Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_8/LAM146
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
HUITIÈME ÉPOQUE
J'ai ramené ma sœur | aux bras de son époux. 6+6 a
Que ce retour fut triste, | et pourtant qu'il fut doux ! 6+6 a
Comme ces beaux enfans | sur ces genoux de femme 6+6 b
Des larmes au bonheur | faisaient flotter cette âme ! 6+6 b
5 Sous la morne couleur | de sa robe de deuil 6+6 a
Que de joie en son sein, | d'amour dans son coup d'œil ! 6+6 a
Dans le cœur de la mère, | hélas ! la vie est double : 6+6 b
Quand son passé se ferme | et son couchant se trouble, 6+6 b
Elle voit l'avenir | plein de jour et d'espoir 6+6 a
10 Du front de ses enfans | rayonner sur son soir ; 6+6 a
Son âme, pour aimer, | sur eux se multiplie. 6+6 b
Chaste amour, dans ta coupe | il n'est donc point de lie ? 6+6 b
Avant de retourner | à mon nid pour toujours, 6+6 a
Ils veulent me garder | avec eux quelques jours, 6+6 a
15 Pour que ma pauvre sœur | par degrés s'accoutume 6+6 b
Aux séparations ; | et puis, je le présume, 6+6 b
Pour qu'avant de rentrer | dans mon obscur réduit 6+6 a
Mon oreille du monde | ait entendu le bruit, 6+6 a
Comme au pied de la dune | on monte sur la crête 6+6 b
20 Pour écouter la vague | et pour voir la tempête. 6+6 b
Oh ! que le bruit humain | a troublé mes esprits ! 6+6 a
Quel ouragan de l'âme | il souffle dans Paris ! 6+6 a
Comme on entend de loin | sa grande voix qui gronde, 6+6 b
Pleine des mille voix | du peuple qui l'inonde, 6+6 b
25 Semblable à l'Océan | qui fait enfler ses flots, 6+6 a
Monter et retomber | en lugubres sanglots ! 6+6 a
Oh ! que ces grandes voix | des grandes capitales 6+6 b
Ont de cris douloureux | et de clameurs fatales, 6+6 b
D'angoisses, de terreurs | et de convulsions ! 6+6 a
30 On croit y distinguer | l'accent des passions 6+6 a
Qui soufflant de l'enfer | sur ce million d'âmes, 6+6 b
Entrechoquent entre eux | ces hommes et ces femmes, 6+6 b
Font monter leur clameur | dans le ciel comme un flux, 6+6 a
Ne forment qu'un seul cri | de mille cris confus, 6+6 a
35 Ou qu'on entend le bruit | des tempes de la terre 6+6 b
Que la fièvre à grands coups | fait battre dans l'artère. 6+6 b
Quel poids pèse sur l'âme | en entrant dans ces murs, 6+6 a
En voyant circuler | dans ces canaux impurs 6+6 a
Ces torrens animés | et cette vague humaine 6+6 b
40 Qu'un courant invisible | en sens contraire entraîne, 6+6 b
Qui sur son propre lit | flotte éternellement, 6+6 a
Et dont sans voir le but | on voit le mouvement ! 6+6 a
Quel orageux néant, | quelle mer de tristesse, 6+6 b
Chaque fois que j'y rentre, | en me glaçant, m'oppresse ! 6+6 b
45 Il semble que ce peuple | où je vais ondoyer 6+6 a
Dans ses gouffres sans fond | du flot va me noyer ; 6+6 a
Que le regard de Dieu | me perd dans cette foule ; 6+6 b
Que je porte à moi seul | le poids de cette houle ; 6+6 b
Que son immense ennui, | son agitation 6+6 a
50 M'entraînent faible et seul | dans son attraction ; 6+6 a
Que de ses passions | la fièvre sympathique, 6+6 b
En coudoyant ce peuple, | à moi se communique ; 6+6 b
Que son âme travaille | et souffre dans mon sein, 6+6 a
Que j'ai soif de sa soif, | que j'ai faim de sa faim ; 6+6 a
55 Que ma robe en passant | se salit à ses crimes ; 6+6 b
Et que tourbillonnant | dans ses mouvans abîmes, 6+6 b
Je ne suis pas pour lui | plus qu'une goutte d'eau 6+6 a
Qui ne fait ni hausser, | ni baisser son niveau, 6+6 a
Un jet de son écume, | un morceau de sa vase, 6+6 b
60 Une algue de ses bords | qu'il souille et qu'il écrase, 6+6 b
