Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_8/LAM141
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
TROISIÈME ÉPOQUE
Quand ce soleil d'été, | foyer flottant de vie, 6+6 a
Me force à rabaisser | ma paupière éblouie, 6+6 a
Et sous ce voile ardent | m'éblouissant encor 6+6 b
Passe à travers mes cils | en tièdes reflets d'or ; 6+6 b
5 Quand ces rayons, frappant | ces neiges éternelles, 6+6 a
Rejaillissent de terre | en gerbes d'étincelles, 6+6 a
Font ressembler ces pics | et ce bleu firmament 6+6 b
A la mer qui blanchit | sur un roc écumant ; 6+6 b
Que dans ce ciel semblable | à des lacs sans rivage 6+6 a
10 Je ne vois que l'Éther | limpide où rien ne nage 6+6 a
Excepté l'aigle noir, | qui comme un point obscur 6+6 b
Semble dormir cloué | dans l'immobile azur, 6+6 b
Ou qui, bercé là haut | sur ses serres obliques, 6+6 a
S'abaisse en décrivant | des cercles concentriques, 6+6 a
15 Lance d'un revers d'aile | au soleil en plongeant, 6+6 b
De sa plume bronzée | un vif reflet d'argent, 6+6 b
Et jette, en me voyant | couché près de son aire, 6+6 a
Un cri d'étonnement | où vibre sa colère ; 6+6 a
Quand l'arbre ou le rocher | répand sous le rayon 6+6 b
20 Quelque île fraîche d'ombre | au milieu du gazon ; 6+6 b
Qu'étendu mollement | sur cette couche verte, 6+6 a
Du pavillon des cieux | seulement recouverte, 6+6 a
L'herbe haute, qu'un poids | de fleurs fait replier, 6+6 b
Dans ces gouffres touffus | m'engloutit tout entier ; 6+6 b
25 Que du foin desséché | le parfum m'environne, 6+6 a
Et que je n'entends rien | que l'air chaud qui bourdonne, 6+6 a
Mon souffle qui se mêle | à l'air vierge des cieux, 6+6 b
Ou ma tempe qui bat | mon front silencieux ; 6+6 b
Alors je sens en moi | des voluptés si vives, 6+6 a
30 Un si complet oubli | des heures fugitives, 6+6 a
Que mon âme, âmes sens | échappant quelquefois, 6+6 b
De son corps détaché | ne sent pas plus le poids 6+6 b
Que le cygne, essayant | son aile déjà forte, 6+6 a
Ne sent le poids léger | de l'aile qui le porte ! 6+6 a
35 J'aime dans ce silence | à me laisser bercer, 6+6 b
A ne me sentir plus | ni vivre ni penser ; 6+6 b
A croire que l'esprit | qu'en vain le corps rappelle, 6+6 a
A quitté sans retour | l'enveloppe mortelle 6+6 a
Et nage pour jamais | dans les rayons du ciel, 6+6 b
40 Comme dans ces rayons | d'été la mouche à miel ! 6+6 b
Dans cet état, où l'homme | en Dieu se transfigure, 6+6 a
Le temps fuit et renaît | sans que rien le mesure ; 6+6 a
On a le sentiment | de l'immortalité ; 6+6 b
Puis quand un souffle, un vol | d'un insecte d'été 6+6 b
45 Me rappelle à la fin | à mes sens que j'oublie, 6+6 a
Dans un plaisir amer | sur moi je me replie ; 6+6 a
Je sens que dans ce ciel | d'où je descends si las, 6+6 b
Dieu m'écoute, il est vrai, | mais ne me répond pas ; 6+6 b
Je cherche autour de moi, | là, plus bas, dans ce monde, 6+6 a
50 Quelque chose qui sente | avec moi, qui réponde ; 6+6 a
Mon cœur est trop rempli | pour ne pas déborder, 6+6 b
Et si mon sort voulait | seulement m'accorder 6+6 b
Un second cœur, un cœur | vide et muet encore, 6+6 a
Où la vie et l'amour | ne fissent que d'éclore ; 6+6 a
55 Cette ardeur que le mien | ne peut plus renfermer, 6+6 b
Suffirait pour l'étreindre | et pour le consumer ; 6+6 b
Je verserais en lui | le trop-plein de mon âme ; 6+6 a
Sa flamme servirait | d'aliment à ma flamme, 6+6 a
Cette double existence, | en multipliant moi, 6+6 b
60 Me rendrait, ô mon Dieu ! | comme une ombre de toi ; 6+6 b
Je sens que je pourrais | dans cet autre moi-même, 6+6 a
Jeter ce qui m'oppresse | et doubler ce que j'aime, 6+6 a
Au miroir de mon cœur | m'embrasser à mon tour, 6+6 b
Créer l'âme de l'âme, | et l'amour de l'amour, 6+6 b
65 Et comme ton regard | se voit dans ton ouvrage, 6+6 a
Consumé de mes feux, | m'aimer dans mon image ! 6+6 a
Alors ce dôme bleu | me semble un beau linceul, 6+6 b
J'entr'ouvre en vain mes bras | au vent, mon cœur est seul ; 6+6 b
Je cherche en vain des yeux | dans cette vie aride, 6+6 a
70 Je jette en vain un nom | au hasard à ce vide ; 6+6 a
Le désert seul, hélas ! | m'entoure et me répond, 6+6 b
Je vais du lac au pic | et de la grotte au pont, 6+6 b
Je reviens sur mes pas, | je m'assieds, je me lève, 6+6 a
Mon propre sein me pèse | et rien ne le soulève, 6+6 a
75 Il semble qu'à mon être | il manque une moitié, 6+6 b
Objet de chaste amour | ou de sainte amitié, 6+6 b
Que je marche à tâtons, | que je suis dans ce monde 6+6 a
Une voix qui n'a pas | d'écho qui lui réponde, 6+6 a
Un œil qui dans un œil | ne se réfléchit pas, 6+6 b
80 Un corps qui ne répand | point d'ombre sur ses pas, 6+6 b
Et que malgré ce ciel, | ce beau lieu qui m'enivre, 6+6 a
Vivre seul c'est languir ! | c'est attendre de vivre ! 6+6 a
Tout mon bonheur ainsi | se change en vague ennui ; 6+6 b
Solitude ! un Dieu seul | peut te remplir de lui ! 6+6 b
85 Poussé par cet instinct | qui vers l'homme m'attire, 6+6 a
J'ai franchi ce matin | le seuil de mon empire, 6+6 a
J'ai mesuré de l'œil | la chute du torrent, 6+6 b
J'ai touché de la main | l'arc-en-ciel transparent, 6+6 b
Et d'un pied plus hardi, | que l'audace accoutume, 6+6 a
90 Passé le roc tremblant | sous la voûte d'écume. 6+6 a
Dans l'herbe au moindre bruit | soigneux de me cacher, 6+6 b
Et les pieds nus, de peur | qu'on m'entendît marcher, 6+6 b
Suivant dans ses contours | le ravin qui serpente, 6+6 a
De ces monts, pas à pas, | j'ai descendu la pente 6+6 a
95 Jusqu'au bord d'une gorge | où j'entendais parfois 6+6 b
Mugir les bœufs du pâtre | et chanter une voix ; 6+6 b
Là, tapi sous la feuille, | et dérobé derrière 6+6 a
Les troncs des châtaigniers | qui bordent la clairière, 6+6 a
Sans être découvert, | pouvant tout entrevoir, 6+6 b
100 J'ai vu ce que mon cœur | aimait à concevoir, 6+6 b
Une scène de paix, | d'amour et d'innocence, 6+6 a
Que l'on rêve la nuit, | et qu'éveillé l'on pense ; 6+6 a
Image innée ! hélas ! | d'un temps qui nous a fui, 6+6 b
Que comme un souvenir | tout homme porte en lui ! 6+6 b
105 Des chèvres, des brebis, | et de grasses génisses, 6+6 a
Celles-là, se pendant | aux fleurs des précipices, 6+6 a
Celles-ci, dans le pré | plongeant jusqu'aux genoux, 6+6 b
Ruminaient en paissant | sous des buissons de houx, 6+6 b
Tandis que des taureaux, | jouant sur des pelouses, 6+6 a
110 Penchant leur tête oblique | et leurs cornes jalouses, 6+6 a
Sur leurs jarrets dressés, | choquaient comme deux blocs 6+6 b
Leur front sonore et lourd, | retentissant des chocs. 6+6 b
A l'angle d'un buisson, | sous un tronc de charmille, 6+6 a
Un jeune montagnard, | près d'une jeune fille, 6+6 a
115 Sur la même racine | étaient assis tous deux ; 6+6 b
