Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_8/LAM140
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
DEUXIÈME ÉPOQUE
Six ans sont retranchés | des jours de mon jeune âge, 6+6 a
Sans qu'une seule trace | ait marqué leur passage. 6+6 a
Nuits, jours, matin et soir, | veilles et lendemain, 6+6 b
Furent des pas égaux | dans un même chemin ; 6+6 b
5 Je n'ai senti ces jours | qu'en calculant leur nombre. 6+6 a
Le cloître aux noirs piliers | m'a caché dans son ombre ; 6+6 a
De ma haute cellule | au chœur mélodieux 6+6 b
Les dalles ont compté | mes pas silencieux ; 6+6 b
La méditation, | la prière et l'étude, 6+6 a
10 Ont engourdi mes sens | dans leur froide habitude ; 6+6 a
Ces corridors obscurs, | ces nefs, ces murs épais 6+6 b
Ont versé sur mon front | leur silence et leur paix ; 6+6 b
Les souvenirs cuisans, | les regrets, les images 6+6 a
De liberté, d'amour, | de rians paysages, 6+6 a
15 A peine ont jusqu'ici | dans mes nuits pénétré ; 6+6 b
De la paix du Seigneur | tout s'y peint par degré, 6+6 b
Comme, par les vitraux | que le pinceau colore, 6+6 a
Se teignent dans la nef | les clartés de l'aurore. 6+6 a
Qu'il est doux dans son Dieu | de renfermer son cœur, 6+6 b
20 Comme un parfum dans l'or | pour en garder l'odeur, 6+6 b
D'avoir son but si haut, | et sa route tracée, 6+6 a
Et de vivre six ans | d'une même pensée ! 6+6 a
Aussi, blanche est la page | où je notai mes jours. 6+6 b
Qu'aurais-je écrit ? ce Dieu | que je servis toujours, 6+6 b
25 Le soin de ses autels, | le goût de ses demeures, 6+6 a
Ont du même aliment | nourri toutes mes heures, 6+6 a
Et sa main, à ma main | ouverte constamment, 6+6 b
M'a dirigé sans chute | et sans événement. 6+6 b
Ah ! grâce aux passions | que mon cœur se retranche, 6+6 a
30 Puisse toute ma vie | être une page blanche ! 6+6 a
Souvent lorsque des nuits | l'ombre que l'on voit croître 6+6 b
De piliers en piliers | s'étend le long du cloître, 6+6 b
Quand, après l'angélus | et le repas du soir, 6+6 a
Les lévites épars | sur les bancs vont s'asseoir, 6+6 a
35 Et que chacun cherchant | son ami dans le nombre, 6+6 b
On épanche son cœur | à voix basse et dans l'ombre ; 6+6 b
Moi qui n'ai point encore | entre eux trouvé d'ami, 6+6 a
Parce qu'un cœur trop plein | n'aime rien à demi, 6+6 a
Je m'échappe, et cherchant | ce confident suprême 6+6 b
40 Dont l'amour est toujours | égal à ce qu'il aime, 6+6 b
Par la porte secrète | en son temple introduit, 6+6 a
Je répands à ses pieds | mon âme dans la nuit. 6+6 a
Ossian ! Ossian ! | lorsque plus jeune encore 6+6 b
Je rêvais des brouillards | et des monts d'Inistore ; 6+6 b
45 Quand, tes vers dans le cœur | et ta harpe à la main, 6+6 a
Je m'enfonçais l'hiver | dans des bois sans chemin, 6+6 a
Que j'écoutais siffler | dans la bruyère grise, 6+6 b
Comme l'âme des morts, | le souffle de la bise, 6+6 b
Que mes cheveux fouettaient | mon front, que les torrens, 6+6 a
50 Hurlant d'horreur aux bords | des gouffres dévorans, 6+6 a