Et que si je venais | à tomber sous ses pas, 6+6 a
Cette foule à mes cris | ne s'arrêterait pas ; 6+6 a
Mais comme une machine | à son but élancée 6+6 b
Passerait sur mon corps | sans même une pensée !… 6+6 b
65 Et puis, faut-il le dire ? | il est ici pour moi 6+6 a
Un éternel sujet | de tristesse et d'effroi ; 6+6 a
Je me surprends sans cesse | à penser, à me dire, 6+6 b
Tout, tremblant : C'est ici | que Laurence respire ! 6+6 b
C'est ce bruit qu'elle entend, | c'est ce ciel qu'elle voit, 6+6 a
70 Ce pavé qui la porte, | et cette eau qu'elle boit ; 6+6 a
C'est dans cet Océan, | dans ce désert immonde 6+6 b
Que cette perle pure | est enfouie au monde ! 6+6 b
Quand je lève mes yeux | vers ces brillans séjours 6+6 a
Où les flambeaux le soir | ressuscitent les jours, 6+6 a
75 Je me dis, en voyant | une ombre à la fenêtre : 6+6 b
Cette ombre que je vois | c'est la sienne peut-être ! 6+6 b
Chaque char en roulant | me semble l'emporter. 6+6 a
Ce coude que le mien | le soir vient de heurter, 6+6 a
La trace de ce pied, | la robe que je froisse, 6+6 b
80 Qui sait si ce n'est pas ? |… Une poignante angoisse 6+6 b
De chaque aspect pour moi | sort et vient m'assaillir. 6+6 a
J'entends des sons de voix | qui me font tressaillir ; 6+6 a
J'entends des noms qui font | rougir jusqu'à mon âme ; 6+6 b
Je frémis de lever | les yeux sur une femme ; 6+6 b
85 Je tremble qu'à son front, | rencontré par hasard, 6+6 a
Mon cœur ne meure en moi | foudroyé d'un regard. 6+6 a
Puis je rentre, l'esprit | courbé de lassitude, 6+6 b
Mais poursuivi des cris | de cette multitude, 6+6 b
Trouvant l'isolement | mais jamais le repos, 6+6 a
90 Le cœur amer et vide | et plein de mille échos ; 6+6 a
Le bruit assourdissant | de l'humaine tempête 6+6 b
Monte, gronde sans cesse | et m'enivre la tête ; 6+6 b
Et seul, sans qu'il me tombe | une goutte de foi, 6+6 a
J'entends à peine, hélas ! | mon cœur qui prie en moi. 6+6 a
95 O nuits de ma montagne, | heure où tout fait silence 6+6 b
Sous le ciel et dans moi ; | lune qui se balance 6+6 b
Sur les cimes d'argent | du pâle peuplier 6+6 a
Que l'haleine du lac | à peine fait plier ; 6+6 a
Blanches lueurs du ciel | sur l'herbe répandues 6+6 b
100 Comme du lin lavé | les toiles étendues ; 6+6 b
Des brises ou de l'eau | furtif bruissement ; 6+6 a
Des chiens par intervalle | un lointain aboîment ; 6+6 a
Le chant du rossignol | par notes sur des cimes, 6+6 b
Silence dans mon âme, | ou quelques bruits intimes 6+6 b
105 Qu'un calme universel | vient bientôt assoupir, 6+6 a
Et qu'un retour vers Dieu | change en pieux soupir ; 6+6 a
O jours d'un saint labeur ! | douces nuits de Valneige ! 6+6 b
Oh ! que le temps me dure ! | Oh ! quand vous reverrai-je ! 6+6 b
Quel spectacle, Seigneur, | vous donnez à vos anges 6+6 a
110 Dans ces grands chocs d'idée | et ces luttes étranges ! 6+6 a
Sur ce peuple qui peut | savoir votre dessein ? 6+6 b
Vous avez mis, grand Dieu, | deux âmes dans son sein : 6+6 b
L'une d'un vague instinct | vers l'inconnu guidée, 6+6 a
Sonde la mer du doute | et découvre l'idée ; 6+6 a
115 Lui donne, en pétrissant | le verbe dans sa main, 6+6 b
La forme qui la rend | palpable au sens humain ; 6+6 b
La tire comme l'or | de sa mine profonde, 6+6 a
Et la frappe en monnaie | à l'usage du monde : 6+6 a
L'autre, âme de soldat, | toujours ferme et debout, 6+6 b
120 Comme un volcan divin | dans sa poitrine bout, 6+6 b
Aspire aux quatre vents | le souffle de la guerre, 6+6 a
Et pour champ de bataille | a pris toute la terre ; 6+6 a
Et, par cette âme double | à la fois agissant, 6+6 b
