Métrique en Ligne
LAM_8/LAM142
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
QUATRIÈME ÉPOQUE
J'ai trouvé ce matin, dans le creux du rocher, 6+6 a
Le pain que chaque mois le pâtre y vient cacher ; 6+6 a
De cet homme de bien pieuse providence ! 6+6 a
Deux mots l'accompagnaient : « Redoublez de prudence 6+6 a
5 « Dans nos cités sans Dieu malheur à qui descend, 6+6 a
« L'échafaud des martyrs a toujours soif de sang. » 6+6 a
Brisez, brisez, Seigneur, ces glaives de colère ; 6+6 a
Abrégez, en faveur des justes de la terre, 6+6 a
Ces jours de désespoir et de convulsions ; 6+6 a
10 Où votre nom s'éclipse aux yeux des nations. 6+6 a
Puisse l'ange de paix bientôt y redescendre ! 6+6 a
Mais moi, je n'ai, Seigneur, que grâces à vous rendre, 6+6 a
Et si ce temps n'était une ère de forfaits, 6+6 a
Je dirais : Que ces jours ne finissent jamais ! 6+6 a
15 Il est des jours de luxe et de saison choisie 6+6 a
Qui sont comme les fleurs précoces de la vie, 6+6 a
Tout bleus, tout nuancés d'éclatantes couleurs, 6+6 a
Tout trempés de rosée et tout fragrans d'odeurs, 6+6 a
Que d'une nuit d'orage on voit parfois éclore, 6+6 a
20 Qu'on savoure un instant, qu'on respire une aurore, 6+6 a
Et dont, comme des fleurs, encor tout enivrés, 6+6 a
On se demande après : Les ai-je respirés ? 6+6 a
Tant de parfum tient-il dans ces étroits calices ? 6+6 a
Et dans douze momens si courts, tant de délices ? 6+6 a
25 Aujourd'hui fut pour nous un de ces jours de choix : 6+6 a
Éveillés aux rayons du plus riant des mois, 6+6 a
A l'hymne étourdissant de la vive alouette 6+6 a
Qui n'a que joie et cris dans sa voix de poëte, 6+6 a
Au murmure du lac flottant à petit pli, 6+6 a
30 Nous nous sommes levés le cœur déjà rempli, 6+6 a
Ne pouvant contenir l'impatient délire, 6+6 a
Qui nous appelle à voir la nature sourire, 6+6 a
Et nous sommes allés, pas à pas, tout le jour, 6+6 a
Du printemps sur ces monts épier le retour. 6+6 a
35 La neige qui fondait au tact du rayon rose, 6+6 a
Avant d'aller blanchir les pentes qu'elle arrose, 6+6 a
Comme la stalactite, au bord glacé des toits, 6+6 a
Distillait des rochers et des branches des bois ; 6+6 a
Chaque goutte en pleuvant remontait en poussière 6+6 a
40 Sur l'herbe, et s'y roulait en globes de lumière. 6+6 a
Tous ces prismes, frappés du feu du firmament, 6+6 a
Remplissaient l'œil d'éclairs et d'éblouissement ; 6+6 a
On eût dit mille essaims d'abeilles murmurantes 6+6 a
Disséminant le jour sur leurs ailes errantes, 6+6 a
45 Sur leur corset de feu, d'azur et de vermeil, 6+6 a
Et bourdonnant autour d'un rayon de soleil ; 6+6 a
Puis en mille filets ses gouttes rassemblées 6+6 a
Allaient chercher leurs lits dans le creux des vallées, 6+6 a
Y couraient au hasard des pentes sur leurs flancs, 6+6 a
50 Y dépliaient leur nappe ou leurs longs rubans blancs, 6+6 a
Y gazouillaient en foule en mille voix légères, 6+6 a
Comme des vols d'oiseaux cachés sous les fougères, 6+6 a
Courbaient l'herbe et les fleurs, comme un souffle en glissant, 6+6 a
Y laissaient des flocons d'écumes en passant ; 6+6 a
55 Puis la brise venait essuyer cette écume, 6+6 a
Comme à l'oiseau qui mue elle enlève une plume ! 6+6 a
L'air tiède et parfumé d'odeurs, d'exhalaisons, 6+6 a
Semblait tomber avec les célestes rayons, 6+6 a
Encor tout imprégné d'âme et de sèves neuves, 6+6 a
60 Comme l'air virginal qui vint fondre les fleuves 6+6 a
Du globe enseveli dans son premier hiver, 6+6 a
Quand la vie et l'amour se respiraient dans Pair ; 6+6 a
Il soufflait des soupirs, il apportait des nues 6+6 a
Des tiédeurs, des odeurs, des langueurs inconnues ; 6+6 a
65 Il caressait la terre avec de tels accords, 6+6 a
Il étreignait les monts avec de tels transports, 6+6 a
Il secouait la neige et les troncs et les cimes 6+6 a
Avec des mouvemens et des bruits si sublimes, 6+6 a
Que l'on croyait entendre, entre les élémens, 6+6 a
70 Des paroles d'amour et des embrassemens, 6+6 a
Et dans les forts élans qui semblaient les confondre, 6+6 a
L'eau, la terre et le ciel, et l'Éther, se répondre ! 6+6 a
Tout ce que l'air touchait s'éveillait pour verdir, 6+6 a
La feuille du matin, sous l'œil semblait grandir ; 6+6 a
75 Comme s'il n'avait eu pour été qu'une aurore, 6+6 a
Il hâtait tout du souffle, il pressait tout d'éclore, 6+6 a
Et les herbes, les fleurs, les lianes des bois 6+6 a
S'étendaient en tapis, s'arrondissaient en toits, 6+6 a
S'entrelaçaient aux troncs, se suspendaient aux roches, 6+6 a
80 Sortaient de terre en grappe, en dentelles, en cloches, 6+6 a
Entravaient nos sentiers par des réseaux de fleurs, 6+6 a
Et nos yeux éblouis dans des flots de couleurs ! 6+6 a
La sève débordant d'abondance et de force 6+6 a
Coulait en gommes d'or des fentes de l'écorce, 6+6 a
85 Suspendait aux rameaux des pampres étrangers, 6+6 a
Des filets de feuillage et des tissus légers, 6+6 a
Où les merles siffleurs, les geais, les tourterelles, 6+6 a
En fuyant sous la feuille, embarrassaient leurs ailes ; 6+6 a
Alors tous ces réseaux, par leur vol secoués, 6+6 a
90 Par leurs extrémités d'arbre en arbre noués, 6+6 a
Tremblaient, et sur les pieds du tronc qui les appuie, 6+6 a
De plumes et de fleurs répandaient une pluie ; 6+6 a
Tous ces dômes des bois, qui frémissaient aux vents, 6+6 a
Ondoyaient comme un lac aux flots verts et mouvans ; 6+6 a
95 Des nids d'oiseaux, bercés au roulis des lianes, 6+6 a
Y flottaient remplis d'œufs tachetés, diaphanes, 6+6 a
Des mères qui fuyaient, fragile et doux trésor, 6+6 a
Comme dans le filet la perle humide encor ! 6+6 a
Chaque fois que nos yeux, pénétrant dans ces ombres, 6+6 a
100 De la nuit des rameaux éclairaient les dais sombres, 6+6 a
Nous trouvions sous ces lits de feuille où dort l'été, 6+6 a
Des mystères d'amour et de fécondité. 6+6 a
Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure, 6+6 a
Les herbes nous montaient jusques à la ceinture, 6+6 a
105 Des flots d'air embaumé se répandaient sur nous, 6+6 a
Des nuages ailés partaient de nos genoux, 6+6 a
Insectes, papillons, essaims nageans de mouches, 6+6 a
Qui d'un Éther vivant semblaient former les couches ; 6+6 a
Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant, 6+6 a
110 Comblaient l'air, nous cachaient l'un à l'autre un instant, 6+6 a
Comme, dans les chemins la vague de poussière 6+6 a
Se lève sous les pas et retombe en arrière ; 6+6 a
Ils roulaient ; et sur l'eau, sur les prés, sur le foin, 6+6 a
Ces poussières de vie allaient tomber plus loin ; 6+6 a
115 Et chacune semblait d'existence ravie 6+6 a
Épuiser le bonheur dans sa goutte de vie, 6+6 a
Et l'air qu'ils animaient de leurs frémissemens 6+6 a
N'était que mélodie et que bourdonnemens. 6+6 a
Oh ! qui n'eût partagé l'ivresse universelle 6+6 a
120 Que l'air, le jour, l'insecte, apportaient sur leur aile ? 6+6 a
Oh ! qui n'eût aspiré cette haleine des airs 6+6 a
Qui tiédissait la neige et fondait les hivers ? 6+6 a
La sève de nos sens comme celle des arbres 6+6 a
Eût fécondé des troncs, eût animé des marbres ; 6+6 a
125 Et la vie, en battant dans nos seins à grands coups, 6+6 a
Semblait vouloir jaillir et déborder de nous ! 6+6 a
Nous courions ; des grands rocs nous franchissions les fentes, 6+6 a
Nous nous laissions rouler dans l'herbe sur les pentes ; 6+6 a
Sur deux rameaux noués le bouleau nous berçait ; 6+6 a
130 Notre biche étonnée à nos pieds bondissait ; 6+6 a
Nous jetions de grands cris pour ébranler les voûtes 6+6 a
Des arbres d'où pleuvait la sève à grosses gouttes ; 6+6 a
Nous nous perdions exprès, et pour nous retrouver, 6+6 a
Nous restions des momens, sans parole, à rêver ; 6+6 a
135 Puis nous partions d'un trait, comme si la pensée, 6+6 a