Précipités du ciel | sur le rocher qui fume, 6+6 b
Jetaient jusqu'à mon front | leurs cris et leur écume ; 6+6 b
Quand les troncs des sapins | tremblaient comme un roseau 6+6 a
Et secouaient leur neige | où planait le corbeau, 6+6 a
55 Et qu'un brouillard glacé, | rasant ses pics sauvages, 6+6 b
Comme un fils de Morven | me vêtissait d'orages, 6+6 b
Si, quelque éclair soudain | déchirant le brouillard, 6+6 a
Le soleil ravivé | me lançait un regard, 6+6 a
Et d'un rayon mouillé, | qui lutte et qui s'efface, 6+6 b
60 Éclairait sous mes pieds | l'abîme de l'espace, 6+6 b
Tous mes sens exaltés | par l'air pur des hauts lieux, 6+6 a
Par cette solitude | et cette nuit des cieux, 6+6 a
Par ces sourds roulemens | des pins sous la tempête, 6+6 b
Par ces frimas glacés | qui blanchissaient ma tête, 6+6 b
65 Montaient mon âme au ton | d'un sonore instrument 6+6 a
Qui ne rendait qu'extase | et que ravissement, 6+6 a
Et mon cœur à l'étroit | battait dans ma poitrine, 6+6 b
Et mes larmes tombaient | d'une source divine, 6+6 b
Et je prêtais l'oreille | et je tendais les bras, 6+6 a
70 Et comme un insensé | je marchais à grands pas, 6+6 a
Et je croyais saisir | dans l'ombre du nuage, 6+6 b
L'ombre de Jéhova | qui passait dans l'orage, 6+6 b
Et je croyais dans l'air | entendre en longs échos 6+6 a
Sa voix que la tempête | emportait au chaos, 6+6 a
75 Et de joie et d'amour | noyé par chaque pore, 6+6 b
Pour mieux voir la nature | et mieux m'y fondre encore, 6+6 b
J'aurais voulu trouver | une âme et des accens, 6+6 a
Et pour d'autres transports | me créer d'autres sens ! 6+6 a
Ce sont de ces momens | d'ineffables délices 6+6 b
80 Dont Dieu ne laisse pas | épuiser les calices, 6+6 b
Des éclairs de lumière | et de félicité 6+6 a
Qui confondent la vie | avec l'éternité. 6+6 a
Notre âme s'en souvient | comme d'une pensée 6+6 b
Rapide, dont en songe | elle fut traversée. 6+6 b
85 Ah ! quand je les goûtais, | je ne me doutais pas 6+6 a
Qu'une source éternelle | en coulait ici-bas ! 6+6 a
Eh bien ! quand j'ai franchi | le seuil du temple sombre 6+6 b
Dont la seconde nuit | m'ensevelit dans l'ombre ; 6+6 b
Quand je vois s'élever | entre la foule et moi 6+6 a
90 Ces larges murs pétris | de siècles et de foi, 6+6 a
Quand j'erre à pas muets | dans ce profond asile, 6+6 b
Solitude de pierre, | immuable, immobile, 6+6 b
Image du séjour | par Dieu même habité, 6+6 a
Où tout est profondeur, | mystère, éternité ; 6+6 a
95 Quand les rayons du soir | que l'occident rappelle 6+6 b
Éteignent aux vitraux | leur dernière étincelle, 6+6 b
Qu'au fond du sanctuaire | un feu flottant qui luit 6+6 a
Scintille comme un œil | ouvert sur cette nuit, 6+6 a
Que la voix du clocher | en son doux s'évapore, 6+6 b
100 Que le front appuyé | contre un pilier sonore, 6+6 b
Je le sens, tout ému | du retentissement, 6+6 a
Vibrer comme une clé | d'un céleste instrument, 6+6 a
Et que du faîte au sol | l'immense cathédrale, 6+6 b
Avec ses murs, ses tours, | sa cave sépulcrale, 6+6 b