Il sert Dieu de son cœur | et l'homme de son sang ! 6+6 b
125 Semblable de nos jours | au peuple de Moïse 6+6 a
Qu'en deux parts au combat | le prophète divise, 6+6 a
L'une dans le vallon, | mourant pour Israël, 6+6 b
L'autre sur les hauteurs, | levant les mains au ciel !… 6+6 b
Pour lancer tous ses fils | à sa lutte inégale, 6+6 a
130 Paris semble des camps | la grande capitale ; 6+6 a
On voit par chaque porte | entrer ses bataillons, 6+6 b
Renaissante moisson | de ses sanglans sillons, 6+6 b
Qui, pour combler aux camps | les lignes décimées, 6+6 a
Ressortent en chantant | vers ses quatorze armées, 6+6 a
135 On ne voit qu'étendards | par le plomb déchirés 6+6 b
Entraînant des soldats | sous leurs lambeaux sacrés ; 6+6 b
On n'entend retentir | que le canon sonore 6+6 a
Dont des boulets vomis | la gueule est pleine encore, 6+6 a
Et la ville ne voit | briller à son réveil 6+6 b
140 Que d'épaisses forêts | de fusils au soleil. 6+6 b
Et comme celte foule | est prodigue de vie ! 6+6 a
Et comme tout à coup | au grand homme asservie, 6+6 a
Elle qui ne pouvait | subir un joug plus doux, 6+6 b
Du tyran de sa gloire | embrasse les genoux ; 6+6 b
145 Sous son geste nerveux | d'elle-même s'incline, 6+6 a
Accepte sans effort | sa rude discipline, 6+6 a
Et semble, en se pliant | à son poignet d'airain, 6+6 b
Le cou de son cheval | ou le gant de sa main ! 6+6 b
Ah ! c'est qu'aussi le peuple | a cet instinct rapide 6+6 a
150 Qui le fait s'élancer | sur les pas de son guide ; 6+6 a
C'est que dans le péril | la faible humanité 6+6 b
De Dieu même a reçu | l'instinct de l'unité, 6+6 b
Et qu'afin qu'en grand peuple | un grand homme la moule 6+6 a
Le bronze extravasé | doit couler dans le moule. 6+6 a
155 Où les pousse pourtant | ce vague entraînement ? 6+6 a
Pourquoi vont-ils combattre | et mourir si gaîment ? 6+6 a
Leur esprit ne sait pas, | leur instinct sait d'avance, 6+6 b
Ils vont, comme un boulet, | où la force les lance, 6+6 b
Ébranler le présent, | démolir le passé, 6+6 a
160 Effacer sous ton doigt | quelque empire effacé, 6+6 a
Faire place sur terre | à quelque destinée 6+6 b
Invisible pour nous, | mais pour toi déjà née, 6+6 b
Et que tu vois déjà | splendide, où nos esprits 6+6 a
N'aperçoivent encor | que poussière et débris ! 6+6 a
165 Ainsi, Seigneur, tu fais | d'un peuple sur la terre 6+6 b
L'outil mystérieux | de quelque grand mystère ; 6+6 b
Sans connaître jamais | ses plans sur l'univers, 6+6 a
A la trame des temps | travaillant à l'envers, 6+6 a
Les nations de l'œil | à leur insu guidées 6+6 b
170 Sont dans la main de Dieu | des instrumens d'idées ! 6+6 b
Et l'homme, qui ne voit | que poussière et que sang, 6+6 a
Et qui croit Dieu bien loin, | se trompe en maudissant ; 6+6 a
Il ne sait pas, captif | dans sa courte pensée, 6+6 b
Que d'une œuvre finie | une autre est commencée, 6+6 b
175 Et qu'afin que l'épi | divin puisse y germer, 6+6 a
On laboure la terre | avant de la semer. 6+6 a
Oh ! que nos jugemens | sont courts, et feraient rire 6+6 a
Dans le livre de Dieu | celui qui saurait lire ! 6+6 a
Que nous comprenons peu | les dénoûmens du sort ! 6+6 b
180 Et que souvent la vie | est prise pour la mort ! 6+6 b
La caravane humaine | un jour était campée 6+6 a
Dans des forêts bordant | une rive escarpée, 6+6 a
Et ne pouvant pousser | sa route plus avant, 6+6 b
Les chênes l'abritaient | du soleil et du vent ; 6+6 b
185 Les tentes, aux rameaux | enlaçant leurs cordages, 6+6 a
Formaient autour des troncs | des cités, des villages, 6+6 a