Par le même ressort en nous était pressée, 6+6 a
Et vers un autre lieu prompts à nous élancer, 6+6 a
Nous courions pour courir et pour nous devancer ; 6+6 a
Mais toute la montagne était la même fête ; 6+6 a
140 Les nuages d'été qui passaient sur sa tête 6+6 a
N'étaient qu'un chaud duvet que les rayons brûlans 6+6 a
Enlevaient au glacier, cardaient en flocons blancs. 6+6 a
Les ombres qu'allongeaient les troncs sur la verdure, 6+6 a
Se découpant sur l'herbe en humide bordure, 6+6 a
145 Dans quelque étroit vallon, berceau déjà dormant, 6+6 a
Versaient plus de mystère et de recueillement ; 6+6 a
Et chaque heure du jour en sa magnificence, 6+6 a
Apportant sa couleur, son bruit ou son silence, 6+6 a
A la grande harmonie ajoutait un accord, 6+6 a
150 A nos yeux une scène, à nos sens un transport ! 6+6 a
Enfin, comme épuisés d'émotions intimes, 6+6 a
L'un à côté de l'autre, en paix nous nous assîmes 6+6 a
Sur un tertre aplani, qui comme un cap de fleurs, 6+6 a
S'avançait dans le lac plus profond là qu'ailleurs, 6+6 a
155 Et dont le flot bruni par l'ombre haute et noire, 6+6 a
Ceignait d'un gouffre bleu ce petit promontoire ; 6+6 a
On y touchait de l'œil tout ce bel horizon, 6+6 a
Une mousse jaunâtre y servait de gazon, 6+6 a
Et des verts coudriers l'ombre errante et légère, 6+6 a
160 Combattant les rayons, y flottait sur la terre. 6+6 a
Nos cœurs étaient muets à force d'être pleins ; 6+6 a
Nous effeuillions sur l'eau des tiges dans nos mains ; 6+6 a
Je ne sais quel attrait des yeux pour l'eau limpide 6+6 a
Nous faisait regarder et suivre chaque ride, 6+6 a
165 Réfléchir, soupirer, rêver sans dire un mot, 6+6 a
Et perdre et retrouver notre âme à chaque flot. 6+6 a
Nul n'osait le premier rompre un si doux silence, 6+6 a
Quand, levant par hasard un regard sur Laurence, 6+6 a
Je vis son front rougir et ses lèvres trembler, 6+6 a
170 Et deux gouttes de pleurs entre ses cils rouler, 6+6 a
Comme ces pleurs des nuits qui ne sont pas la pluie, 6+6 a
Qu'un pur rayon colore, et qu'un vent tiède essuie. 6+6 a
— Que se passe-t-il donc, Laurence, aussi dans toi ? 6+6 a
Est-ce qu'un poids secret t'oppresse ainsi que moi ? 6+6 a
175 — Oh ! je sens, me dit-il, mon cœur prêt à se fendre ; 6+6 a
Mon âme cherche en vain des mots pour se répandre : 6+6 a
Elle voudrait créer une langue de feu 6+6 a
Pour crier de bonheur vers la nature et Dieu. 6+6 a
— Dis-moi, repris-je, ami, par quelles influences, 6+6 a
180 Mon âme au même instant pensait ce que tu penses. 6+6 a
Je sentais dans mon cœur, au rayon de ce jour, 6+6 a
Des élans de désirs, des étreintes d'amour 6+6 a
Capables d'embrasser Dieu, le temps et l'espace, 6+6 a
Et pour les exprimer ma langue était de glace. 6+6 a
185 Cependant la nature est un hymne incomplet, 6+6 a
Et Dieu n'y reçoit pas l'hommage qui lui plaît 6+6 a
Quand l'homme, qu'il créa pour y voir son image, 6+6 a
N'élève pas à lui la voix de son ouvrage ; 6+6 a
La nature est la scène, et notre âme est la voix : 6+6 a
190 Essayons donc, ami, comme l'oiseau des bois, 6+6 a
Comme le vent dans l'arbre ou le flot sur le sable, 6+6 a
De verser à ses pieds le poids qui nous accable, 6+6 a
De gazouiller notre hymne à la nature, à Dieu ; 6+6 a
Créons-nous par l'amour prêtres de ce beau lieu ! 6+6 a
195 Sur ces sommets brûlans son soleil le proclame, 6+6 a
Proclamons-l'y nous-même et chantons-lui notre âme ! 6+6 a
La solitude seule entendra nos accens ! 6+6 a
Écoute ton cœur battre et dis ce que tu sens ! 6+6 a
LAURENCE.
D'où venez-vous, ô vous, brises nouvelles 4+6 a
200 Pleines de vie et de parfums si doux, 4+6 b
Qui de ces monts palpitans comme nous 4+6 b
Faites jaillir au seul vent de vos ailes 4+6 a
Feuilles et fleurs comme des étincelles ? 4+6 a
Ces ailes d'or où les embaumez-vous ? 4+6 b
205 Est-il des monts, des vallons et des plaines, 4+6 a
Où vous baignez dans ces parfums flottans ? 4+6 b
Où tous les mois sont de nouveaux printemps ? 4+6 b
Où tous les vents ont ces tièdes haleines ? 4+6 a
Où de nectar les fleurs sont toujours pleines ? 4+6 a
210 Toujours les cœurs d'extase palpitans ? 4+6 b
Ah ! s'il en est, doux souffles de l'aurore, 4+6 a
Emportez-nous avec l'encens des fleurs, 4+6 b
Emportez-nous où les âmes sont sœurs ! 4+6 b
Nous priions mieux le Dieu que l'astre adore, 4+6 a
215 Car l'âme aussi veut le ciel pour éclore, 4+6 a
Et la prière est le parfum des cœurs ! 4+6 b
MOI.
Vois-tu là-haut dans la vallée 8 a
Où le jour glisse pas à pas, 8 b
Où la neige, en tapis roulée, 8 a
220 Se fane, fume et ne fond pas ; 8 b
Vois-tu l'arc-en-ciel, dans sa couche, 8 a
Frémir au rayon qui le touche, 8 a
Comme un serpent dans son sommeil, 8 a
Qui sur ses mille écailles peintes 8 b
225 Reflète à l'œil les triples teintes 8 b
De l'eau, de l'air et du soleil ? 8 a
C'est le nid où sur la montagne 8 a
Ce serpent du ciel vient muer ; 8 b
A mesure que le jour gagne, 8 a
230 Vois ses écailles remuer ! 8 b
Vois comme en changeante spirale 8 a
Il noue, il concentre, il étale 8 a
Ses tronçons d'orange et de bleu ! 8 a
Regarde ! le voilà qui lève, 8 b
235 Au brouillard, son cou comme un glaive 8 b
Et lui vibre son dard de feu. 8 a
Il monte aspiré par l'aurore ; 8 a
Oh ! comme chaque anneau dormant 8 b
Du glacier qui se décolore 8 a
240 Se détache insensiblement ! 8 b
Il se déroule ! il plane, il courbe 8 a
Du mont au ciel sa vaste courbe, 8 a
Et sa tête à ses pieds répond ! 8 a
Dieu ! quelle arche de monde à monde ! 8 b
245 Quel océan avec son onde 8 b
Comblerait ce céleste pont ?… 8 a
Est-ce un pont pour passer tes anges ? 8 a
O toi qui permets à nos yeux 8 b
De voir ces merveilles étranges, 8 a
250 Est-ce un pont qui mène à tes cieux ? 8 b
Ah ! si je pouvais, ô Laurence, 8 a
Monter où cette arche commence, 8 a
Gravir ces degrés éclatans ! 8 a
Et pour qu'un ange m'y soutienne 8 b
255 L'œil au ciel, ma main dans la tienne, 8 b
Passer sur la mort et le temps ! 8 a
LAURENCE.
Vois dans son nid la muette femelle 4+6 a
Du rossignol qui couve ses doux œufs, 4+6 b
Comme l'amour lui fait enfler son aile 4+6 a
260 Pour que le froid ne tombe pas sur eux ! 4+6 b
Son cou, que dresse un peu d'inquiétude, 4+6 a
Surmonte seul la conque où dort son fruit, 4+6 b
Et son bel œil, éteint de lassitude, 4+6 a
Clos du sommeil, se rouvre au moindre bruit. 4+6 b
265 Pour ses petits son souci la consume, 4+6 a
Son blond duvet à ma voix a frémi ; 4+6 b
On voit son cœur palpiter sous sa plume, 4+6 a
Et le nid tremble à son souffle endormi. 4+6 b
A ce doux soin quelle force l'enchaîne ? 4+6 a
270 Ah ! c'est le chant du mâle dans les bois ; 4+6 b
Qui, suspendu sur la cime du chêne, 4+6 a
Fait ruisseler les ondes de sa voix ! 4+6 b
Oh ! l'entends-tu distiller goutte à goutte 4+6 a
Ses lents soupirs après ses vifs transports, 4+6 b
275 Puis de son arbre étourdissant la voûte 4+6 a
Faire écumer ses cascades d'accords ? 4+6 b
Un cœur aussi dans ses notes palpite ! 4+6 a
L'âme s'y mêle à l'ivresse des sens, 4+6 b
Il lance au ciel l'hymne qui bat si vite, 4+6 a
280 Ou d'une larme il mouille ses accens ! 4+6 b
A ce rameau qui l'attache lui-même ? 4+6 a
Et qui le fait s'épuiser de langueur ? 4+6 b
C'est que sa voix vibre dans ce qu'il aime 4+6 a
Et que son chant y tombe dans un cœur ! 4+6 b
285 De ses accens sa femelle ravie 4+6 a
Veille attentive en oubliant le jour : 4+6 b
La saison fuit, l'œuf éclôt, et sa vie 4+6 a
N'est que printemps, que musique et qu'amour ! 4+6 b
Dieu de bonheur ! que cette vie est belle ! 4+6 a
290 Ah ! dans mon sein je me sens aujourd'hui 4+6 b
Assez d'amour pour reposer comme elle, 4+6 a
Et de transports pour chanter comme lui ! 4+6 b
MOI.
