Métrique en Ligne
LAM_8/LAM146
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
HUITIÈME ÉPOQUE
J'ai ramené ma sœur aux bras de son époux. 6+6 a
Que ce retour fut triste, et pourtant qu'il fut doux ! 6+6 a
Comme ces beaux enfans sur ces genoux de femme 6+6 b
Des larmes au bonheur faisaient flotter cette âme ! 6+6 b
5 Sous la morne couleur de sa robe de deuil 6+6 a
Que de joie en son sein, d'amour dans son coup d'œil ! 6+6 a
Dans le cœur de la mère, hélas ! la vie est double : 6+6 b
Quand son passé se ferme et son couchant se trouble, 6+6 b
Elle voit l'avenir plein de jour et d'espoir 6+6 a
10 Du front de ses enfans rayonner sur son soir ; 6+6 a
Son âme, pour aimer, sur eux se multiplie. 6+6 b
Chaste amour, dans ta coupe il n'est donc point de lie ? 6+6 b
Avant de retourner à mon nid pour toujours, 6+6 a
Ils veulent me garder avec eux quelques jours, 6+6 a
15 Pour que ma pauvre sœur par degrés s'accoutume 6+6 b
Aux séparations ; et puis, je le présume, 6+6 b
Pour qu'avant de rentrer dans mon obscur réduit 6+6 a
Mon oreille du monde ait entendu le bruit, 6+6 a
Comme au pied de la dune on monte sur la crête 6+6 b
20 Pour écouter la vague et pour voir la tempête. 6+6 b
Oh ! que le bruit humain a troublé mes esprits ! 6+6 a
Quel ouragan de l'âme il souffle dans Paris ! 6+6 a
Comme on entend de loin sa grande voix qui gronde, 6+6 b
Pleine des mille voix du peuple qui l'inonde, 6+6 b
25 Semblable à l'Océan qui fait enfler ses flots, 6+6 a
Monter et retomber en lugubres sanglots ! 6+6 a
Oh ! que ces grandes voix des grandes capitales 6+6 b
Ont de cris douloureux et de clameurs fatales, 6+6 b
D'angoisses, de terreurs et de convulsions ! 6+6 a
30 On croit y distinguer l'accent des passions 6+6 a
Qui soufflant de l'enfer sur ce million d'âmes, 6+6 b
Entrechoquent entre eux ces hommes et ces femmes, 6+6 b
Font monter leur clameur dans le ciel comme un flux, 6+6 a
Ne forment qu'un seul cri de mille cris confus, 6+6 a
35 Ou qu'on entend le bruit des tempes de la terre 6+6 b
Que la fièvre à grands coups fait battre dans l'artère. 6+6 b
Quel poids pèse sur l'âme en entrant dans ces murs, 6+6 a
En voyant circuler dans ces canaux impurs 6+6 a
Ces torrens animés et cette vague humaine 6+6 b
40 Qu'un courant invisible en sens contraire entraîne, 6+6 b
Qui sur son propre lit flotte éternellement, 6+6 a
Et dont sans voir le but on voit le mouvement ! 6+6 a
Quel orageux néant, quelle mer de tristesse, 6+6 b
Chaque fois que j'y rentre, en me glaçant, m'oppresse ! 6+6 b
45 Il semble que ce peuple où je vais ondoyer 6+6 a
Dans ses gouffres sans fond du flot va me noyer ; 6+6 a
Que le regard de Dieu me perd dans cette foule ; 6+6 b
Que je porte à moi seul le poids de cette houle ; 6+6 b
Que son immense ennui, son agitation 6+6 a
50 M'entraînent faible et seul dans son attraction ; 6+6 a
Que de ses passions la fièvre sympathique, 6+6 b
En coudoyant ce peuple, à moi se communique ; 6+6 b
Que son âme travaille et souffre dans mon sein, 6+6 a
Que j'ai soif de sa soif, que j'ai faim de sa faim ; 6+6 a
55 Que ma robe en passant se salit à ses crimes ; 6+6 b
Et que tourbillonnant dans ses mouvans abîmes, 6+6 b
Je ne suis pas pour lui plus qu'une goutte d'eau 6+6 a
Qui ne fait ni hausser, ni baisser son niveau, 6+6 a
Un jet de son écume, un morceau de sa vase, 6+6 b
60 Une algue de ses bords qu'il souille et qu'il écrase, 6+6 b
Et que si je venais à tomber sous ses pas, 6+6 a