Seuls, n'ayant que le ciel | et les bois autour d'eux ; 6+6 b
Ils gardaient sans soucis | ces troupeaux dont la cloche, 6+6 a
Comme un appel lointain, | tintait de roche en roche, 6+6 a
Laissaient veiller le dogue, | ou chantaient quelquefois 6+6 b
120 Pour qu'un chevreau perdu | se guidât sur la voix. 6+6 b
Les coudes appuyés | sur ses genoux, le pâtre 6+6 a
Penchait son front chargé | de cheveux noirs sur l'âtre 6+6 a
Où fumait parmi l'herbe | un reste de tison ; 6+6 b
Et regardant le sol, | du bout de son bâton 6+6 b
125 Il semblait au hasard | écrire sur la cendre ; 6+6 a
Sa rêverie avait | quelque chose de tendre, 6+6 a
Et quand il relevait | son front de ses genoux, 6+6 b
Qu'il ouvrait au grand jour | son œil limpide et doux, 6+6 b
Dans le pli gracieux | de sa lèvre ridée 6+6 a
130 On voyait en passant | sourire son idée ; 6+6 a
Et quand de son amour | ce regard s'inondait, 6+6 b
Un soupir contenu | de son sein débordait ; 6+6 b
Mais ce soupir n'était | qu'un élan sans tristesse, 6+6 a
Un poids levé du cœur | que le bonheur oppresse. 6+6 a
135 La jeune fille avait | cette fleur de beauté 6+6 b
Que n'a mûrie encore | aucun rayon d'été, 6+6 b
Ce duvet de la joue | où la rougeur colore 6+6 a
La moindre impression | qu'un regard fait éclore ; 6+6 a
Son œil humide et bleu | laissait lire au plein jour 6+6 b
140 La calme volupté | d'un mutuel amour ; 6+6 b
Pour cacher une honte, | une ombre, une pensée, 6+6 a
Sa paupière aux longs cils | n'était jamais baissée ; 6+6 a
Mais son regard posait | confiant, affermi, 6+6 b
Comme pose une main | dans la main d'un ami. 6+6 b
145 Un réseau noir serrait | ses cheveux dans sa maille ; 6+6 a
Deux tresses seulement | descendant sur sa taille, 6+6 a
Où quelques blanches fleurs | des prés s'entremêlaient, 6+6 b
Sur l'herbe derrière elle | en blonds anneaux roulaient ; 6+6 b
Un étroit corset rouge | embrassait sa ceinture ; 6+6 a
150 Une robe aux plis lourds | et de couleur obscure 6+6 a
Lui venait à mi-jambe, | et laissait voir ses pieds 6+6 b
Nus et blancs, sur la mousse | au soleil appuyés, 6+6 b
Comme dans les débris | dont la terre est couverte, 6+6 a
Deux pieds de marbre blanc | brillent sur l'herbe verte ; 6+6 a
155 Ses doigts tressaient l'osier, | tandis que son regard 6+6 b
Dans le vague du pré | s'égarait au hasard. 6+6 b
L'heure ainsi s'en allait | l'une à l'autre semblable, 6+6 a
L'ombre tournait autour | des troncs noueux d'érable, 6+6 a
Le bœuf rassasié, | sur l'herbe se couchait, 6+6 b
160 Des dormantes brebis | l'agneau se rapprochait, 6+6 b
Sans que les deux amans, | ivres de solitude, 6+6 a
Changeassent de bonheur, | de regard, d'attitude. 6+6 a
On voyait à la paix | de leur lent entretien, 6+6 b
Que leur cœur n'était pas | vide comme le mien ; 6+6 b
165 A peine quelques mots, | de distance en distance, 6+6 a
S'écoulaient de leur lèvre | et troublaient le silence, 6+6 a
Comme une eau qui s'enfuit | d'un bassin transparent 6+6 b
S'échappe goutte à goutte | et coule en murmurant. 6+6 b
Quand le soleil, qui monte | en raccourcissant l'ombre, 6+6 a
170 Fut à moitié du ciel, | sur l'herbe molle et sombre 6+6 a
Le jeune homme étendit | son corps pour sommeiller, 6+6 b
Et, comme abandonnant | son front à l'oreiller, 6+6 b
Sur les genoux pliés | de sa paisible amie, 6+6 a
Laissa tomber son coude | et sa tête endormie. 6+6 a
175 Elle ne dormait pas | pendant qu'il sommeillait, 6+6 b
Mais essuyant son front | que la sueur mouillait, 6+6 b
Jouant dans ses cheveux | avec ses doigts d'ivoire, 6+6 a
Roulait et déroulait | leur boucle épaisse et noire. 6+6 a
L'heure du repas vint ; | ils mangèrent ; leur main 6+6 b
180 Puisa le même lait, | rompit le même pain. 6+6 b
Leurs genoux rapprochés | leur servirent de table ; 6+6 a
Ils choisirent la fraise | au même plat d'érable, 6+6 a
Partagèrent la grappe | et le rayon de miel, 6+6 b
Et dans la même coupe | ils burent l'eau du ciel. 6+6 b
185 Mais le rayon du soir, | qui pompe les orages, 6+6 a
Sur le vallon plus sombre | abaissait les nuages ; 6+6 a
La feuille qu'à midi | le vent laissait dormir, 6+6 b
Dans les bois murmurans | commença de frémir, 6+6 b
Et, comme aux flancs des monts | un brouillard qui s'essuie, 6+6 a
190 La brume descendit | sur l'herbe en fine pluie ; 6+6 a
Ils vinrent s'abriter | contre le tronc noirci 6+6 b
Du hêtre, où le troupeau | se rassemblait aussi ; 6+6 b
Et, comme au bruit du vent | qui secouait sa voûte, 6+6 a
La feuille sur leurs cous | distillait goutte à goutte, 6+6 a
195 Sous les flancs ténébreux | d'une arche de rocher 6+6 b
Où les oiseaux mouillés | à l'abri vont percher, 6+6 b
Dérobés à mes yeux | par un rideau d'ombrage, 6+6 a
Ils laissèrent en paix | égoutter le nuage. 6+6 a
En écoutant de loin | leur naïf entretien, 6+6 b
200 Jaloux, je comparais | leur sort avec le mien ; 6+6 b
Et le vent m'apportait | quelque rire folâtre, 6+6 a
Où se mêlait la voix | de la vierge et du pâtre. 6+6 a
Je quittai cette scène, | emportant dans mes yeux 6+6 b
Ce tableau du bonheur | comme un rêve des cieux, 6+6 b
205 Plus dévoré du feu | de mon inquiétude, 6+6 a
Plus seul dans ma pensée | et dans ma solitude, 6+6 a
Et me promettant bien | de ne plus m'approcher 6+6 b
De ces eaux où ma soif | s'accroît sans s'étancher. 6+6 b
Il repose ; écrivons. | Quel jour ! quelle semaine ! 6+6 a
210 De deuil et de bonheur | pour moi comme elle est pleine ! 6+6 a
Et par quel coup de foudre, | hélas ! ai-je acheté 6+6 b
Cet enfant, compagnon | de mon adversité ? 6+6 b
Le jour baissait ; j'avais | passé l'heure après l'heure ; 6+6 a
Errant de site en site | autour de ma demeure, 6+6 a
215 Je venais de m'asseoir | sur le roc incliné 6+6 b
Qu'en tombant des hauteurs | la cascade a miné ; 6+6 b
Mes jambes et mon front | pendaient sur cet abîme, 6+6 a
Et je suivais des yeux | ce tourbillon sublime 6+6 a
Qui, m'enivrant de bruit | et d'étourdissement, 6+6 b
220 De mes propres pensers | m'ôtait le sentiment ; 6+6 b
Je dominais de là | l'ouverture profonde 6+6 a
Où la neige d'été | roule en poudre avec Ponde, 6+6 a
Et le pont naturel | qui sur son double bord 6+6 b
Se dresse, et de mon lac | défend l'affreux abord. 6+6 b
225 Mon âme se laissait, | indolemment bercée, 6+6 a
Emporter flots à flots | et pensée à pensée, 6+6 a
Et se perdant au sein | de ces œuvres de Dieu, 6+6 b
Était déjà bien loin | et du jour et du lieu ; 6+6 b
Quand un coup de fusil, | que l'écho répercute, 6+6 a
230 Tonne et roule au-dessus | du bruit sourd de la chute. 6+6 a
Je m'éveille en sursaut, | je me lève, je vois 6+6 b
Deux soldats poursuivant | deux proscrits aux abois : 6+6 b
A peine séparés | par une courte avance, 6+6 a
Les fuyards n'avaient plus | qu'une faible espérance ; 6+6 a
