les cris 6+6 a
Ne firent de ses doigts abandonner la trame ; 6+6 b
La terre la laissa mtresse de son âme ; 6+6 b
Et chaque coup au cœur par la vierge reçu 6+6 a
Suspendait son travail sans briser le tissu. 6+6 a
935 Au peu d’impression des sinistres nouvelles, 6+6 b
Les mères sans parler échangèrent entre elles 6+6 b
Un regard scrutateur que l’enfant ne vit pas ; 6+6 a
Une d’elles sortit, et revint à grands pas : 6+6 a
« Ô perte de Phayr, dit-elle ; les esclaves 6+6 b
940 Dans la confusion ont brisé leurs entraves ; 6+6 b
Et Cédar, ô Phayr, ton trésor, ton appui… 6+6 a
– Cédar ! dit le vieillard, eh bien ? – Il s’est enfui ! » 6+6 a
À ces mots, à ce nom chéri, la jeune fille 6+6 b
De ses doigts entr’ouverts laissa tomber l’aiguille ; 6+6 b
945 Le tremblement du fil fit rompre les cheveux, 6+6 a
Les mailles sous leur poids coulèrent nœuds à nœuds, 6+6 a
Et, foulant sous ses pieds la trame répandue, 6+6 b
Daïdha s’élança vers l’entrée éperdue ; 6+6 b
Mais les femmes soudain ouvrant toutes leurs bras, 6+6 a
950 Et Selma courroucée, entravèrent ses pas : 6+6 a
« À l’opprobre, dit-elle, ô fille, sois moins prompte ! 6+6 b
Rentre ! de tout cela rien n’est vrai que ta honte ! 6+6 b
Rien n’est vrai que le cri qui vient de te trahir, 6+6 a
Cri qui refoule au cœur tout le sang de Phayr ! 6+6 a
955 Le fruit mûr de Selma pour la dent de l’esclave ! 6+6 b
Ô mères, écrasez la fille qui nous brave ! 6+6 b
Dieux, qui me trahissez, brisez-vous sur le seuil ! 6+6 a
Antres, tombez sur elle, et soyez son cercueil ! 6+6 a
Oh ! cachez ce mystère, ô mères, à vos filles : 6+6 b
960 L’horreur s’en répandrait dans toutes les familles : 6+6 b
Les sœurs en parleraient, et se diraient : « Sais-tu 6+6 a
» Que pour un vil esclave un cœur libre a battu ? » 6+6 a
Et le sang des aïeux, s’il savait ce mystère, 6+6 b
De honte et de courroux bouillonnerait sous terre ! 6+6 b
965 De ce seuil profa fuyez toutes !… Et toi 6+6 a
Qui jadis fus ma fille et n’es plus rien pour moi, 6+6 a
Dans la nuit de la honte et de la terre rentre ! 6+6 b
Que jamais ton secret ne sorte de cet antre ! 6+6 b
Que jamais sur tes yeux ne tombe l’œil du jour 6+6 a
970 Jusqu’à ce que ton fiel ait bu tout ton amour, 6+6 a
Jusqu’à ce que, tes pleurs rendant ta lèvre amère, 6+6 b
Tu viennes à mes pieds, et me dises : « Ma mère, 6+6 b
» J’ai lavé cette tache avec l’eau de mes yeux : 6+6 a
» Unissez votre fille au fils de vos aïeux ! » 6+6 a
975 Et prenant Daïdha par une longue tresse, 6+6 b
Comme un chien qu’aux forêts le chasseur mène en laisse, 6+6 b
Elle la conduisit au fond de l’antre obscur, 6+6 a
Où des racines d’arbre avaient fendu le mur, 6+6 a
Et par ses noirs cheveux aux racines liée, 6+6 b
980 Elle la laissa là comme une âme oubliée. 6+6 b
Aux genoux de Phayr, Selma dans son courroux 6+6 a
Cria : « Tuons l’esclave, ou l’opprobre est sur nous ! » 6+6 a
Mais le vieillard lui dit : « Ô cœur léger de femme, 6+6 b
Quel crime a-t-il commis pour une mort infâme ? 6+6 b
985 Si ma pierre aujourd’hui tombe, est-ce que demain 6+6 a
Tes lèvres sans horreur pourront toucher ma main ? 6+6 a
Est-ce un crime au lion d’étaler sa crinière ? 6+6 b
Est-ce un crime au soleil d’éblouir la paupière ? 6+6 b
Est-ce un crime à Cédar si son front prosterné 6+6 a
990 À séduit d’un enfant le regard fasciné ? 6+6 a
Ai-je donc tant vécu pour ignorer, ô femmes ! 6+6 b