Cette foule à mes cris ne s'arrêterait pas ; 6+6 a
Mais comme une machine à son but élancée 6+6 b
Passerait sur mon corps sans même une pensée !… 6+6 b
65 Et puis, faut-il le dire ? il est ici pour moi 6+6 a
Un éternel sujet de tristesse et d'effroi ; 6+6 a
Je me surprends sans cesse à penser, à me dire, 6+6 b
Tout, tremblant : C'est ici que Laurence respire ! 6+6 b
C'est ce bruit qu'elle entend, c'est ce ciel qu'elle voit, 6+6 a
70 Ce pavé qui la porte, et cette eau qu'elle boit ; 6+6 a
C'est dans cet Océan, dans ce désert immonde 6+6 b
Que cette perle pure est enfouie au monde ! 6+6 b
Quand je lève mes yeux vers ces brillans séjours 6+6 a
Où les flambeaux le soir ressuscitent les jours, 6+6 a
75 Je me dis, en voyant une ombre à la fenêtre : 6+6 b
Cette ombre que je vois c'est la sienne peut-être ! 6+6 b
Chaque char en roulant me semble l'emporter. 6+6 a
Ce coude que le mien le soir vient de heurter, 6+6 a
La trace de ce pied, la robe que je froisse, 6+6 b
80 Qui sait si ce n'est pas ?… Une poignante angoisse 6+6 b
De chaque aspect pour moi sort et vient m'assaillir. 6+6 a
J'entends des sons de voix qui me font tressaillir ; 6+6 a
J'entends des noms qui font rougir jusqu'à mon âme ; 6+6 b
Je frémis de lever les yeux sur une femme ; 6+6 b
85 Je tremble qu'à son front, rencontré par hasard, 6+6 a
Mon cœur ne meure en moi foudroyé d'un regard. 6+6 a
Puis je rentre, l'esprit courbé de lassitude, 6+6 b
Mais poursuivi des cris de cette multitude, 6+6 b
Trouvant l'isolement mais jamais le repos, 6+6 a
90 Le cœur amer et vide et plein de mille échos ; 6+6 a
Le bruit assourdissant de l'humaine tempête 6+6 b
Monte, gronde sans cesse et m'enivre la tête ; 6+6 b
Et seul, sans qu'il me tombe une goutte de foi, 6+6 a
J'entends à peine, hélas ! mon cœur qui prie en moi. 6+6 a
95 O nuits de ma montagne, heure où tout fait silence 6+6 b
Sous le ciel et dans moi ; lune qui se balance 6+6 b
Sur les cimes d'argent du pâle peuplier 6+6 a
Que l'haleine du lac à peine fait plier ; 6+6 a
Blanches lueurs du ciel sur l'herbe répandues 6+6 b
100 Comme du lin lavé les toiles étendues ; 6+6 b
Des brises ou de l'eau furtif bruissement ; 6+6 a
Des chiens par intervalle un lointain aboîment ; 6+6 a
Le chant du rossignol par notes sur des cimes, 6+6 b
Silence dans mon âme, ou quelques bruits intimes 6+6 b
105 Qu'un calme universel vient bientôt assoupir, 6+6 a
Et qu'un retour vers Dieu change en pieux soupir ; 6+6 a
O jours d'un saint labeur ! douces nuits de Valneige ! 6+6 b
Oh ! que le temps me dure ! Oh ! quand vous reverrai-je ! 6+6 b
Quel spectacle, Seigneur, vous donnez à vos anges 6+6 a
110 Dans ces grands chocs d'idée et ces luttes étranges ! 6+6 a
Sur ce peuple qui peut savoir votre dessein ? 6+6 b
Vous avez mis, grand Dieu, deux âmes dans son sein : 6+6 b
L'une d'un vague instinct vers l'inconnu guidée, 6+6 a
Sonde la mer du doute et découvre l'idée ; 6+6 a
115 Lui donne, en pétrissant le verbe dans sa main, 6+6 b
La forme qui la rend palpable au sens humain ; 6+6 b
La tire comme l'or de sa mine profonde, 6+6 a
Et la frappe en monnaie à l'usage du monde : 6+6 a
L'autre, âme de soldat, toujours ferme et debout, 6+6 b
120 Comme un volcan divin dans sa poitrine bout, 6+6 b
Aspire aux quatre vents le souffle de la guerre, 6+6 a
Et pour champ de bataille a pris toute la terre ; 6+6 a
Et, par cette âme double à la fois agissant, 6+6 b
Il sert Dieu de son cœur et l'homme de son sang ! 6+6 b