Et les hommes, épars | sur des gazons épais, 6+6 b
Mangeaient leur pain à l'ombre | et conversaient en paix. 6+6 b
Tout à coup, comme atteints | d'une rage insensée, 6+6 a
190 Ces hommes se levant | à la même pensée, 6+6 a
Portant la hache aux troncs, | font crouler à leurs piés 6+6 b
Ces dômes où les nids | s'étaient multipliés ; 6+6 b
Et les brutes des bois | sortant de leurs repaires, 6+6 a
Et les oiseaux fuyant | les cimes séculaires, 6+6 a
195 Contemplaient la ruine | avec un œil d'horreur, 6+6 b
Ne comprenaient pas l'œuvre, | et maudissaient du cœur 6+6 b
Cette race stupide | acharnée à sa perte, 6+6 a
Qui détruit jusqu'au ciel | l'ombre qui l'a couverte ! 6+6 a
Or, pendant qu'en leur nuit | les brutes des forêts 6+6 b
200 Avaient pitié de l'homme | et séchaient de regrets, 6+6 b
L'homme, continuant | son ravage sublime, 6+6 a
Avait jeté les troncs | en arche sur l'abîme ; 6+6 a
Sur l'arbre de ses bords | gisant et renversé, 6+6 b
Le fleuve était partout | couvert et traversé ; 6+6 b
205 Et poursuivant en paix | son éternel voyage, 6+6 a
La caravane avait | conquis l'autre rivage. 6+6 a
C'est ainsi que le temps, | par Dieu même conduit, 6+6 a
Passe pour avancer | sur ce qu'il a détruit ; 6+6 a
Esprit saint ! conduis-les, | comme un autre Moïse, 6+6 b
210 Par des chemins de paix | à ta terre promise !!!… 6+6 b
Quelle fièvre ! Oh ! chassez | l'image qui me tue, 6+6 a
Est-ce un songe ? est-ce une ombre ? | est-ce elle que j'ai vue ? 6+6 a
Ah ! c'est-elle ! ô mon cœur, | tu ne peux t'y tromper, 6+6 b
Nulle autre d'un tel coup | ne pouvait te frapper ! 6+6 b
215 La revoir !… mais montrée | au doigt, mais avilie ! 6+6 c
Oh ! dans ma coupe encore | il manquait cette lie ! 6+6 c
Hier j'étais allé | le soir dans un saint lieu 6+6 a
Pour entendre prêcher | la parole de Dieu 6+6 a
Par un vieillard du temple, | échappé du martyre, 6+6 b
220 Dont la voix sur ce peuple | a reconquis l'empire. 6+6 b
La foule remplissait | le portique et les murs. 6+6 a
Caché dans l'ombre, au pied | d'un des piliers obscurs 6+6 a
Où les cierges du chœur, | qui brûlaient par centaines, 6+6 b
Jetaient obliquement | leurs lueurs incertaines, 6+6 b
225 J'attendais que le flot | du peuple débordé, 6+6 a
Des tribunes au chœur, | plein, eût tout inondé, 6+6 a
Et le front dans mes mains, | appuyé sur la pierre, 6+6 b
J'entendais sans les voir | les pas rouler derrière, 6+6 b
Et tout autour de moi | les groupes curieux 6+6 a
230 Qui causaient à voix basse | en promenant leurs yeux. 6+6 a
Tout à coup s'éleva | comme un murmure immense 6+6 b
D'épis sur les sillons | quand la brise y commence ; 6+6 b
J'entendis frôler l'air, | d'un plumage mouvant 6+6 a
Sur ma brûlante peau | mon front sentit le vent. 6+6 a
235 Les rangs pressés s'ouvraient | d'eux-même et faisaient place, 6+6 b
Et puis se refermaient | soudain sur une trace. 6+6 b
Ce n'était que rumeur | et qu'exclamation 6+6 a
D'étonnement, d'ivresse | et d'admiration ; 6+6 a
Un instinct machinal | me fit tourner la tête 6+6 b
240 Pour voir l'objet charmant | de la foule distraite ; 6+6 b
Mais il n'était plus temps, | la femme avait passé, 6+6 a
Son sillon dans l'église | était presque effacé ; 6+6 a
Je ne vis qu'une taille | et des épaules nues 6+6 b
Où flottaient sous des fleurs | des tresses répandues, 6+6 b
245 Et qu'un sourire errant, | et l'amoureux regard 6+6 a
Annonçaient, devançaient, | suivaient de toute part. 6+6 a
« C'est bien elle, » disait | un jeune homme ; «oh ! c'est elle ! 6+6 b
« Ce ciel dont on nous berce | en a-t-il d'aussi belle ? 6+6 b