Qu’un regard de pitié n’enlace pas vos âmes, 6+6 b
Et que le cours du fleuve est moins capricieux 6+6 a
Que le cœur d’un enfant pris d’amour par les yeux ? 6+6 a
995 Crois-moi, ce qu’un vent porte, un autre vent l’enlève ; 6+6 b
Chaque heure a sa pensée, et chaque nuit son rêve : 6+6 b
L’âge éteint de lui-même un feu sans aliment. 6+6 a
Sépare quelques jours la fille de l’amant : 6+6 a
Envoyons-le garder sur la montagne sombre 6+6 b
1000 Ces troupeaux dont ses soins ont augmenté le nombre ; 6+6 b
Tiens ta fille captive et seule, loin de lui, 6+6 a
Jusqu’à ce que ses yeux aient noyé son ennui. 6+6 a
Un autre amour ntra ; car le cœur est une onde 6+6 b
Qui jamais ne tarit, murmurante et profonde, 6+6 b
1005 Et qui, lorsque la main s’oppose à ses détours, 6+6 a
Se creuse un autre lit et prend un autre cours. » 6+6 a
Puis touchant ses cheveux de sa main paternelle, 6+6 b
Comme un lion clément qui lèche une gazelle, 6+6 b
Avec de tendres mots dont l’accent la calma, 6+6 a
1010 Il assoupit le cœur et les yeux de Selma. 6+6 a
Le sommeil descendit dans l’antre de l’aïeule ; 6+6 b
Et, dévorant son cœur, Daïdha resta seule. 6+6 b
Cependant, quand aux eaux le troupeau descendit, 6+6 a
Par des bouches de femme un bruit se répandit : 6+6 a
1015 La perle de Phayr perdue et profae ! 6+6 b
Par l’œil de l’étranger Daïdha fascie ! 6+6 b
Un murmure d’horreur de toutes parts monta ; 6+6 a
La foule vers Cédar courut et s’ameuta. 6+6 a
L’esclave poursuivi, sans armes et sans juge, 6+6 b
1020 Près du seuil de Selma vint chercher un refuge. 6+6 b
Mais, devançant ses pas, les mères, les enfants, 6+6 a
Et de son front courbé ses rivaux triomphants, 6+6 a
Excités par la haine et par la jalousie, 6+6 b
Satisfaisaient sur lui leur lâche fantaisie. 6+6 b
1025 « C’est donc toi, criaient-ils, qui de nos chastes sœurs, 6+6 a
Vil chacal de la nuit, nous dérobes les cœurs ! 6+6 a
À toi, honteux muet qui n’es pas même un homme, 6+6 b
Brute qui ne sais pas le nom dont on te nomme ; 6+6 b
Toi sur qui le regard en tombant se salit, 6+6 a
1030 Que l’onagre et le chien chasseraient de leur lit ; 6+6 a
À toi la fleur des yeux que notre âme respire ? 6+6 b
Daïdha ? » Puis mêlant la rage avec le rire, 6+6 b
L’un a l’envi de l’autre inventait un affront, 6+6 a
Lui lançait la poussière ou la salive au front ; 6+6 a
1035 Et, n’osant par la mort satisfaire leur rage, 6+6 b
Chacun lui prodiguait le supplice et l’outrage. 6+6 b
Quand leur vil cœur enfin d’insultes fut vidé, 6+6 a
Il resta sur la terre à demi lapidé. 6+6 a
Les frissons de la mort sur ses tempes glissèrent, 6+6 b
1040 Et de haine assouvis les tigres le laissèrent. 6+6 b
Aux cris de ton Cédar sous la fronde abattu, 6+6 a
Pauvre vierge enchnée, hélas ! que faisais-tu ? 6+6 a
Sans oser réveiller sa mère qui sommeille, 6+6 b
Chaque insulte arrivait de loin à son oreille : 6+6 b
1045 La raillerie amère et l’outrageux affront 6+6 a
La meurtrissaient au cœur et lui montaient au front ; 6+6 a
Son âme bondissait dans son sein, de colère, 6+6 b
Comme un fruit qui remue au ventre de sa mère ; 6+6 b
Chaque coup que la roche entendait retentir, 6+6 a
1050 Ses membres tressaillants croyaient le ressentir ; 6+6 a
Chaque élan que l’horreur donnait à sa poitrine, 6+6 b
D’une égale secousse ébranlait la racine : 6+6 b
Et ses cheveux aux rocs par sept nœuds attachés, 6+6 a
De secousse en secousse étaient presque arrachés. 6+6 a