Vois-tu glisser entre deux feuilles 8 a
Ce rayon sur la mousse où l'ombre traîne encor, 6+6 b
295 Qui vient obliquement sur l'herbe que tu cueilles 6+6 a
S'appuyer par le bout comme un grand levier d'or ? 6+6 b
L'étamine des fleurs qu'agite la lumière 6+6 a
Y monte en tournoyant en sphère de poussière, 6+6 a
L'air y devient visible, et dans ce clair milieu, 6+6 a
300 On voit tourbillonner des milliers d'étincelles, 6+6 b
D'insectes colorés, d'atomes bleus, et d'ailes 6+6 b
Qui nagent en jetant une lueur de Dieu ! 6+6 a
Comme ils gravitent en cadence ! 8 a
Nouant et dénouant leurs vols harmonieux ! 6+6 b
305 Des mondes de Platon on croirait voir la danse 6+6 a
S'accomplissant aux sons des musiques des cieux. 6+6 b
L'œil ébloui se perd dans leur foule innombrable ; 6+6 a
Il en faudrait un monde à faire un grain de sable, 6+6 a
Le regard infini pourrait seul les compter. 6+6 a
310 Chaque parcelle encor s'y poudroie en parcelle, 6+6 b
Ah ! c'est ici le pied de l'éclatante échelle 6+6 b
Que de l'atome à Dieu l'infini voit monter. 6+6 a
Pourtant chaque atome est un être ! 8 a
Chaque globule d'air est un monde habité ! 6+6 b
315 Chaque monde y régit d'autres mondes peut-être 6+6 a
Pour qui l'éclair qui passe est une éternité ! 6+6 b
Dans leur lueur de temps, dans leur goutte d'espace, 6+6 a
Us ont leurs jours, leurs nuits, leurs destins et leur place, 6+6 a
La pensée et la vie y circulent à flot ; 6+6 a
320 Et pendant que notre œil se perd dans ces extases, 6+6 b
Des milliers d'univers ont accompli leurs phases 6+6 b
Entre la pensée et le mot ! 8 a
O Dieu ! que la source est immense 8 a
D'où coule tant de vie, où rentrent tant de morts ! 6+6 b
325 Que perçant l'œil qui porte à de telle distance ! 6+6 a
Qu'infini le regard qui veille à tant de sorts ! 6+6 b
Que d'amour dans ton sein pour embrasser ces mondes, 6+6 a
Pour couver de si loin ces poussières fécondes, 6+6 a
Descendre aussi puissant des soleils au ciron ! 6+6 a
330 Et comment supporter l'éclat dont tu te voiles ? 6+6 b
Comment te contempler au jour de tes étoiles, 6+6 b
Dieu si grand dans un seul rayon ? 8 a
LAURENCE.
Oh ! comme ce rayon, que son regard nous touche, 6+6 a
Lui qui descend d'en haut jusqu'à ces profondeurs. 6+6 b
MOI.
335 Ah ! puisse son oreille entendre sur ma bouche 6+6 a
L'humble bégaiement de nos cœurs, 8 b
Lui qui du sein de ses splendeurs 8 c
Entend le battement des ailes de la mouche 6+6 a
Noyée au calice des fleurs ! 8 c
LAURENCE.
340 Qu'il nous garde en ce lieu pour savourer ensemble 6+6 a
Les trésors que sa main dans le désert assemble. 6+6 a
MOI.
Comme deux rossignols au même nid éclos 6+6 a
Enseignons-nous l'un l'autre à moduler ces hymnes ; 6+6 b
De la voix de la terre expirant sur ces cimes 6+6 b
345 Soyons-lui les derniers échos ! 8 a
LAURENCE.
Qu'un seul souffle pour lui sorte de deux poitrines ! 6+6 a
Qu'il nous fasse un seul sort ! qu'il nous cueille en commun ! 6+6 b
MOI.
Et parfumons ses mains divines, 8 a
Comme sur un seul jet deux lis qui n'en font qu'un, 6+6 b
350 Qui n'ont dans le rocher que les mêmes racines, 6+6 c
Et qu'on cueille à la fois sur les mêmes collines, 6+6 c
Tout remplis du même parfum ! 8 b
Des pleurs mouillaient nos voix ; je regardais Laurence, 6+6 a
Et longtemps nos esprits prièrent en silence !… 6+6 a
355 Enfant, j'ai quelquefois passé dès jours entiers 6+6 a
Au jardin, dans les prés, dans quelques verts sentiers 6+6 a
Creusés sur les coteaux par les bœufs du village, 6+6 a
Tout voilés d'aubépine et de mûre sauvage ; 6+6 a
Mon chien auprès de moi, mon livre dans la main, 6+6 a
360 M'arrêtant sans fatigue et marchant sans chemin, 6+6 a
Tantôt lisant, tantôt écorçant quelque tige, 6+6 a
Suivant d'un œil distrait l'insecte qui voltige, 6+6 a
L'eau qui coule au soleil en petits diamans, 6+6 a
Ou l'oreille clouée à des bourdonnemens ; 6+6 a
365 Puis choisissant un gîte à l'abri d'une haie, 6+6 a
Comme un lièvre tapi qu'un aboiement effraie, 6+6 a
Ou couché dans le pré dont les gramens en fleurs 6+6 a
Me noyaient dans un lit de mystère et d'odeurs 6+6 a
Et recourbaient sur moi des rideaux d'ombre obscure, 6+6 a
370 Je reprenais de l'œil et du cœur ma lecture ; 6+6 a
C'était quelque poète au sympathique accent 6+6 a
Qui révèle à l'esprit ce que le cœur pressent, 6+6 a
Hommes prédestinés, mystérieuses vies, 6+6 a
Dont tous les sentimens coulent en mélodies ! 6+6 a
375 Que l'on aime à porter avec soi dans les bois, 6+6 a
Comme on aime un écho qui répond à nos voix ! 6+6 a
Ou bien c'était encor quelque touchante histoire 6+6 a
D'amour et de malheur, triste et bien dure à croire ; 6+6 a
Virginie arrachée à son frère, et partant, 6+6 a
380 Et la mer la jetant morte au cœur qui l'attend ! 6+6 a
Je la mouillais de pleurs et je marquais le livre, 6+6 a
Et je fermais les yeux et je m'écoutais vivre ; 6+6 a
Je sentais dans mon sein monter comme une mer 6+6 a
De sentiment doux, fort, triste, amoureux, amer, 6+6 a
385 D'images de la vie et de vagues pensées 6+6 a
Dans les flots de mon âme indolemment bercées, 6+6 a
Doux fantômes d'amour dont j'étais créateur, 6+6 a
Drames mystérieux et dont j'étais l'acteur ; 6+6 a
Puis comme des brouillards après une tempête, 6+6 a
390 Tous ces drames conçus et joués dans ma tête 6+6 a
Se brouillaient, se croisaient, l'un l'autre s'effaçaient, 6+6 a
Mes pensers soulevés comme un flot s'affaissaient ; 6+6 a
Les gouttes se séchaient au bord de ma paupière, 6+6 a
Mon âme transparente absorbait la lumière, 6+6 a
395 Et sereine et brillante avec l'heure et le lieu 6+6 a
D'un élan naturel se soulevait à Dieu. 6+6 a
Tout finissait en lui comme tout y commence, 6+6 a
Et mon cœur apaisé s'y perdait en silence ; 6+6 a
Et je passais ainsi, sans m'en apercevoir, 6+6 a
400 Tout un long jour d'été de l'aube jusqu'au soir, 6+6 a
Sans que la moindre chose intime, extérieure, 6+6 a
M'en indiquât la fuite ; et sans connaître l'heure, 6+6 a
Qu'au soleil qui changeait de pente dans les cieux, 6+6 a
Au soir plus pâlissant sur mon livre ou mes yeux, 6+6 a
405 Au serein qui de l'herbe humectait les calices ; 6+6 a
Car un long jour n'était qu'une heure de délices ! 6+6 a
Eh bien ! ce doux été, dont j'achève le cours, 6+6 a
N'a pas duré, pour moi, plus qu'un de ces beaux jours 6+6 a
Seulement je n'ai plus de ces vagues images 6+6 a
410 Que l'âme vide attire et colore en nuages, 6+6 a
De ces pleurs de l'instinct que je sentais rouler 6+6 a
Dans mes yeux, sans savoir qui les faisait couler ; 6+6 a
Tout cela s'est enfui comme un brouillard de l'âme 6+6 a
Qu'un rayon plus puissant absorbe dans sa flamme : 6+6 a
415 Ah ! c'est assez pour moi de lire dans un cœur, 6+6 a
D'y voir ses sentimens éclore dans leur fleur, 6+6 a
Dans chaque impression que chaque heure y fait naître 6+6 a
D'étudier son âme et de m'y reconnaître, 6+6 a
Moi tout entier, mais moi plus jeune de six ans, 6+6 a
420 Sous des traits plus naïfs, plus doux, plus séduisans, 6+6 a
Dans cet étonnement tendre que toute chose 6+6 a
Donne, au premier contact, à l'âme à peine éclose, 6+6 a
Dans la limpidité de l'eau dans ce bassin 6+6 a
Avant qu'un rameau mort soit tombé dans son sein ; 6+6 a
425 Aussi je ne lis plus. Moi, lire ? Eh ! quel poëme 6+6 a
Égalerait jamais la voix de ce qu'on aime ? 6+6 a
Quelle histoire touchante emporterait mon cœur 6+6 a
Dans une fiction égale à mon bonheur ? 6+6 a
Quels vers vaudraient pour moi son âme ? Et quelle page 6+6 a
430 Disputerait nies yeux à son charmant visage, 6+6 a
Quand, sous ses blonds cheveux se dérobant au jour, 6+6 a
Il rougit d'amitié comme on rougit d'amour, 6+6 a
Et que, pour me cacher cette honte enfantine, 6+6 a
Il m'embrasse en collant son front sur ma poitrine ? 6+6 a
435 Aussi, depuis qu'un cœur bat enfin sur le mien, 6+6 a
Tous mes instincts sont purs et me portent au bien ; 6+6 a
Mon âme, qui souvent tarit dans la prière, 6+6 a
Nage toujours en moi dans les flots de lumière ; 6+6 a
Une telle clarté m'échauffe dans ses yeux, 6+6 a
440 Le timbre de sa voix m'est si mélodieux, 6+6 a