125 Semblable de nos jours au peuple de Moïse 6+6 a
Qu'en deux parts au combat le prophète divise, 6+6 a
L'une dans le vallon, mourant pour Israël, 6+6 b
L'autre sur les hauteurs, levant les mains au ciel !… 6+6 b
Pour lancer tous ses fils à sa lutte inégale, 6+6 a
130 Paris semble des camps la grande capitale ; 6+6 a
On voit par chaque porte entrer ses bataillons, 6+6 b
Renaissante moisson de ses sanglans sillons, 6+6 b
Qui, pour combler aux camps les lignes décimées, 6+6 a
Ressortent en chantant vers ses quatorze armées, 6+6 a
135 On ne voit qu'étendards par le plomb déchirés 6+6 b
Entraînant des soldats sous leurs lambeaux sacrés ; 6+6 b
On n'entend retentir que le canon sonore 6+6 a
Dont des boulets vomis la gueule est pleine encore, 6+6 a
Et la ville ne voit briller à son réveil 6+6 b
140 Que d'épaisses forêts de fusils au soleil. 6+6 b
Et comme celte foule est prodigue de vie ! 6+6 a
Et comme tout à coup au grand homme asservie, 6+6 a
Elle qui ne pouvait subir un joug plus doux, 6+6 b
Du tyran de sa gloire embrasse les genoux ; 6+6 b
145 Sous son geste nerveux d'elle-même s'incline, 6+6 a
Accepte sans effort sa rude discipline, 6+6 a
Et semble, en se pliant à son poignet d'airain, 6+6 b
Le cou de son cheval ou le gant de sa main ! 6+6 b
Ah ! c'est qu'aussi le peuple a cet instinct rapide 6+6 a
150 Qui le fait s'élancer sur les pas de son guide ; 6+6 a
C'est que dans le péril la faible humanité 6+6 b
De Dieu même a reçu l'instinct de l'unité, 6+6 b
Et qu'afin qu'en grand peuple un grand homme la moule 6+6 a
Le bronze extravasé doit couler dans le moule. 6+6 a
155 Où les pousse pourtant ce vague entraînement ? 6+6 a
Pourquoi vont-ils combattre et mourir si gaîment ? 6+6 a
Leur esprit ne sait pas, leur instinct sait d'avance, 6+6 b
Ils vont, comme un boulet, où la force les lance, 6+6 b
Ébranler le présent, démolir le passé, 6+6 a
160 Effacer sous ton doigt quelque empire effacé, 6+6 a
Faire place sur terre à quelque destinée 6+6 b
Invisible pour nous, mais pour toi déjà née, 6+6 b
Et que tu vois déjà splendide, où nos esprits 6+6 a
N'aperçoivent encor que poussière et débris ! 6+6 a
165 Ainsi, Seigneur, tu fais d'un peuple sur la terre 6+6 b
L'outil mystérieux de quelque grand mystère ; 6+6 b
Sans connaître jamais ses plans sur l'univers, 6+6 a
A la trame des temps travaillant à l'envers, 6+6 a
Les nations de l'œil à leur insu guidées 6+6 b
170 Sont dans la main de Dieu des instrumens d'idées ! 6+6 b
Et l'homme, qui ne voit que poussière et que sang, 6+6 a
Et qui croit Dieu bien loin, se trompe en maudissant ; 6+6 a
Il ne sait pas, captif dans sa courte pensée, 6+6 b
Que d'une œuvre finie une autre est commencée, 6+6 b
175 Et qu'afin que l'épi divin puisse y germer, 6+6 a
On laboure la terre avant de la semer. 6+6 a
Oh ! que nos jugemens sont courts, et feraient rire 6+6 a
Dans le livre de Dieu celui qui saurait lire ! 6+6 a
Que nous comprenons peu les dénoûmens du sort ! 6+6 b
180 Et que souvent la vie est prise pour la mort ! 6+6 b
La caravane humaine un jour était campée 6+6 a
Dans des forêts bordant une rive escarpée, 6+6 a
Et ne pouvant pousser sa route plus avant, 6+6 b
Les chênes l'abritaient du soleil et du vent ; 6+6 b
185 Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages, 6+6 a
Formaient autour des troncs des cités, des villages, 6+6 a
Et les hommes, épars sur des gazons épais, 6+6 b
Mangeaient leur pain à l'ombre et conversaient en paix. 6+6 b