235 Les soldats rechargeaient | leurs armes en courant ; 6+6 b
Les deux proscrits touchaient | aux parois du torrent, 6+6 b
Il fallait ou périr, | ou trouver un passage. 6+6 a
Ils s'arrêtent glacés | d'horreur sur le rivage ; 6+6 a
Le gouffre est sous leurs yeux | et la mort sur leurs pas. 6+6 b
240 Je les vois s'embrasser ; | je ne réfléchis pas 6+6 b
Qu'un cri de mon séjour | va trahir le mystère ; 6+6 a
Je jette un cri soudain, | perçant, involontaire ; 6+6 a
Ils m'entendent, j'accours ; | je montre de ma main 6+6 b
Sur le gouffre fumant, | le hasardeux chemin. 6+6 b
245 Aussitôt des proscrits | le plus âgé s'élance, 6+6 a
Donnant la main à l'autre | encore dans l'enfance ; 6+6 a
Pour soutenir leurs pas | j'accours de mon côté ; 6+6 b
Au droit sommet du pont | ils ont déjà monté ; 6+6 b
Déjà le plus âgé | me tend du haut de l'arche 6+6 a
250 L'enfant pâle et tremblant | dont je soutiens la marche ; 6+6 a
« Sauvez, sauvez, dit-il, | généreux étranger, 6+6 b
« Cet enfant que je vais | ou défendre ou venger ; 6+6 b
« J'entraînerai du moins | ses bourreaux dans ma chute ; 6+6 a
« Fuyez, et que ma mort | vous donne une minute ! » 6+6 a
255 Déjà les deux soldats, | poussés par leur ardeur, 6+6 b
Sans sonder du ravin | l'immense profondeur, 6+6 b
Sur ces blocs suspendus, | plus polis que la glace 6+6 a
Leurs crosses à l'épaule | avançaient sur sa trace. 6+6 a
Quand le proscrit les voit | au plus horrible pas, 6+6 b
260 Il arme son fusil | pour un douille trépas ; 6+6 b
Quatre éclairs à la fois | jaillissent de la pierre, 6+6 a
Les quatre coups partis | ne font qu'un seul tonnerre ; 6+6 a
Les deux soldats, frappés | par cette double mort, 6+6 b
Tombent comme un seul bloc, | glissent, roulent du bord ; 6+6 b
265 En vain leurs doigts crispés | et leurs dents convulsives 6+6 a
Du pont sans parapet | pressent, mordent les rives, 6+6 a
La cascade les jette | à l'abîme ondoyant, 6+6 b
Leurs jambes et leurs bras | plongent en tournoyant, 6+6 b
Tout leur corps sur le roc, | pilé par l'avalanche, 6+6 a
270 N'est plus qu'un point obscur | dans sa poussière blanche ; 6+6 a
Le proscrit, qui les voit | tomber, encor debout, 6+6 b
Sent sa poitrine enfin | saignant d'un double coup : 6+6 b
Son sang, dont ce regard | suspendait seul la perte, 6+6 a
S'échappe en deux ruisseaux | de sa chemise ouverte ; 6+6 a
275 Il tente un pas, son pied | ne peut le soutenir, 6+6 b
Il va rouler ; mon bras | a su le retenir ; 6+6 b
Je le traîne expirant | sur l'herbe du rivage. 6+6 a
Le bonheur et la mort | luttent sur son visage ; 6+6 a
Il baise avec amour | son fusil triomphant, 6+6 b
280 Sa voix rend la parole | et l'âme à son enfant. 6+6 b
Nous étanchons son sang, | nous lavons sa blessure, 6+6 a
Puis, formant à la hâte | un brancard de verdure, 6+6 a
L'enfant portant les pieds, | moi le front, nous marchons, 6+6 b
Et dans ma grotte enfin | mourant nous le couchons. 6+6 b
285 Étendu sur un lit | de mousse ensanglantée, 6+6 a
Sur les bras de son fils | sa tête était jetée ; 6+6 a
Son regard seul sur lui | pouvait se soulever, 6+6 b
Quelquefois il semblait | s'endormir et rêver, 6+6 b
Et sur son lit, sa main | échappée à la mienne 6+6 a
290 Cherchait, en tâtonnant | un fil qui la retienne. 6+6 a
Le pauvre enfant voulait | me dérober en vain 6+6 b
Des sanglots qui sortaient | malgré lui de son sein ; 6+6 b
Chaque fois qu'il levait | son front pâli d'alarmes, 6+6 a
Je voyais dans ses yeux | rouler de grosses larmes, 6+6 a
295 Qui pleuvaient sur le front | que son cœur appuyait, 6+6 b
Et qu'un baiser craintif | de sa bouche essuyait ; 6+6 b
Puis il interrogeait | mes yeux comme pour lire 6+6 a
L'affreuse vérité | que je n'osais lui dire, 6+6 a
Et, quand malgré mes yeux | mon trouble lui parlait, 6+6 b
300 De ses bras convulsifs | l'étreinte redoublait ; 6+6 b
Il me jetait dans l'ombre | un regard de colère, 6+6 a
Et, de son corps entier | enveloppant son père, 6+6 a
Il semblait défier | le ciel et le trépas 6+6 b
De pouvoir arracher | ce mourant de ses bras ; 6+6 b
305 Alors ses blonds cheveux | tombant sur son visage, 6+6 a
Mêlés aux cheveux blancs | de ce front d'un autre âge, 6+6 a
Me cachaient leur figure, | et je n'entendais plus 6+6 b
De baisers, de sanglots, | qu'un murmure confus, 6+6 b
Deux souffles confondus | dans une seule haleine, 6+6 a
310 Tantôt forte, tantôt | se distinguant à peine, 6+6 a
Où les derniers élans | de deux cœurs, de deux voix 6+6 b
Semblaient se ranimer | et s'éteindre à la fois. 6+6 b
Ma torche cependant | dans ces mornes ténèbres 6+6 a
Jetait son jour rougeâtre | et ses vapeurs funèbres ; 6+6 a
315 Moi, debout dans un coin | de la grotte, à l'écart, 6+6 b
De peur de profaner | la douleur d'un regard, 6+6 b
Tantôt je ranimais | la torche évanouie, 6+6 a
Tantôt, pour réveiller | quelque signe de vie, 6+6 a
Je jetais au blessé | l'eau froide du courant, 6+6 b
320 Ou soufflais la chaleur | sur les pieds du mourant ; 6+6 b
Et, tantôt à genoux | dans l'ombre la plus noire, 6+6 a
Cherchant les chants sacrés | épars dans ma mémoire, 6+6 a
Le Christ entre mes mains, | je murmurais tout bas 6+6 b
Les hymnes dont la foi | berce encor le trépas, 6+6 b
325 Afin qu'une prière | au moins, de cette terre, 6+6 a
Précédât dans le ciel | cette âme solitaire ! 6+6 a
La moitié de la nuit | ainsi se consuma ; 6+6 b
Vers l'aurore, la vie | un peu se ranima. 6+6 b
Il contempla son fils, | il jeta sur la voûte 6+6 a
330 Un regard où semblait | hésiter quelque doute, 6+6 a
Puis, reportant sur moi | l'œil fixe de la mort, 6+6 b
Et recueillant ses sens | en un dernier effort : 6+6 b
« Je meurs, murmura-t-il, | et le ciel vous confie 6+6 a
« Ce fils mon seul regret, | ce fils mon autre vie ; 6+6 a
335 « Veillez sur ce destin | que j'abandonne à Dieu ! 6+6 b
« Soyez pour lui, soyez | un père, un frère ! Adieu ! » 6+6 b
La parole à sa lèvre, | hélas ! montait encore, 6+6 a
Mais dans les sons éteints | ne pouvait plus éclore ; 6+6 a
De momens en momens | sa tête s'égarait ; 6+6 b
340 Aucun fil ne liait | les mots qu'il murmurait ; 6+6 b
Il parlait aux absens, | aux morts, à sa famille ; 6+6 a
Et regardant son fils, | il appelait sa fille. 6+6 a
Enfin, quand le regard | s'éteignit dans ses yeux, 6+6 b
Il posa sur sa bouche | un doigt mystérieux, 6+6 b
345 Et d'un reste de voix | nommant encor Laurence, 6+6 a
Il mourut en faisant | le geste du silence !… 6+6 a
J'ai passé tout ce jour | comme dans un tombeau, 6+6 b
Le mort enveloppé | dans son sanglant manteau, 6+6 b
Le pauvre enfant auprès, | étendu sur la terre, 6+6 a
350 Le front enseveli | dans le linceul du père, 6+6 a
Tantôt comme endormi | sur le même oreiller, 6+6 b