1055 Aux coups sourds, aux accents de cette voix plaintive, 6+6 b
Elle essayait en vain, de sa main convulsive, 6+6 b
De dénouer l’entrave où ses pas étaient pris ; 6+6 a
La sueur ruisselait de ses membres meurtris, 6+6 a
Et le nœud sous l’effort se serrait davantage. 6+6 b
1060 Enfin, dans un moment de colère sauvage, 6+6 b
Comme un renard captif, par l’enfant entravé, 6+6 a
Qui lime avec ses dents l’anneau qu’on a rivé, 6+6 a
Rongeant entre ses dents sa noire chevelure, 6+6 b
Et de ses nœuds rompus déliée à mesure, 6+6 b
1065 Elle coupa sa chaîne, et, s’élançant dehors, 6+6 a
Un sourd gémissement la guida près du corps. 6+6 a
Sur la croupe des monts, la lune à demi pleine 6+6 b
Rasait la feuille sombre et débordait à peine, 6+6 b
Et les troncs noirs, coupant ses rayons encor bas, 6+6 a
1070 N’étaient qu’un crépuscule où tâtonnaient ses pas. 6+6 a
Elle en adoucissait la chute sur la terre 6+6 b
Pour que l’herbe muette en gardât le mystère, 6+6 b
Et, la tête penchée et les bras en avant, 6+6 a
Marchait comme la biche en écoutant le vent. 6+6 a
1075 Le souffle entrecou d’une haleine oppressée 6+6 b
Lui découvrit Cédar ; vers la terre baissée, 6+6 b
Et relevant ses bras par l’horreur écartés, 6+6 a
Elle couvait des yeux ses traits ensanglantés. 6+6 a
L’esclave évanoui sur un monceau de pierres, 6+6 b
1080 La pâleur sur le front, la nuit sur ses paupières, 6+6 b
Des flèches dans le corps, sous l’excès du tourment 6+6 a
Avait de sa douleur perdu le sentiment. 6+6 a
Il était dans ce calme où, du coup étourdie, 6+6 b
Du sommeil à la mort l’âme nage engourdie. 6+6 b
1085 D’une froide sueur ses membres découlaient, 6+6 a
Quelques filets de sang sur sa peau ruisselaient ; 6+6 a
Et son chien, resté seul, flairant chaque blessure, 6+6 b
De sa langue d’ami les léchait à mesure. 6+6 b
Sur le corps de Cédar se penchant à demi, 6+6 a
1090 Elle prêta l’oreille à son souffle endormi ; 6+6 a
Et sentant le cœur chaud sous sa main battre encore, 6+6 b
Et voyant la couleur sous ses baisers éclore, 6+6 b
L’espérance rendit la force à son amour. 6+6 a
Elle arracha du corps les flèches tour à tour, 6+6 a
1095 De ces dards sans tranchant blessure peu profonde ; 6+6 b
Elle baisa la tempe atteinte par la fronde ; 6+6 b
Dans le creux de sa main allant chercher de l’eau, 6+6 a
Des souillures du sang elle étancha la peau ; 6+6 a
Elle cueillit dans l’herbe, aux rayons de la lune, 6+6 b
1100 Des simples feuille à feuille ; elle en étendit une, 6+6 b
Toute trempée encor du baume frais des cieux, 6+6 a
Sur chaque meurtrissure où pleurèrent ses yeux ; 6+6 a
Elle les attacha comme un bracelet d’ambre, 6+6 b
Qu’une amoureuse main enlace à chaque membre ; 6+6 b
1105 Elle enleva tout poids de son sein comprimé, 6+6 a
Pour qu’au souffle de l’air il s’ouvrît ranimé ; 6+6 a
Puis, à côté du corps, s’asseyant sur la mousse, 6+6 b
Soulevant dans ses bras la tête sans secousse : 6+6 b
« Cédar ! lui criait-elle, oh ! parle, éveille-toi ! 6+6 a
1110 Les méchants sont partis, rouvre les yeux, c’est moi ! 6+6 a
Ton sang ne coule pas, ô l’époux de mes songes ! 6+6 b
Mes cheveux sont coupés et t’ont servi d’éponges, 6+6 b
Mes genoux sont ton lit ; ta tête est sur mon bras, 6+6 a
Mon souffle est sur tes yeux : ne t’éveille-t-il pas ? » 6+6 a
1115 Qui n’eût pas réveillé la voix si près, si tendre ? 6+6 b
Sans revivre à l’instant Cédar ne put l’entendre. 6+6 b