Tout à coup, comme atteints d'une rage insensée, 6+6 a
190 Ces hommes se levant à la même pensée, 6+6 a
Portant la hache aux troncs, font crouler à leurs piés 6+6 b
Ces dômes où les nids s'étaient multipliés ; 6+6 b
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires, 6+6 a
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires, 6+6 a
195 Contemplaient la ruine avec un œil d'horreur, 6+6 b
Ne comprenaient pas l'œuvre, et maudissaient du cœur 6+6 b
Cette race stupide acharnée à sa perte, 6+6 a
Qui détruit jusqu'au ciel l'ombre qui l'a couverte ! 6+6 a
Or, pendant qu'en leur nuit les brutes des forêts 6+6 b
200 Avaient pitié de l'homme et séchaient de regrets, 6+6 b
L'homme, continuant son ravage sublime, 6+6 a
Avait jeté les troncs en arche sur l'abîme ; 6+6 a
Sur l'arbre de ses bords gisant et renversé, 6+6 b
Le fleuve était partout couvert et traversé ; 6+6 b
205 Et poursuivant en paix son éternel voyage, 6+6 a
La caravane avait conquis l'autre rivage. 6+6 a
C'est ainsi que le temps, par Dieu même conduit, 6+6 a
Passe pour avancer sur ce qu'il a détruit ; 6+6 a
Esprit saint ! conduis-les, comme un autre Moïse, 6+6 b
210 Par des chemins de paix à ta terre promise !!!… 6+6 b
Quelle fièvre ! Oh ! chassez l'image qui me tue, 6+6 a
Est-ce un songe ? est-ce une ombre ? est-ce elle que j'ai vue ? 6+6 a
Ah ! c'est-elle ! ô mon cœur, tu ne peux t'y tromper, 6+6 b
Nulle autre d'un tel coup ne pouvait te frapper ! 6+6 b
215 La revoir !… mais montrée au doigt, mais avilie ! 6+6 c
Oh ! dans ma coupe encore il manquait cette lie ! 6+6 c
Hier j'étais allé le soir dans un saint lieu 6+6 a
Pour entendre prêcher la parole de Dieu 6+6 a
Par un vieillard du temple, échappé du martyre, 6+6 b
220 Dont la voix sur ce peuple a reconquis l'empire. 6+6 b
La foule remplissait le portique et les murs. 6+6 a
Caché dans l'ombre, au pied d'un des piliers obscurs 6+6 a
Où les cierges du chœur, qui brûlaient par centaines, 6+6 b
Jetaient obliquement leurs lueurs incertaines, 6+6 b
225 J'attendais que le flot du peuple débordé, 6+6 a
Des tribunes au chœur, plein, eût tout inondé, 6+6 a
Et le front dans mes mains, appuyé sur la pierre, 6+6 b
J'entendais sans les voir les pas rouler derrière, 6+6 b
Et tout autour de moi les groupes curieux 6+6 a
230 Qui causaient à voix basse en promenant leurs yeux. 6+6 a
Tout à coup s'éleva comme un murmure immense 6+6 b
D'épis sur les sillons quand la brise y commence ; 6+6 b
J'entendis frôler l'air, d'un plumage mouvant 6+6 a
Sur ma brûlante peau mon front sentit le vent. 6+6 a
235 Les rangs pressés s'ouvraient d'eux-même et faisaient place, 6+6 b
Et puis se refermaient soudain sur une trace. 6+6 b
Ce n'était que rumeur et qu'exclamation 6+6 a
D'étonnement, d'ivresse et d'admiration ; 6+6 a
Un instinct machinal me fit tourner la tête 6+6 b
240 Pour voir l'objet charmant de la foule distraite ; 6+6 b
Mais il n'était plus temps, la femme avait passé, 6+6 a
Son sillon dans l'église était presque effacé ; 6+6 a
Je ne vis qu'une taille et des épaules nues 6+6 b
Où flottaient sous des fleurs des tresses répandues, 6+6 b
245 Et qu'un sourire errant, et l'amoureux regard 6+6 a
Annonçaient, devançaient, suivaient de toute part. 6+6 a
« C'est bien elle, » disait un jeune homme ; «oh ! c'est elle ! 6+6 b
« Ce ciel dont on nous berce en a-t-il d'aussi belle ? 6+6 b
« Non jamais ces pavés n'ont frémi sous les pas 6+6 a