Tant de divinité sur ce doux front rayonne, 6+6 a
Que la splendeur de Dieu jour et nuit m'environne. 6+6 a
Sous un éclair d'en haut qui peut nier le jour ? 6+6 a
Ah ! que de vérité dans un rayon d'amour ! 6+6 a
445 Que l'accent de sa voix en priant Dieu me touche, 6+6 a
Il me semble que Dieu m'entend mieux par sa bouche. 6+6 a
Les seuls événemens de notre solitude 6+6 a
Sont le ciel plus clément ou la saison plus rude, 6+6 a
La fleur tardive éclose aux fentes du rocher, 6+6 a
450 Un oiseau rouge et bleu qui commence à percher 6+6 a
Dans le chêne, et prépare un toit pour sa famille ; 6+6 a
L'aigle qui de son œuf a brisé la coquille ; 6+6 a
Un combat sur le lac du cygne et du faucon, 6+6 a
La plume ensanglantée y tombant à flocon, 6+6 a
455 Des vols de corbeaux noirs qui de la voix s'assemblent, 6+6 a
Sous leurs ailes de jais les rameaux morts qui tremblent, 6+6 a
La biche qui reprend son long duvet d'hiver, 6+6 a
Une aurore de feu le soir traversant l'air : 6+6 a
Voilà nos seuls soucis ici-bas ; mais notre âme 6+6 a
460 Est un monde complet où se passe un grand drame ; 6+6 a
Drame toujours le même et renaissant toujours, 6+6 a
Dont l'amitié suffit à varier le cours. 6+6 a
Les entretiens repris, les plaintes fugitives, 6+6 a
Sur l'avenir douteux les vagues perspectives ; 6+6 a
465 Les plans de destinée et de vie en commun, 6+6 a
Cette fraternité de deux êtres en un ; 6+6 a
Et comment nous n'aurons à nous deux sur la terre, 6+6 a
Qu'un toit, qu'une pensée, et, couple solitaire, 6+6 a
Nous la traverserons sans y mêler nos cœurs, 6+6 a
470 Comme un couple d'oiseaux dont le gîte est ailleurs. 6+6 a
Sur ces plans d'avenir quand par hasard j'insiste, 6+6 a
Laurence écoute moins, l'avenir le rend triste ; 6+6 a
On dirait qu'un présage est là pour le frapper, 6+6 a
Il craint toujours de voir le présent s'échapper. 6+6 a
475 Oh ! c'est qu'un cœur d'enfant dans le présent se noie ! 6+6 a
Qu'une goutte à sa lèvre est une mer de joie ! 6+6 a
La mouche aussi s'irrite et s'enfuit quand le doigt 6+6 a
Efface sur la fleur la perle qu'elle boit ! 6+6 a
Ce soir un doux retour des vents chauds du midi 6+6 a
480 Balayait de nos monts le sommet attiédi ; 6+6 a
Triste et tendre soupir que ce vent nous apporte, 6+6 a
Dernier baiser d'adieu sur une saison morte ; 6+6 a
Le ciel était profond et pur comme une mer, 6+6 a
Et dans ses profondeurs on voyait s'allumer 6+6 a
485 Les foyers de soleils aux lueurs argentines, 6+6 a
Comme un feu de berger le soir sur les collines ; 6+6 a
La lune sur un pic brillait comme un glaçon, 6+6 a
Et sur les eaux du lac courait en blanc frisson ; 6+6 a
Des chênes dépouillés de leurs cimes touffues 6+6 a
490 Les squelettes dressaient leurs longues branches nues : 6+6 a
Les feuilles que roulaient les secousses du vent 6+6 a
Ondoyaient sous nos pas comme un marais mouvant, 6+6 a
Et les bois morts tombés bruïssaient sur la terre 6+6 a
Comme les ossemens qu'un fossoyeur déterre. 6+6 a
495 A ces craquemens sourds des cimes, à ces coups 6+6 a
Des tempêtes, nos cœurs se serraient malgré nous, 6+6 a
Et nous nous rapprochions pas à pas en silence 6+6 a
Du rocher où dormait le père de Laurence. 6+6 a
Quand nous fûmes auprès, je ne sais quel penser 6+6 a
500 Monta de cette tombe et vint me traverser : 6+6 a
— « Pauvre Laurence ! dis-je, en t'enlevant ton père 6+6 a
« Dieu te fit dans moi seul retrouver père et mère, 6+6 a
« Et, tant que je vivrai, tout leur amour pour toi, 6+6 a
« Multiplié du mien, plane et t'entoure en moi ; 6+6 a
505 « Mais si Dieu, rappelant le seul être qui t'aime, 6+6 a
« T'enlevait ton ami ! Si je mourais moi-même ! 6+6 a
« Toi, que deviendrais-tu ? — Ce que je deviendrais ? 6+6 a
« Peux-tu le demander, toi ? Moi, si tu mourais !… » 6+6 a
Puis, me fermant du doigt la bouche avec colère, 6+6 a
510 M'entraîna sans répondre au tombeau de son père : 6+6 a
« Il m'a mis dans tes bras comme un sacré dépôt, 6+6 a
« S'écria-t-il, tu dois le lui rendre là-haut ; 6+6 a
« Il veille dans le ciel sur ta double existence, 6+6 a
« Je crois à ton soutien comme à sa Providence. 6+6 a
515 « Mais en croyant au Dieu que m'enseigne ta voix, 6+6 a
« Ah ! ne t'y trompe pas, c'est à toi que je crois ; 6+6 a
« Et s'il brisait en toi sa plus sensible image, 6+6 a
« Si je ne voyais plus son ciel dans ton visage, 6+6 a
« S'il ne m'éclairait plus le cœur par ton regard, 6+6 a
520 « Va, je ne croirais plus qu'au malheur, au hasard, 6+6 a
« Et j'irais dans la mort l'interroger lui-même 6+6 a
« Pour savoir si l'on dort là-bas, ou si l'on aime ? » 6+6 a
Et comme revenant de son égarement, 6+6 a
— « Pardonne, reprit-il, j'ai trop d'emportement ; 6+6 a
525 « J'ai peut-être dit là des mots dont Dieu s'offense. 6+6 a
« Mais la mort n'est-ce pas une éternelle absence ? 6+6 a
« Tu n'en parlerais plus, ami, si tu m'aimais ; 6+6 a
« Ta mort ! la mienne, oh ! moi, je n'y pense jamais ! » 6+6 a
Puis, s'échappant soudain d'une course insensée 6+6 a
530 Comme pour secouer du front une pensée, 6+6 a
Il courut vers les bords d'un abîme sans fond 6+6 a
Où deux rochers, courbés comme l'arche d'un pont, 6+6 a
Laissant entre leurs pans un intervalle immense, 6+6 a
Du lac qui gronde au pied recouvraient toute une anse, 6+6 a
535 Et prenant son élan comme pour s'y jeter, 6+6 a
Il le franchit d'un bond qui me fit palpiter. 6+6 a
— « Ah ! tu frémis ? dit-il avec un rire étrange, 6+6 a
« Tant mieux ; tu m'as parlé de mort, et je me venge ! » 6+6 a
J'ai voulu le gronder, mais il s'était enfui. 6+6 a
540 Du cœur de cet enfant quel sombre éclair a lui ? 6+6 a
Que cette âme profonde à l'œil qui la regarde 6+6 a
Fait aimer et frémir ! et qu'il faut prendre garde ! 6+6 a
Ici l'hiver précoce est déjà descendu, 6+6 a
Le linceul de la terre est partout étendu ; 6+6 a
545 Les vents roulent sur nous des collines de neige, 6+6 a
Oh ! béni soit le roc dont l'antre nous protège ! 6+6 a
Car nous ne pourrions plus faire un pas sans péril 6+6 a
Hors de l'obscur abri qui cache notre exil. 6+6 a
On ne distingue plus les vallons de leurs cimes, 6+6 a
550 Les torrens de leurs bords, les pics de leurs abîmes ; 6+6 a
Le déluge a couvert d'un océan gelé 6+6 a
Les gorges, les sommets, et tout est nivelé, 6+6 a
Et les vents des frimas, labourant la surface, 6+6 a
Font changer chaque nuit les collines de place ; 6+6 a
555 La biche même tremble et ne nous quittant pas 6+6 a
Sur la plaine trompeuse hésite à faire un pas ; 6+6 a
L'arche par où ces monts touchent à la vallée 6+6 a
D'une énorme avalanche aujourd'hui s'est comblée. 6+6 a
Et comme dans une île inaccessible aux yeux 6+6 a
560 Nous tiendra renfermés jusqu'aux mois pluvieux. 6+6 a
Oh ! que j'aime ces mois où, comme cette terre, 6+6 a
En lui-même le cœur se chauffe et se resserre, 6+6 a
Et recueille sa sève en cette demi-mort 6+6 a
Pour couler au printemps plus abondant, plus fort ! 6+6 a
565 Comme avec volupté l'âme qui s'y replie 6+6 a
S'enveloppe de paix et de mélancolie, 6+6 a
Mêle même au bonheur je ne sais quoi d'amer 6+6 a
Qui relève son goût comme un sel de la mer ; 6+6 a
Jouit de se sentir aimer, penser, et vivre 6+6 a
570 Pendant que tout frissonne et tout meurt sous le givre, 6+6 a
Et s'entoure à plaisir, dans ces jours sans soleil, 6+6 a
De rêves de son choix comme pour un sommeil ! 6+6 a
La foudre a déchiré le voile de mon âme ! 6+6 a
Cet enfant, cet ami ! Laurence, est une femme 6+6 a
575 Cette aveugle amitié n'était qu'un fol amour ! 6+6 a
Ombres de ces rochers, cachez ma honte au jour ! 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Elle dort, la poitrine un peu moins oppressée ; 6+6 a
La fièvre en mots sans suite égare sa pensée ; 6+6 a
« Mon père !… Jocelyn !… où sont-ils tous deux… ? Morts ! 6+6 a
580 Ses pieds veulent courir : oh ! dors ! pauvre enfant, dors ! 6+6 a
Jocelyn vit encor pour te rendre à la vie ! 6+6 a
Mais, oh ! qu'elle te soit ou rendue ou ravie, 6+6 a
Il vit l'âme en suspens entre ces deux malheurs : 6+6 a
Mort pour toi si tu vis ! et mourant si tu meurs ! 6+6 a