Tantôt comme écoutant | son père sommeiller, 6+6 b
Soulevant le manteau | qui couvre sa figure, 6+6 a
Prenant pour son haleine | un souffle qui murmure, 6+6 a
355 Collant longtemps l'oreille | à sa bouche, et longtemps 6+6 b
Retenant dans son sein | ses sanglots haletans ; 6+6 b
Puis enfin détrompé, | sur le front mort qu'il pleure, 6+6 a
Attachant un regard | triste et long comme l'heure, 6+6 a
Un de ces forts regards | qui semble en un moment 6+6 b
360 Concentrer toute une âme | en un seul sentiment, 6+6 b
Et qui rendrait, hélas ! | la vie à la mort même 6+6 a
Si l'amour seul pouvait | ranimer ce qu'il aime ! 6+6 a
Pendant qu'un lourd sommeil | plus fort que nos douleurs 6+6 b
Fermait enfin les yeux | de l'enfant dans ses pleurs, 6+6 b
365 J'ai dénoué ses bras | du corps froid de son père, 6+6 a
Et j'ai rendu ce soir | la dépouille à la terre. 6+6 a
Au bord du lac, il est | une plage dont l'eau 6+6 b
Ne peut même en hiver | atteindre le niveau ; 6+6 b
Mais où le flot, qui bat | jour et nuit sur sa grève, 6+6 a
370 Déroule un sable fin | qu'en dunes il élève. 6+6 a
Là, le mur du rocher, | sous sa concavité, 6+6 b
Couvre un tertre plus vert | de son ombre abrité ; 6+6 b
La roche en cet endroit | par sa forme rappelle 6+6 a
Le chœur obscur et bas | d'une antique chapelle, 6+6 a
375 Quand la nature en a | revêtu les débris 6+6 b
De liane rampante | et d'arbustes fleuris. 6+6 b
Là, du pauvre étranger, | la nuit, mes mains creusèrent 6+6 a
La couche dans la terre | et mes pleurs l'arrosèrent ; 6+6 a
Et les mots consacrés | à ce suprême adieu 6+6 b
380 Remirent son sommeil | et son réveil à Dieu. 6+6 b
Puis pour sanctifier | la place par un signe, 6+6 a
Et de son saint dépôt | la rendre à jamais digne, 6+6 a
Je fis tomber d'en haut | cinq grands blocs suspendus, 6+6 b
Gigantesque débris | de ces rochers fendus ; 6+6 b
385 Et les groupant en croix | sur la couche de sable, 6+6 a
J'imprimai sur le sol | ce signe impérissable ; 6+6 a
Bientôt la giroflée | et les câpriers verts 6+6 b
De réseaux et de fleurs | les auront recouverts, 6+6 b
Et le cygne y viendra, | saint et charmant présage, 6+6 a
390 En sortant de la vague, | y changer de plumage. 6+6 a
Nos cœurs se sont ouverts ; | mon jeune compagnon 6+6 b
M'a confié ce soir | son histoire et son nom ; 6+6 b
Il est fils d'un proscrit, | il se nomme Laurence ; 6+6 a
Sa jeune mère est morte | en lui donnant naissance ; 6+6 a
395 Il n'a ni sœur ni frère ; | à seize ans parvenu, 6+6 b
Dans toute son enfance, | il n'a jamais connu 6+6 b
D'autres soins, d'autre amour, | d'autre front sur la terre, 6+6 a
Que les soins, que l'amour, | que le front de son père. 6+6 a
Heureux avec lui seul, | et près de lui toujours, 6+6 b
400 Jusqu'à ces temps de meurtre | il a passé ses jours 6+6 b
Dans un manoir désert | d'une aride campagne, 6+6 a
Sur les bords orageux | de la mer de Bretagne ; 6+6 a
Quand l'orage civil | en ces lieux retentit, 6+6 b
Pour ses lois et son Dieu | son père combattit ; 6+6 b
405 Vaincu, forcé de fuir | ses champs héréditaires, 6+6 a
Cachant sous un faux nom | son nom et ses misères, 6+6 a
Il avait traversé | la France avec son fils ; 6+6 b
Du haut de ces sommets | qu'il visita jadis, 6+6 b
D'espoir et de bonheur | l'âme déjà remplie, 6+6 a
410 Ses yeux voyaient de près | les champs de l'Italie, 6+6 a
Quand, aux bords de l'Isère | aperçu, des soldats 6+6 b
Par de vils délateurs | sont lancés sur ses pas ; 6+6 b
Ils allaient échapper | dans la nuit ; nuit funeste ! 6+6 a
Ses larmes l'étouffaient, | et je savais le reste. 6+6 a
415 Mon cœur me l'avait dit : | toute âme est sœur d'une âme ; 6+6 b
Dieu les créa par couple | et les fit homme ou femme ; 6+6 b
Le monde peut en vain | un temps les séparer, 6+6 a
Leur destin tôt ou tard | est de se rencontrer ; 6+6 a
Et quand ces sœurs du ciel | ici-bas se rencontrent, 6+6 b
420 D'invincibles instincts | l'une à l'autre les montrent ; 6+6 b
Chaque âme de sa force | attire sa moitié. 6+6 a
Cette rencontre, c'est | l'amour ou l'amitié, 6+6 a
Seule et même union | qu'un mot différent nomme, 6+6 b
Selon l'être et le sexe | en qui Dieu la consomme, 6+6 b
425 Mais qui n'est que l'éclair | qui révèle à chacun 6+6 a
L'être qui le complète, | et de deux n'en fait qu'un. 6+6 a
Quand il a lui, le feu | du ciel est moins rapide. 6+6 b
L'œil ne cherche plus rien, | l'âme n'a plus de vide, 6+6 b
Par l'infaillible instinct | le cœur soudain frappé, 6+6 a
430 Ne craint pas de retour, | ni de s'être trompé ; 6+6 a
On est plein d'un attrait | qu'on n'a pas senti naître, 6+6 b
Avant de se parler | on croit se reconnaître, 6+6 b
Pour tous les jours passés | on n'a plus un regard, 6+6 a
On regrette, on gémit | de s'être vu trop tard, 6+6 a
435 On est d'accord sur tout | avant de se répondre, 6+6 b
L'âme de plus en plus | aspire à se confondre ; 6+6 b
C'est le rayon du ciel, | par l'eau répercuté, 6+6 a
Qui remonte au rayon | pour doubler sa clarté ; 6+6 a
C'est le son qui revient | de l'écho qui répète, 6+6 b
440 Seconde et même voix, | à la voix qui le jette ; 6+6 b
C'est l'ombre qu'avec nous | le soleil voit marcher, 6+6 a
Sœur du corps, qu'à nos pas | on ne peut arracher. 6+6 a
Vous me l'avez donné | ce complément de vie, 6+6 b
Mon Dieu ! ma soif d'aimer | est enfin assouvie. 6+6 b
445 Du jour où cet enfant | sous ma grotte est venu, 6+6 a
Tout ce que je rêvais | jadis, je l'ai connu. 6+6 a
Pour la première fois, | moi, dont l'âme isolée 6+6 b
A d'autres jusqu'ici | ne s'était pas mêlée, 6+6 b
Moi qui trouvais toujours | dans ce qui m'approchait 6+6 a
450 Quelque chose de moins | que mon cœur ne cherchait ; 6+6 a
Au visage, au regard, | au son de voix, au geste, 6+6 b
A l'émanation | de ce rayon céleste, 6+6 b
Aux premières douceurs | du premier entretien, 6+6 a
Au cœur de cet enfant | j'ai reconnu le mien. 6+6 a
455 Mon âme, que rongeait | sa vague solitude, 6+6 b
A répandu sur lui | toute sa plénitude. 6+6 b
Et mon cœur abusé, | ne comptant plus les jours, 6+6 a
Croit en l'aimant d'hier | l'avoir aimé toujours. 6+6 a
Je ne sens plus le poids | du temps ; le vol de l'heure 6+6 b
460 D'une aile égale et douce | en s'écoulant m'effleure ; 6+6 b
Je voudrais chaque soir | que le jour avancé 6+6 a
Fût encore au matin | à peine commencé ; 6+6 a
Ou plutôt que le jour | naisse ou meure dans l'ombre, 6+6 b
Que le ciel du vallon | soit rayonnant ou sombre, 6+6 b
465 Que l'alouette chante | ou non à mon réveil, 6+6 a
Mon cœur ne dépend plus | d'un rayon de soleil, 6+6 a
De la saison qui fuit, | du nuage qui passe ; 6+6 b
Son bonheur est en lui ; | toute heure, toute place, 6+6 b
Toute saison, tout ciel, | sont bons quand on est deux ; 6+6 a