Un soupir lui rendit le regard et la voix : 6+6 a
« Ô Daïdha ! dit-il, est-ce vous que je vois ? 6+6 a
Est-ce toi, cher regard, ô douce fiane, 6+6 b
1120 Qui rends l’air à mon sein, le jour à ma pene ? 6+6 b
Est-ce toi dont la bouche ?… Ô ciel ! fuis, enfant, fuis ! 6+6 a
Sais-tu ce qu’ils ont dit ? d’où je viens ? où je suis ? 6+6 a
Sais-tu qu’à leur courroux dénoncé par ta mère, 6+6 b
Je mourais pour t’aimer ; et tu meurs si… – Mon frère, 6+6 b
1125 Dit-elle en lui fermant les lèvres d’un baiser, 6+6 a
Non, je ne fuirai pas, dût leur main m’écraser ! 6+6 a
Puisqu’à travers nos yeux la malice des femmes 6+6 b
À découvert l’amour dans les plis de nos âmes, 6+6 b
Cet amour que nos cœurs ne s’étaient dit jamais, 6+6 a
1130 Qu’il parle et que je meure ! Oui, c’est toi que j’aimais ! 6+6 a
Oui, c’est toi, toi qu’avant d’avoir vu ton visage, 6+6 b
Dans mes rêves d’enfant, j’embrassais en image ! 6+6 b
C’est toi que je voyais quand je fermais les yeux, 6+6 a
Comme on voit dans la mort l’esprit de ses aïeux ! 6+6 a
1135 Lorsque tu descendis, qui sait ? du ciel peut-être, 6+6 b
Sans t’avoir jamais vu, je crus te reconnaître. 6+6 b
Je reçus de ta main le salut de mes jours, 6+6 a
Sans m’étonner du bras qui vint à mon secours : 6+6 a
À l’amour dont mon cœur ne sait pas la naissance, 6+6 b
1140 Le ciel n’ajouta rien par la reconnaissance ; 6+6 b
Mais la tendre pitié l’enfonça dans mon cœur, 6+6 a
Comme en foulant la graine on fait germer la fleur. 6+6 a
À leurs inimitiés opposant ma tendresse, 6+6 b
J’égalais à leurs maux ma pitié vengeresse, 6+6 b
1145 Et plus ils t’écrasaient à terre devant moi, 6+6 a
Plus dans mon cœur saignant je me donnais à toi ! 6+6 a
Quel lien l’un vers l’autre attire ce qui s’aime ? 6+6 b
Vers l’arbre où tu dormais mes pieds allaient d’eux-même ; 6+6 b
L’herbe ne sentait pas ces pieds légers marcher, 6+6 a
1150 Qui du sol, au retour, ne pouvaient s’arracher ! 6+6 a
Rentrée avec ton ombre au fond de nos demeures, 6+6 b
Mon ennui dans le ciel comptait toutes les heures ; 6+6 b
J’aurais voulu dormir ou retrancher du jour 6+6 a
Celles qui séparaient le départ du retour ! 6+6 a
1155 Je remplissais de toi ce vide des journées. 6+6 b
Comme ces plantes d’or, vers le soleil tournées, 6+6 b
Qui regardent toujours où leur astre est monté, 6+6 a
Mon âme regardait toujours de ton côté ; 6+6 a
Les accents de ta voix restaient dans mon oreille, 6+6 b
1160 Comme ceux de l’enfant que sa mère réveille. 6+6 b
Dans le silence en moi toujours je t’entendais ; 6+6 a
Tu me disais… que sais-je ?… et je te répondais ; 6+6 a
Et dans ces entretiens tu me parlais de choses 6+6 b
Qui sur ma joue en feu faisaient monter les roses ! 6+6 b
1165 Et puis je regardais, tout le cœur suspendu, 6+6 a
Si les autres aussi n’avaient rien entendu, 6+6 a
Si l’on n’avait pas vu rougir ma joue heureuse ! 6+6 b
Mais en venant vers toi, je me sentais peureuse, 6+6 b
Et je ne trouvais rien à te dire, et souvent, 6+6 a
1170 Pour qu’il te le rendît, je le disais au vent ! 6+6 a
Oh ! n’en disait-il rien à ta tendre pene, 6+6 b
Quand, relevant sur moi ta paupière baissée, 6+6 b
Comme écoutant quelqu’un qui te parlait tout bas, 6+6 a
Tu commençais des mots que tu n’achevais pas ? 6+6 a
1175 » Je n’étais qu’une enfant alors ! mais à mesure 6+6 b
Que la lune en changeant rendait ma raison mûre, 6+6 b
Tout ce bonheur partit et tout l’amour resta : 6+6 a