585 L'heure a versé sa paix sur son front qui sommeille ; 6+6 a
Ses pieds sont moins glacés dans mes mains !… Quelle veille ! 6+6 a
Quel jour ! et quelle nuit, et demain, et toujours ! 6+6 a
Quel repos ! quel réveil ! quelles nuits et quels jours ! 6+6 a
Est-ce un rêve d'un an que j'ai fait dans ces ombres ? 6+6 a
590 Mon cœur nage incertain comme sur des mers sombres, 6+6 a
Ne pouvant ni toucher le fond, ni voir le bord, 6+6 a
Entre le désespoir, ou le crime, ou la mort ! 6+6 a
Ah ! recueillons un peu mon esprit qui s'égare ! 6+6 a
D'hier à cette nuit un siècle me sépare ! 6+6 a
595 Souvenons-nous : sachons au moins nous retracer 6+6 a
Ce gouffre qu'un instant nous a fait traverser, 6+6 a
Repassons pas à pas toutes lés circonstances 6+6 a
Du jour fatal qui rompt d'un coup deux existences ; 6+6 a
Marquons l'heure où du haut de ma félicité 6+6 a
600 Dans l'abîme sans fond Dieu m'a précipité ! 6+6 a
Les rayons du matin colorés par la neige 6+6 a
Brillaient comme un appât pour l'oiseau dans un piège ; 6+6 a
L'air ambiant et pur semblait s'être adouci, 6+6 a
Quelques oiseaux posaient sur le givre durci ; 6+6 a
605 Ce jour de mort avait l'éclat d'un jour de fête ; 6+6 a
La biche impatiente au vent tendait sa tête. 6+6 a
Je me sentis tenté de prendre aussi l'essor ; 6+6 a
Laurence dans sa mousse, hélas ! dormait encor. 6+6 a
La biche, qui la nuit au bord de ses pieds couche, 6+6 a
610 De peur de l'éveiller n'osa quitter sa couche, 6+6 a
Et d'un œil inquiet me regardant sortir 6+6 a
Comme un pressentiment paraissait m'avertir. 6+6 a
Je sortis. La montagne éblouit ma paupière, 6+6 a
Tout l'horizon glacé rayonnait de lumière, 6+6 a
615 De chaque atome d'air une lueur sortait ; 6+6 a
Je tentai quelques pas ; la neige me portait 6+6 a
Et craquait sous mes pieds comme un morceau de verre 6+6 a
Qu'on trouve sur ses pas et qu'on écrase à terre ; 6+6 a
Je frémis de plaisir, et m'élançai plus loin, 6+6 a
620 De mouvement et d'air mes sens avaient besoin ; 6+6 a
Je courus jusqu'au pont formé par l'avalanche, 6+6 a
Je franchis le ravin sur cette croûte blanche 6+6 a
Dont la voûte tremblait et grondait sous mes pas, 6+6 a
Et me cachait les eaux qui mugissaient plus bas. 6+6 a
625 Je voulus profiter de cette arche gelée 6+6 a
Pour descendre en deux bonds jusque dans la vallée, 6+6 a
Et voir si le berger ne serait pas venu 6+6 a
Apporter quelque chose au dépôt convenu. 6+6 a
Je n'y trouvai qu'un mot : « Gardez-vous de descendre. » 6+6 a
630 Mot que sa charité d'en bas faisait entendre ; 6+6 a
Je remontai bien vite, et déjà du matin 6+6 a
Le ciel s'était sali comme un dôme d'étain, 6+6 a
Il éteignait le jour qui s'efforçait d'éclore, 6+6 a
Et ramenait la nuit une heure après l'aurore ; 6+6 a
635 Le vent, que les brouillards paraissaient renfermer, 6+6 a
En remuait les flots comme une lourde mer, 6+6 a
Il éclatait parfois dans le choc des orages 6+6 a
Comme un coup de canon tiré dans les nuages ; 6+6 a
Mais quoique encor bien haut il parût retentir, 6+6 a
640 La montagne en travail semblait le pressentir, 6+6 a
Et ses vastes rameaux de granit et de marbre 6+6 a
Craquaient et se tordaient comme les bras d'un arbre ; 6+6 a
Semblable au brasier vert que l'on vient d'allumer 6+6 a
Je voyais la montagne en mille endroits fumer ; 6+6 a
645 Ces vapeurs de la neige amollissaient la croûte, 6+6 a
Mes pieds n'y trouvaient plus une solide route, 6+6 a
Mais lourds et sans appui sur ce terrain mouvant, 6+6 a
A chaque pas de plus enfonçaient plus avant ; 6+6 a
Je courais, je tremblais que la neige fondue 6+6 a
650 Ne fit crouler le pont de glace suspendue 6+6 a
Avant que du ravin j'eusse atteint l'autre bord ; 6+6 a
Ah ! j'aurais préféré des millions de mort ! 6+6 a
Que serait devenu loin de moi le seul être 6+6 a
Qui m'attendait ?… Hélas ! mieux eût valu peut-être ! 6+6 a
655 Dieu ne le permit pas ; au suprême moment 6+6 a
Où le pont s'abîmait sur le gouffre écumant, 6+6 a
Où l'avalanche en poudre affaissant sa colline 6+6 a
Fondait comme des pans de montagne en ruine, 6+6 a
Je franchissais le gouffre et l'arche d'un élan ; 6+6 a
660 Mais à peine mon pied touchait à l'autre pan, 6+6 a
Que l'ouragan s'échappe, et de toutes les crêtes 6+6 a
Fait voler dans les fonds l'écume des tempêtes, 6+6 a
Les lance en poudre, en flots immenses, tournoyans, 6+6 a
Comme l'étroit ravin de leurs blocs ondoyans, 6+6 a
665 Jusqu'aux gueules du pont les dresse, les entasse ; 6+6 a
L'arc-boutant de granit chancelle sous la masse, 6+6 a
Se précipite et roule, et sur ces noirs sommets 6+6 a
Du séjour des vivans nous sépare à jamais. 6+6 a
Je m'accrochai des mains aux angles de ravine 6+6 a
670 Qui tremblaient comme un cap que la mer déracine ; 6+6 a
Le roc concave et creux m'abritait, ses rebords 6+6 a
Du choc de l'avalanche y préservaient mon corps ; 6+6 a
J'embrasse cet appui pendant que la tourmente 6+6 a
De ses propres débris s'accélère, s'augmente ; 6+6 a
675 Et passe sur ma tête avec ses vents, ses flots, 6+6 a
Et sa mer de brouillard flottant dans son chaos. 6+6 a
Là, le sein sans haleine et le front sans pensée, 6+6 a
Comme une feuille morte au rameau balancée, 6+6 a
J'attendais que la neige entassant pli sur pli 6+6 a
680 M'eût du linceul glacé vivant enseveli ! 6+6 a
Je voyais, de ma niche, au souffle des rafales, 6+6 a
Se dérouler au loin les lames colossales, 6+6 a
Creuser de hauts sillons qui croulaient sur leurs flancs, 6+6 a
Surmonter leurs sommets par d'autres sommets blancs, 6+6 a
685 Se heurter, se briser, s'enfoncer en silence, 6+6 a
Jusqu'au ciel obscurci jaillir en gerbe immense, 6+6 a
Tournoyer en nuage et tomber ; chaque fois 6+6 a
Que la vague en pleuvant m'enfonçait sous son poids, 6+6 a
Pour m'arracher du gouffre et revoir la lumière, 6+6 a
690 Sous mes pieds, sous mes mains j'écrasais la poussière, 6+6 a
Et retardant ainsi l'instant, l'instant fatal, 6+6 a
Dressais contre la roche un nouveau piédestal ; 6+6 a
Oh ! quand une lueur me rendait l'espérance, 6+6 a
Que je bénissais Dieu d'être là sans Laurence ; 6+6 a
695 De savoir cet enfant sous la grotte endormi, 6+6 a
A l'abri de la mort où luttait son ami ! 6+6 a
Je ne me doutais pas qu'à ce péril suprême 6+6 a
Sa tendresse pour moi l'avait jeté lui-même ! 6+6 a
Pourtant dans ce chaos de bruit, de mouvemens, 6+6 a
700 A travers le roulis, les coups, les sifflemens, 6+6 a
Au milieu d'une pause et d'un affreux silence, 6+6 a
Deux fois je crus entendre, éteints par la distance, 6+6 a
Parmi les cris du vent des cris aigus courir, 6+6 a
Mon nom inachevé dans des sanglots mourir : 6+6 a
705 Mon cœur avait frémi…, mais c'était impossible ! 6+6 a
L'ange même de Dieu dans la mêlée horrible 6+6 a
De la neige et du vent luttant pour l'entasser, 6+6 a
Sur les ailes de feu n'eût pas osé passer ! 6+6 a
Je ne sais pas combien dura cette agonie ; 6+6 a
710 Quand la mort la mesure une heure est infinie, 6+6 a
Et pour mesurer l'heure et compter les momens 6+6 a
Je n'avais de mon cœur que les lourds battemens. 6+6 a
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Enfin le vent tomba ; le jour teignit les nues ; 6+6 a
Sa lueur m'éclaira des plages inconnues ; 6+6 a
715 Un souffle aigu du nord, courant comme un frisson, 6+6 a
Durcit la neige en poudre et la pluie en glaçon ; 6+6 a
Les abîmes mouvans, gelés à cette haleine, 6+6 a
Devinrent sous mes pas une solide plaine ; 6+6 a
J'orientai mon œil au soleil éclatant, 6+6 a
720 Je me précipitai dans l'antre, haletant : 6+6 a
Laurence !… l'écho seul me renvoya : Laurence ! 6+6 a
Mon cœur pétrifié plongea dans ce silence !… 6+6 a
Un éclair de terreur m'illumine à demi : 6+6 a
Il a bravé la mort pour sauver son ami ! 6+6 a
725 Je ressors à l'instant de la caverne vide, 6+6 a
Je cherche sur la neige une empreinte, une ride ; 6+6 a
J'appelle ; tout se tait ; je m'élance au hasard, 6+6 a
J'aurais voulu sonder l'espace d'un regard, 6+6 a
Mon oreille à mes cris attendait la réponse, 6+6 a
730 Comme un homme jugé dont l'arrêt se prononce ; 6+6 a
Entre l'affreux silence et le cri de ma voix 6+6 a
