Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
LAM_8/LAM143
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
CINQUIÈME ÉPOQUE
Est-ce moi ? suis-je ici ?… Mon Dieu, veillez sur elle ! 6+6 a
Anges du Tout-Puissant, couvrez-la de votre aile ! 6+6 a
Quoi ! j'ai laissé Laurence à la foi du rocher ? 6+6 b
Mon cœur brisé n'a-t-il rien à se reprocher ? 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5 Mais pouvais-je, ô mon Dieu ! repousser la prière 6+6 a
Du mourant qui m'appelle à son heure dernière ? 6+6 a
Pouvais-je résister à la voix du pasteur 6+6 b
Qui de ma pauvreté se fit le protecteur, 6+6 b
M'accueillit tout enfant parmi les saints lévites, 6+6 a
10 M'y chérit entre tous, non pas pour mes mérites, 6+6 a
Mais pour mon abandon, et fut dans le saint lieu 6+6 b
Mon maître, mon ami, mon père selon Dieu ? 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand il n'a pour palais qu'un cachot sur la terre, 6+6 a
Quand de l'épiscopat le sacré caractère 6+6 a
15 Est aujourd'hui son crime et son arrêt de mort, 6+6 b
Quand l'échafaud dressé lui présage son sort, 6+6 b
Que n'ayant que le fond de son calice à boire 6+6 a
Il cherche un nom ami, bien loin, dans sa mémoire, 6+6 a
Que le mien s'y réveille et se présente à lui, 6+6 b
20 Qu'il m'appelle à son aide, implore mon appui, 6+6 b
Qu'un hasard merveilleux que Dieu seul peut conduire 6+6 a
Fait monter jusqu'à moi le cri de son martyre, 6+6 a
Oh ! pouvais-je être un homme et ne pas accourir ? 6+6 b
Sans une voix d'ami le laisser là mourir ? 6+6 b
25 Non, non, j'aurais été parjure, ingrat ou lâche ! 6+6 a
Quelle ivresse aurait pu me cacher cette tâche ? 6+6 a
Laurence m'eût poussé du cœur au dévoûment. 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des choses d'ici-bas divin enchaînement ! 6+6 b
Par quel simple ressort la main de Dieu dirige 6+6 a
30 Ce sort où l'œil ne voit que hasard et prodige ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un pauvre Savoyard, dans la froide saison, 6+6 b
Descend de son chalet et sert dans la prison, 6+6 b
Porte l'eau, fend le bois, des guichetiers sévères, 6+6 a
Prend, pour les adoucir, tous les durs ministères, 6+6 a
35 Et quand il a trempé la soupe au prisonnier-, 6+6 b
Revient, le cœur content, dormir dans son grenier. 6+6 b
Cet homme est le neveu du seul berger qui sache 6+6 a
Le mystère profond de l'antre qui nous cache. 6+6 a
Il monte à son village, il dit au vieux berger 6+6 b
40 Que l'évêque est captif et qu'on va le juger ; 6+6 b
Qu'il lui parle souvent, que sa main enchaînée 6+6 a
S'abaisse tous les jours sur sa tête inclinée ; 6+6 a
Qu'il attend sa couronne avec sérénité, 6+6 b
Comme un juste qui voit du cœur l'éternité ; 6+6 b
45 Qu'il ne demande pas grâce aux bourreaux d'une heure, 6+6 a
Qu'il voudrait seulement revoir avant qu'il meure 6+6 a
Un des fils que sa main devait sanctifier, 6+6 b
Qu'il a quelque secret divin à confier, 6+6 b
Qu'il en nomme souvent un d'un accent plus tendre, 6+6 a
50 Jocelyn, le plus jeune ; oh ! s'il pouvait l'entendre, 6+6 a
Oh ! celui-là, du moins, ne le laisserait pas 6+6 b
Monter sans une main les marches du trépas ! 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le berger, à mon nom, croit que Dieu lui commande 6+6 a
De découvrir le fils que l'évêque demande, 6+6 a
55 Il révèle la grotte où son pas m'a conduit. 6+6 b
Ces deux hommes de bien y montent dans la nuit ; 6+6 b
Pour franchir le ravin que le torrent déborde, 6+6 a
Au tronc sur l'autre rive ils lancent une corde ; 6+6 a
Ils approchent ; j'entends leurs pas lourds retentir ; 6+6 b
60 Laurence qui dormait ne me voit pas sortir. 6+6 b
Les bergers en deux mots me font leur saint message ; 6+6 a
Une lutte rapide en moi-même s'engage, 6+6 a
L'amour dans mon esprit combat le dévoûment ; 6+6 b
Mais la mort n'attend pas ; je demande un moment, 6+6 b
65 Je rentre dans la grotte, et j'arrache une feuille 6+6 a
Du livre où pour prier Laurence se recueille ; 6+6 a
J'écris ces mots tremblans : « Dors en paix, mon amour 6+6 b
« Mon absence de toi ne sera que d'un jour ! » 6+6 b
Ce papier tout trempé des pleurs dont je l'arrose, 6+6 a
70 Ma main sur son chevet, tremblante, le dépose ; 6+6 a
Quel réveil !… je ne puis y penser sans frémir ! 6+6 b
Je regarde un moment ce front calme dormir, 6+6 b
Je sens mon cœur se fendre au paisible sourire 6+6 a
Qui la trompe en dormant quand je vais au martyre ! 6+6 a
75 Si je la réveillais, je ne partirais pas ! 6+6 b
Du guide impatient j'entends sonner les pas, 6+6 b
Je me jette à genoux au bord de cette couche, 6+6 a
Je colle sur ses pieds mon front, mes yeux, ma bouche ; 6+6 a
J'invoque dans mon cœur tous les anges de Dieu 6+6 b
80 A la garde de l'ange assoupi dans ce lieu ; 6+6 b
Je la bénis de l'œil, des larmes et du geste, 6+6 a
Mon pied fixé s'arrache au sol où mon cœur reste ; 6+6 a
Les bergers loin du roc m'entraînent avec eux, 6+6 b
Je descends sur leurs pas l'échelle aux mille nœuds ; 6+6 b
85 Dans le chalet désert j'échange avec le pâtre 6+6 a
Mes vêtemens usés contre un sarreau blanchâtre, 6+6 a
Je chausse mes pieds nus de ses souliers à clou ! 6+6 b
Mes longs cheveux bouclés, qui roulent sur mon cou, 6+6 b
Mon front hâlé, mes doigts qu'a gercés la froidure, 6+6 a
90 D'un jeune montagnard me donnent la figure ; 6+6 a
A travers les hameaux, inconnu, je descends, 6+6 b
Sans qu'un aspect nouveau me trahisse aux passans ; 6+6 b
Mon guide sur ses pas me conduit par la ville, 6+6 a
Comme son compagnon me loge en son asile, 6+6 a
95 Et dans la prison même, introduit avec lui, 6+6 b
Aux pieds du saint martyr je dois être aujourd'hui. 6+6 b
Où suis-je ? où m'engloutir ? où perdre ma pensée ? 6+6 a
Seigneur !… oh ! pardonnez à cette âme insensée ! 6+6 a
Non, non, frappez ce cœur hésitant, combattu, 6+6 b
100 Qui n'a su distinguer ni crime, ni vertu, 6+6 b
Et qui, dans les accès d'une nuit de délire, 6+6 a
Ne sait plus si le ciel le déteste ou l'admire ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oui ! je me hais moi-même ; oh ! cachez-moi de moi ! 6+6 b
L'évêque !… il me bénit !… Laurence ! ô toi, mais toi ! 6+6 b