470 Qu'importe aux cœurs unis | ce qui change autour d'eux ? 6+6 a
L'un à l'autre ils se font | leur temps, leur ciel, leur monde ; 6+6 b
L'heure qui fuit revient | plus pleine et plus féconde, 6+6 b
Leur cœur intarissable, | et l'un à l'autre ouvert, 6+6 a
Leur est un firmament | qui n'est jamais couvert. 6+6 a
475 Ils y plongent sans ombre, | ils y lisent sans voile, 6+6 b
Un horizon nouveau | sans cesse s'y dévoile ; 6+6 b
Du mot de chaque ami | le retentissement 6+6 a
Éveille au sein de l'autre | un même sentiment ; 6+6 a
La parole dont l'un | révèle sa pensée 6+6 b
480 Sur les lèvres de l'autre | est déjà commencée ; 6+6 b
Le geste aide le mot, | l'œil explique le cœur, 6+6 a
L'âme coule toujours | et n'a plus de langueur ; 6+6 a
D'un univers nouveau | l'impression commune 6+6 b
Vibre à la fois, s'y fond, | et ne fait bientôt qu'une ; 6+6 b
485 Dans cet autre soi-même, | où tout va retentir, 6+6 a
On se regarde vivre, | on s'écoute sentir ; 6+6 a
En laissant échapper | sa pensée ingénue, 6+6 b
On s'explique, on se crée | une langue inconnue ; 6+6 b
En entendant le mot | que l'on cherchait en soi, 6+6 a
490 On se comprend soi-même, | on rêve, on dit : C'est moi ! 6+6 a
Dans sa vivante image, | on trouve son emblème, 6+6 b
On admire le monde | à travers ce qu'on aime ; 6+6 b
Et la vie appuyée, | appuyant tour à tour, 6+6 a
Est un fardeau sacré | qu'on porte avec amour ! 6+6 a
495 Quand je reviens le soir | de mes lointaines chasses, 6+6 b
Les pieds meurtris, les doigts | déchirés par les glaces, 6+6 b
Rapportant sur mon dos | l'élan ou le chamois, 6+6 a
Et que du haut d'un pic | du plus loin j'aperçois 6+6 a
Mon lac bleu resserré | comme un peu d'eau qui tremble 6+6 b
500 Dans le creux de la main | où l'enfant la rassemble, 6+6 b
Le feston vert bordant | sa coupe de granit, 6+6 a
De mes chênes penchés | la tête qui jaunit, 6+6 a
Et vacillante au fond | de la grotte qui fume, 6+6 b
La lueur du foyer | que Laurence rallume ; 6+6 b
505 Quand je rêve un moment, | quand je me dis : Là-bas, 6+6 a
Dans ce point lumineux | qu'un lynx ne verrait pas, 6+6 a
J'ai la meilleure part, | l'autre part de moi-même, 6+6 b
Un regard qui me cherche, | un souvenir qui m'aime, 6+6 b
Un ami dont mon pas | fera battre le cœur, 6+6 a
510 Un être dont le ciel | m'a fait le protecteur, 6+6 a
Pour moi tout, et pour qui | je suis tout sur la terre, 6+6 b
Patrie, amis, parais, | mère, sœur, frère et père, 6+6 b
Qui compte tous mes pas | dans son cœur palpitant, 6+6 a
Et pour qui loin de moi | le jour n'a qu'un instant, 6+6 a
515 L'instant où, de ces monts | me voyant redescendre, 6+6 b
Il vient de ses deux bras | à mon cou se suspendre, 6+6 b
Et, bondissant après | comme un jeune chevreuil, 6+6 a
En courant devant moi | m'entraîne à notre seuil. 6+6 a
Alors, pressant le pas | sur mon chemin de neige, 6+6 b
520 Je me trace de l'œil | le sentier qui l'abrège ; 6+6 b
Le glacier suspendu | m'oppose en vain son mur, 6+6 a
Je me laisse glisser | sur ses pentes d'azur ; 6+6 a
Je retrouve Laurence | au pied de la montagne, 6+6 b
Car je ne permets pas | encor qu'il m'accompagne ; 6+6 b
525 Il passe alors son bras | plus faible sous le mien ; 6+6 a
Je lui conte mon jour, | il me conte le sien ; 6+6 a
Nous rentrons, il me dit | combien nos tourterelles 6+6 b
Ont couvé le matin | d'œufs éclos sous leurs ailes, 6+6 b
Combien la chèvre noire | a donné de son lait, 6+6 a
530 Ou de petits poissons | ont rempli son filet ; 6+6 a
Il me montre les tas | de mousses et de feuille 6+6 b
Que pour tapisser l'antre | avant l'hiver il cueille, 6+6 b
Les fruits qu'il a goûtés | et rapportés du bois, 6+6 a
Et dont l'épine aiguë | ensanglante ses doigts, 6+6 a
535 Les bras de vigne vierge, | ou de lierre qui flotte, 6+6 b
Qu'il a fait serpenter | dans les flancs de la grotte, 6+6 b
Les oiseaux qu'il a pris | en leur jetant du grain, 6+6 a
Et les chevreuils privés | qui mangent dans sa main ; 6+6 a
Car soit par préférence, | ou soit par habitude, 6+6 b
540 Tous ces doux compagnons | de notre solitude, 6+6 b
Biche de la montagne, | élans, oiseaux des bois, 6+6 a
Accourent à sa vue | et volent à sa voix. 6+6 a
Nous mangeons sur la main | ce que le jour nous donne, 6+6 b
Le lait, les simples mets | que la joie assaisonne ; 6+6 b
545 Nous mordons tour à tour | à des fruits inconnus, 6+6 a
Ou pour nous abreuver | nous en pressons le jus ; 6+6 a
Pour les mortes saisons, | nous mettons en réserve 6+6 b
Ceux que le soleil sèche | et que le temps conserve ; 6+6 b
A chaque invention | de l'un, l'autre applaudit ; 6+6 a
550 On prévoit, on combine, | on se trompe et l'on rit ; 6+6 a
Dans ces mille entretiens | le long soir se consume ; 6+6 b
Sur le foyer dormant | le dernier tison fume, 6+6 b
Et souvent dans le lac, | miroir de notre huit, 6+6 a
Nous voyons se lever | l'étoile de minuit ; 6+6 a
555 Alors nous nous mettons | à genoux sur la pierre, 6+6 b
Vers la fenêtre où flotte | un reste de lumière, 6+6 b
D'où Laurence inclinant | son front grave et pieux, 6+6 a
Sur la croix du tombeau | jette souvent les yeux ; 6+6 a
Et quand après avoir | béni cette journée, 6+6 b
560 Que nous rendons à Dieu | comme il nous l'a donnée, 6+6 b
Après avoir prié | pour que d'autres soleils 6+6 a
Nous ramènent demain, | toujours, des jours pareils ; 6+6 a
Après avoir offert | nos vœux pour ceux qui vivent, 6+6 b
Au souvenir des morts | nos prières arrivent ; 6+6 b
565 Laurence, en répondant | aux versets, bien des fois 6+6 a
A, malgré ses efforts, | des larmes dans sa voix, 6+6 a
Et de ses pleurs de fils, | non encore épuisées, 6+6 b
Ses mains jointes après | sont souvent arrosées. 6+6 b
Ainsi finit le jour, | et puis chacun en paix 6+6 a
570 Va s'endormir couché | sur son feuillage épais, 6+6 a
Jusqu'à ce que la voix | du premier qui s'éveille 6+6 b
Vienne avec l'alouette | enchanter son oreille. 6+6 b
Depuis que sa douleur | par le temps s'engourdit, 6+6 a
Comme Laurence est fier | et beau ! comme il grandit ! 6+6 a
575 Par moment, quand sur moi | son visage rayonne, 6+6 b
La splendeur de son front | m'éblouit et m'étonne ; 6+6 b
Je ne puis soutenir | l'éclat de sa beauté, 6+6 a
Et quand dans son regard | le mien tombe arrêté, 6+6 a
Je crois sentir en moi | parfois ce qu'éprouvèrent, 6+6 b
580 Près du sacré tombeau, | les femmes qui trouvèrent 6+6 b
L'homme assis, qui leur dit : | Allez, il n'est plus là ; 6+6 a
Quand leur cœur à ces mots | en elles se troubla, 6+6 a
Et que, croyant parler | à l'homme, chose étrange, 6+6 b
Leurs regards dessillés | s'aperçurent de l'ange !… 6+6 b
585 Ce soir je regardais | Laurence à la clarté 6+6 a
Du foyer flamboyant | sur son front reflété, 6+6 a