250 « D'anges aussi divins que l'ange d'ici-bas. 6+6 a
— « Elle ! » lui répondait son voisin ; « c'est son ombre 6+6 b
« Peut-être, car du temple elle craint jusqu'à l'ombre, 6+6 b
« Et jamais ses beaux pieds, d'adorateurs suivis, 6+6 a
« N'ont foulé pour prier la poudre des parvis. 6+6 a
255 « C'est là son seul défaut, hélas ! la tendre femme, 6+6 b
« On dit qu'au désespoir elle a vendu son âme ; 6+6 b
« On ne la vit jamais s'approcher du saint lieu ; 6+6 a
« Elle fait croire au ciel et ne croit pas à Dieu ! 6+6 a
— « C'est elle cependant, tiens, en veux-tu la preuve ? 6+6 b
260 « Regarde sa ceinture et son collier de veuve. 6+6 b
« Vois quiVois celui qui la mène. —Eh bien ?—Eh bien, c'est lui ! 6+6 a
« Lui, le martyr d'hier et l'élu d'aujourd'hui ! 6+6 a
« Qu'il se hâte au bonheur ! car demain !… quel dommage 6+6 b
« Qu'une beauté si pure, ô Dieu ! soit si volage ! 6+6 b
265 « Ou plutôt quel bonheur qu'elle fasse courir 6+6 a
« La coupe où chacun veut s'enivrer et mourir ! 6+6 a
— « Mais au sermon, mon cher, que viendrait-elle faire ? 6+6 b
— « Elle y vient comme nous, ma foi, pour se distraire, 6+6 b
« Pour entendre des mots saintement cadencés, 6+6 a
270 « Ou sur l'orgue des airs qu'elle n'a pas dansés, 6+6 a
« Car on dit que depuis sa première aventure 6+6 b
« De l'orgue dans ses nuits elle aime le murmure, 6+6 b
« Sans doute en souvenir du beau mugissement 6+6 a
« Qu'elle entendait si haut chez son premier amant, 6+6 a
275 « Tu sais ?… » Mais l'orateur, se levant de la chaire, 6+6 b
Murmura sourdement son texte et les fit taire ; 6+6 b
Il parla du bonheur de mourir pour la foi, 6+6 a
Des martyrs immolés pour l'Église et le roi, 6+6 a
Et, sur leurs orphelins évoquant leur mémoire, 6+6 b
280 Toucha jusqu'aux sanglots son immense auditoire. 6+6 b
Des larmes de pitié montaient à tous les yeux ; 6+6 a
Chacun se dépouillait de son denier pieux ; 6+6 a
Une femme, on disait qu'orpheline elle-même, 6+6 b
Des malheurs de ces temps elle était un emblème, 6+6 b
285 Du vieillard précédée, une bourse à la main, 6+6 a
Parmi les rangs émus se frayait un chemin, 6+6 a
Et faisant résonner le don dans la corbeille, 6+6 b
A la sainte pitié sollicitait l'oreille. 6+6 b
On n'entendait au loin que sa timide voix, 6+6 a
290 Le prêtre qui frappait le pavé de sa croix, 6+6 a
Ou du denier sacré la chute monotone 6+6 b
Qui sonnait en tombant dans l'urne de l'aumône ; 6+6 b
Des rangs voisins du mien bientôt elle approchait, 6+6 a
D'avance dans mon sein déjà ma main cherchait 6+6 a
295 L'obole de l'autel, quand, relevant la tête, 6+6 b
Mon regard dans le sien se rencontre et s'arrête, 6+6 b
Et comme fascinés par l'œil qu'en vain on fuit, 6+6 a
Chacun de nos regards suit l'autre qui le suit : 6+6 a
Elle semblait chercher à travers un nuage 6+6 b
300 A distinguer de loin les traits de mon visage, 6+6 b
Et je voyais le sien dans mon œil revenir 6+6 a
Comme une ombre montant du fond d'un souvenir. 6+6 a
A chaque pas de plus la fatale figure 6+6 b
M'entrait plus rayonnante au cœur ; mais à mesure 6+6 b
305 Que mon œil ébloui, qui plongeait dans le sien, 6+6 a
Fixait son œil ouvert et fixe sur le mien, 6+6 a
Comme si tout son sang eût coulé par sa vue, 6+6 b
Je la voyais pâlir et changer en statue ; 6+6 b
La prunelle immobile et le pied suspendu,' 6+6 a
310 Le cou penché, le doigt vers ma place étendu, 6+6 a
Faire un pas, reculer, dans son sein qui se pâme 6+6 b