Tu sais comme entre nous le regard s’attrista ! 6+6 a
Oh ! mais tu ne sais pas, je te cachais, ô frère ! 6+6 b
1180 Que de pleurs ma pitié donnait à ta misère. 6+6 b
En voyant profaner sous d’indignes liens 6+6 a
Celui dont les regards faisaient baisser les miens, 6+6 a
Celui qui, dépassant les épaules mortelles, 6+6 b
Semblait un dieu dont l’homme aurait volé les ailes, 6+6 b
1185 Je me disais, le front, devant toi prosterné : 6+6 a
« C’est pour l’amour de moi qu’il languit enchné ! 6+6 a
» C’est pour moi que ce front dont mes yeux sont le culte 6+6 b
» Obéit sans murmure à l’enfant qui l’insulte ; 6+6 b
» C’est pour moi qu’à jamais il se laisse fouler 6+6 a
1190 » Par ceux que d’un seul geste il a fait reculer ! » 6+6 a
Et mon cœur indigné se haïssait lui-même 6+6 b
Pour avoir de son rang dégradé ce qu’il aime : 6+6 b
Et j’aurais tout donné cent fois pour secouer 6+6 a
Ces chaînes de ton corps, ou pour m’y dévouer. 6+6 a
1195 Tes bras ennoblissaient à mes yeux ces entraves, 6+6 b
Et pour les partager j’enviais les esclaves ! 6+6 b
Et de ta servitude épousant chaque affront, 6+6 a
Sur mes genoux meurtris je me frappais le front ; 6+6 a
Et mes yeux ruisselaient comme deux sources pleines, 6+6 b
1200 Et mon sein étouffait et coupait mes haleines, 6+6 b
Et des soleils entiers je sanglotais tout bas 6+6 a
Pour que tes pieds vers moi ne se tournassent pas ! 6+6 a
Et, de peur d’éveiller contre toi d’autres haines, 6+6 b
Je lavais au retour mes yeux dans les fontaines ; 6+6 b
1205 Derrière mes regards j’enfonçais mon chagrin, 6+6 a
Et le nuage au cœur laissait mon front serein. 6+6 a
» Mais à quoi m’a servi ma prudence insene ? 6+6 b
Mes mains à ton nom seul ont trahi ma pene. 6+6 b
J’ai méprisé leurs fils ; ils ont appris pourquoi : 6+6 a
1210 Leur lâche inimitié va se venger sur toi. 6+6 a
Ils ont déjà frappé de flèches et de pierres 6+6 b
Ces membres tout baignés de l’eau de mes paupières. 6+6 b
N’ai-je pas entendu leur sinistre projet ? 6+6 a
Ils reviendront demain achever leur forfait : 6+6 a
1215 Leur crainte de Phayr retarde ton supplice ; 6+6 b
Mais ma mère au vieillard a demandé justice : 6+6 b
Son orgueil veut couvrir par la mort et l’oubli 6+6 a
La honte de son sang dans mon cœur avili. 6+6 a
Tu mourras sous leur pierre ou tu vivras d’outrages, 6+6 b
1220 Si la fuite à l’instant ne trompe tant de rages. 6+6 b
Va, fuis sans regarder derrière, et sans retour, 6+6 a
Fuis, emporte avec toi ma vie et mon amour ! 6+6 a
Par la flèche des yeux mortellement blessée, 6+6 b
Je mourrai vite ici des coups de ma pene : 6+6 b
1225 Les gouttes de mes yeux étoufferont mon cœur, 6+6 a
Comme l’ondée abat et défeuille la fleur ; 6+6 a
Mais fidèle à ta trace, ô frère de mon âme, 6+6 b
Nul enfant du désert ne m’appellera femme ; 6+6 b
Et s’il est sous la terre, au pays des aïeux, 6+6 a
1230 Une terre où l’esclave a des sœurs et des dieux, 6+6 a
Échappant aux fureurs de leur haine jalouse, 6+6 b
J’irai t’y préparer la couche de l’épouse, 6+6 b
Et, rejoints pour toujours sous d’autres firmaments, 6+6 a
Nous irons nous aimer dans le ciel des amants ! » 6+6 a
1235 En lui parlant ainsi, les lèvres sur la joue, 6+6 b
Entre les cils des yeux que le sanglot secoue 6+6 b
Les gouttes de ses pleurs filtraient comme un ruisseau ; 6+6 a
Et Cédar, sur son front sentant tomber leur eau 6+6 a