105 Assassin à la fois et charitable apôtre, 6+6 a
J'ai sauvé d'une main et j'ai tué de l'autre ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais où suis-je ? en quel lieu m'a-t-on porté mourant ? 6+6 b
Tout — est étrange et neuf à mon regard errant ; 6+6 b
Du pauvre montagnard ce n'est plus là l'asile ! 6+6 a
110 Quels sont ces lits de lin dont la nombreuse file 6+6 a
Se prolonge dans l'ombre et correspond au mien ? 6+6 b
Que veut dire au plafond ce signe du chrétien ? 6+6 b
Que sont ces voiles blancs, ces femmes ou ces ombres, 6+6 a
Qui se croisent sans bruit dans ces corridors sombres, 6+6 a
115 Entr'ouvrent les rideaux, se penchent sur les lits, 6+6 b
Comme la jeune mère au chevet de ses fils ? 6+6 b
Aux douteuses lueurs de leur lampe qui veille 6+6 a
Oh ! de la charité j'entrevois la merveille, 6+6 a
Ces auberges du pauvre où l'on bénit ses pas, 6+6 b
120 Ces toits de Dieu, ces lits de ceux qui n'en ont pas, 6+6 b
Ces épouses du Christ au chevet des misères, 6+6 a
Mères de tous les fils et sœurs de tous les frères ! 6+6 a
Dans le monde, en un jour, qu'est-il donc survenu ? 6+6 b
Comment suis-je là, moi, sous mon nom, reconnu ? 6+6 b
125 D'où viennent ces respects, ces soins qui m'environnent, 6+6 a
Ces signes de bonheur que leurs regards me donnent ? 6+6 a
Ils disent que Paris a tué le tyran, 6+6 b
Que la France a fini ce long meurtre d'un an, 6+6 b
Que les cachots vidés s'ouvrent partout d'eux-même. 6+6 a
130 Que de Dieu dans le temple on rétablit l'emblème, 6+6 a
Que la foule a brisé ses instrumens de mort, 6+6 b
Et reporte aux autels sa joie ou son remord, 6+6 b
Que le meurtre d'hier fut le dernier supplice, 6+6 a
Que l'on m'a rapporté du lieu du sacrifice 6+6 a
135 Tout arrosé du sang du bienheureux martyr, 6+6 b
Mourant, n'entendant plus sur mes pas retentir, 6+6 b
A travers mille cris, le cri de délivrance, 6+6 a
Qui semblait du tombeau ressusciter la France, 6+6 a
Et que le guichetier, en ouvrant la prison, 6+6 b
140 Aux femmes de l'hospice a révélé mon nom !… 6+6 b
Tout dort… à mon chevet veille une sainte femme… 6+6 a
Le jour se fait en moi, recueillons-nous, mon âme ! 6+6 a
Le sommeil sur mes yeux ne peut plus s'arrêter, 6+6 b
Où mon cœur est toujours, mes pas voudraient monter ; 6+6 b
145 Mais ma force ne peut les soulever encore ; 6+6 a
Mes pieds me porteront demain avec l'aurore, 6+6 a
Ces sœurs me laisseront de ce lieu me lever, 6+6 b
Pour courir… où je tremble, ô mon Dieu, d'arriver ! 6+6 b
Oh ! dans cette éternelle et brûlante insomnie, 6+6 a
150 Les scènes de la veille et de mon agonie 6+6 a
Remontent par un vague et lointain souvenir 6+6 b
Comme des fils brisés qu'on cherche à réunir : 6+6 b
Ils viennent dans mon front se renouer en foule ; 6+6 a
De moi-même à mes yeux le tableau se déroule ; 6+6 a
155 Je me comprends enfin, je me sens, je me vois, 6+6 b
Je vis ce jour terrible une seconde fois ! 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De l'évêque captif le juge populaire 6+6 a
Avait voté la mort le soir dans sa colère ; 6+6 a
J'entendais en passant les coups sourds du marteau 6+6 b
160 Qui clouait dans la nuit le bois de l'échafaud ; 6+6 b
J'entrai dans la prison ; des escaliers rapides 6+6 a
La descente était longue et les marches humides, 6+6 a
Et dans leur froid brouillard chaque pas, en glissant, 6+6 b
Semblait sur les degrés se coller dans du sang ; 6+6 b
165 Je ne sais quelle odeur de larmes sous les voûtes, 6+6 a
Quelle sueur des murs coulant à larges gouttes, 6+6 a
Des angoisses de l'homme y peignaient les tourmens ; 6+6 b
Chaque dalle y rendait de longs gémissemens : 6+6 b
On eût dit que ces murs, ces froides gémonies 6+6 a
170 Comme des condamnés suaient leurs agonies. 6+6 a
Au bas de cet obscur et profond entonnoir, 6+6 b
L'affreux cachot s'ouvrait sur un corridor noir, 6+6 b
Tout creusé dans le roc, hormis l'étroite porte 6+6 a
Dont les lourds gonds scellaient la grille basse et forte ; 6+6 a
175 Sous la main du geôlier qui tourna les verrous 6+6 b
La porte en gémissant recula devant nous ; 6+6 b
L'ombre humide pâlit au feu de sa lanterne, 6+6 a
Qui jeta sur les murs un jour livide et terne ; 6+6 a
Et je vis le vieillard, ébloui par ce jour, 6+6 b
180 Qui regardait sans voir du fond du noir séjour ; 6+6 b
Le rayon concentré, dardant sur sa figure, 6+6 a
La détachait en clair de la muraille obscure, 6+6 a
Comme si, du cachot pour racheter l'affront, 6+6 b
Une auréole sainte eût éclairé son front. 6+6 b
185 Fléchissant sous ses fers rivés dans la muraille, 6+6 a
Leur poids lourd affaissait un peu sa haute taille ; 6+6 a
De ses habits troués les somptueux débris 6+6 b
Laissaient percer partout ses membres amaigris ; 6+6 b
Il serrait d'une main autour de sa ceinture 6+6 a
190 Des pauvres prisonniers la blanche couverture, 6+6 a
De l'autre il soutenait le gros faisceau de fers 6+6 b
Qui tombait en anneaux de ses bras découverts ; 6+6 b
Ses pieds nus, que nouaient deux restes de sandales, 6+6 a
Tout violets de froid, frissonnaient sur les dalles. 6+6 a
195 Un tas de paille humide et rongé par les bords 6+6 b
Gardant encor l'empreinte et les plis de son corps, 6+6 b
Une écuelle de bois pour recevoir la soupe, 6+6 a
Une goutte de vin dans le fond d'une coupe, 6+6 a
De son palais de boue étaient l'ameublement, 6+6 b
200 Le breuvage, le lit, le vase et l'aliment ; 6+6 b
Mais les traits allongés de son pâle visage, 6+6 a
Ses cheveux éclaircis, souillés, blanchis par l'âge, 6+6 a
Sur son front demi-chauve en couronne bouclés, 6+6 b
Ou sur son maigre buste en anneaux déroulés, 6+6 b
205 Sa barbe que d'un an le fer n'a retranchée 6+6 a
Sur le creux de sa joue en écume épanchée, 6+6 a
Ses yeux caves, cernés par un sillon d'azur, 6+6 b
Brillant comme un charbon dans leur orbite obscur, 6+6 b
Son regard affaibli par cette ombre éternelle 6+6 a
210 Nous cherchant sans nous voir du fond de sa prunelle, 6+6 a
La force écrite en haut dans ses sourcils épais, 6+6 b
Sur sa lèvre entr'ouverte un sourire de paix ; 6+6 b
Dans ses traits imprégnés d'une sainte harmonie, 6+6 a
La résignation au sein de l'agonie, 6+6 a
215 L'humanité vaincue asservie à la foi, 6+6 b