« Non jamais ces pavés | n'ont frémi sous les pas 6+6 a
250 « D'anges aussi divins | que l'ange d'ici-bas. 6+6 a
— « Elle ! » lui répondait | son voisin ; « c'est son ombre 6+6 b
« Peut-être, car du temple | elle craint jusqu'à l'ombre, 6+6 b
« Et jamais ses beaux pieds, | d'adorateurs suivis, 6+6 a
« N'ont foulé pour prier | la poudre des parvis. 6+6 a
255 « C'est là son seul défaut, | hélas ! la tendre femme, 6+6 b
« On dit qu'au désespoir | elle a vendu son âme ; 6+6 b
« On ne la vit jamais | s'approcher du saint lieu ; 6+6 a
« Elle fait croire au ciel | et ne croit pas à Dieu ! 6+6 a
— « C'est elle cependant, | tiens, en veux-tu la preuve ? 6+6 b
260 « Regarde sa ceinture | et son collier de veuve. 6+6 b
« Vois quiVois celui qui la mène. | —Eh bien ?—Eh bien, c'est lui ! 6+6 a
« Lui, le martyr d'hier | et l'élu d'aujourd'hui ! 6+6 a
« Qu'il se hâte au bonheur ! | car demain !… quel dommage 6+6 b
« Qu'une beauté si pure, | ô Dieu ! soit si volage ! 6+6 b
265 « Ou plutôt quel bonheur | qu'elle fasse courir 6+6 a
« La coupe où chacun veut | s'enivrer et mourir ! 6+6 a
— « Mais au sermon, mon cher, | que viendrait-elle faire ? 6+6 b
— « Elle y vient comme nous, | ma foi, pour se distraire, 6+6 b
« Pour entendre des mots | saintement cadencés, 6+6 a
270 « Ou sur l'orgue des airs | qu'elle n'a pas dansés, 6+6 a
« Car on dit que depuis | sa première aventure 6+6 b
« De l'orgue dans ses nuits | elle aime le murmure, 6+6 b
« Sans doute en souvenir | du beau mugissement 6+6 a
« Qu'elle entendait si haut | chez son premier amant, 6+6 a
275 « Tu sais ?… » Mais l'orateur, | se levant de la chaire, 6+6 b
Murmura sourdement | son texte et les fit taire ; 6+6 b
Il parla du bonheur | de mourir pour la foi, 6+6 a
Des martyrs immolés | pour l'Église et le roi, 6+6 a
Et, sur leurs orphelins | évoquant leur mémoire, 6+6 b
280 Toucha jusqu'aux sanglots | son immense auditoire. 6+6 b
Des larmes de pitié | montaient à tous les yeux ; 6+6 a
Chacun se dépouillait | de son denier pieux ; 6+6 a
Une femme, on disait | qu'orpheline elle-même, 6+6 b
Des malheurs de ces temps | elle était un emblème, 6+6 b
285 Du vieillard précédée, | une bourse à la main, 6+6 a
Parmi les rangs émus | se frayait un chemin, 6+6 a
Et faisant résonner | le don dans la corbeille, 6+6 b
A la sainte pitié | sollicitait l'oreille. 6+6 b
On n'entendait au loin | que sa timide voix, 6+6 a
290 Le prêtre qui frappait | le pavé de sa croix, 6+6 a
Ou du denier sacré | la chute monotone 6+6 b
Qui sonnait en tombant | dans l'urne de l'aumône ; 6+6 b
Des rangs voisins du mien | bientôt elle approchait, 6+6 a
D'avance dans mon sein | déjà ma main cherchait 6+6 a
295 L'obole de l'autel, | quand, relevant la tête, 6+6 b
Mon regard dans le sien | se rencontre et s'arrête, 6+6 b
Et comme fascinés | par l'œil qu'en vain on fuit, 6+6 a
Chacun de nos regards | suit l'autre qui le suit : 6+6 a
Elle semblait chercher | à travers un nuage 6+6 b
300 A distinguer de loin | les traits de mon visage, 6+6 b
Et je voyais le sien | dans mon œil revenir 6+6 a
Comme une ombre montant | du fond d'un souvenir. 6+6 a
A chaque pas de plus | la fatale figure 6+6 b
M'entrait plus rayonnante | au cœur ; mais à mesure 6+6 b
305 Que mon œil ébloui, | qui plongeait dans le sien, 6+6 a
Fixait son œil ouvert | et fixe sur le mien, 6+6 a
Comme si tout son sang | eût coulé par sa vue, 6+6 b
Je la voyais pâlir | et changer en statue ; 6+6 b
La prunelle immobile | et le pied suspendu,' 6+6 a
310 Le cou penché, le doigt | vers ma place étendu, 6+6 a