Par sa lèvre altérée ardemment recueillie, 6+6 b
1240 De ce cœur qui se fond buvait jusqu’à la lie. 6+6 b
Au son de cette voix dans son âme entendu 6+6 a
Il demeurait muet, enivré, suspendu, 6+6 a
N’osant d’un mouvement, d’un coup d’œil ou d’un geste, 6+6 b
Arrêter de l’amour l’épanchement céleste : 6+6 b
1245 Comme un homme altéré, qui trouve en son chemin 6+6 a
L’enfant qui vient du puits une amphore à la main, 6+6 a
Colle sa lèvre ardente, et sans reprendre haleine 6+6 b
Épuise jusqu’au fond la coupe toute pleine. 6+6 b
Par leur baume divin chacun de ces accents 6+6 a
1250 Changeait en volupté l’angoisse de ses sens : 6+6 a
Son sang ne coulant plus de la moindre blessure, 6+6 b
Rappelé vers le cœur, s’arrêtait à mesure ; 6+6 b
Il ne sentait pas plus ses membres douloureux 6+6 a
Qu’au retour du printemps le lion amoureux 6+6 a
1255 Que le rugissement de la lionne appelle, 6+6 b
Bondissant sur ses pas, le feu dans sa prunelle, 6+6 b
Laissant aux rocs aigus sa crinière et son sang, 6+6 a
Ne sent, dans ses transports, l’épine dans son flanc. 6+6 a
Cet amour qu’il buvait sur sa lèvre glae 6+6 b
1260 Avait en un seul sens concentré sa pene. 6+6 b
Mais quand la voix tremblante et muette eut tout dit, 6+6 a
Il ne se leva pas de terre : il en bondit, 6+6 a
Ses cheveux ondoyants comme sous la tempête, 6+6 b
Élevant ses deux mains au niveau de sa tête 6+6 b
1265 Et les frappant ensemble au-dessus de son front. 6+6 a
Courant d’un arbre à l’autre, en embrassant le tronc, 6+6 a
Sans paraître écouter la voix qui le rappelle, 6+6 b
Il décrivit trois fois un grand cercle autour d’elle ; 6+6 b
Puis se précipitant à ses pieds à genoux : 6+6 a
1270 « Toi m’aimer, Daïdha ! dit-il, moi ton époux ! 6+6 a
Rêver de ton amour la nuit, croire t’entendre ! 6+6 b
M’enivrer de ces pleurs que tu viens de répandre ! 6+6 b
Et reposer encor ma tête sur tes bras 6+6 a
Pendant qu’ainsi toujours tu me regarderas ? 6+6 a
1275 Ressentir sur mon cou l’haleine de ta bouche, 6+6 b
Comme l’eau qui frémit sous le vent qui la touche ? 6+6 b
Me cacher tendrement le front sous tes cheveux, 6+6 a
Ton souffle dans mon souffle et mes yeux dans tes yeux ? 6+6 a
Et partir, moi ! m’enfuir, craignant les coups du lâche ? 6+6 b
1280 Oh ! béni soit cent fois le joug dont il m’attache ! 6+6 b
Que m’importent leurs coups ? Tiens, vois, je suis guéri ; 6+6 a
Sous ta lèvre à l’instant tout mon sang a tari ! 6+6 a
À ce prix, Daïdha, que mille fois je meure, 6+6 b
Car je vis mille fois dans une pareille heure !… » 6+6 b
1285 Il arracha des mains et foula sous ses pieds 6+6 a
Les feuillages de simple à ses membres liés ; 6+6 a
Mais portant les cheveux à ses lèvres brûlantes : 6+6 b
« Cheveux de Daïdha, soyez mes seules plantes ! 6+6 b
De mon terrestre Éden vous ombragez la fleur ! 6+6 a
1290 Vous prenez pour grandir votre suc dans son cœur ! 6+6 a
Vous embaumez les airs de vos pures haleines ! 6+6 b
Je vous arroserai du pur sang de mes veines ! » 6+6 b
De ses baisers de flamme il les couvrit cent fois, 6+6 a
Et comme des anneaux les noua sur ses doigts. 6+6 a
1295 Passant à chaque mot de la mort au sourire, 6+6 b
Daïdha sans parler contemplait ce délire. 6+6 b
Dans ses bras recourbés il la prit triomphant, 6+6 a
Comme dans son berceau la mère son enfant ; 6+6 a
Il l’enleva de terre en gémissant de joie, 6+6 b
1300 Et ravi de montrer aux étoiles sa proie, 6+6 b