Tout éclatait en lui !… Je crus voir devant moi 6+6 b
Un de ces champions des vérités nouvelles 6+6 a
Que les anges de Dieu servaient, couvaient des ailes, 6+6 a
Et qui, nourris déjà du pain caché du fort, 6+6 b
220 Exultaient du supplice et vivaient de leur mort. 6+6 b
À l'entrée, ébloui par ce front de lumière, 6+6 a
Sur mes genoux tremblans je tombai sur la pierre, 6+6 a
Comme si quelque main m'eût forcé de plier, 6+6 b
N'osant ni m'approcher, ni m'enfuir ; le geôlier 6+6 b
225 Lui dit : « Que votre nuit avec Dieu se consomme ! 6+6 a
« J'ai rempli ma promesse, et voilà ce jeune homme. » 6+6 a
Puis posant à mes pieds sa lanterne, il sortit, 6+6 b
Et refermé sur nous le battant retentit. 6+6 b
« Est-ce vous, mon enfant ? venez que je vous voie ! 6+6 a
230 « Oh ! que ma dernière heure ait la dernière joie 6+6 a
« De presser sur mon cœur un fils en Jésus-Christ, 6+6 b
« Un frère dans ma foi nourri du même esprit ! 6+6 b
« Soyez béni, mon Dieu, dont la grâce infinie 6+6 a
« Me gardait en secret ce don pour l'agonie, 6+6 a
235 « J'ai vidé jusqu'au fond mon calice de fiel, 6+6 b
« Mais la dernière goutte a l'avant-goût du ciel ! 6+6 b
« Mon fils ! je vais mourir ; mon éternelle aurore 6+6 a
« De ma dernière nuit va tout à l'heure éclore ; 6+6 a
« Demain j'entonnerai l'Hosanna triomphant ; 6+6 b
240 « Aujourd'hui je suis homme et pécheur ; mon enfant, 6+6 b
« Devant le Saint des saints avant que de paraître, 6+6 a
« J'ai besoin de laver mon âme aux eaux du prêtre ; 6+6 a
« Chargé du saint troupeau pour le sanctifier, 6+6 b
« J'ai mon divin bercail, partant, à confier ; 6+6 b
245 « Je ne puis déposer que dans sa main sacrée 6+6 a
« Les clefs du saint des saints dont je gardais l'entrée ; 6+6 a
« Je ne puis en mourant recevoir que de lui 6+6 b
« Le pardon que j'avais, que j'implore aujourd'hui ; 6+6 b
« Mais tous ceux qui portaient le divin caractère, 6+6 a
250 « Fugitifs ou proscrits, sont errans sur la terre ; 6+6 a
« L'exil ou la prison, ou le couteau mortel 6+6 b
« N'épargnent nul de ceux qui montaient à l'autel : 6+6 b
« Il ne reste que vous, pauvres jeunes lévites, 6+6 a
« Qui n'aviez pas encoreencor lié vos mains bénites ! 6+6 a
255 « J'en demandais au ciel un seul, à deux genoux : 6+6 b
« Dieu m'inspirait, mon fils, et je pensais à vous ! 6+6 b
« Oh ! que mon cœur, d'ici, pressentait bien le vôtre ! 6+6 a
« J'étais sûr que, fidèle au devoir de l'apôtre, 6+6 a
« La prison, l'échafaud vous verrait accourir, 6+6 b
260 « Séduit par le martyre et tenté de mourir, 6+6 b
« Et que plus il est plein de l'horreur du supplice, 6+6 a
« Plus vous accepteriez de boire mon calice… » 6+6 a
Je ne répondais rien, et je n'entendais plus, 6+6 b
Et je baissais dans l'ombre un front rouge et confus. 6+6 b
265 « Faut-il mieux m'expliquer ? reprit-il : un saint prêtre 6+6 a
« Est nécessaire à Dieu ; mon fils, vous allez l'être ! 6+6 a
« Pour qu'un double holocauste ici soit consommé, 6+6 b
« La Providence et moi, nous vous avons nommé ; 6+6 b
« Je vais vous consacrer sur ce bord de ma tombe : 6+6 a
270 « Baissez la tête, enfant, pour que le chrême y tombe ! 6+6 a
« Et quand l'esprit de force aura coulé sur vous, 6+6 b
« Je vais, pécheur, mourant, tomber à vos genoux, 6+6 b
« Et recevoir de vous dans le saint sacrifice 6+6 a
« Le pain du viatique et le vin du supplice. 6+6 a
275 « Recevez du martyr l'auguste sacrement, 6+6 b
« Mourez pour que Dieu vive !… » — « O mon père, un moment ! 6+6 b
Lui dis-je en repoussant du front le sacré signe, 6+6 a
« Arrêtez, arrêtez ; tremblez, j'en suis indigne ! 6+6 a
« Mon âme est à mon Dieu ; mon sang est à ma foi ; 6+6 b
280 « Mais mes jours profanés, ils ne sont plus à moi, 6+6 b
« Et Dieu n'exige pas que je lui sacrifie 6+6 a
« Deux morts dans une mort, deux cœurs dans une vie ! » 6+6 a
Son œil sonda le mien, et son front s'obscurcit ; 6+6 b
Alors, balbutiant, je lui fis le récit 6+6 b
285 De ces deux ans passés loin de lui, de ma fuite, 6+6 a
De cette enfant par Dieu dans mon désert conduite, 6+6 a
De son triste abandon, de ma tendre pitié, 6+6 b
De cet amour longtemps couvé sous l'amitié, 6+6 b
De ces habits trompeurs qui, me cachant la femme, 6+6 a
290 A la séduction apprivoisaient mon âme ; 6+6 a
De ce secret fatal et découvert trop tard, 6+6 b
De nos sermens donnés, de mon furtif départ, 6+6 b
De sa mort qui suivrait au même instant la mienne 6+6 a
Si j'arrachais ainsi cette main de la sienne, 6+6 a
295 Si, même au prix du ciel, d'un mot j'allais tromper 6+6 b
Ce cœur que du poignard mieux eût valu frapper. 6+6 b
Je me tus ; dans ses traits indignés je crus lire 6+6 a
Tantôt l'horreur, tantôt un dédaigneux sourire. 6+6 a
« Ainsi donc, mon enfant, voilà ce grand secret 6+6 b
300 « Dont tout autre qu'un père en l'écoutant rirait ; 6+6 b
« Voilà dans quel honteux et ridicule piège 6+6 a
« L'esprit trompeur poussait vos pas au sacrilège. 6+6 a
« Insensé ! bénissez ce hasard de ma mort 6+6 b
« Qui vous prend sur l'abîme et vous arrête au bord. 6+6 b
305 « Que l'esprit tentateur prêt à vous y conduire 6+6 a
« Connaissait bien ce cœur qu'il avait à séduire ; 6+6 a
« Quand il ne peut au crime entraîner nos élus, 6+6 b
« Il les y mène aussi, mon fils, parleurs vertus. 6+6 b
« Ah ! brisez son embûche, et rougissez de honte. 6+6 a
310 « Quoi ! ce rêve d'une âme à s'enflammer trop prompte 6+6 a
« Pour un enfant jeté par hasard sous vos pas, 6+6 b
« Ce trouble d'un cœur pur qui ne se connaît pas, 6+6 b
« D'un périlleux amour cette amitié prélude, 6+6 a
« Mauvais fruit du loisir et de la solitude ; 6+6 a
315 « Ces élans, ces soupirs, ces serremens de main, 6+6 b
« Que le vent de la vie emportera demain ; 6+6 b
« Ces jeux de deux enfans loin des yeux de leurs mères 6+6 a
« Qui prennent pour amour leurs naïves chimères ; 6+6 a
« Risible enfantillage et des sens et du cœur ! 6+6 b
320 « Voilà ce qui du ciel en vous serait vainqueur ? 6+6 b
« Voilà pour quel appât, voilà pour quelle cause 6+6 a
« Vous trahiriez le vœu que ce temps vous impose ? 6+6 a
« Vous laisserez ma mort sans secours, sans adieu, 6+6 b
« Le temple sans ministre et le monde sans Dieu ? 6+6 b