Pendant qu'assis à terre, | il regardait lui-même 6+6 b
Jouer entre ses pieds | le jeune faon qu'il aime ; 6+6 b
Jamais rien de si doux | et de si gracieux 6+6 a
590 Que la biche et l'enfant | ne s'offrit à mes yeux. 6+6 a
Repliant ses pieds blancs | sous son ventre, la biche, 6+6 b
Comme dans l'herbe molle | où le jour elle niche, 6+6 b
S'arrangeait confiante | entre ses deux genoux, 6+6 a
Levait sur lui son œil | intelligent et doux, 6+6 a
595 Broutait entre ses doigts | de tendres jets de saule, 6+6 b
Allongeait et posait | le col sur son épaule, 6+6 b
Et me jetant de là | son regard triomphant, 6+6 a
Léchait et mordillait | les cheveux de l'enfant. 6+6 a
L'enfant ! je ne puis plus | nommer ainsi Laurence, 6+6 b
600 Ses seize ans l'ont conduit | à son adolescence, 6+6 b
Son front s'élève presque | à la hauteur du mien, 6+6 a
A la course, mon pied, | gagne à peine le sien ; 6+6 a
Seulement sa voix tendre, | angélique, argentine, 6+6 b
Conserve encor l'accent | de sa voix enfantine, 6+6 b
605 Et ses inflexions, | vibrantes de douceur, 6+6 a
Me font rêver souvent | à la voix de ma sœur ; 6+6 a
Alors, pour un instant, | mon cœur que ce son frappe, 6+6 b
Pour remonter un peu | le cours du temps m'échappe, 6+6 b
Et me reporte aux jours | où ces tendres accens 6+6 a
610 De femmes, mère ou sœur, | résonnaient à mes sens, 6+6 a
Et donnant tant de charme | au foyer domestique, 6+6 b
De mon enfance étaient | la suave musique ; 6+6 b
Je les cherche, mon cœur | des absens s'entretient ; 6+6 a
Des larmes dans mes yeux | montent ; Laurence vient, 6+6 a
615 S'assied à mes genoux, | me regarde en silence, 6+6 b
Me demande pourquoi | je pleure, à qui je pense ? 6+6 b
Je lui dis mon enfance, | il pleure en m'écoutant : 6+6 a
« Comme ils t'aimaient, dit-il ! | mais moi je t'aime autant ; 6+6 a
« Ne suis-je pas pour toi | comme un fils de ta mère ? 6+6 b
620 « N'as-tu pas remplacé | dans mon cœur même un père ? 6+6 b
Puis sur la même pierre | appuyant nos deux fronts, 6+6 a
L'un vis-à-vis de l'autre | ensemble nous pleurons. 6+6 a
Mais quand à cette voix | revenu de mon rêve, 6+6 b
Pour m'essuyer les yeux | ma tète se relève, 6+6 b
625 Que l'ombre de mon front | s'éclaire, et que je voi 6+6 a
Ce visage charmant, | tout en eau devant moi, 6+6 a
Se relever aussi, | s'éclairer à mesure 6+6 b
Comme un miroir vivant | de ma propre figure, 6+6 b
Comme une ombre animée | où tout ce que je sens 6+6 a
630 Bat dans un autre cœur, | se peint dans d'autres sens ; 6+6 a
Quand je pense que Dieu | me rend, dans ce seul être, 6+6 b
Tous ceux parmi lesquels | sa bonté me fit naître, 6+6 b
Que ce pauvre orphelin | n'a que moi pour appui, 6+6 a
Qu'il existe en moi seul | comme moi tout en lui, 6+6 a
635 Que mon bras est son bras, | que ma vie est sa vie, 6+6 b
Et que Dieu même a fait | l'amitié qui nous lie, 6+6 b
Ah ! mes larmes bientôt | tarissent, et mon cœur 6+6 a
Dans un seul sentiment | trouve assez de bonheur ! 6+6 a
Beauté ! secret d'en haut, | rayon, divin emblème, 6+6 b
640 Qui sait d'où tu descends ? | qui sait pourquoi l'on t'aime ? 6+6 b
Pourquoi l'œil te poursuit, | pourquoi le cœur aimant 6+6 a
Se précipite à toi | comme un fer à l'aimant, 6+6 a
D'une invincible étreinte | à ton ombre s'attache, 6+6 b
S'embrase à ton approche | et meurt quand on l'arrache ? 6+6 b
645 Soit que, comme un premier | ou cinquième élément, 6+6 a
Répandue ici-bas | et dans le firmament, 6+6 a
Sous des aspects divers | ta force se dévoile, 6+6 b
Attire nos regards | aux rayons de l'étoile, 6+6 b
Aux mouvemens des mers, | à la courbe des cieux, 6+6 a
650 Aux flexibles ruisseaux, | aux arbres gracieux ; 6+6 a
Soit qu'en traits plus parlans | sous nos yeux imprimée 6+6 b
Et frappant de ton sceau | la nature animée, 6+6 b
Tu donnes au lion | l'effroi de ses regards, 6+6 a
Au cheval l'ondoiement | de ses longs crins épars, 6+6 a
655 A l'aigle l'envergure | et l'ombre de ses ailes, 6+6 b
Ou leurs enlacemens | au cou des tourterelles ; 6+6 b
Soit enfin qu'éclatant | sur le visage humain, 6+6 a
Miroir de ta puissance, | abrégé de ta main, 6+6 a
Dans les traits, les couleurs | dont ta main le décore, 6+6 b
660 Au front d'homme ou de femme, | où l'on te voit éclore, 6+6 b
Tu jettes ce rayon | de grade et de fierté 6+6 a
Que l'œil ne peut fixer | sans en être humecté ; 6+6 a
Nul ne sait ton secret, | tout subit ton empire ; 6+6 b
Toute âme à ton aspect | ou s'écrie ou soupire, 6+6 b
665 Et cet élan, qui suit | ta fascination, 6+6 a
Semble de notre instinct | la révélation. 6+6 a
Qui sait si tu n'es pas | en effet quelque image 6+6 b
De Dieu même qui perce | à travers ce nuage ? 6+6 b
Ou si cette âme, à qui | ce beau corps fut donné, 6+6 a
670 Sur son type divin | ne l'a pas façonné ? 6+6 a
Sur la beauté suprême, | ineffable, infinie, 6+6 b
N'en a pas modelé | la charmante harmonie ? 6+6 b
Ne s'est pas en naissant, | par des rapports secrets, 6+6 a
Approprié sa forme | et composé ses traits ? 6+6 a
675 Et dans cette splendeur | que la forme révèle, 6+6 b
Ne nous dit pas aussi : | L'habitante est plus belle ? 6+6 b
Nous le saurons un jour, | plus tard, plus haut ; pour moi, 6+6 a
Dieu seul m'en est témoin | et lui seul sait pourquoi ; 6+6 a
Mais soit que la beauté | brille dans la nature, 6+6 b
680 Dans les cieux, dans une herbe, | ou sur une figure, 6+6 b
Mon cœur né pour l'amour | et l'admiration, 6+6 a
Y vole de lui seul | comme l'œil au rayon, 6+6 a
La couve d'un regard, | s'y délecte et s'y pose, 6+6 b
Et toujours de soi-même | y laisse quelque chose, 6+6 b
685 Et mon âme allumée | y jette tour à tour 6+6 a
Une étincelle ou deux | de son foyer d'amour. 6+6 a
Je me suis reproché | souvent ces sympathies, 6+6 b
Trop soudaines en moi, | trop vivement senties, 6+6 b
Ces instincts du coup d'œil, | ces premiers mouvemens, 6+6 a
690 Qui d'une impression | me font des sentimens. 6+6 a
Je me suis dit souvent : | Dieu peut-être condamne 6+6 b
Ces penchans où du cœur | la flamme se profane ; 6+6 b
Mais, hélas ! malgré nous | l'œil se tourne au flambeau ; 6+6 a
Est-ce un crime, ô mon Dieu, | de trop aimer le beau ? 6+6 a
695 Ces pensers, car toujours | c'est à lui que je pense, 6+6 b
Me vinrent l'autre jour | en regardant Laurence. 6+6 b
Jamais la main de Dieu | sur un front de quinze ans 6+6 a
N'imprima l'âme humaine | en traits plus séduisans, 6+6 a
Et de plus de beautés | combinant le mélange, 6+6 b
700 Ne laissa l'œil douter | entre l'enfant et l'ange ; 6+6 b
Tout ce qu'à son matin | l'âme a de pureté, 6+6 a
Tout ce qu'un œil sans tache | a de limpidité, 6+6 a
Tout ce qu'à son aurore | une vie a d'ivresse, 6+6 b