Chercher un cri qui meurt et qui manque à son âme, 6+6 b
Puis enfin, sans couleur, sans voix et sans regard, 6+6 a
Glisser inanimée aux bras du saint vieillard ! 6+6 a
315 Moi-même, sans jeter un cri, sans faire un geste, 6+6 b
J'étais mort de sa mort, et j'ignore le reste. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand je me réveillai comme de mon tombeau, 6+6 a
La nef était muette et vide ; un seul flambeau 6+6 a
Brillait comme une étoile au cintre de l'église, 6+6 b
320 Le soir dans les vitraux faisait tinter la brise ; 6+6 b
L'heure sonnait huit coups au cadran de la nuit ; 6+6 a
De piliers en piliers je m'échappai sans bruit ; 6+6 a
A force de douleur mon âme était tarie ; 6+6 b
La revoir c'était trop ! mais la revoir flétrie, 6+6 b
325 Mais la revoir tombée, ange d'illusion, 6+6 a
Le scandale du monde et sa dérision ! 6+6 a
Par moi, par mon amour, par ma vertu, peut-être ! 6+6 b
Oh ! quel doute mortel en moi je sens renaître ! 6+6 b
Ange que le bonheur aurait sanctifié, 6+6 a
330 Dieu, ce serait !… c'est moi qui t'ai sacrifié ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
STANCES A LAURENCE
Vous l'ange d'autrefois, maintenant pauvre femme, 6+6 a
Vous ne vous trompiez pas, Laurence, oui, c'était moi ! 6+6 b
C'était moi qui cherchais la moitié de mon âme ! 6+6 a
Hélas ! et qui la pleure en toi ! 8 b
335 Tu vis !… de quelle vie, ô ciel ! quels mots étranges ! 6+6 a
Dans le cuivre et le plomb diamant enchâssé, 6+6 b
Que Dieu laissa tomber sur la route des anges 6+6 a
Et que l'impie a ramassé ! 8 b
Souviens-toi de ce ciel vu de si près ensemble 6+6 a
340 Du jour de la rencontre et du jour de l'adieu ! 6+6 b
Oui, je fus meurtrier ! oui, cette main qui tremble 6+6 a
T'immola ; mais c'était à Dieu ! 8 b
Sacrifice insensé que ta faute condamne, 6+6 a
Vaine immolation de mon cœur combattu, 6+6 b
345 Ce que je respectais un autre le profane, 6+6 a
Et l'enfer rit de ma vertu ! 8 b
O Laurence ! un retour au Dieu de ton jeune âge ! 6+6 a
Un retour vers l'ami !… Grand Dieu ! dans ma douleur 6+6 b
Je n'avais ici-bas conservé qu'une image : 6+6 a
350 Ne la ternis pas dans mon cœur. 8 b
Reviens, reviens au ciel qui te pleure et qui t'aime, 6+6 a
Si ce n'est pour ton âme, ô Laurence ! pour moi ; 6+6 b
Et s'il te faut de l'eau pour un second baptême, 6+6 a
Oh ! mes yeux en pleurent pour toi ! 8 b
355 Ici deux ; un là-haut ; de notre double vie, 6+6 a
Non, il n'est pas brisé l'invisible lien : 6+6 b
Ton cœur avec mon cœur monte et se purifie 6+6 a
Où mon cœur saigne avec le tien ! 8 b
Oh ! quand, jetant ton âme aux voluptés impures, 6+6 a
360 Tu ternis ce lis blanc que je t'avais gardé, 6+6 b
Penses-tu quelquefois que tu souilles d'Ordures 6+6 a
Ce cœur où Dieu s'est regardé ? 8 b
Penses-tu quelquefois que tu troubles celle onde 6+6 a
Qui, sous un souffle humain bien loin de se ternir, 6+6 b
365 Ne devait réfléchir au soleil de ce monde 6+6 a
Qu'un espoir et qu'un souvenir ? 8 b
Ah ! moi qui te voyais dans mes songes, Laurence, 6+6 a
A travers tant de pleurs, chaste auprès d'un époux, 6+6 b
Une ombre sur le front, au cœur une espérance, 6+6 a
370 Et des enfans sur tes genoux !… 8 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nuit funeste ! depuis qu'elle m'est apparue, 6+6 a
Et que je sais le nom, et l'hôtel et la rue, 6+6 a
Chaque fois que je sors l'instinct traîne mes pas 6+6 b
Vers ce seuil de mon ciel que je ne franchis pas, 6+6 b
375 Mais où couvert de huit j'écoute de la porte 6+6 a