325 « Je ne me doutais pas que dans ces jours sinistres 6+6 a
« Où l'autel est lavé du sang de ses ministres, 6+6 a
« Pendant que des cachots chacun d'eux comme moi 6+6 b
« S'élance à l'échafaud pour confesser sa foi, 6+6 b
« Pendant que l'univers avec horreur admire 6+6 a
330 « La bataille de sang du juge et du martyre, 6+6 a
« Hésitant pour savoir où décider son cœur, 6+6 b
« Des bourreaux ou de nous qui restera vainqueur ; 6+6 b
« Je ne me doutais pas qu'un des soldats du temple, 6+6 a
« Du lévite autrefois la lumière et l'exemple, 6+6 a
335 « Au grand combat de Dieu refusant son secours, 6+6 b
« Amollissait son âme à de folles amours ; 6+6 b
« Au pied des échafauds où périssaient ses frères, 6+6 a
« Sacrifiait au Dieu des femmes étrangères : 6+6 a
« Pensant sous quel débris des temples du Seigneur 6+6 b
340 « Il cacherait sa couche avec son déshonneur ! » 6+6 b
— « O mon père, pitié ! Quel mot osez-vous dire ? 6+6 a
« Le ciel sait si mon cœur a tremblé du martyre, 6+6 a
« Il sait si j'hésitai, pour arriver à vous, 6+6 b
« D'affronter cette mort dont je serais jaloux ; 6+6 b
345 « Mais ébloui de zèle, et moins homme qu'apôtre, 6+6 a
« Vous ne jugez, hélas ! nos cœurs que par le vôtre ; 6+6 a
« Vous croyez que mon cœur, de l'amour triomphant, 6+6 b
« N'arracherait qu'un rêve au sein de cet enfant, 6+6 b
« Que le sien m'oublîrait ; que je pourrais moi-même 6+6 a
350 « Rapporter aux autels tout l'amour dont je l'aime, 6+6 a
« Absous par votre main d'un parjure innocent, 6+6 b
« Noyer son souvenir dans des pleurs ou du sang ; 6+6 b
« Que cette affection au cœur enracinée, 6+6 a
« Cette existence à deux, ce rêve d'une année, 6+6 a
355 « Ce rayon qui nous fit ensemble épanouir, 6+6 b
« Comme un rêve d'un soir pourrait s'évanouir ? 6+6 b
« Connaissez mieux l'amour de l'homme et de la femme, 6+6 a
« Il joint leur double vie en une seule trame ; 6+6 a
« Il survivrait, coupable, à la honte, au remord, 6+6 b
360 « Plus vivant que la vie, et plus fort que la mort. » 6+6 b
— « Silence ! cria-t-il, vous profanez cette heure, 6+6 a
« Ces momens tout au ciel, ces fers, cette demeure, 6+6 a
« Où du Dieu trois fois pur un indigne martyr 6+6 b
« N'eût jamais entendu de tels mots retentir ! 6+6 b
365 « Parler d'amour, grand Dieu ! sous ces ombres muettes ! 6+6 a
« Insensé, regardez, et songez où vous êtes ! 6+6 a
« Voyez dans les cachots ces membres amaigris, 6+6 b
« Ces bras levés à Dieu, par des chaînes meurtris ; 6+6 b
« Cette couche où l'Église expire et sent en rêve 6+6 a
370 « Le baiser de l'Époux dans le tranchant du glaive ! 6+6 a
« Ce sépulcre des morts par la vie habité, 6+6 b
« Qui ne se rouvre plus que sur l'éternité ! 6+6 b
« Ces fers dont les anneaux tout rouilles sur nos membres 6+6 a
« Ont rivé Jésus-Christ à chacun de ses membres ! 6+6 a
375 « Et ce pain d'amertume, et ce vase de fiel, 6+6 b
« Délicieux banquet de ces noces du ciel ! 6+6 b
« Et c'est là, c'est devant ces témoins du supplice, 6+6 a
« Devant ce moribond qui marche au sacrifice, 6+6 a
« Que vous osez parler de ces amours mortels ! 6+6 b
380 « Vous ! dévoué d'avance à nos heureux autels ! 6+6 b
« Vous ! que leur sacré deuil, le sang qui les colore, 6+6 a
« Par un plus fort lien y consacrait encore ! 6+6 a
« Ah ! que cette amertume ajoute à mon trépas ! 6+6 b
« Quoi ! vous, trahir ! mais non, cela ne se peut pas ! 6+6 b
385 « Vous ne souillerez pas une si chaste vie, 6+6 a
« Vous ne jetterez pas à mon front cette lie, 6+6 a
« Vous ne donnerez pas cette absinthe, au lieu d'eau, 6+6 b
« Au vieillard qui demande une goutte au bourreau ! 6+6 b
« Vous ne laisserez pas l'âme de votre père 6+6 a
390 « Partir sans emporter le pardon qu'elle espère, 6+6 a
« Sans avoir entendu d'un ministre de Dieu 6+6 b
« La parole de paix et le salut d'adieu ! 6+6 b
« Ah ! que j'ai demandé cette heure au divin maître ! 6+6 a
« Combien j'ai soupiré pour qu'un juste, un saint prêtre 6+6 a
395 « A ses pieds, comme Dieu me reçût à genoux, 6+6 b
« Me dît avant la mort : Vivez, je vous absous ! 6+6 b
« Pour qu'il offrît pour moi, la veille du supplice, 6+6 a
« Cette coupe du sang, ce fruit du sacrifice 6+6 a
« Que mes doigts mutilés ne peuvent plus tenir, 6+6 b
400 « Et me bénît ce pain que je n'ose bénir ! 6+6 b
« Et quand l'ange exauçant enfin ma dernière heure, 6+6 a
« Vous amène du ciel au père qui vous pleure ; 6+6 a
« Quand, pour diviniser cette heure du trépas, 6+6 b
« Il ne me faut qu'un mot !… Vous ne le diriez pas ! 6+6 b
405 « Oh ! mon enfant, au nom de ces larmes dernières 6+6 a
« Qui sur vos mains de fils tombent de mes paupières, 6+6 a
« Au nom de ces cheveux blanchis dans les cachots, 6+6 b
« De ces membres promis demain aux échafauds ; 6+6 b
« Au nom des tendres soins que j'ai pris de votre âme, 6+6 a
410 « Au nom de votre mère ! au nom de cette femme 6+6 a
« Qui, si son œil de vierge ici pouvait vous voir, 6+6 b
« Vous pousserait du geste et du cœur au devoir ! 6+6 b
« Et qui, fille du Christ, ne voudrait pas sans doute 6+6 a
« Acheter votre vie au prix qu'elle vous coûte, 6+6 a
415 « Déchirez le bandeau qui recouvre vos yeux, 6+6 b
« Dites ce mot, mon fils, que je l'emporte aux cieux !… 6+6 b
La sueur de mon front tombant à grosse goutte, 6+6 a
Avançant, reculant, comme un homme qui doute, 6+6 a
Je demeurais muet, méditant, interdit. 6+6 b
420 D'un courroux surhumain son regard resplendit ; 6+6 b
Son corps se redressa comme si son idée 6+6 a
L'eût soulevé du sol, grandi d'une coudée ; 6+6 a
Son bras chargé de fers s'étendit contre moi ; 6+6 b
Le cachot s'éclaira de l'éclair de sa foi. 6+6 b
425 Je crus voir de son front la foudre intérieure 6+6 a
Jaillir et serpenter dans la sombre demeure ; 6+6 a
Sa voix prit la colère et la vibration 6+6 b
Du prophète lançant la malédiction, 6+6 b
Des lions de Juda rugissement terrible ! 6+6 a
430 « Eh bien ! puisqu'à mes pleurs vous restez insensible ; 6+6 a
« Puisque la charité pour un père expirant 6+6 b
« Ne peut en rallumer en vous le feu mourant ; 6+6 b
« Puisque entre le salut que le vieillard implore 6+6 a
« Et votre infâme amour vous hésitez encore, 6+6 a