Faire un pas, reculer, | dans son sein qui se pâme 6+6 b
Chercher un cri qui meurt | et qui manque à son âme, 6+6 b
Puis enfin, sans couleur, | sans voix et sans regard, 6+6 a
Glisser inanimée | aux bras du saint vieillard ! 6+6 a
315 Moi-même, sans jeter | un cri, sans faire un geste, 6+6 b
J'étais mort de sa mort, | et j'ignore le reste. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand je me réveillai | comme de mon tombeau, 6+6 a
La nef était muette | et vide ; un seul flambeau 6+6 a
Brillait comme une étoile | au cintre de l'église, 6+6 b
320 Le soir dans les vitraux | faisait tinter la brise ; 6+6 b
L'heure sonnait huit coups | au cadran de la nuit ; 6+6 a
De piliers en piliers | je m'échappai sans bruit ; 6+6 a
A force de douleur | mon âme était tarie ; 6+6 b
La revoir c'était trop ! | mais la revoir flétrie, 6+6 b
325 Mais la revoir tombée, | ange d'illusion, 6+6 a
Le scandale du monde | et sa dérision ! 6+6 a
Par moi, par mon amour, | par ma vertu, peut-être ! 6+6 b
Oh ! quel doute mortel | en moi je sens renaître ! 6+6 b
Ange que le bonheur | aurait sanctifié, 6+6 a
330 Dieu, ce serait !… c'est moi | qui t'ai sacrifié ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
STANCES A LAURENCE
Vous l'ange d'autrefois, | maintenant pauvre femme, 6+6 a
Vous ne vous trompiez pas, | Laurence, oui, c'était moi ! 6+6 b
C'était moi qui cherchais | la moitié de mon âme ! 6+6 a
Hélas ! et qui la pleure en toi ! 8 b
335 Tu vis !… de quelle vie, | ô ciel ! quels mots étranges ! 6+6 a
Dans le cuivre et le plomb | diamant enchâssé, 6+6 b
Que Dieu laissa tomber | sur la route des anges 6+6 a
Et que l'impie a ramassé ! 8 b
Souviens-toi de ce ciel | vu de si près ensemble… 6+6 a
340 Du jour de la rencontre | et du jour de l'adieu ! 6+6 b
Oui, je fus meurtrier ! | oui, cette main qui tremble 6+6 a
T'immola ; mais c'était à Dieu ! 8 b
Sacrifice insensé | que ta faute condamne, 6+6 a
Vaine immolation | de mon cœur combattu, 6+6 b
345 Ce que je respectais | un autre le profane, 6+6 a
Et l'enfer rit de ma vertu ! 8 b
O Laurence ! un retour | au Dieu de ton jeune âge ! 6+6 a
Un retour vers l'ami ! |… Grand Dieu ! dans ma douleur 6+6 b
Je n'avais ici-bas | conservé qu'une image : 6+6 a
350 Ne la ternis pas dans mon cœur. 8 b
Reviens, reviens au ciel | qui te pleure et qui t'aime, 6+6 a
Si ce n'est pour ton âme, | ô Laurence ! pour moi ; 6+6 b
Et s'il te faut de l'eau | pour un second baptême, 6+6 a
Oh ! mes yeux en pleurent pour toi ! 8 b
355 Ici deux ; un là-haut ; | de notre double vie, 6+6 a
Non, il n'est pas brisé | l'invisible lien : 6+6 b
Ton cœur avec mon cœur | monte et se purifie 6+6 a
Où mon cœur saigne avec le tien ! 8 b
Oh ! quand, jetant ton âme | aux voluptés impures, 6+6 a
360 Tu ternis ce lis blanc | que je t'avais gardé, 6+6 b
Penses-tu quelquefois | que tu souilles d'Ordures 6+6 a
Ce cœur où Dieu s'est regardé ? 8 b
Penses-tu quelquefois | que tu troubles celle onde 6+6 a
Qui, sous un souffle humain | bien loin de se ternir, 6+6 b
365 Ne devait réfléchir | au soleil de ce monde 6+6 a
Qu'un espoir et qu'un souvenir ? 8 b
Ah ! moi qui te voyais | dans mes songes, Laurence, 6+6 a
A travers tant de pleurs, | chaste auprès d'un époux, 6+6 b
Une ombre sur le front, | au cœur une espérance, 6+6 a
370 Et des enfans sur tes genoux !… 8 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nuit funeste ! depuis | qu'elle m'est apparue, 6+6 a
Et que je sais le nom, | et l'hôtel et la rue, 6+6 a
Chaque fois que je sors | l'instinct traîne mes pas 6+6 b
Vers ce seuil de mon ciel | que je ne franchis pas, 6+6 b