Tout ce qu'un cœur plus mûr | a de grave tendresse, 6+6 b
705 Réuni dans ses traits | rians ou sérieux, 6+6 a
Y forme dans l'accord | un tout harmonieux, 6+6 a
Et selon le rayon | que la pensée y verse, 6+6 b
L'ombre qui les parcourt, | l'éclair qui les traverse, 6+6 b
Y brille dans ses yeux | en rayon de splendeur, 6+6 a
710 Y rougit sur sa joue | en rose de candeur, 6+6 a
Y flotte à sa paupière | en larme transparente, 6+6 b
Y nage en ses regards | en rêverie errante, 6+6 b
S'y creuse en plis pensifs | entre ses deux sourcils, 6+6 a
S'y recueille caché | sous le bord de ses cils, 6+6 a
715 Sur sa lèvre entr'ouverte | en désir vague aspire, 6+6 b
Ou s'épand sur sa bouche | en langoureux sourire ; 6+6 b
Partout où l'enfant passe, | on dirait qu'il a lui ; 6+6 a
Un jour intérieur | semble sortir de lui ; 6+6 a
Bien souvent, sur la fin | d'un jour mourant et sombre, 6+6 b
720 Lorsque la grotte et moi, | tout est déjà dans l'ombre, 6+6 b
Autour de sa figure | il fait encor grand jour ; 6+6 a
Son éclat se reflète | aux objets d'alentour ; 6+6 a
Il éclaire la nuit | d'un reste de lumière, 6+6 b
Et son regard me force | à baisser la paupière ; 6+6 b
725 On dirait ces rayons | du jour dont Raphaël 6+6 a
A couronné le front | de ses vierges du ciel. 6+6 a
Peut-être que ce jour | n'était pas un symbole, 6+6 b
Et que dès ici-bas | l'âme a son auréole ? 6+6 b
J'ai beau chercher bien loin | dans ma mémoire ; rien 6+6 a
730 Des visages connus | ne rappelle le sien ; 6+6 a
Aucun des compagnons | de ma première enfance, 6+6 b
Des lévites amis | de mon adolescence, 6+6 b
N'avait ces traits si purs, | ce front, cette langueur, 6+6 a
Ce son de voix ému | qui vibre au fond du cœur, 6+6 a
735 Cette peau qu'un sang bleu | sous les veines colore, 6+6 b
Ce regard qu'on évite | et qui vous perce encore, 6+6 b
Cet œil noir qui ressemble | au firmament obscur, 6+6 a
Lorsque l'aube naissante | y lutte avec l'azur, 6+6 a
Où l'humide rayon | de l'âme qu'il dévoile 6+6 b
740 Sur un fond ténébreux | jaillit comme une étoile ; 6+6 b
Ces cheveux dont la soie | imite en blonds anneaux 6+6 a
Les ondulations | et les courbes des eaux ; 6+6 a
Il semble, à cette forme | où tout est luxe et grâce, 6+6 b
Que cet être céleste | est né d'une autre race 6+6 b
745 Et n'a rien de commun | avec ceux d'ici-bas 6+6 a
Que ce regard d'ami | qui l'attache à mes pas. 6+6 a
Et quand sur ses hauteurs, | ses beaux pieds sans chaussure, 6+6 b
Sa cravate nouée | autour de sa ceinture, 6+6 b
Dans sa veste sans pli | jusqu'au cou boutonné, 6+6 a
750 A peine resserrant | son sein emprisonné, 6+6 a
Son col nu, et portant | sa tête avec souplesse 6+6 b
Comme un front de coursier | qu'on flatte et qu'on caresse, 6+6 b
Ses cheveux, que d'un an | le fer n'a retranchés, 6+6 a
Des deux côtés du col | en boucles épanchés, 6+6 a
755 Et son front tout baigné | de sueur ou de pluie, 6+6 b
Renversé vers le ciel | pour qu'un rayon l'essuie, 6+6 b
Je le vois accourir | de loin, et tout à coup 6+6 a
Sur un pic du glacier | m'apparaître debout ; 6+6 a
Je crois voir, tout troublé, | la céleste figure, 6+6 b
760 Comme un être idéal | au-dessus de nature, 6+6 b
Se détacher de terre | et se transfigurer, 6+6 a
Et je suis quelquefois | tenté de l'adorer ; 6+6 a
Mais de sa douce voix | la tendre résonnance 6+6 b
Me rappelle à moi-même | et me montre Laurence ! 6+6 b
765 Des aiguilles de glace | où s'éclairent ces monts 6+6 a
L'année a pour six mois | retiré ses rayons ; 6+6 a
Le soleil est noyé | dans la mer de nuages 6+6 b
Qui brise jour et nuit | contre ces hautes plages, 6+6 b
Et jette au lieu d'écume, | à leur cime, à leurs flancs, 6+6 a
770 La neige que la bise | y fouette en flocons blancs. 6+6 a
Le jour n'a qu'un rayon | brisé par les tempêtes, 6+6 b
Qui s'étend un moment | tout trempé sur ces faîtes, 6+6 b
Et que l'ombre qui court | vient soudain balayer, 6+6 a
Comme le vent la feuille | au pied du peuplier. 6+6 a
775 Il semble que de Dieu | la dernière colère 6+6 b
Abandonne au chaos | ces cimes de la terre ; 6+6 b
L'éternel ouragan | torture ces sommets, 6+6 a
Les vagues de brouillards | n'y reposent jamais ; 6+6 a
Un sourd mugissement, | qu'une plainte accompagne, 6+6 b
780 Roule dans l'air et sort | des os de la montagne ; 6+6 b
C'est la lutte des vents | dans le ciel ; c'est le choc 6+6 a
Des nuages jetés | contre l'écueil du roc ; 6+6 a
C'est l'âpre craquement | de la branche flétrie 6+6 b
Qui sous les lourds glaçons | se tord, éclate et crie ; 6+6 b
785 Du corbeau qui s'abat | l'aigre croassement ; 6+6 a
Des autans engouffrés | le triste sifflement ; 6+6 a
Les bonds irréguliers | de la lourde avalanche 6+6 b
Qui tombe, et que le vent | roule en poussière blanche ; 6+6 b
L'éternel contre-coup | des chutes des torrens 6+6 a
790 Qui sillonnent les rocs | sous leurs bonds déchirans, 6+6 a
Et font ronfler le gouffre | où la cascade tonne 6+6 b
D'un souffle souterrain | continu, monotone, 6+6 b
Tout semblable de loin | aux frémissemens sourds 6+6 a
De la corde d'un arc | qui vibrerait toujours. 6+6 a
795 Plus de fêtes du ciel | sur ces cimes voilées, 6+6 b
D'aurore étincelante | ou de nuits étoilées ; 6+6 b
Plus de festons de fleurs | pendans à mon rocher ; 6+6 a
Plus d'oiseaux accourus | pour chanter ou nicher ; 6+6 a
La corneille égarée | y suit ses noires bandes ; 6+6 b
800 Les frimas congelés | sont les seules guirlandes 6+6 b
Qui garnissent la roche | où nous nous enfonçons ; 6+6 a
Le jour ne nous y vient | qu'à travers les glaçons ; 6+6 a
Mais dans l'air tiède assis, | les deux mains sur la braise, 6+6 b
Aux lueurs du foyer | qu'entretient le mélèze, 6+6 b
805 Nous passons sans ennui | le temps des mauvais jours ; 6+6 a
Ils sont si bien remplis | que nous les trouvons courts ; 6+6 a
Des entretiens coupés | de quelque heure d'étude 6+6 b
Nous font de notre grotte | une douce habitude ; 6+6 b
Nous nous y recueillons | avec la volupté 6+6 a
810 De l'oiseau dans son nid | près de l'antre abrité, 6+6 a
Que sous un ciel de pluie | ou sur la plaine blanche 6+6 b
Le vain courroux des vents | berce au chaud sur sa branche ; 6+6 b
Plus les vents déchaînés | hurlent d'horribles cris, 6+6 a
Plus l'avalanche gronde | et roule de débris, 6+6 a
815 Plus la nuit s'épaissit | sous un ciel bas et terne, 6+6 b
Plus la neige s'entasse | autour de la caverne, 6+6 b
Plus dans ces sifflemens, | ces terreurs du dehors, 6+6 a
Nous trouvons d'âpre joie | et d'intimes transports ; 6+6 a
Plus nous nous concentrons | dans la roche qui tremble, 6+6 b
820 Et nous sentons la main | de Dieu qui nous rassemble ; 6+6 b
Et si d'un ciel d'hiver | quelque rare soleil 6+6 a
Effleure par hasard | la fenêtre au réveil, 6+6 a