435 « Vous n'êtes plus chrétien ni prêtre de Jésus : 6+6 b
« Retirez-vous de moi… je ne vous connais plus ! 6+6 b
« Sortez de ce Calvaire où votre maître expire ; 6+6 a
« Vous n'êtes qu'un bourreau de plus qui l'y déchire ; 6+6 a
« Vous n'êtes qu'un témoin lâche, indigne de voir 6+6 b
440 « Comment le chrétien souffre et meurt pour le devoir, 6+6 b
« Mais digne seulement de garder dans la rue 6+6 a
« L'habit ensanglanté du licteur qui le tue ! 6+6 a
« Oui, sortez de mon ombre et de ce lieu sacré ; 6+6 b
« Sortez, mais non pas tel que vous êtes entré ; 6+6 b
445 « Sortez, en emportant la divine colère 6+6 a
« Sur vous et sur l'objet… » — « N'achevez pas, mon père ; 6+6 a
« Ne la maudissez pas, arrêtez ! tout sur moi ! » 6+6 b
Il lut d'un seul coup d'œil sa force et mon effroi, 6+6 b
Comme le bûcheron voit l'arbre qui chancelle. 6+6 a
450 « Écoutez ! » me dit-il d'une voix solennelle, 6+6 a
Comme s'il eût parlé d'au delà du trépas 6+6 b
A des hommes de chair qui l'écoutaient en bas : 6+6 b
« Il est dans notre vie une heure de lumière, 6+6 a
« Entre ce monde et l'autre indécise frontière, 6+6 a
455 « Où l'âme des chrétiens prête à quitter le corps, 6+6 b
« De l'abîme des temps voit déjà les deux bords, 6+6 b
« Où de l'éternité l'atmosphère divine 6+6 a
« D'un jour surnaturel dans sa nuit l'illumine, 6+6 a
« Et des choses d'en bas lui découvrant le sens, 6+6 b
460 « Donne un son prophétique à ses derniers accens. 6+6 b
« Sans crainte alors on parle et l'on entend sans cloute ; 6+6 a
« Dans la voix du mourant c'est Dieu que l'on écoute ! 6+6 a
« Je suis à cet instant, et je sens dans mon cœur 6+6 b
« Ce Verbe du Très-Haut qui parle sans erreur. 6+6 b
465 « Il me dit d'arracher, d'une main surhumaine, 6+6 a
« Un de ses fils au piège où le monde l'entraîne ; 6+6 a
« Il donne à mes accens l'autorité du sort ; 6+6 b
« Je prends sur moi l'arrêt qui de mes lèvres sort, 6+6 b
« Je prends sur mon salut la sainte violence 6+6 a
470 « Qui vous jette à mes pieds sans plus de résistance : 6+6 a
« Obéissez à Dieu, qui tonne dans ma voix ! » 6+6 b
De sa main, de ses fers mon front sentit le poids ; 6+6 b
Je crus sentir de Dieu la main et le tonnerre 6+6 a
Qui m'écrasaient du bruit et du coup sur la terre ; 6+6 a
475 Pétrifié d'horreur, tous les sens foudroyés, 6+6 b
Je tombai sans parole et sans souffle à ses pieds : 6+6 b
Un changement divin se fit dans tout mon être ; 6+6 a
Quand il me releva de terre, j'étais prêtre !… 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le vieillard à son tour à mes pieds se jeta, 6+6 b
480 Et confessa sa vie au Dieu qui l'écouta ; 6+6 b
Puis me fit célébrer pour lui le saint mystère. 6+6 a
Un angle du rocher fut notre autre Calvaire. 6+6 a
Sur cet autel des pleurs, un noir morceau de pain 6+6 b
Fut l'image du Dieu que lui rompit ma main ; 6+6 b
485 Une coupe de bois fut le divin calice 6+6 a
Où le vin figura le sang du sacrifice ; 6+6 a
Et la lampe jetant ses funèbres clartés 6+6 b
Le cierge et le flambeau de nos solennités. 6+6 b
Je répétais les mots qu'il me dictait lui-même. 6+6 a
490 Quand je fus au moment où du festin suprême 6+6 a
Le prêtre, rappelant le symbolique adieu, 6+6 b
Dans ce pain voit un corps et dans ce corps un Dieu : 6+6 b
Le lieu, l'émotion, l'heure, ces murs funèbres, 6+6 a
L'écho des mots sacrés roulant dans ces ténèbres, 6+6 a
495 Ce mourant à mes pieds dans un divin transport, 6+6 b
Me demandant des yeux l'aliment de sa mort, 6+6 b
Ce sentiment confus de m'immoler moi-même 6+6 a
A cette charité dont je tenais l'emblème, 6+6 a
Ce retentissement de ma pensée en moi, 6+6 b
500 Tout concentra mon âme en un éclair de foi ; 6+6 b
Je crus sentir le Dieu qui souffre et qui console, 6+6 a
Du ciel même arraché par la sainte parole, 6+6 a
Descendre et transformer en sang nouveau le vin, 6+6 b
Le pain du prisonnier en aliment divin, 6+6 b
505 Et je crus dans ce pain que notre foi consomme, 6+6 a
Humaniser le Verbe et diviniser l'homme ! 6+6 a
Sa lèvre l'aspira dans un élan d'amour, 6+6 b
La lampe s'éteignit dans l'ombre… — Il était jour. 6+6 b
Un bruit sourd de la mort nous fit deviner l'heure ; 6+6 a
510 Le geôlier vint rouvrir la lugubre demeure, 6+6 a
Et chercher le vieillard pour l'échafaud ; ses fers 6+6 b
Tombèrent en laissant leur trace dans ses chairs, 6+6 b
Pour qu'il pût achever le funèbre voyage 6+6 a
Il fallut soutenir son corps miné par l'âge ; 6+6 a
515 J'affermissais ses pas, vêtu comme un gardien ; 6+6 b
Son bras paralysé s'appuyait sur le mien ; 6+6 b
Bénissant ses bourreaux du geste et du sourire, 6+6 a
Comme on marche au triomphe, il marchait au martyre, 6+6 a
Sachant que la victoire en ces combats de foi 6+6 b
520 Est à celui qui tombe et qui meurt pour sa loi ! 6+6 b
J'aidai sa main tremblante et son pied qui chancelle 6+6 a
A monter les degrés de la fatale échelle, 6+6 a
Jusque sur l'échafaud j'accompagnai ses pas ; 6+6 b
Un vil peuple ondoyait et rugissait en bas ; 6+6 b
525 Mais lui, n'entendant plus ce stupide blasphème, 6+6 a
Dans mon regard ami cherchait l'adieu suprême ; 6+6 a
Il y lut, et coucha sur le fatal pilier 6+6 b
Son front comme il eût fait le soir pour sommeiller. 6+6 b
Dans l'éclair du couteau je vis la mort me luire ! 6+6 a
530 Moi-même je tombai teint du sang du martyre, 6+6 a
Confusément frappé de rumeurs et de cris, 6+6 b
Soit que l'horreur du sang eût glacé mes esprits, 6+6 b
Soit qu'animé par Dieu d'un plus mâle courage 6+6 a
Tant que je n'avais pas accompli son message, 6+6 a
535 Mon œuvre consommée, et le saint vieillard mort, 6+6 b
Je ne puisasse plus de force dans l'effort, 6+6 b
Et retrouvant Laurence en mon cœur effacée 6+6 a
Je tombasse frappé par ma propre pensée !… 6+6 a
Ah ! je respire enfin : Providence de Dieu, 6+6 b
540 On vous trouve attentive et présente en tout lieu ! 6+6 b
Une sœur de l'évêque, aimable et douce sainte, 6+6 a
Qui vit toute au Seigneur, cachée en cette enceinte, 6+6 a
A reçu dans son sein le terrible secret, 6+6 b
M'a dit qu'à la montagne elle-même elle irait 6+6 b
545 Prendre demain l'enfant, l'aimer comme sa fille, 6+6 a
Jusqu'à ce qu'une lettre instruisît sa famille, 6+6 a