105 Tel qu'un être animé, | semble à la voix qui sort, 6+6 a
Tressaillir et répondre | en un commun transport ; 6+6 a
Et quand, portant mes yeux | des pavés à la voûte, 6+6 b
Je sens que dans ce vide | une oreille m'écoute, 6+6 b
Qu'un invisible ami, | dans la nef répandu, 6+6 a
110 M'attire à lui, me parle | un langage entendu, 6+6 a
Se communique à moi | dans un silence intime, 6+6 b
Et dans son vaste sein | m'enveloppe et m'abîme ; 6+6 b
Alors mes deux genoux | pliés sur le carreau, 6+6 a
Ramenant sur mes yeux | un pan de mon manteau, 6+6 a
115 Comme un homme surpris | par l'orage de l'âme, 6+6 b
Les yeux tout éblouis | de mille éclairs de flamme, 6+6 b
Je m'abrite muet | dans le sein du Seigneur, 6+6 a
Et l'écoute et l'entends | voix à voix, cœur à cœur : 6+6 a
Ce qui se passe alors | dans ce pieux délire, 6+6 b
120 Les langues d'ici-bas | n'ont plus rien pour le dire ; 6+6 b
L'âme éprouve un instant | ce qu'éprouve notre œil 6+6 a
Quand, plongeant sur les bords | des mers près d'un écueil, 6+6 a
Il s'essaie à compter | les lames dont l'écume 6+6 b
Étincelle au soleil, | croule, jaillit et fume, 6+6 b
125 Et qu'aveugle d'éclairs | et de bouillonnement, 6+6 a
Il ne voit plus que flots, | lumière et mouvement ; 6+6 a
Ou bien ce que l'oreille | éprouve auprès d'une onde 6+6 b
Qui des pics du mont Blanc | s'épanche, roule et gronde 6+6 b
Quand s'efforçant en vain, | dans cet immense bruit, 6+6 a
130 De distinguer un son | d'avec le son qui suit, 6+6 a
Dans les chocs successifs | qui font trembler la terre, 6+6 b
Elle n'entend vibrer | qu'un éternel tonnerre. 6+6 b
Et puis ce bruit s'apaise, | et l'âme qui s'endort 6+6 a
Nage dans l'infini | sans aile, sans effort, 6+6 a
135 Sans soutenir son vol | sur aucune pensée, 6+6 b
Mais immobile et morte | et vaguement bercée, 6+6 b
Avec ce sentiment | qu'on éprouve en rêvant 6+6 a
Qu'un tourbillon d'été | vous porte, et que le vent 6+6 a
Vous prêtant un moment | ses impalpables ailes, 6+6 b
140 Vous planez dans l'Éther | tout semé d'étincelles, 6+6 b
Et vous vous réchauffez, | sous des rayons plus doux, 6+6 a
Au foyer des soleils | qui s'approchent de vous. 6+6 a
Ainsi la nuit en vain | sonne l'heure après l'heure, 6+6 b
Et quand on vient fermer | la divine demeure, 6+6 b
145 Quand sur les gonds sacrés | les lourds battans d'airain 6+6 a
Tournent en ébranlant | le caveau souterrain, 6+6 a
Je m'éloigne à pas lents, | et ma main froide essuie 6+6 b
La goutte tiède encor | de la céleste pluie !… 6+6 b
Tandis que nous vivons | au fond d'un monde à part, 6+6 a
150 En Dieu seul, pour Dieu seul, | et sous son seul regard, 6+6 a
L'autre monde animé | d'un autre esprit de vie, 6+6 b
Ou d'un souffle de mort, | de colère et d'envie, 6+6 b
Mugit autour de nous, | et jusqu'en ce saint lieu 6+6 a
Poursuit de ses fureurs | les serviteurs de Dieu ; 6+6 a
155 Un grand peuple agité | par l'esprit de ruine, 6+6 b
Fait écrouler sur lui | tout ce qui le domine ; 6+6 b
