Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_8/LAM148
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
ÉPILOGUE
On eût dit que la mort | avait fermé le livre ; 6+6 a
Mais sa force à ce coup | l'avait laissé survivre ; 6+6 a
Et ce fut, je présume, | à peu près vers ce temps 6+6 b
Que je fis sa rencontre | à la fin d'un printemps, 6+6 b
5 Qu'un premier entretien | confondit nos deux âmes, 6+6 a
Et que, du premier jour, | tous deux nous nous aimâmes. 6+6 a
Depuis ce moment-là, | jusqu'à ses cheveux blancs, 6+6 b
À sa maison de paix | je montais tous les ans. 6+6 b
Elle était à mon cœur | une source d'eau bonne 6+6 a
10 Qu'on sait dans les rochers | sans la dire à personne, 6+6 a
Et que dans sa mémoire | on réserve avec soin 6+6 b
Pour aller, à la soif, | la chercher au besoin. 6+6 b
Chaque fois que ma vie | était un peu fanée, 6+6 a
Qu'un chagrin me pesait | dans le cours de l'année, 6+6 a
15 Mon instinct près de lui | me portant aussitôt, 6+6 b
Dans un coin de mon cœur | mettait tout en dépôt, 6+6 b
Pour aller dans son sein | le verser à son heure, 6+6 a
Et rapporter la paix | qui comblait sa demeure ! 6+6 a
Où trouver maintenant | ma pauvre goutte d'eau, 6+6 b
20 Et ce banc sur la route | où poser mon fardeau ? 6+6 b
Et puis comme il m'aidait | dans mes douces études ! 6+6 a
Comme il connaissait bien | toutes les habitudes 6+6 a
Des plantes, des oiseaux, | des insectes de Dieu ! 6+6 b
Comme il me disait juste | à quelle heure, en quel lieu, 6+6 b
25 Sous quel rayon du soir, | sur quelle verte pente 6+6 a
Ma main tomberait mieux | sur l'insecte ou la plante ! 6+6 a
Et comme de l'hysope | aux plus superbes fleurs, 6+6 b
De tout ce qui végète | il m'enseignait les mœurs ! 6+6 b
Il n'avait pourtant, lui, | ni grand herbier ni livre ; 6+6 a
30 Je recueillais tout mort, | mais lui voyait tout vivre ; 6+6 a
Je savais mieux les noms, | les genres, les contours ; 6+6 b
Lui, les saveurs, les goûts, | les instincts, les amours ; 6+6 b
Pour lui chaque herbe était | un rayon d'évidence, 6+6 a
Un signe du grand mot | où luit la Providence ; 6+6 a
35 De ce signe divin | par la sagesse écrit 6+6 b
Je contemplais la terre, | et lui lisait l'esprit, 6+6 b
Et, prêtant à chaque herbe | une claire étincelle 6+6 a
D'âme distincte au sein | de l'âme universelle, 6+6 a
Il la voyait sentir, | penser, agir, aimer ; 6+6 b
40 Et la nature ainsi | qu'il savait animer, 6+6 b
Avec ses sentimens, | ses grâces infinies, 6+6 a
Et ses transitions | fondant en harmonies, 6+6 a
Devenait sous sa langue | un poëme sans fin, 6+6 b
Mais toujours émouvant | l'âme et toujours divin, 6+6 b
45 Car le nom de l'auteur, | brillant sur chaque page, 6+6 a
De jour et de chaleur | inondait tout l'ouvrage ; 6+6 a
Jamais on n'y lisait | avec lui sans bénir, 6+6 b
Et sans sentir aux yeux | une larme venir ! 6+6 b
A présent que j'ai lu | dans cette âme si tendre, 6+6 a
50 Je reviens sur sa vie, | et j'ai peine à comprendre 6+6 a
Comment il a vécu | comme un autre ses jours, 6+6 b
Après avoir noyé | tant d'âme dans leur cours ? 6+6 b
J'aurais cru qu'une mort | précoce et volontaire 6+6 a
Aurait déraciné | cet homme de la terre, 6+6 a
55 Ou que son front, chargé | de mystère et d'ennui, 6+6 b
Aurait jeté toujours | une ombre devant lui ! 6+6 b
Il n'en fut pas ainsi, | j'en bénis Dieu ; sa vie, 6+6 a
Quoique troublée au fond, | ne parut point tarie ; 6+6 a
Elle continua | de couler doucement, 6+6 b
60 Sans devancer jamais | sa pente d'un moment, 6+6 b
Et sans rendre son eau | plus trouble ou plus amère 6+6 a
Pour celui qui regarde | ou qui s'y désaltère ; 6+6 a
La douleur qu'elle roule | était tombée au fond ; 6+6 b
Je ne soupçonnais pas | même un lit si profond : 6+6 b
65 Nul signe de fatigue | ou d'une âme blessée 6+6 a
Ne trahissait en lui | la mort de la pensée ; 6+6 a
Son front, quoique un peu grave, | était toujours serein ; 6+6 b
On n'y pouvait rêver | la trace d'un chagrin 6+6 b
Qu'au pli que la douleur | laisse dans le sourire, 6+6 a
70 A la compassion | plus tendre qu'il respire, 6+6 a
Au timbre de sa voix | ferme dans sa langueur, 6+6 b
Qui répondait si juste | aux fêlures du cœur. 6+6 b
Il se fit de la vie | une plus mâle idée : 6+6 a
Sa douleur d'un seul trait | ne l'avait pas vidée ; 6+6 a