Et qu'on vînt la chercher pour lui rendre à la fois 6+6 b
Et son nom et ses biens, que lui rendaient les lois. 6+6 b
Précédé de la sœur que le pâtre accompagne, 6+6 a
550 Ce matin, faible et seul, j'ai monté la montagne, 6+6 a
M'arrêtant, hésitant, revenant sur mes pas, 6+6 b
Comme un homme qui doute, ou qui marche au trépas. 6+6 b
Arrivé sur les bords de la gorge profonde, 6+6 a
Dont trois jours de soleil avaient abaissé l'onde, 6+6 a
555 J'ai trouvé deux sapins l'un à l'autre liés 6+6 b
Par le bout sur un bord et sur l'autre appuyés, 6+6 b
Pont que les deux bergers avaient jeté sans doute 6+6 a
Pour que la pauvre sœur y pût frayer sa route. 6+6 a
Ils venaient de passer, et j'entendais leurs voix. 6+6 b
560 Par des ravins franchis dans mes jeux tant de fois, 6+6 b
Je devançai leurs pas qui cherchaient une issue, 6+6 a
Et je fus à la grotte avant qu'ils l'eussent vue ; 6+6 a
Mais à la fois brûlant, tremblant d'y pénétrer, 6+6 b
La force de mon cœur me faillit pour entrer. 6+6 b
565 Écartant d'une main le feuillage du hêtre, 6+6 a
Je me pendis de l'autre au roc de la fenêtre, 6+6 a
Et le cœur écrasé, sans souffle, l'œil hagard, 6+6 b
Je sondai jusqu'au fond la grotte d'un regard ! 6+6 b
Je la vis ; dans mon sein mon cœur cria : Laurence ! 6+6 a
570 Mais ma lèvre étouffa ce cri dans son silence. 6+6 a
Elle était à genoux sur ses talons pliés, 6+6 b
Ses membres fléchissans à la roche appuyés, 6+6 b
Son front pâle et pensif, sous le poids qui l'incline, 6+6 a
Comme écrasé du poids, penché sur sa poitrine, 6+6 a
575 Ses bras tout défaillans passés autour du cou 6+6 b
De sa biche qui dort les flancs sur son genou, 6+6 b
Et pressant d'une étreinte inerte et convulsive 6+6 a
L'animal qui dressait une oreille attentive, 6+6 a
Et du tendre regard que son œil lui dardait 6+6 b
580 Semblait attendre aussi celui qu'elle attendait. 6+6 b
Ses longs cheveux traînaient en flocons sur la corne, 6+6 a
Sous ses cils abaissés son regard terne et morne 6+6 a
Se relevait parfois comme pour écouler 6+6 b
Des gouttes que ses yeux ne sentaient pas couler ; 6+6 b
585 Sa respiration dans son sein inégale, 6+6 a
En soupirs, en sanglots sortait par intervalle… 6+6 a
Le bruit qu'en approchant les pas firent en haut 6+6 b
Réveilla son oreille et son âme en sursaut ; 6+6 b
Elle se redressa comme un mort qu'on appelle, 6+6 a
590 Courut les bras ouverts : Jocelyn ! cria-t-elle. 6+6 a
La sœur parut dans l'ombre : O ciel ! ce n'est pas lui !… 6+6 b
Elle fléchit, chercha sur la pierre un appui, 6+6 b
Et d'un œil foudroyé, fixe comme son âme, 6+6 a
Regarda sans parler les pâtres et la femme. 6+6 a
595 « Ma fille, dit la sœur, venez, ne craignez pas. 6+6 b
« Je viens comme une enfant vous prendre entre mes bras, 6+6 b
« Et Dieu qui vous donna, qui vous enlève un frère, 6+6 a
« Au lieu d'un frère en moi vous envoie une mère. » 6+6 a
Alors en peu de mots tout lui fut raconté, 6+6 b
600 Par quel coup du destin Dieu l'avait emporté, 6+6 b
Par quels vœux arrachés à mon âme surprise, 6+6 a
La mort m'avait jeté tout saignant dans l'Église ; 6+6 a
Et comment et mon nom et tout ce doux passé, 6+6 b
De son cœur pour jamais devait être effacé : 6+6 b
605 « C'est un rêve d'enfant qu'on regrette et qu'on pleure, 6+6 a
« Mais qu'un rayon du jour dissipe en un quart d'heure ; 6+6 a
« Il n'en restera rien qu'un souvenir bien doux, 6+6 b
« Un invisible ami qui prîra Dieu pour vous ! » 6+6 b
Laurence écoutait tout, immobile, éperdue, 6+6 a
610 La droite avec terreur vers la sœur étendue, 6+6 a
Comme pour repousser de l'œil et de la main 6+6 b
Les coups de chaque mot, qu'elle écartait en vain ; 6+6 b
Son œil ouvert et morne, égaré dans le vide, 6+6 a
Sa lèvre frémissante, entr'ouverte, livide, 6+6 a
615 Sur sa bouche les mots manquant à la douleur ; 6+6 b
Femme changée en marbre, en ayant la pâleur ! 6+6 b
Tout à coup je ne sais quel éclair de pensée 6+6 a
Lui remonta du cœur sur sa joue effacée ; 6+6 a
Son front reprit la vie et se teignit un peu ; 6+6 b
620 La colère anima son œil d'un sombre feu ; 6+6 b
Ses cheveux, par l'angoisse aplatis sur sa tête, 6+6 a
Ondoyèrent pareils aux flots dans la tempête ; 6+6 a
Sa lèvre du courroux prenant le pli soudain, 6+6 b
Y mêla dans l'horreur le rire du dédain ; 6+6 b
625 De la pieuse sœur les mains jointes tremblèrent, 6+6 a
Et d'effroi sous son œil les pâtres reculèrent : 6+6 a
« Ah ! vous mentez, dit-elle ; ah ! qui que vous soyez, 6+6 b
« Retournez seuls vers ceux qui vous ont envoyés ; 6+6 b
« Vous pensiez que j'étais un enfant qu'on abuse ! 6+6 a
630 « Allez ! mon cœur n'est pas dupe de cette ruse ! 6+6 a
« Vous vouliez profiter de l'absence d'un jour 6+6 b
« Pour m'arracher aux lieux où j'attends son retour. 6+6 b
« Mais, s'il en est ainsi, détrompez-vous, madame ! 6+6 a
« Car vous arracheriez plutôt le corps à l'âme, 6+6 a
635 « Et ce bloc au rocher par les siècles durci, 6+6 b
« Que mon cœur à son cœur et que mes pieds d'ici…» 6+6 b
Sa voix d'airain vibrait dans la grotte ébranlée, 6+6 a
Et sa main convulsive à ses parois collée 6+6 a
Semblait si fortement aux angles s'accrocher, 6+6 b
640 Qu'on eût dit que ses doigts s'écrasaient au rocher ! 6+6 b
La sœur voulut parler. « Pauvre jeune insensée ! 6+6 a
« Comment briser, mon Dieu, dans son cœur sa pensée ? » 6+6 a
Et sa voix s'attendrit, et sa main essuya 6+6 b
Des pleurs que le regard de Laurence épia. 6+6 b
645 « Des pleurs ? des pleurs ? dit-elle avec un ton d'alarmes. 6+6 a
« Incrédule à leurs voix, en croirai-je leurs larmes ? 6+6 a
« S'ils mentaient, auraient-ils pour moi cette pitié ? » 6+6 b
Le doute affreux sembla l'envahir à moitié ; 6+6 b
Puis passant sur son front sa main raide et glacée, 6+6 a
650 Comme quelqu'un qui rêve et chasse une pensée : 6+6 a
« Non, cria-t-elle, non, non, je ne crois que lui ! 6+6 b
« Lui ! comme un vil parjure il se serait enfui ! 6+6 b
« Moi ! par Dieu, par mon père, à son sein confiée, 6+6 a
« Comme un autre Caïn il m'eût sacrifiée ! 6+6 a
655 « Il m'eût abandonnée en cet affreux désert 6+6 b
« Comme un agneau trouvé qu'on caresse et qu'on perd ! 6+6 b
« Moi sa fille ! sa sœur ! sans parens, sans patrie, 6+6 a