Dans un seul battement mon cœur mourut cent fois ; 6+6 a
Je tombais, quand la biche, à ma voix accourue, 6+6 a
Bondit autour de moi ; je frémis à sa vue ; 6+6 a
735 Elle lécha mes mains, et se mit à marcher 6+6 a
En se tournant vers moi comme pour me chercher, 6+6 a
Puis, franchissant d'un bond une blanche colline, 6+6 a
Disparut à mes yeux au fond d'une ravine. 6+6 a
Sur le rebord glissant d'un trait je la suivis ; 6+6 a
740 Le gouffre d'un regard fut sondé ; je la vis, 6+6 a
Sur la pente des rocs dont les arêtes nues 6+6 a
Hérissaient les frimas de leurs pointes aiguës, 6+6 a
Voler jusqu'au lit creux de l'abîme profond, 6+6 a
Écarter du museau la neige épaisse au fond, 6+6 a
745 Et découvrir au jour dans sa fosse glacée 6+6 a
Le corps inanimé de l'enfant ! La pensée 6+6 a
Ne franchit pas plus vite un espace idéal : 6+6 a
Je fus aussitôt qu'elle au fond du creux fatal ; 6+6 a
Sur la neige en monceaux que son pur sang colore, 6+6 a
750 Laurence évanoui, blessé, mais tiède encore, 6+6 a
Ses beaux cheveux souillés de sang et de glaçons, 6+6 a
Luttait avec la mort et ses derniers frissons ; 6+6 a
Je me jette sur lui, je le prends, je l'enlève, 6+6 a
Je l'emporte insensible et léger comme un rêve, 6+6 a
755 Comme une mère porte un enfant dans ses bras, 6+6 a
Sans en sentir le poids et sans faire un faux pas : 6+6 a
Comme si quelque force intérieure, intime, 6+6 a
M'eût aidé d'elle-même à remonter l'abîme ! 6+6 a
Dans la grotte à l'abri je fus en un moment ; 6+6 a
760 J'y déposai le corps toujours sans mouvement ; 6+6 a
Je rallumai du feu, je tournai vers la flamme 6+6 a
Les pieds ; et soutenant le front que la mort pâme 6+6 a
Sur mes genoux, du cri, du souffle, de la main, 6+6 a
J'y rappelai la vie, hélas ! longtemps en vain ! 6+6 a
765 Mes lèvres ne pouvaient réchauffer sur sa bouche 6+6 a
Le souffle évanoui ; je le mis sur ma couche, 6+6 a
J'étanchai sur son front le sang qui s'y gelait. 6+6 a
De sa poitrine encor d'autre sang ruisselait, 6+6 a
Et de son vêtement souillé les déchirures 6+6 a
770 M'indiquaient sur son corps aussi d'autres blessures. 6+6 a
Pour lui donner de l'air et pour les découvrir, 6+6 a
Je déchire des dents l'habit lent à s'ouvrir 6+6 a
Un sein de femme, ô ciel ! sous la sanglante toile ! 6+6 a
Ma main recule froide et mon regard se voile !… 6+6 a
775 Mon front tourne et bourdonne et bat sans sentiment, 6+6 a
Et je ne sais combien dura l'affreux moment ! 6+6 a
Cependant le péril me rend à la nature ; 6+6 a
Le sang que le froid glace aux bords de la blessure 6+6 a
Rentre dans la poitrine et semble l'étouffer ; 6+6 a
780 Rien là pour l'humecter, rien pour la réchauffer ! 6+6 a
Sur ce sein déchiré sans souffle je me penche, 6+6 a
De mes lèvres en feu je l'échauffe et l'étanche : 6+6 a
Il coule…, elle revit…, voit son sein découvert, 6+6 a
Rougit, ferme son' œil et ne l'a plus rouvert ! 6+6 a
785 De ses sens affaiblis le délire s'empare, 6+6 a
La fièvre ou la douleur dans ses rêves l'égare ; 6+6 a
Elle accuse ou bénit, mord ou baise ma main, 6+6 a
Puis enfin elle dort !… Oh ! quel réveil demain ! 6+6 a
Toute ma longue nuit déjà s'est écoulée 6+6 a
790 A presser dans mes doigts sa main toujours gelée, 6+6 a
A rappeler vingt fois le sang et la chaleur 6+6 a
A la plante des pieds réchauffés sur mon cœur : 6+6 a
A retenir la biche à côté sur sa mousse 6+6 a
Pour que de son duvet la tiédeur saine et douce, 6+6 a
795 En se communiquant de plus près corps à corps, 6+6 a
Ranimât par degré ses membres demi-morts ; 6+6 a
A mouiller d'un peu d'eau par la flamme attiédie 6+6 a
Sa tête ensanglantée ou sa tempe engourdie ; 6+6 a
A voir vers le matin son souffle sommeiller, 6+6 a
800 A retenir le mien de peur de l'éveiller ; 6+6 a
Puis quand l'accablement, qui succède au délire, 6+6 a
A son haleine égale à la fin s'est fait lire, 6+6 a
J'ai saisi par instinct ce moment de repos 6+6 a
Pour essuyer le sang qui durcit ses caillots ; 6+6 a
805 J'ai déchiré la toile, et de ses découpures 6+6 a
Arraché fil à fil le duvet des blessures ; 6+6 a
Séparant les anneaux de cheveux, j'ai lavé 6+6 a
Son front entre mes bras mollement soulevé, 6+6 a
De son flanc déchiré, j'ai d'une large bande 6+6 a
810 Fermé, sous un lin pur, la blessure plus grande, 6+6 a
Et déposé le corps doucement recouché ! 6+6 a
Tout tremblant, comme si ma main avait touché 6+6 a
Un enfant endormi retourné dans ses langes, 6+6 a
Ou comme un vil mortel qui toucherait des anges. 6+6 a
815 Elle a jeté sur tout un regard interdit ; 6+6 a
Puis, d'une voix éteinte et tendre, elle m'a dit : 6+6 a
« Il est donc vrai ! tu sais !… si je n'ai plus qu'une heure 6+6 a
« A vivre, oh ! Jocelyn, pardonne et que je meure ! 6+6 a
« Je t'ai trompé ; mon père ainsi l'avait voulu ; 6+6 a
820 « Je devais respecter mon serment absolu ! 6+6 a
« Il m'avait interdit à son moment suprême 6+6 a
« De révéler mon sexe à personne, à toi-même. 6+6 a
« Soit que sous cet habit qui dut me protéger, 6+6 a
« Il crût de son enfant les jours moins en danger, 6+6 a
825 « Soit qu'il eût je ne sais quelle autre prévoyance, 6+6 a
« Je devais à son ordre aveugle obéissance. 6+6 a
« Ah ! qu'il m'en a coûté de me cacher de toi ! 6+6 a
« Ah ! j'aurais dû penser que j'outrageais ta foi, 6+6 a
« Que nous n'étions pas deux, que mon âme et la tienne 6+6 a
830 « N'ont rien qui ne se mêle et qui ne s'appartienne. 6+6 a
« Faut-il te l'avouer ? Souvent je le pensai, 6+6 a
« Souvent je résolus, souvent je commençai ; 6+6 a
« Mais toujours, au moment de trahir mon mystère, 6+6 a
« Je ne sais quelle main me forçait à me taire. 6+6 a
835 « J'avais trop attendu déjà, je n'osais plus ; 6+6 a
« Mon front couvert de honte était rouge et confus ; 6+6 a
« Puis je savais ta vie et ta pieuse enfance, 6+6 a
« Je redoutais l'effet de cette confidence, 6+6 a
« J'avais peur du regard que tu me jetterais, 6+6 a
840 « Du son de voix, du mot froid que tu me dirais. 6+6 a
« Ce mot, pour moi, c'était ou la mort ou la vie ! 6+6 a
« Je mourais à tes pieds si tu m'avais bannie ! 6+6 a
« Oh ! pouvais-je risquer, contre un précoce aveu, 6+6 a
« Cent fois plus que ma vie à ce terrible jeu ? 6+6 a
845 « J'aimais mieux me fier à cette destinée 6+6 a
« Qui m'avait de si loin dans ton ombre amenée, 6+6 a
« Jouir du jour au jour, et remettre à plus tard ; 6+6 a
« Tout attendre de Dieu, du moment, du hasard. 6+6 a
« Ah ! ce hasard fatal n'est venu que trop vite ! 6+6 a
850 « Mais si ta main se ferme et si ton cœur hésite, 6+6 a
« Oh ! du moins, Jocelyn, je ne le saurai pas !… 6+6 a
« J'ai cherché la tempête et la mort sous tes pas ! 6+6 a
« Avec joie à la mort j'ai couru pour te suivre ; 6+6 a
« L'abîme me prend seule, et toi te laisse vivre. 6+6 a
855 « Tu sais tout, mais je meurs ! dis, me pardonnes-tu ? » 6+6 a
Oh ! les anges du ciel ont-ils cette vertu ? 6+6 a
Peuvent-ils de leurs mains, sans pitié pour eux-même, 6+6 a
Se déchirer en deux dans le cœur qui les aime ? 6+6 a
Pour moi, faible mortel, fait de sang et de chair, 6+6 a
860 Je ne pus me frapper sur un être si cher, 6+6 a
Et, repoussant l'amour dans le sein qui se donne, 6+6 a
Briser notre âme en deux : « Oh ! oui, je te pardonne, 6+6 a
« Lui dis-je, enfant ou sœur, pauvre être abandonné, 6+6 a
« L'amour que je te donne et que tu m'as donné ; 6+6 a
865 « De tous les noms sacrés dont sur terre on s'adore 6+6 a
« Je te nomme… et je t'aime, et j'en invente encore ! 6+6 a
« Ah ! vis pour les entendre et les répéter tous ! 6+6 a
« Que Dieu nous illumine et dispose de nous ; 6+6 a
« Dans ce ciel où ses mains nous ont portés d'avance, 6+6 a
870 « Comme deux esprits purs vivons en sa présence ; 6+6 a
« Et laissons-lui le soin, à lui seul, de nommer 6+6 a
« L'amour ou l'amitié dont il faut nous aimer ! » 6+6 a
On eût dit que sa vie eût coulé par ma bouche, 6+6 a
Et son cœur soulevait le manteau sur sa couche : 6+6 a
875 — « Que tu m'as fait de bien ! dit-elle. Oh ! quel bonheur ! 6+6 a
« Quoi, nous n'étions qu'amis, nous serons frère et sœur ! 6+6 a