L’élevant à son cœur sans en sentir le poids, 6+6 a
Il la porta muette aux profondeurs des bois : 6+6 a
« Fuyons, lui disait-il à lèvres demi-closes, 6+6 b
Pour que la lune au ciel n’entende pas ces choses. 6+6 b
1305 Son rayon sur les eaux semble épier nos pas ; 6+6 a
Fuyons, pour qu’à ta mère il ne les montre pas ! » 6+6 a
Et la vierge en tremblant lui rendait ses caresses, 6+6 b
Nouait son cou robuste avec ses longues tresses, 6+6 b
Et croyait, en sentant son souffle sur ses yeux, 6+6 a
1310 Que le vent emportait son esprit dans les cieux. 6+6 a
« Ô Cédar ! disait-elle, ô que la mort est forte 6+6 b
Quand on y court ainsi sur l’amour qui vous porte ! 6+6 b
Ô Cédar ! disait-elle, emporte où tu voudras 6+6 a
L’esclave de ton cœur, dont la chaîne est ton bras ; 6+6 a
1315 Sauve-toi de leurs fers dans ce seul cœur de femme ; 6+6 b
Sois l’esclave de tous et le roi de mon âme ! 6+6 b
Oh ! que n’ai-je, ô Cédar ! cent cœurs et cent beautés 6+6 a
Pour te rendre en amour tant de félicités ? » 6+6 a
Loin du jour importun, de la lune jalouse, 6+6 b
1320 Penchait au bord du fleuve un tertre de pelouse, 6+6 b
Où des arbres géants dans l’onde enracinés 6+6 a
Répandaient sur son cours leurs rameaux inclinés ; 6+6 a
La végétation, sous leur ombre féconde, 6+6 b
Que nourrissait la terre et désaltérait l’onde, 6+6 b
1325 Fourmillait à leurs pieds de parfums, de couleurs ; 6+6 a
Les pas disparaissaient sous le velours des fleurs ; 6+6 a
Et Cédar en marchant, fendant ce vert nuage, 6+6 b
En écartait les flots comme un homme qui nage. 6+6 b
Des lianes en fleur qui s’enlaçaient aux troncs 6+6 a
1330 Grimpaient de branche en branche et montaient jusqu’aux fronts, 6+6 a
Et retombant d’en haut en trame de verdure, 6+6 b
Comme un câble rompu tombe de la mâture, 6+6 b
À des câbles pareils noués s’entrelaçaient, 6+6 a
Et formaient un faux sol où les pieds enfonçaient. 6+6 a
1335 À ces vastes tissus, des lianes moins grandes 6+6 b
S’accrochaient à leur tour pour porter leurs guirlandes. 6+6 b
La vigne y répandait ses pampres ; les citrons 6+6 a
Y dégouttaient de fleurs ; les jaunes liserons, 6+6 a
Resserrant du filet les mailles diaprées, 6+6 b
1340 Perdaient et retrouvaient leurs grappes sépaes. 6+6 b
Le vent y secouait le duvet des roseaux ; 6+6 a
Et les plumes de feu des plus rares oiseaux 6+6 a
Qui tombaient de la branche où leur aile s’essuie, 6+6 b
Parsemaient ces réseaux de leur flottante pluie ; 6+6 b
1345 L’aile des papillons s’y brisait en volant ; 6+6 a
De la lune voilée un rayon ruisselant, 6+6 a
Comme à travers la mousse un filet des cascades, 6+6 b
Venait d’un crépuscule argenter les arcades. 6+6 b
Au-dessus du gazon, la trame du filet, 6+6 a
1350 Comme un hamac de fleurs, au moindre vent tremblait ; 6+6 a
Si l’oiseau s’y posait, elle s’ébranlait toute ; 6+6 b
Chaque humide calice y distillait sa goutte. 6+6 b
Un nuage odorant d’étamines des fleurs, 6+6 a
D’ailes de papillons, d’insectes, de couleurs, 6+6 a
1355 Comme d’un pré trop mûr qu’un pied de faucheur foule, 6+6 b
Dans l’air éblouissant s’en exhalait en foule ; 6+6 b
Et l’haleine des nuits à travers les rameaux 6+6 a
Y soufflait l’harmonie et la frcheur des eaux. 6+6 a
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Cédar, en s’enfonçant sous les rives du fleuve, 6+6 b
1360 Parmi tous les secrets de cette terre neuve, 6+6 b
Avait seul découvert, et souvent admi 6+6 a