75 Mais, adorant de Dieu | le sévère dessein, 6+6 b
Il sut la porter pleine | et pure dans son sein, 6+6 b
Et ne se hâtant pas | de la répandre toute, 6+6 a
Sa résignation | l'épancha goutte à goutte, 6+6 a
Selon la circonstance | et le besoin d'autrui, 6+6 b
80 Pour tout vivifier | sur terre autour de lui ! 6+6 b
S'il poursuivit ainsi | son chemin jusqu'au terme, 6+6 a
C'est qu'en ses saintes mains | le bâton était ferme ; 6+6 a
C'est que sa tendre foi, | qui n'était plus qu'espoir, 6+6 b
Dorait le but d'avance | et le lui faisait voir : 6+6 b
85 L'heure dont on est sûr | de tant de confiance 6+6 a
S'attend sans amertume | et sans impatience ; 6+6 a
Dans les chemins connus | on marche à petits pas ; 6+6 b
Et quand on sait le terme, | on est moins vite las. 6+6 b
Et puis les demi-cœurs | et les faibles natures 6+6 a
90 Meurent du premier coup | et des moindres blessures ; 6+6 a
Mais les âmes que Dieu | fit d'un acier plus fort, 6+6 b
De l'ardeur du combat | vivent jusqu'à la mort ; 6+6 b
De leur sein déchiré | leur sang en vain ruisselle, 6+6 a
Plus il en a coulé, | plus il s'en, renouvelle, 6+6 a
95 Et souvent leur blessure | est la source de pleurs 6+6 b
D'où le baume et l'encens | distillent mieux qu'ailleurs 6+6 b
J'ai trouvé quelquefois, | parmi les plus beaux arbres 6+6 a
De ces monts, où le bois | est dur comme les marbres, 6+6 a
De grands chênes blessés, | mais où les.bûcherons, 6+6 b
100 Vaincus, avaient laissé | leur hache dans les troncs : 6+6 b
Le chêne dans son nœud | la retenant de force, 6+6 a
Et recouvrant le fer | de son bourlet d'écorce, 6+6 a
Grandissait, élevant | vers le ciel, dans son cœur, 6+6 b
L'instrument de sa mort, | dont il vivait vainqueur ! 6+6 b
105 C'est ainsi que ce juste | élevait dans son âme, 6+6 a
Comme une hache au cœur, | ce souvenir de femme ! 6+6 a
Lorsque après cette fin | que je n'avais pu voir, 6+6 b
J'eus accompli pour lui | le funèbre devoir, 6+6 b
De tout ce qu'il laissait | me faisant ma famille, 6+6 a
110 Je voulus emmener | Marthe, la pauvre fille ! 6+6 a
Elle me répondit, | en me montrant du doigt 6+6 b
L'arbuste enraciné | dans les fentes du toit : 6+6 b
« A ces murs, comme lui, | ma vie a pris racines ; 6+6 a
« On me laissera bien | vieillir sous ces ruines. 6+6 a
115 « Qu'est-ce qui soignerait | le chien abandonné ? 6+6 b
« On m'y rapportera | le pain que j'ai donné ! » 6+6 b
Je sifflai vainement | le chien du pauvre prêtre ; 6+6 a
Il s'émut à la voix | de l'ami de son maître, 6+6 a
Mais flairant le sentier | qui menait au cercueil, 6+6 b
120 Sans faire un pas plus loin, | il me suivit de l'œil ; 6+6 b
Les oiseaux affranchis | revinrent à leur cage ; 6+6 a
Et je n'emportai rien | de son cher héritage, 6+6 a
Que son saint crucifix | de buis et de laiton, 6+6 b
Ces feuillets déchirés, | sa Bible et son bâton. 6+6 b
125 Depuis ce jour, au mois | où l'on coupe les seigles, 6+6 a
Je monte tous les ans | la montagne des Aigles, 6+6 a
Et, de mon pauvre ami | le récit à la main, 6+6 b
De la grotte, en lisant, | je refais le chemin ; 6+6 b
Du drame de ses jours | j'explore le théâtre, 6+6 a
130 Et j'y trouve souvent | son vieil ami le pâtre, 6+6 a
Qui, laissant ruminer | à l'ombre son troupeau, 6+6 b
Rêve des deux amans, | assis sur leur tombeau ; 6+6 b
Car, malgré le mystère | et malgré la distance, 6+6 a
Jocelyn dort aussi | près du corps de Laurence. 6+6 a
135 Lorsque dans la montagne | on sut par mes discours 6+6 b
Le secret divulgué | de ces saintes amours, 6+6 b
Ses pauvres paroissiens, | par pitié pour son âme, 6+6 a
Rapportèrent sa cendre | au tombeau de la dame, 6+6 a
Et depuis sept printemps | ils sont couchés tous trois 6+6 b
140 Aux lieux qu'ils ont aimés, | et sous la même croix. 6+6 b
Souvent, des jours entiers, | j'y rêve ou j'y médite, 6+6 a
Car on aime ce sol | qu'une dépouille habite, 6+6 a
Comme on aime à s'asseoir | sur le banc de gazon, 6+6 b
Où, lorsque le soleil | a quitté l'horizon, 6+6 b
145 La brume du couchant | que l'heure en paix déplie, 6+6 a
Vous enveloppe d'ombre | et de mélancolie, 6+6 a
Mais où le rayon mort, | qui voile sa splendeur, 6+6 b
Laisse longtemps sur l'herbe | un reste de tiédeur ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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