Il veut renouveler | trône, autels, mœurs et lois ; 6+6 a
Dans la poudre et le sang | tout s'abîme à la fois. 6+6 a
Oh ! pourquoi suis-je né | dans ces jours de tempête 6+6 b
160 Où l'homme ne sait pas | où reposer sa tête, 6+6 b
Où la route finit, | où l'esprit des humains 6+6 a
Cherche, tâtonne, hésite | entre mille chemins, 6+6 a
Ne pouvant ni rester | sous un passé qui croule, 6+6 b
Ni jeter d'un seul jet | l'avenir dans son moule ? 6+6 b
165 Métal extravasé | qui bouillonne et qui fuit, 6+6 a
Court, ravage et renverse, | et dévore et détruit, 6+6 a
Et consumant la main | qui touche à son cratère, 6+6 b
Déracine le siècle | et l'homme de la terre ! 6+6 b
Heureux, du moins, heureux | que la lueur de foi 6+6 a
170 Vive encor dans mon œil | et marche devant moi, 6+6 a
Et, séparant mes pas | de la foule élancée, 6+6 b
Trace une route à part | à ma pauvre pensée, 6+6 b
Route qui mène ailleurs | que celle d'ici-bas, 6+6 a
Et que Dieu même éclaire | et qui ne finit pas. 6+6 a
175 On dit que le pouvoir | aux mains du roi se brise, 6+6 b
Et qu'en mille lambeaux | le peuple le divise ; 6+6 b
Le peuple, enfant cruel | qui rit en détruisant, 6+6 a
Qui n'éprouve jamais | sa force qu'en brisant, 6+6 a
Et qui, suivant l'instinct | de son brutal génie, 6+6 b
180 Ne comprend le pouvoir | que par la tyrannie ! 6+6 b
Force aveugle que Dieu | lâche de temps en temps, 6+6 a
Ainsi que l'avalanche, | ainsi que les autans, 6+6 a
Pour donner à l'Éther | un courant plus rapide, 6+6 b
Pour frapper un grand coup | et pour faire un grand vide ! 6+6 b
185 O jours ! jours de douleur, | de silence et d'effroi ! 6+6 a
La terre du royaume | a bu le sang du roi, 6+6 a
Et le sang des sujets | massacrés par centaines, 6+6 b
Coule dans les ruisseaux | comme l'eau des fontaines ! 6+6 b
Tout ce qui porte un nom, | ou génie ou vertu, 6+6 a
190 Sous le niveau du crime | est soudain abattu ; 6+6 a
Le doigt du délateur | au bourreau fait un signe, 6+6 b
La seule loi du peuple | est la mort au plus digne ! 6+6 b
Sa hache aime le juste | et choisit l'innocent ! 6+6 a
L'innocence est son crime ! | O peuple ivre de sang, 6+6 a
195 Tu détruis de tes mains | l'erreur qui nous abuse, 6+6 b
Et de tous tes tyrans | ton exemple est l'excuse ! 6+6 b
Je creuse huit et jour | dans mes réflexions 6+6 a
Cet abîme sanglant | des révolutions, 6+6 a
Du grand corps social | remède ou maladie 6+6 b
200 Qui brise ou rajeunit | la machine engourdie ; 6+6 b
De la nature humaine | incalculable effort, 6+6 a
Qui fait lutter en elle | et la vie et la mort. 6+6 a
Pour tenir les bassins | égaux de la balance 6+6 b
Où l'on veut les peser, | il faut un grand silence 6+6 b
205 Des passions du siècle | et de ses intérêts ; 6+6 a
La main tremble à qui veut | les juger de trop près ; 6+6 a
Comme au juge placé | trop bas dans la carrière, 6+6 b
Le but est trop souvent | caché par la poussière. 6+6 b
Mais jeune, enseveli | dans l'ombre du saint lieu, 6+6 a
210 Hors du siècle, et voyant | tout au seul jour de Dieu, 6+6 a