« Frère ! sœur ! oh ! s'il est un nom encor plus tendre, 6+6 a
« Laisse-moi le chercher pour te le faire entendre ; 6+6 a
« Tu m'aimes donc de même après l'aveu fatal ? 6+6 a
880 — « C'est toujours toi !… Pourtant, Laurence, tu fis mal 6+6 a
« De me tromper ; on doit tout dire à ce qu'on aime ; 6+6 a
« Tu m'exposais, enfant, à me tromper moi-même, 6+6 a
« A prendre auprès de toi, sans soupçon, jour à jour, 6+6 a
« Pour la sainte amitié quelque coupable amour, 6+6 a
885 « A puiser dans tes yeux et dans la solitude 6+6 a
« D'un bonheur surhumain l'enivrante habitude, 6+6 a
« Et quand il eût fallu fuir et ne plus te voir, 6+6 a
« A mourir de ma honte ou de mon désespoir ; 6+6 a
« Car vois-tu, bien qu'encore aucun vœu ne me lie, 6+6 a
890 « Aux autels, tu le sais, j'ai destiné ma vie ; 6+6 a
« Ma promesse au Seigneur me dévouait à lui ; 6+6 a
« Qui sait si je puis même y manquer aujourd'hui ? 6+6 a
« Qui sait, lorsque le sang du martyre l'arrose, 6+6 a
« Si je puis en honneur abandonner sa cause ? 6+6 a
895 « De l'église où j'entrai sur mes pas revenir ? 6+6 a
« Et, sans m'être rendu par Dieu, m'appartenir ? 6+6 a
« Pour savoir quel arrêt d'en haut il faut attendre 6+6 a
« Par la voix des pasteurs j'ai besoin de l'entendre. 6+6 a
« Mais ne songe à présent qu'à vivre ; le rocher 6+6 a
900 « S'est écroulé ; d'ici nul ne peut approcher ! 6+6 a
« Avant qu'un autre été, vidant l'eau de l'abîme, 6+6 a
« Ait rejoint de nouveau la vallée à la cime ; 6+6 a
« L'aigle seul peut franchir le gouffre, et le Seigneur 6+6 a
« Pendant des mois entiers nous condamne au bonheur. » 6+6 a
905 — « Je vivrai, je le sens, Jocelyn, me dit-elle ; 6+6 a
« Oh ! du fond de la mort cette voix me rappelle ! 6+6 a
« Heureuse je vivrai toujours, toujours, toujours ! 6+6 a
« Que m'importe quels vœux enchaîneront tes jours, 6+6 a
« Ton travail en ce monde, et le pain dont tu vive, 6+6 a
910 « Et ton chemin ? si Dieu permet que je t'y suive, 6+6 a
« Si partout, comme ici, je t'entends, je te vois, 6+6 a
« Si je marche à ton ombre et m'éveille à ta voix, 6+6 a
« Si je suis en tout lieu ta sœur ou ta servante, 6+6 a
« Toute chose me plaît, ou m'est indifférente ! 6+6 a
915 « Tu m'aimes, c'est assez ; tu l'as dit ! que de toi 6+6 a
« Tout soit à l'univers, si le cœur est à moi ! » 6+6 a
— « Mais lui disais-je encor, tu ne sais pas peut-être 6+6 a
« Qu'au veuvage du cœur Dieu condamne le prêtre, 6+6 a
« Lui défend les doux noms et d'amant et d'époux, 6+6 a
920 « Et qu'il n'est à personne afin qu'il soit à tous ; 6+6 a
« Que si Dieu me voulait tout à son saint service, 6+6 a
« Il faudrait boire, hélas ! mon sang dans ce calice ; 6+6 a
» A vivre l'un sans l'autre un jour s'habituer 6+6 a
— « Alors, dit-elle, écoute ! il vaut mieux me tuer ! 6+6 a
925 « Mais à quoi penses-tu ? ce Dieu qui nous rassemble 6+6 a
« Ne nous a-t-il pas mis par la main, seuls ensemble, 6+6 a
« Perdus, nous unissant dans un exil commun, 6+6 a
« Plus qu'il n'unit jamais deux cœurs, deux sorts en un 6+6 a
« Ne m'a-t-il pas jeté sous tes pas comme on trouve 6+6 a
930 « L'enfant abandonné qu'on réchauffe et qu'on couve ? 6+6 a
« Me rejetteras-tu froide et morte à mon sort ? 6+6 a
« Lui diras-tu, Seigneur, mon frère unique est mort ? 6+6 a
« Lui consacreras-tu comme un encens ta vie 6+6 a
« Et la mienne ? oui, la mienne, après l'avoir ravie ? 6+6 a
935 « N'en maudirait-il pas l'abominable don ? 6+6 a
« N'appellerait-il pas ton remords par mon nom ? 6+6 a
« Oh ! non, sa volonté n'est plus un vain problème, 6+6 a
« Je me fie à l'arrêt qu'il a porté lui-même, 6+6 a
« A cet isolement complet dans ce désert, 6+6 a
940 « Au seul cœur, ici-bas, que sa main m'ait ouvert, 6+6 a
« A ce renversement des choses de la terre, 6+6 a
« Qui rend notre bonheur lui-même involontaire. 6+6 a
« Ah ! oui, grâce à ce Dieu, mon bonheur est ta loi 6+6 a
« Ni bonheur, ni vertu, dans ce monde, sans moi. » 6+6 a
945 J'hésitais ; elle mit ses deux doigts sur ma bouche, 6+6 a
Et de son autre main m'attirant vers sa couche, 6+6 a
« Jure-moi, jure-moi, dit-elle, ô Jocelyn, 6+6 a
« A moi ta pauvre sœur, à moi ton orphelin, 6+6 a
« Jure-moi mon bonheur devant Dieu qui l'ordonne ; 6+6 a
950 « Je jure de mourir, moi, si tu m'abandonne ! 6+6 a
« Et je sens que ma vie ou ma mort en suspens 6+6 a
« Vont sortir de ton cœur dans le mot que j'attends ! » 6+6 a
Et ses yeux sur les miens, et sa bouche entr'ouverte 6+6 a
Imploraient, aspiraient son triomphe ou sa perte. 6+6 a
955 Ah ! mon cœur tout entier criait pour elle en moi, 6+6 a
Un regard lui donna le gage de ma foi, 6+6 a
Et sur sa pâle main ma lèvre qui se colle 6+6 a
La retint à la vie avec une parole ! 6+6 a
D'heure en heure depuis elle se rétablit ; 6+6 a
960 Pour la première fois elle a quitté son lit, 6+6 a
Et d'un pas chancelant sur mon bras appuyée, 6+6 a
Elle a voulu marcher sur la neige essuyée : 6+6 a
O soleil de décembre, éclairas-tu jamais 6+6 a
Une plus pâle fleur d'hiver sur ces sommets ? 6+6 a
965 Que j'aimais à sentir ce poids de sa faiblesse, 6+6 a
A porter sur mon sein ce beau corps qui s'affaisse, 6+6 a
A penser que sans moi, ses pas, ses faibles pas 6+6 a
N'auraient pu soutenir ce qu'appuyait mon bras, 6+6 a
A rendre devant nous sa route plus unie, 6+6 a
970 A pétrir ou la glace ou la neige aplanie, 6+6 a
De peur que son beau pied qu'elles venaient blanchir, 6+6 a
N'eût à se soulever trop haut pour les franchir ! 6+6 a
Et comme son regard et comme son sourire 6+6 a
Et comme le bonheur qui dans ses traits respire, 6+6 a
975 Et comme de son cœur le tendre battement, 6+6 a
Sensible sur mon bras malgré son vêtement, 6+6 a
Pour me récompenser des soins de ma tendresse, 6+6 a
M'enivraient de sa vue et n'étaient que caresse ! 6+6 a
Un sang pur, le bonheur, le repos, la nature, 6+6 a
980 Ont bien vite fermé sa dernière blessure ; 6+6 a
Le souffle de la vie a bu d'un trait ses pleurs ; 6+6 a
Son visage un peu pâle a repris ses couleurs, 6+6 a
Et comme sur la rose, où flotte encor la pluie, 6+6 a
Un rayon fait briller la goutte qu'il essuie. 6+6 a
985 Ah ! si ce n'était pas que cet ange souffrait, 6+6 a
Même dans ce bonheur mon cœur regretterait 6+6 a
Ces longues nuits de veille autour de cette couche 6+6 a
A compter en tremblant les souffles de sa bouche, 6+6 a
Les battemens du pouls soulevés par le cœur ; 6+6 a
990 A promener ma main sur son front en sueur, 6+6 a
A retourner son corps allangui par là fièvre, 6+6 a
A verser larme à larme une eau fraîche à sa lèvre, 6+6 a
A voler au chevet si j'entendais gémir, 6+6 a
A voir son œil se clore, à l'écouter dormir ; 6+6 a
995 Ou quand le lourd sommeil, rebelle à mes prières, 6+6 a
Par un rêve agité fuyait de ses paupières, 6+6 a
A venir à la voix de l'enfant effrayé, 6+6 a
Mon coude au bord du lit tout près d'elle appuyé, 6+6 a
Pour l'assoupir un peu chercher dans ma mémoire, 6+6 a
1000 Ou dans mon cœur, d'amans quelque touchante histoire, 6+6 a
Oubliés comme nous du monde, et se faisant 6+6 a
D'eux-même et de leurs cœurs un monde suffisant, 6+6 a
Perdus sous l'œil de Dieu dans sa vaste nature, 6+6 a
Dans quelque île sans nom portés par aventure, 6+6 a
1005 Tels qu'en voit au matin le songe d'un amant, 6+6 a
Ou qu'en chante une mère en berçant son enfant ; 6+6 a
Et de voir sur son front sa terreur ou sa joie 6+6 a
Passer en humectant de pleurs ses cils de soie ; 6+6 a
Tandis que je roulais comme sur des fuseaux 6+6 a
1010 Ses cheveux sous mes doigts en moelleux écheveaux. 6+6 a
Quelquefois, je ne sais quelle timidité, 6+6 a
Comme le sentiment de notre nudité, 6+6 a
Devant elle me trouble et vient saisir mon âme, 6+6 a
Et je n'ose parler, en pensant qu'elle est femme ! 6+6 a
1015 Mais elle ne sent pas, dans sa chaste candeur, 6+6 a
Cette honte des sens qui me remonte au cœur ; 6+6 a
Son sentiment naïf dans cette âme si pure 6+6 a
A bien changé de nom, mais non pas de nature ; 6+6 a
C'est toujours de l'enfant l'ardente affection 6+6 a
1020 N'ayant qu'une pensée et qu'une passion, 6+6 a
Et ne soupçonnant pas, dans sa douce ignorance, 6+6 a