Que quelque voix du ciel ou de la terre en sorte, 6+6 a
Comme Adam, exilé des jardins du Seigneur, 6+6 b
Écoutait s'éloigner les voix de son bonheur. 6+6 b
Cette nuit comme hier je me glissai dans l'ombre : 6+6 a
380 Des nuages au ciel rendaient l'hôtel plus sombre, 6+6 a
Et la pluie, en lavant les pavés à grands flots, 6+6 b
De mes pas dans la rue étouffait les échos. 6+6 b
Les pieds dans le ruisseau, le front sous la gouttière, 6+6 a
Je m'assis dans un angle au bord du banc de pierre, 6+6 a
385 Sur la borne en granit, du coude m'appuyant, 6+6 b
Et tout caché dans l'ombre ainsi qu'un mendiant. 6+6 b
C'était l'heure où Paris, en jour transformant l'ombre, 6+6 a
En tonnerre incessant roule ses chars sans nombre ; 6+6 a
Où sur la roue en feu ses enfans emportés 6+6 b
390 Vont chercher au hasard leurs mille voluptés. 6+6 b
Aux cris des serviteurs les portes colossales 6+6 a
Aux chars retentissans s'ouvraient par intervalles, 6+6 a
Et j'y voyais briller à travers le cristal 6+6 b
Des fronts resplendissans de l'ivresse du bal ; 6+6 b
395 J'entendais au dedans ces voix d'hommes, de femmes, 6+6 a
Ces sons des instrumens, ces bourdonnemens d'âmes 6+6 a
Où l'oreille en vain cherche une phrase à saisir, 6+6 b
Et qui n'est que la brise errante du plaisir ; 6+6 b
Cette joie, en sortant de ces froides murailles, 6+6 a
400 M'enfonçait chaque fois un fer dans les entrailles, 6+6 a
Et j'aurais moins souffert (pardonne à mon remord, 6+6 b
Seigneur ! ) d'en voir sortir l'agonie et la mort ! 6+6 b
Un torrent de pensées me roulait dans la tête : 6+6 a
Si j'entrais tout à coup au milieu de la fête, 6+6 a
405 Si frappant d'un regard ses yeux pétrifiés, 6+6 b
Comme l'ombre des temps par son cœur oubliés, 6+6 b
El renversant du pied ces vases de délices, 6+6 a
Du nom tonnant de Dieu j'effrayais tous ces vices ! 6+6 a
Si dérobant cet ange à l'air qui la corrompt, 6+6 b
410 Je rendais l'innocence et la vie à son front !… 6+6 b
Hélas ! et de quel droit ? suis-je encore son père ? 6+6 a
N'ai-je pas renoncé même au doux nom de frère ? 6+6 a
Et ne sommes-nous pas, depuis l'heure d'adieu, 6+6 b
L'un à l'autre étrangers partout, hormis en Dieu ? 6+6 b
415 Oh ! c'est donc en Dieu seul que je puis en silence 6+6 a
Bénir, prier, nommer, chercher, pleurer Laurence ! 6+6 a
Elle pour qui cent fois j'aurais voulu mourir ! 6+6 b
Seul à son aide, ô Dieu ! je ne puis accourir ! 6+6 b
Et de la froide borne en embrassant la pierre 6+6 a
420 Mes yeux fondaient en onde et ma bouche en prière. 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pardonne-lui, mon Dieu ! de chercher ici-bas 6+6 b
Cet amour que tu mis tout enfant sous ses pas, 6+6 b
Après avoir vécu deux ans de ces délices, 6+6 a
De le puiser encore aux profanes calices ! 6+6 a
425 Ah ! moi seul ! ô mon Dieu ! j'ai creusé dans son cœur 6+6 b
Ce vide que ne peut combler un froid bonheur ; 6+6 b
Que la peine sur moi retombe avec le crime ! 6+6 a
Frappez le tentateur, et non pas la victime ! 6+6 a
O tendre, ô bon pasteur ! rapporte dans tes bras 6+6 b
430 Cette brebis tombée aux pièges d'ici-bas ! 6+6 b
Cette âme qui puisa l'amour avec la vie, 6+6 a
Et qui l'aspire encore à sa source tarie ! 6+6 a
Si tu n'avais brisé sa coupe entre ses dents, 6+6 b
Qui sait ce que le ciel aurait versé dedans ? 6+6 b
435 Qui sait de quels trésors cette âme est encor pleine ? 6+6 a
Et comme des cheveux d'une autre Madeleine 6+6 a