375 Mais où couvert de huit | j'écoute de la porte 6+6 a
Que quelque voix du ciel | ou de la terre en sorte, 6+6 a
Comme Adam, exilé | des jardins du Seigneur, 6+6 b
Écoutait s'éloigner | les voix de son bonheur. 6+6 b
Cette nuit comme hier | je me glissai dans l'ombre : 6+6 a
380 Des nuages au ciel | rendaient l'hôtel plus sombre, 6+6 a
Et la pluie, en lavant | les pavés à grands flots, 6+6 b
De mes pas dans la rue | étouffait les échos. 6+6 b
Les pieds dans le ruisseau, | le front sous la gouttière, 6+6 a
Je m'assis dans un angle | au bord du banc de pierre, 6+6 a
385 Sur la borne en granit, | du coude m'appuyant, 6+6 b
Et tout caché dans l'ombre | ainsi qu'un mendiant. 6+6 b
C'était l'heure où Paris, | en jour transformant l'ombre, 6+6 a
En tonnerre incessant | roule ses chars sans nombre ; 6+6 a
Où sur la roue en feu | ses enfans emportés 6+6 b
390 Vont chercher au hasard | leurs mille voluptés. 6+6 b
Aux cris des serviteurs | les portes colossales 6+6 a
Aux chars retentissans | s'ouvraient par intervalles, 6+6 a
Et j'y voyais briller | à travers le cristal 6+6 b
Des fronts resplendissans | de l'ivresse du bal ; 6+6 b
395 J'entendais au dedans | ces voix d'hommes, de femmes, 6+6 a
Ces sons des instrumens, | ces bourdonnemens d'âmes 6+6 a
Où l'oreille en vain cherche | une phrase à saisir, 6+6 b
Et qui n'est que la brise | errante du plaisir ; 6+6 b
Cette joie, en sortant | de ces froides murailles, 6+6 a
400 M'enfonçait chaque fois | un fer dans les entrailles, 6+6 a
Et j'aurais moins souffert | (pardonne à mon remord, 6+6 b
Seigneur ! ) d'en voir sortir | l'agonie et la mort ! 6+6 b
Un torrent de pensées | me roulait dans la tête : 6+6 a
Si j'entrais tout à coup | au milieu de la fête, 6+6 a
405 Si frappant d'un regard | ses yeux pétrifiés, 6+6 b
Comme l'ombre des temps | par son cœur oubliés, 6+6 b
El renversant du pied | ces vases de délices, 6+6 a
Du nom tonnant de Dieu | j'effrayais tous ces vices ! 6+6 a
Si dérobant cet ange | à l'air qui la corrompt, 6+6 b
410 Je rendais l'innocence | et la vie à son front !… 6+6 b
Hélas ! et de quel droit ? | suis-je encore son père ? 6+6 a
N'ai-je pas renoncé | même au doux nom de frère ? 6+6 a
Et ne sommes-nous pas, | depuis l'heure d'adieu, 6+6 b
L'un à l'autre étrangers | partout, hormis en Dieu ? 6+6 b
415 Oh ! c'est donc en Dieu seul | que je puis en silence 6+6 a
Bénir, prier, nommer, | chercher, pleurer Laurence ! 6+6 a
Elle pour qui cent fois | j'aurais voulu mourir ! 6+6 b
Seul à son aide, ô Dieu ! | je ne puis accourir ! 6+6 b
Et de la froide borne | en embrassant la pierre 6+6 a
420 Mes yeux fondaient en onde | et ma bouche en prière. 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pardonne-lui, mon Dieu ! | de chercher ici-bas 6+6 b
Cet amour que tu mis | tout enfant sous ses pas, 6+6 b
Après avoir vécu | deux ans de ces délices, 6+6 a
De le puiser encore | aux profanes calices ! 6+6 a
425 Ah ! moi seul ! ô mon Dieu ! | j'ai creusé dans son cœur 6+6 b
Ce vide que ne peut | combler un froid bonheur ; 6+6 b
Que la peine sur moi | retombe avec le crime ! 6+6 a
Frappez le tentateur, | et non pas la victime ! 6+6 a
O tendre, ô bon pasteur ! | rapporte dans tes bras 6+6 b
430 Cette brebis tombée | aux pièges d'ici-bas ! 6+6 b
Cette âme qui puisa | l'amour avec la vie, 6+6 a
Et qui l'aspire encore | à sa source tarie ! 6+6 a
Si tu n'avais brisé | sa coupe entre ses dents, 6+6 b
Qui sait ce que le ciel | aurait versé dedans ? 6+6 b
435 Qui sait de quels trésors | cette âme est encor pleine ? 6+6 a