Que l'amour devant Dieu ne soit pas l'innocence ! 6+6 a
Au contraire, depuis nos doux aveux, souvent 6+6 a
Elle est plus caressante et plus libre qu'avant ; 6+6 a
1025 Avec moins d'abandon la vierge se confie 6+6 a
Au frère qui puisa du même sein la vie ; 6+6 a
Elle ne comprend pas pourquoi, depuis ce jour, 6+6 a
Je suis plus réservé pour avoir plus d'amour, 6+6 a
Et pourquoi, tout tremblant, de sa main je repousse 6+6 a
1030 De sa lèvre à mon front l'impression trop douce. 6+6 a
Moi pourtant je ne puis, comme avant, prolonger 6+6 a
Ces regards où le cœur au cœur va se plonger 6+6 a
Ni ses bras à mon cou, ni sa tête charmante 6+6 a
Sur mes genoux pliés, comme autrefois dormante, 6+6 a
1035 Ni ses cheveux jetés par le vent sur ma peau, 6+6 a
La faisant frissonner comme le vent fait l'eau, 6+6 a
Ni ces mots caressans où son amour se joue, 6+6 a
Ni sa main dans ma main, ni son front sur ma joue ; 6+6 a
Et quand, tel qu'un enfant qui joue avec le feu, 6+6 a
1040 Je retire ma tête et je la gronde un peu, 6+6 a
Quand je sors, tout ému, comme d'une fournaise, 6+6 a
Pour respirer dehors l'air glacé qui m'apaise ; 6+6 a
Elle pleure, elle dit que je ne l'aime pas, 6+6 a
Ou me boude, ou s'attache obstinée à mes pas ; 6+6 a
1045 Un sourire la calme et nous réconcilie, 6+6 a
Et je la laisse aimer et dire, et tout s'oublie ! 6+6 a
Pour nous conserver purs la nuit, sous l'œil de Dieu, 6+6 a
Après avoir prié nous nous disons adieu, 6+6 a
Et chacun va chercher sa couche solitaire, 6+6 a
1050 Elle sous le rocher, moi dehors sur la terre, 6+6 a
Dans un abri, de mousse et de feuillage, obscur, 6+6 a
Que je me suis creusé sous le rebord du mur. 6+6 a
Là, comme un chien fidèle au seuil de son asile, 6+6 a
Je lui garde sa vie et son sommeil tranquille ; 6+6 a
1055 Rien ne pourrait venir la troubler du dehors 6+6 a
Sans m'éveiller moi-même et passer sur mon corps ; 6+6 a
Oh ! que j'aime à sentir sous la pluie ou la neige, 6+6 a
Que des rigueurs de l'air cet abri la protège ; 6+6 a
Que je garde à ce prix cet ange du Seigneur, 6+6 a
1060 Sacrée et tout à lui jusqu'au jour du bonheur, 6+6 a
Jusqu'à l'heure où sa main, qui bénit ce qui s'aime, 6+6 a
Dans mon sein altéré, la jettera lui-même ! 6+6 a
Quelle douce pensée ! ah ! oui, mais quel effort, 6+6 a
De savoir qu'elle est là, là, si près, qu'elle y dort, 6+6 a
1065 Qu'elle y veille peut-être, et, par l'amour bercée, 6+6 a
S'y retourne cent fois sous la même pensée ? 6+6 a
Que l'ange de Dieu seul voit ses chastes appas ! 6+6 a
Qu'entre le ciel et moi je n'aurais qu'un seul pas ! 6+6 a
Oh ! que de fois chassé de ma brûlante couche, 6+6 a
1070 Le cri de mes désirs étouffé sur ma bouche, 6+6 a
Ainsi qu'un insensé qui se lève la nuit, 6+6 a
Fuyant dans les frimas l'image qui me suit, 6+6 a
Comme un faon égaré qui cherche sa compagne, 6+6 a
Pour fatiguer mes pas j'erre sur la montagne, 6+6 a
1075 Dans ma poitrine en feu j'aspire les vents froids, 6+6 a
Je pétris du glacier les cristaux dans mes doigts, 6+6 a
Jusqu'à ce qu'énervé de fatigue et de veille 6+6 a
Sur ma couche transie un moment je sommeille ! 6+6 a
Et que vite éveillé par des songes d'amour 6+6 a
1080 Avec impatience encor j'attends le jour, 6+6 a
Le moment où Laurence à son tour éveillée, 6+6 a
Et dans l'obscurité de la grotte habillée, 6+6 a
Vient, ses beaux yeux encor tout chargés de sommeil, 6+6 a
Comme une jeune sœur m'embrasser au réveil, 6+6 a
1085 Dans notre tiède abri par mon nom me rappelle, 6+6 a
Et vers le doux foyer m'entraînant auprès d'elle, 6+6 a
Sur un feu que la nuit couve sans l'étouffer, 6+6 a
Me prend entre ses mains mes mains pour les chauffer ! 6+6 a
Je ne sais quel respect à tant d'amour se mêle, 6+6 a
1090 Et s'accroît tous les jours dans mon âme pour elle ; 6+6 a
Comme un dieu je craindrais du doigt de la toucher ; 6+6 a
A ses pieds quelquefois je voudrais me coucher, 6+6 a
Pour que cet être, roi de toute la nature, 6+6 a
Me foulât sous son pas comme sa créature ; 6+6 a
1095 Plus son sourire est tendre et son regard m'est doux, 6+6 a
Plus je sens le besoin de tomber à genoux, 6+6 a
De consacrer mon cœur en lui rendant hommage, 6+6 a
Et d'adorer mon Dieu dans ce divin ouvrage. 6+6 a
Pour ne pas offenser ses sentimens chrétiens, 6+6 a
1100 Devant elle tremblant, pourtant je me retiens ; 6+6 a
Mais quand elle se baisse ou détourne la tête, 6+6 a
Qu'elle marche un moment devant moi, je m'arrête, 6+6 a
Je contemple sa forme avec recueillement, 6+6 a
Comme un être éthéré tombé du firmament 6+6 a
1105 Dont l'émanation éclaire la lumière 6+6 a
Et dont le pied céleste honore la poussière ; 6+6 a
Je suis avec les miens les traces de ses piés, 6+6 a
Comme si ce contact les eût sanctifiés ; 6+6 a
Dans l'air qu'elle occupait j'aime à prendre sa place, 6+6 a
1110 Comme si son passage eût consacré l'espace, 6+6 a
A marcher dans son ombre, à ramasser les fleurs 6+6 a
De l'herbe dont son corps a foulé les couleurs, 6+6 a
A respirer le vent qui dans ses cheveux joue, 6+6 a
Quand son front renversé comme un flot les secoue, 6+6 a
1115 Et l'air que sa poitrine a déjà respiré, 6+6 a
Comme un parfum du cœur par mon âme aspiré ! 6+6 a
Il semble qu'un contact avec ce que j'adore, 6+6 a
A cet être divin, moi mortel, m'incorpore, 6+6 a
Et que de mon néant un regard de ses yeux 6+6 a
1120 Pourrait, s'il le voulait, me soulever aux deux ! 6+6 a
Amour, dont les amans savent seuls le mystère, 6+6 a
Tu fais plus, ton regard met leur ciel sur la terre ! 6+6 a
Oh ! quels plans nous faisions sous l'arbre ce matin ! 6+6 a
Que ce présent pour elle encore a de lointain ! 6+6 a
1125 Que j'aimais à la voir avec l'air du délire, 6+6 a
Avec ses yeux rêveurs qui si loin semblaient lire, 6+6 a
Bâtir et renverser, et rebâtir encor, 6+6 a
Mille ombres de bonheur avec ses songes d'or, 6+6 a
Pour le temps où, sortis du désert où nous sommes, 6+6 a
1130 Nous serons descendus du ciel parmi les hommes ; 6+6 a
Soit que nous retrouvions dans ses manoirs chéris, 6+6 a
De ses biens paternels quelques nobles débris, 6+6 a
Et qu'au sein d'une large et somptueuse aisance 6+6 a
Notre amour de nos cœurs s'épanche en bienfaisance ; 6+6 a
1135 Soit que, déshérités de tout bien ici-bas, 6+6 a
Nous fécondions un coin de terre avec nos bras, 6+6 a
Et nous nous bâtissions dans notre étroit royaume, 6+6 a
Pour couver nos amours, un pauvre toit de chaume : 6+6 a
Ou que dans les cités pour gagner notre pain, 6+6 a
1140 Nous vivions d'un salaire et d'un travail de main, 6+6 a
Pauvre couple caché dans quelque chambre nue, 6+6 a
Abritant sous les toits une joie inconnue, 6+6 a
Achetant par le jour le doux repos du soir, 6+6 a
Puis au soleil couché revenant s'y rasseoir, 6+6 a
1145 Y rendre grâce à Dieu, dans leur reconnaissance, 6+6 a
De ce bonheur obscur caché sous l'indigence, 6+6 a
De cette chaste couche où l'amour les bénit, 6+6 a
De ces oiseaux en cage et chantant sur leur nid, 6+6 a
Et de ces beaux enfans qui se roulent à terre, 6+6 a
1150 Nus entre leur berceau et les pieds de leur mère 6+6 a
Un enfant ! ah ! ce nom couvre l'œil d'un nuage, 6+6 a
Un être qui serait elle et moi, notre image, 6+6 a
Notre céleste amour de terre se levant, 6+6 a
Notre union visible en un amour vivant, 6+6 a
1155 Nos figures, nos voix, nos âmes, nos pensées 6+6 a
Dans un élan de vie en un corps condensées, 6+6 a
Nous disant à toute heure en jouant devant nous 6+6 a
Vous vous mêlez en moi, regardez, je suis vous ! 6+6 a
Je suis le doux foyer où votre double flamme 6+6 a
1160 Sous ses rayons de vie a pu créer une âme ! 6+6 a
Ah ! ce rêve que Dieu pouvait seul inventer, 6+6 a
Sur la terre l'amour pouvait seul l'apporter ! 6+6 a
Le jour succède au jour, le mois au mois ; l'année 6+6 a
Sur sa pente de fleurs déjà roule entraînée. 6+6 a
1165 A tous momens, mon Dieu, je tombe à vos genoux, 6+6 a
Est-ce que votre ciel a des soleils plus doux ? 6+6 a
mètre profils métriques : 8, 6+6, 4+6
forme globale type : suite de strophes
logo du CRISCO logo de l'université