Échappés du rocher | comme un chevreuil du gite, 6+6 b
Pour jouir du rayon | nous nous élançons vite ; 6+6 b
825 Nous crions de plaisir | en voyant les cristaux 6+6 a
Formant des murs, des tours, | de transparais châteaux, 6+6 a
Des arches de saphir, | des grottes où l'aurore 6+6 b
Des verts reflets de l'onde | en passant se colore, 6+6 b
Des troncs éblouissans | où le givre entassé 6+6 a
830 Colle autour des rameaux | un feuillage glacé, 6+6 a
Et la neige sans borne | et dont chaque parcelle, 6+6 b
En criant sous nos pieds, | luit comme une étincelle. 6+6 b
Dans ces déserts mouvans, | nous creusons au hasard 6+6 a
Des sentiers dont la poudre | éblouit le regard, 6+6 a
835 Comme dans l'herbe en fleurs | où le chevreau se noie, 6+6 b
Dans ces lits de frissons | nous nous roulons de joie ; 6+6 b
Nous rions en voyant | tous deux nos cheveux blancs, 6+6 a
Poudrés par les frimas, | de givre ruisselans ; 6+6 a
Nous nous lançons la neige | où nos doigts s'engourdissent ; 6+6 b
840 De plaisir, en rentrant, | nos pieds transis bondissent ; 6+6 b
Car Dieu, qui nous confine | en ce rude séjour, 6+6 a
Donne même en hiver | sa joie à chaque jour. 6+6 a
La nuit, quand par hasard | je m'éveille, et je pense 6+6 b
Que dehors et dedans | tout est calme et silence, 6+6 b
845 Et qu'oubliant Laurence | auprès de moi dormant, 6+6 a
Mon cœur mal éveillé | se croit seul un moment ; 6+6 a
Si j'entends tout à coup | son souffle qui s'exhale, 6+6 b
Régulier, de son sein | sortir à brise égale, 6+6 b
Ce souffle harmonieux | d'un enfant endormi ! 6+6 a
850 Sur un coude appuyé | je me lève à demi, 6+6 a
Comme au chevet d'un fils | une mère qui veille ; 6+6 b
Cette haleine de paix | rassure mon oreille ; 6+6 b
Je bénis Dieu tout bas | de m'avoir accordé 6+6 a
Cet ange que je garde | et dont je suis gardé ; 6+6 a
855 Je sens aux voluptés | dont ces heures sont pleines, 6+6 b
Que mon âme respire | et vit dans deux haleines ; 6+6 b
Quelle musique aurait | pour moi de tels accords ? 6+6 a
Je l'écoute longtemps | dormir, et me rendors ! 6+6 a
Que rendrai-je au Seigneur | pour les biens qu'il me donne ? 6+6 b
860 Tandis que sous nos pieds | la tempête résonne, 6+6 b
Que le jour verse au jour | des larmes et du sang, 6+6 a
L'inaltérable paix | sur ces hauts lieux descend, 6+6 a
Et la tendre amitié, | qui hait la multitude, 6+6 b
Nous fait un univers | de notre solitude. 6+6 b
865 Que cet enfant s'attache | à mon ombre, et combien 6+6 a
Son cœur à son insu | se mêle avec le mien ! 6+6 a
Oh ! qui pourra jamais | démêler ces deux âmes 6+6 b
Que la terre et le ciel | joignent par tant de trames ? 6+6 b
L'un de l'autre il serait | plus aisé d'arracher 6+6 a
870 Ces deux hêtres jumeaux | qu'un nœud semble attacher, 6+6 a
Et qui de jour en jour | s'enlaçant avec force, 6+6 b
Croissent du même tronc | et sous la même écorce ! 6+6 b
Mais les comparaisons | manquent ; je me souvien 6+6 a
D'avoir eu pour ami, | dans mon enfance, un chien, 6+6 a
875 Une levrette blanche, | au museau de gazelle, 6+6 b
Au poil ondé de soie, | au cou de tourterelle, 6+6 b
A l'œil profond et doux | comme un regard humain ; 6+6 a
Elle n'avait jamais | mangé que dans ma main, 6+6 a
Répondu qu'à ma voix, | couru que sur ma trace, 6+6 b
880 Dormi que sur mes pieds, | ni flairé que ma place ; 6+6 b
Quand je sortais tout seul | et qu'elle demeurait, 6+6 a
Tout le temps que j'étais | dehors, elle pleurait ; 6+6 a
Pour me voir de plus loin | aller ou reparaître, 6+6 b
Elle sautait d'un bond | au bord de ma fenêtre, 6+6 b
885 Et les deux pieds collés | contre les froids carreaux 6+6 a
Regardait tout le jour | à travers les vitraux, 6+6 a
Ou parcourant ma chambre, | elle y cherchait encore 6+6 b
La trace, l'ombre au moins | du maître qu'elle adore, 6+6 b
Le dernier vêtement | dont je m'étais couvert, 6+6 a
890 Ma plume, mon manteau, | mon livre encore ouvert, 6+6 a
Et l'oreille dressée | au vent pour mieux m'entendre, 6+6 b
Se couchant à côté, | passait l'heure à m'attendre ; 6+6 b
Dès que sur l'escalier | mon pas retentissait 6+6 a
Le fidèle animal | à mon bruit s'élançait, 6+6 a
895 Se jetait sur mes pieds | comme sur une proie, 6+6 b
M'enfermait en courant | dans des cercles de joie, 6+6 b
Me suivait dans la chambre | au pied de mon fauteuil, 6+6 a
Paraissant endormi | me surveillait de l'œil ; 6+6 a
Là, le son de ma voix, | la plainte inachevée, 6+6 b
900 Ma respiration | plus ou moins élevée, 6+6 b
Le moindre mouvement | du pied sur le tapis, 6+6 a
Le clignement des yeux | sur le livre assoupis, 6+6 a
Le froissement léger | du doigt entre la page, 6+6 b
Une ombre, un vague éclair | passant sur mon visage, 6+6 b
905 Semblaient dans son sommeil | passer et rejaillir, 6+6 a
D'un contre-coup soudain | la faisaient tressaillir : 6+6 a
Ma joie ou ma tristesse | en son œil retracée 6+6 b
N'était qu'un seul rayon | d'une double pensée ; 6+6 b
Elle mourut, encor | son bel œil sur le mien. 6+6 a
910 Que de pleurs je versai ! | Je l'aimais tant ! Eh bien, 6+6 a
Quoique ma plume tremble, | en glissant sur la page, 6+6 b
De ternir dans mon cœur | l'amitié par l'image, 6+6 b
Que de l'âme à l'instinct | toute comparaison 6+6 a
Profane la nature, | et mente à la raison, 6+6 a
915 Ce charmant souvenir | de mon heureuse enfance 6+6 b
Me revient dans le cœur | quand je songe à Laurence. 6+6 b
Cet ami de ma race | à présent m'aime autant ; 6+6 a
Il ne peut plus de moi | se passer un instant, 6+6 a
Il s'attriste, il languit | pour une heure d'absence, 6+6 b
920 Il marche quand je marche, | il pense quand je pense ; 6+6 b
Son regard suit le mien, | comme si de nos cœurs 6+6 a
Le rayon ne pouvait | se diriger ailleurs ; 6+6 a
Comme mon pauvre chien | ou comme l'hirondelle 6+6 b
Qui ne s'alarme plus | de nous voir autour d'elle, 6+6 b
925 Il s'est apprivoisé | pas à pas, jour à jour, 6+6 a
Il boude à mon départ, | il saute à mon retour ; 6+6 a
Mais pour toute autre voix, | pour tout autre visage, 6+6 b
Cet enfant du désert | redeviendrait sauvage. 6+6 b
Oh ! qui n'aimerait pas | ce qui nous aime ainsi ? 6+6 a
930 Qui pourrait égaler | ce que je trouve ici ? 6+6 a
Que manque-t-il au cœur | nourri de ces tendresses ? 6+6 b
Mon Dieu ! vos dons toujours | dépassent vos promesses ! 6+6 b
Et dans mon plus beau rêve | autrefois d'amitié, 6+6 a
Mon cœur n'en avait pas | deviné la moitié ! 6+6 a
Le manuscrit était déchiré à cette place, et il manquait un certain nombre de feuilles. On peut présumer par ce qui suit que Jocelyn avait continué à noter les mêmes sentimens et les mêmes circonstances de sa vie heureuse pendant ces mois de solitude.
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