« Du même lait que lui pendant deux ans nourrie ? 6+6 a
« A son Dieu sans remords il se fût immolé ! 6+6 b
660 « Cet abri sur mon front se serait écroulé ! 6+6 b
« Ce cœur, dont n'approcha jamais l'ombre d'un crime, 6+6 a
« Se serait entr'ouvert sous moi comme un abîme, 6+6 a
« M'aurait toute vivante en sa mort englouti ! 6+6 b
« Non, non, cela n'est pas. Oui, vous avez menti ! 6+6 b
665 « Oui, votre vil mensonge est encore un blasphème : 6+6 a
« Je ne le croirais pas s'il le disait lui-même ! » 6+6 a
Puis d'un son de voix bas, d'un air plus abattu : 6+6 b
« Ah ! Jocelyn, dit-elle, ah ! frère, où donc es-tu ? 6+6 b
« Ah ! si du pied des monts tu pouvais les entendre, 6+6 a
670 « Comme d'un œil vengeur tu viendrais me défendre ! 6+6 a
« Comme du seul aspect tu les démentirais ! 6+6 b
« Comme du seul regard tu les écraserais ! 6+6 b
« Jocelyn ! Jocelyn ! à travers la distance 6+6 a
« Accours ! viens à leurs mains disputer ta Laurence ! 6+6 a
675 « Viens me rendre à leurs yeux dans tes bras entr'ouverts, 6+6 b
« Cet asile où mon cœur braverait l'univers !… » 6+6 b
Je ne pus résister à l'élan de mon âme ; 6+6 a
Je m'élançai de l'ombre au milieu de ce drame : 6+6 a
Un long cri de bonheur dans la grotte éclata ; 6+6 b
680 D'un seul bond sur mon cœur son élan la jeta ; 6+6 b
Elle entoura mon cou de ses mains enlacées, 6+6 a
Toucha mon front, mes yeux, de ses lèvres glacées, 6+6 a
Sembla comme un serpent à mon corps se ployer, 6+6 b
Se colla sur mon sein comme pour s'y noyer ; 6+6 b
685 Me pressa, m'étouffa de si fortes étreintes 6+6 a
Que je sens à mes mains ses mains encore empreintes ; 6+6 a
Puis m'enlaçant le cou du bras comme autrefois, 6+6 b
S'y suspendit longtemps fière et de tout son poids ! 6+6 b
« Osez me l'arracher ! demandez-lui s'il m'aime, 6+6 a
690 « Dit-elle ; le voilà pour répondre lui-même : 6+6 a
« Parle, Jocelyn, dis s'il est vrai que ton cœur 6+6 b
« A trahi ton ami, ton amante, ta sœur ! 6+6 b
« Dis-leur si de ce sein où Dieu l'avait jetée 6+6 a
« Sur la pierre à leurs pieds tu m'as précipitée ! 6+6 a
695 « Dis-leur si cet amour, notre vie en ce lieu, 6+6 b
« Tu l'aurais renié même à la voix de Dieu ! 6+6 b
« Un Dieu ! s'il était vrai, si je doutais encore, 6+6 a
« Je le détesterais autant que je t'adore ! » 6+6 a
On lisait sur sa lèvre un sourire âpre et fier, 6+6 b
700 Et son geste en parlant semblait les défier. 6+6 b
« Jocelyn, parle donc, » reprit-elle, « à ces hommes ; 6+6 a
« Venge-toi, venge-nous, et dis-leur qui nous sommes ! » 6+6 a
L'aveugle instinct du cœur dans le premier moment 6+6 b
Me fixait là sans yeux, sans voix, sans mouvement, 6+6 b
705 Ainsi qu'un insensé qui, tombé dans l'abîme, 6+6 a
Ne sent le coup qu'au fond sur le roc qui l'abîme ! 6+6 a
La secousse des sens que son cri me donna 6+6 b
D'une horrible clarté soudain m'environna ; 6+6 b
Je sentis que mon bras se condamnait lui-même 6+6 a
710 A retourner le fer dans le seul cœur qui m'aime ; 6+6 a
Je cherchai par surprise à fuir, à déplier 6+6 b
Son bras qu'à mon épaule un nœud semblait lier ; 6+6 b
Mais comme un nœud coulant que chaque effort resserre 6+6 a
Plus je me dégageais, plus j'étais sous sa serre. 6+6 a
715 Enfin, d'un bond soudain, j'échappai de ses bras : 6+6 b
« Non, lui dis-je à genoux, non, ne me touche pas ; 6+6 b
« Non, non, je ne suis plus celui que tu crois être ; 6+6 a
« Je suis… — N'achève pas, s'écria-t-elle !…—Un prêtre ! 6+6 a
« J'ai trahi par faiblesse ou bien par dévoûment 6+6 b
720 « Mon enfant, mon amour, mon bonheur, mon serment ; 6+6 b
« J'ai, pour offrir au ciel mon affreux sacrifice, 6+6 a
« Bu ton sang et le mien dans mon premier calice ! 6+6 a
« En trahissant ta foi j'ai trahi plus qu'un Dieu ! 6+6 b
« Fuis-moi, ne me dis pas même un suprême adieu, 6+6 b
725 « N'abaisse pas tes yeux sur un tel misérable, 6+6 a
« Foule-moi sous ton pas comme un ver sur le sable ; 6+6 a
« En passant sur mon corps écrase-moi du pié, 6+6 b
« Maudis-moi sans remords, franchis-moi sans pitié ; 6+6 b
« Couvre de ton mépris ma mémoire éclipsée, 6+6 a
730 « Et n'y détourne pas seulement ta pensée ! » 6+6 a
Et le front dans la poudre, avili, prosterné, 6+6 b
Jusques à ses genoux mon corps s'était traîné, 6+6 b
Pour qu'en passant sur moi, son pied, dans sa colère, 6+6 a
Pût écraser ma vie et mon front contre terre ; 6+6 a
735 Mais elle, pas à pas, fuyant ce front rampant 6+6 b
Comme le pied recule à l'aspect du serpent, 6+6 b
Des mains avec horreur ouvertes, dépliées, 6+6 a
Les prunelles de plomb fixes, pétrifiées, 6+6 a
Ne jeta qu'un seul cri comme si tout son cœur, 6+6 b
740 Écrasé d'un seul coup, eût éclaté d'horreur ! 6+6 b
Terrible et dernier cri de l'âme évanouie, 6+6 a
Écho du coup qui fait écrouler une vie, 6+6 a
Et que jusqu'au tombeau j'entendrai ; puis glissant 6+6 b
Sur les pointes du roc que son front teint de sang, 6+6 b
745 Ses membres sur les miens en tombant s'affaissèrent, 6+6 a
Et ses mains en touchant les miennes les glacèrent. 6+6 a
J'échauffai sur mon cœur, j'entourai de mes bras 6+6 b
Ce corps, ces membres froids disputés au trépas. 6+6 b
Des noms les plus cruels je m'outrageais moi-même ; 6+6 a
750 J'aurais fait jusqu'à Dieu rejaillir mon blasphème ! 6+6 a
Je couvrais de baisers, anges, pardonnez-moi, 6+6 b
Ce front sanglant, ces yeux : « Laurence, éveille-toi ! 6+6 b
« Oh ! reviens à mes cris ! oh ! si tu vis, j'abjure 6+6 a
« Mes infâmes vertus et mon sacré parjure ! 6+6 a
755 « Je n'ai rien prononcé ! plus d'autel ! plus d'adieu ! 6+6 b
« Dans ton cœur, dans tes bras ! ah ! c'est là qu'est mon Dieu, 6+6 b
« C'est là que je n'aurai de flamme que ta flamme, 6+6 a
« D'autre ciel que tes yeux, d'autre âme que ton âme. 6+6 a
« Non, non, ils ont menti ; reviens, reviens au jour ; 6+6 b
760 « L'enfer n'est pas possible avec un tel amour ! » 6+6 b
Glacés d'effroi, la sœur, les pâtres s'approchèrent ; 6+6 a
De mes bras contractés par force ils arrachèrent 6+6 a
Laurence, dont le sein ranimé sur mon cœur 6+6 b
Reprenait par degrés la vie et la chaleur ; 6+6 b
765 Je vis de son front blanc qui sur leur brancard flotte 6+6 a
Les blonds cheveux traîner en sortant de la grotte, 6+6 a