Et comme des cheveux | d'une autre Madeleine 6+6 a
Pour laver dans ses pleurs | ses péchés oubliés, 6+6 b
Ce qu'il en coulerait | de parfums sur tes piés ? 6+6 b
Oh ! que les miens, Seigneur, | comptent à ses paupières ! 6+6 a
440 Que par mes nuits sans fin, | mes jeûnes, mes prières, 6+6 a
Que par l'eau de mes yeux | son péché soit lavé ! 6+6 b
Et j'allais à genoux | tomber sur le pavé, 6+6 b
Quand les groupes joyeux | du bal qui se retire 6+6 a
M'éveillèrent du ciel | par des éclats de rire. 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
445 Le bruit avait cessé, | le monde était sorti, 6+6 b
Des gonds et des verrous | l'air avait retenti ; 6+6 b
J'entendis sur ma tête | ouvrir une fenêtre ; 6+6 a
La lune dans le ciel | venait de reparaître ; 6+6 a
L'ombre des lourds balcons, | me couvrant d'un pan noir, 6+6 b
450 Me noyait dans sa nuit, | d'où je pouvais tout voir : 6+6 b
Une femme parut | au balcon : c'était elle ! 6+6 a
Quoique pâle et lassée, | ô Dieu ! qu'elle était belle ! 6+6 a
Comme le monde avait, | sous son précoce été, 6+6 b
Mûri sans la flétrir | l'angélique beauté ? 6+6 b
455 Comme sous ce costume | et cette autre apparence 6+6 a
Mes regards traits pour traits | retrouvaient tout Laurence ! 6+6 a
Lui, dans elle a grandi, | mais toujours elle en lui ! 6+6 b
Son cou penché semblait | porter un vaste ennui, 6+6 b
Son coude s'appuyait | sur la rampe dorée, 6+6 a
460 Sa joue au clair de lune | était décolorée, 6+6 a
Ses blonds cheveux déjà | de son front détachés 6+6 b
Sur le fer du balcon | flottaient tout épanchés, 6+6 b
Et je sentais l'odeur | du vent qui les caresse 6+6 a
S'échapper en parfum | de l'or de chaque tresse ! 6+6 a
465 Oh ! des fleurs qui tombaient | de ses cheveux l'odeur 6+6 b
Comment n'eût-elle pas | enivré tout mon cœur !… 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle leva la tête, | et regarda la lune 6+6 a
Longtemps, comme quelqu'un | qu'une image importune ; 6+6 a
Avec un lent soupir | elle étendit les bras, 6+6 b
470 Puis en les refermant | sur son cœur dit : Hélas ! 6+6 b
Puis d'un accent distrait, | qu'un regard accompagne, 6+6 a
Murmura dans ses dents | notre air de la montagne, 6+6 a
A voix basse et tremblante | en chanta quelques mots… 6+6 b
L'air manqua sur sa lèvre | et finit en sanglots ; 6+6 b
475 Elle s'interrompit | comme avec violence, 6+6 a
Referma la fenêtre, | et tout devint silence ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oh ! mon image alors, | Laurence, était en toi ! 6+6 b
Je n'avais que deux pas | entre mon ciel et moi ! 6+6 b
Qu'une vague de l'air, | pour y monter, à fendre ! 6+6 a
480 Qu'un souffle à laisser fuir, | qu'un nom à faire entendre ! 6+6 a
Et mon amour perdu | retombait dans mes bras ! 6+6 b
Et l'enfer ni le ciel | ne l'en arrachaient pas ! 6+6 b
Des doux sons de sa voix | mon oreille était pleine ! 6+6 a
L'air qu'elle respirait | lui portait mon haleine ; 6+6 a
485 Un cri sorti du cœur, | un geste, un mouvement, 6+6 b
Et nos cœurs confondus | n'avaient qu'un battement ; 6+6 b
Et dans un seul élan | nos âmes assouvies 6+6 a
Franchissaient pour s'unir | l'abîme de nos vies ! 6+6 a
Tu triomphas, mon Dieu, | de ma fragilité ; 6+6 b
490 Mon silence entre nous | remit l'immensité ! 6+6 b
Je m'éloignai tremblant, | son ombre sur ma trace, 6+6 a
Et je remis mon âme | et la sienne à ta grâce. 6+6 a
L'aurore dans Paris | ne me retrouva pas, 6+6 a
Et mon cœur est déjà | là-haut où vont mes pas ! 6+6 a
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