Les mystères de paix de ce lieu retiré ; 6+6 a
Sur ce hamac de fleurs souvent couché lui-même, 6+6 b
Fermant au jour ses yeux pleins de l’ombre qu’il aime, 6+6 b
1365 Son âme avait rê que dans ce nid d’odeur 6+6 a
Sa colombe écoutait les paroles du cœur. 6+6 a
Souvent, en le cherchant sous les troncs des platanes, 6+6 b
L’enfant l’avait trou sous l’arche des lianes ; 6+6 b
Souvent, dans l’innocence où s’égaraient leurs jeux, 6+6 a
1370 Sur ce berceau flottant d’où pendaient ses cheveux, 6+6 a
Voyant parmi les lis Daïdha renversée, 6+6 b
Au doux chant du sommeil sa main l’avait bercée, 6+6 b
Pendant qu’elle feignait de dormir un moment, 6+6 a
Puis jetait en fuyant le rire à son amant. 6+6 a
1375 Je ne sais quel instinct, quelle vague pene 6+6 b
Le poussait vers ce lieu dans sa fuite insene. 6+6 b
Était-ce un sentiment aveugle de l’amour, 6+6 a
Qui pour un tel bonheur voulait un tel séjour ? 6+6 a
Était-ce qu’adorant jusqu’à l’idolâtrie 6+6 b
1380 Il crût partout ailleurs son amante flétrie, 6+6 b
Et qu’il trouvât la terre indigne de toucher 6+6 a
Celle que sur un ciel il eût voulu coucher ? 6+6 a
Mais, semblable au torrent qui roule sur sa pente, 6+6 b
Il fut en un clin d’œil à la verte soupente. 6+6 b
1385 Ses bras parmi les fleurs posèrent Daïdha ; 6+6 a
De parfums sous ce poids le berceau déborda ; 6+6 a
Les calices fermés de baume découlèrent ; 6+6 b
Les oiseaux endormis des branches s’envolèrent, 6+6 b
Et, s’embarrassant l’aile aux lianes des toits, 6+6 a
1390 Firent pleuvoir la feuille et les gouttes des bois. 6+6 a
Cédar la regarda les bras croisés de joie, 6+6 b
En homme qui dépose et ressaisit sa proie ; 6+6 b
Puis se rapprochant d’elle, il s’assit sur le bord, 6+6 a
Comme une mère heureuse auprès d’un fils qui dort ; 6+6 a
1395 Et, le coude appu sur la couche embaue 6+6 b
Que creusait sous son poids la tête bien-aie, 6+6 b
Il oublia, des yeux en couvant son trésor, 6+6 a
Qu’à la terre des pleurs ses pieds touchaient encor, 6+6 a
Et que la lune au ciel marchait… Ce qu’ils se dirent, 6+6 b
1400 Les calices des fleurs, les mousses l’entendirent. 6+6 b
Les esprits dont l’amour au ciel est le seul sens 6+6 a
S’arrêtèrent d’envie à ces mortels accents ; 6+6 a
Et Cédar, aspirant le ciel dans sa parole, 6+6 b
Crut que le monde entier adorait son idole. 6+6 b
1405 Quand les heures pourtant, qu’oubliait leur amour, 6+6 a
Firent à l’horizon blanchir les bords du jour, 6+6 a
Que les nuages d’or au levant se groupèrent, 6+6 b
Que sur le fond d’azur les pics se découpèrent, 6+6 b
Et que l’oiseau jaloux dont l’amant hait la voix, 6+6 a
1410 L’alouette, en chantant s’éleva sur les bois, 6+6 a
Leur cœur se resserra : l’incrédule paupière, 6+6 b
Comme un coup sur les yeux, repoussa la lumière. 6+6 b
De cet oubli de l’heure il fallut s’arracher : 6+6 a
Cédar de ses liens se laissa rattacher, 6+6 a
1415 Daïdha de baisers couvrit cent fois ses chaînes ; 6+6 b
Puis se glissant furtive entre le tronc des chênes 6+6 b
Avant que le vieillard eût réveillé Selma, 6+6 a
Sous ses cheveux épars dans l’antre s’enferma. 6+6 a
Elle-même noua pour sa mère trome 6+6 b
1420 La tresse qu’en partant ses dents avaient coue ; 6+6 b
Et, pour son jeune époux suppliant tous ses dieux, 6+6 a
Le revit dans son cœur en refermant les yeux. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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