Comme d'une aile d'ange on voit le dernier pli. 6+6 b
Et moi, par le délire et l'horreur affaibli, 6+6 b
Sans pouvoir faire un pas pour disputer ma vie, 6+6 a
770 Le regard sur la porte où mon œil l'a suivie, 6+6 a
Je restai là couché sur la roche où je suis… 6+6 b
Depuis quand ? Je ne sais ; tous mes jours sont des nuits ! 6+6 b
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O Christ ! j'ai comme toi sué mon agonie 6+6 a
Dans ces trois doubles nuits d'horreur et d'insomnie ! 6+6 a
775 Oh ! pourquoi cette voix dans mon Gethsémani, 6+6 b
Ne me dit-elle pas aussi… tout est fini ! 6+6 b
Après avoir vécu deux ans du pain de vie, 6+6 a
De l'amour débordant que ton ciel nous envie, 6+6 a
Pourrais-je vivre en bas de ce fiel mêlé d'eau ? 6+6 b
780 Pourrais-je du passé supporter le fardeau ; 6+6 b
Suivre jour après jour sans rêver, sans attendre 6+6 a
Ce que chacun d'eux rêve et nul ne doit me rendre ; 6+6 a
Et chaque soir marchant sans but dans mon chemin 6+6 b
Me dire : Rien ici, rien là-bas, rien demain ? 6+6 b
785 Ma vie est un sépulcre où Dieu même condamne 6+6 a
Le souvenir ; semblable à la lampe profane 6+6 a
Qui ne doit plus brûler dans la paix d'un tombeau ; 6+6 b
Cœur mort ! il faut encore éteindre ton flambeau. 6+6 b
Il faut que si ton feu couve ou si ton sang saigne, 6+6 a
790 Toujours la main de glace ou l'étanche ou l'éteigne ! 6+6 a
Oh ! vivre ainsi, mon âme, est un trop rude effort ! 6+6 b
Pourquoi me réveiller ? Mon Dieu ! la mort, la mort ! 6+6 b
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La mort ? Oui, si j'étais encore homme peut-être ? 6+6 a
Pardonnez !… J'oubliais, mon Dieu, que j'étais prêtre ! 6+6 a
795 Prêtre ! dans les cachots par le sang consacré ! 6+6 b
Homme immolé déjà, déjà régénéré, 6+6 b
Victime humaine au Dieu que l'holocauste adore, 6+6 a
Dont la chair, sur l'autel, palpite et fume encore, 6+6 a
Et qui s'offre elle-même, avant d'oser offrir 6+6 b
800 La prière d'un monde où prier c'est souffrir. 6+6 b
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Dieu me sèvre à jamais du lait de ses délices. 6+6 a
Eh bien, j'épuiserai la coupe des supplices ; 6+6 a
Dans les vases fêlés où l'homme boit ses pleurs, 6+6 b
Avec lui je boirai ses gouttes de douleurs. 6+6 b
805 J'élèverai le cri de toutes ses alarmes, 6+6 a
Je saurai l'amertume et le sel de ses larmes ; 6+6 a
Comme dans ceux du juste immolé sur la croix 6+6 b
Tous ses gémissemens gémiront dans ma voix ; 6+6 b
Du haut de ma douleur comme de son Calvaire, 6+6 a
810 Ouvrant des bras saignans plus larges à la terre, 6+6 a
J'embrasserai plus loin, de ma sainte amitié, 6+6 b
Mes frères en exil ; en misère, en pitié ! 6+6 b
Mon amour fut ma vie : en épurant sa flamme, 6+6 a
O Jésus ! prête-moi ta charité pour âme ! 6+6 a
815 Fais que j'aime le monde avec le même amour 6+6 b
Dont j'aimai l'ange absent que j'entrevis un jour ! 6+6 b
Que chaque enfant de l'homme à mes yeux soit Laurence ! 6+6 a
Oui, fais-moi vivre ainsi d'amour et d'espérance ! 6+6 a
D'espérance ! ô mon Dieu, vous ne condamnez pas 6+6 b
820 Cette goutte de l'eau du ciel tombée en bas, 6+6 b
Que l'on boit dans sa main sans s'arrêter pour boire : 6+6 a
Mon espérance à moi, mon Dieu ! c'est ma mémoire ! 6+6 a
Oui, quand nos jours d'absence auront été comptés, 6+6 b
Quand, par divers chemins, nous serons remontés 6+6 b
825 Dans le sein créateur d'où nos âmes jumelles 6+6 a
Descendirent ici, se reconnaîtront-elles ? 6+6 a
Je m'oublîrais moi-même, ô Laurence, avant toi ! 6+6 b
Et ne suis-je pas elle, et n'est-elle pas moi ? 6+6 b
Renaître sans se voir et sans se reconnaître, 6+6 a
830 Ce serait remourir, Seigneur, et non renaître ! 6+6 a
Oui, ton ciel tout entier n'est dans ton sein, mon Dieu, 6+6 b
Que l'éternel retour après le court adieu, 6+6 b
Que le regard sans fin, que le long cri de joie 6+6 a
Qu'en retrouvant sa sœur l'âme à l'âme renvoie, 6+6 a
835 Que l'immortelle étreinte où tout ce qui s'aima 6+6 b
Retrouve les doux noms dont l'amour le nomma ! 6+6 b
Oui, dans les profondeurs des cieux où tu te voiles, 6+6 a
Dans ces espaces bleus, dans ces sentiers d'étoiles, 6+6 a
Il est, il est, ô Père ! un suprême séjour 6+6 b
840 Que ta main comme un nid prépare au saint amour, 6+6 b
Des déserts dans tes cieux tout voilés de mystères, 6+6 a
Des cimes comme ici, des grottes solitaires 6+6 a
Où les âmes en toi pour s'aimer s'enfuiront, 6+6 b
Et dont tes anges même à peine approcheront. 6+6 b
845 A ta magnificence, ô Père ! je me fie, 6+6 a
Tu rends cent mille fois ce qu'on te sacrifie, 6+6 a
Mais de plus qu'ici-bas je ne demande rien. 6+6 b
D'autres rêvent leur ciel, mais moi j'ai vu le mien !… 6+6 b
Cependant écrasé sur cette roche aride 6+6 a
850 Referme-toi, mon cœur, comme un sépulcre vide ! 6+6 a
Comme après la blessure une trompeuse chair 6+6 b
Qui se referme un temps sur la balle ou le fer, 6+6 b
Et montre de la vie au dehors l'apparence 6+6 a
Pendant que sous la chair tout est mort et souffrance ! 6+6 a
855 Seul soupir de mon cœur, dors dans son dernier pli, 6+6 b
Que ton nom pour toujours s'y cache enseveli ; 6+6 b
Dans mes rêves éteints, sur mes lèvres glacées, 6+6 a
Ne remonte jamais du fond de mes pensées ; 6+6 a
Que les hommes trompés ne se doutent jamais 6+6 b
860 Qu'en les aimant c'était encor toi que j'aimais ! 6+6 b
Que de ma charité l'âme était un mystère ; 6+6 a
Que je vivais du ciel en marchant sur la terre !… 6+6 a
De cette charité que le divin charbon 6+6 b
Sur ma langue consume et dévore ton nom ; 6+6 b
865 Que nulle bouche humaine ici-bas ne le sache, 6+6 a
Qu'à tous hormis à Dieu ma poitrine le cache 6+6 a
Jusqu'au jour de ma mort, ce nom, secret chéri, 6+6 b
Comme un trésor visible après le flot tari ! 6+6 b
Mais elle ? Oh ! qu'elle vive aux dépens de ma vie ! 6+6 a
870 Oui, je le veux, mon Dieu ! que Laurence m'oublie ! 6+6 a
Par l'amer souvenir de notre amour, Seigneur, 6+6 b
Ne lui corrompez pas sa coupe de bonheur, 6+6 b
Et qu'heureuse sans moi !… mais qu'elle s'en souvienne 6+6 a
Au sépulcre où mon âme ira chercher la sienne !… 6+6 a
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