Pour laver dans ses pleurs ses péchés oubliés, 6+6 b
Ce qu'il en coulerait de parfums sur tes piés ? 6+6 b
Oh ! que les miens, Seigneur, comptent à ses paupières ! 6+6 a
440 Que par mes nuits sans fin, mes jeûnes, mes prières, 6+6 a
Que par l'eau de mes yeux son péché soit lavé ! 6+6 b
Et j'allais à genoux tomber sur le pavé, 6+6 b
Quand les groupes joyeux du bal qui se retire 6+6 a
M'éveillèrent du ciel par des éclats de rire. 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
445 Le bruit avait cessé, le monde était sorti, 6+6 b
Des gonds et des verrous l'air avait retenti ; 6+6 b
J'entendis sur ma tête ouvrir une fenêtre ; 6+6 a
La lune dans le ciel venait de reparaître ; 6+6 a
L'ombre des lourds balcons, me couvrant d'un pan noir, 6+6 b
450 Me noyait dans sa nuit, d'où je pouvais tout voir : 6+6 b
Une femme parut au balcon : c'était elle ! 6+6 a
Quoique pâle et lassée, ô Dieu ! qu'elle était belle ! 6+6 a
Comme le monde avait, sous son précoce été, 6+6 b
Mûri sans la flétrir l'angélique beauté ? 6+6 b
455 Comme sous ce costume et cette autre apparence 6+6 a
Mes regards traits pour traits retrouvaient tout Laurence ! 6+6 a
Lui, dans elle a grandi, mais toujours elle en lui ! 6+6 b
Son cou penché semblait porter un vaste ennui, 6+6 b
Son coude s'appuyait sur la rampe dorée, 6+6 a
460 Sa joue au clair de lune était décolorée, 6+6 a
Ses blonds cheveux déjà de son front détachés 6+6 b
Sur le fer du balcon flottaient tout épanchés, 6+6 b
Et je sentais l'odeur du vent qui les caresse 6+6 a
S'échapper en parfum de l'or de chaque tresse ! 6+6 a
465 Oh ! des fleurs qui tombaient de ses cheveux l'odeur 6+6 b
Comment n'eût-elle pas enivré tout mon cœur !… 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle leva la tête, et regarda la lune 6+6 a
Longtemps, comme quelqu'un qu'une image importune ; 6+6 a
Avec un lent soupir elle étendit les bras, 6+6 b
470 Puis en les refermant sur son cœur dit : Hélas ! 6+6 b
Puis d'un accent distrait, qu'un regard accompagne, 6+6 a
Murmura dans ses dents notre air de la montagne, 6+6 a
A voix basse et tremblante en chanta quelques mots 6+6 b
L'air manqua sur sa lèvre et finit en sanglots ; 6+6 b
475 Elle s'interrompit comme avec violence, 6+6 a
Referma la fenêtre, et tout devint silence ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oh ! mon image alors, Laurence, était en toi ! 6+6 b
Je n'avais que deux pas entre mon ciel et moi ! 6+6 b
Qu'une vague de l'air, pour y monter, à fendre ! 6+6 a
480 Qu'un souffle à laisser fuir, qu'un nom à faire entendre ! 6+6 a
Et mon amour perdu retombait dans mes bras ! 6+6 b
Et l'enfer ni le ciel ne l'en arrachaient pas ! 6+6 b
Des doux sons de sa voix mon oreille était pleine ! 6+6 a
L'air qu'elle respirait lui portait mon haleine ; 6+6 a
485 Un cri sorti du cœur, un geste, un mouvement, 6+6 b
Et nos cœurs confondus n'avaient qu'un battement ; 6+6 b
Et dans un seul élan nos âmes assouvies 6+6 a
Franchissaient pour s'unir l'abîme de nos vies ! 6+6 a
Tu triomphas, mon Dieu, de ma fragilité ; 6+6 b
490 Mon silence entre nous remit l'immensité ! 6+6 b
Je m'éloignai tremblant, son ombre sur ma trace, 6+6 a
Et je remis mon âme et la sienne à ta grâce. 6+6 a
L'aurore dans Paris ne me retrouva pas, 6+6 a
Et mon cœur est déjà là-haut où vont mes pas ! 6+6 a
mètre profils métriques : 8, 6+6
forme globale type : suite de strophes et distiques
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