Peut-être juge-t-on | de plus haut ce problème, 6+6 b
Ce procès éternel | du temps contre lui-même, 6+6 b
Cette lutte fatale | où le passé vaincu 6+6 a
Dit pour toute raison | de vivre : J'ai vécu. 6+6 a
215 Qui peut sonder de Dieu | l'insondable pensée ? 6+6 b
Qui peut dire où finit | son œuvre commencée ? 6+6 b
Des mondes à venir | lui dérober le soin ? 6+6 a
Lui dire comme aux flots : | Tu n'iras pas plus loin ! 6+6 a
Devant cet océan | placer son grain de sable ? 6+6 b
220 Et tarir d'un seul mot | l'abîme intarissable ? 6+6 b
Moins insensé celui | qui dirait au soleil : 6+6 a
Prends mon heure ! attends-moi | pour luire à mon réveil, 6+6 a
Borne à mon horizon | ta lumière féconde, 6+6 b
Et quand mon œil se ferme, | éteins-toi pour le monde ! 6+6 b
225 Non : Dieu n'a dit son mot | à personne ici-bas ; 6+6 a
La nature et le temps | ne le comprennent pas, 6+6 a
Et si de son mystère | il perce quelque chose, 6+6 b
Ne le cherchons qu'en lui, | c'est là que tout repose ! 6+6 b
C'est là qu'à nos esprits, | dans le doute noyés, 6+6 a
230 Lui seul soulève un coin | du voile et dit : Voyez ! 6+6 a
Qu'annonce la nature | en sa marche éternelle ? 6+6 b
Où s'arrête sa course ? | où se repose-t-elle ? 6+6 b
De ces mille soleils | tournant sous l'œil de Dieu, 6+6 a
Rayons étincelans | de son céleste essieu, 6+6 a
235 Lequel dort au milieu | de sa courbe enflammée ? 6+6 b
Quelle route du ciel | devant eux s'est fermée ? 6+6 b
Quelle vague des airs | croupit dans son repos ? 6+6 a
Quelle goutte des mers | dort dans le lit des flots ? 6+6 a
Quel océan couché | dans d'éternels rivages 6+6 b
240 Cesse de dévorer | ou d'enfanter des plages ? 6+6 b
Quels monts ont étouffé | leur creuset souterrain ? 6+6 a
Quoi donc était hier | ce qu'il sera demain ? 6+6 a
Et du sable au rocher, | de l'âme à la matière, 6+6 b
De l'abîme des cieux | jusqu'au grain de poussière, 6+6 b
245 Quel autre que Dieu seul | peut dans ce mouvement 6+6 a
Reconnaître une forme, | un être, un élément ? 6+6 a
On sent à ce travail | qui change, brise, enfante, 6+6 b
Qu'un éternel levain | dans l'univers fermente, 6+6 b
Que la main créatrice | à son œuvre est toujours, 6+6 a
250 Que de l'Être éternel, | éternel est le cours, 6+6 a
Que le temps naît du temps, | la chose de la chose, 6+6 b
Qu'une forme périt | afin qu'une autre éclose ; 6+6 b
Qu'à tout être la fin | n'est que commencement ; 6+6 a
La souffrance, travail ; | la mort, enfantement ! 6+6 a
255 En vain l'homme orgueilleux | de ce néant qu'il fonde, 6+6 b
Croit échapper lui seul | à cette loi du monde, 6+6 b
Clôt son symbole, et dit, | pour la millième fois 6+6 a
Ce Dieu sera ton Dieu, | ces lois seront tes lois ! 6+6 a
A chaque éternité | que sa bouche prononce, 6+6 b
260 Le bruit de quelque chute | est soudain la réponse, 6+6 b
Et le temps, qu'il ne peut | fixer ni ralentir, 6+6 a
Est là pour le confondre | et pour le démentir ; 6+6 a
Chaque siècle, chaque heure, | en poussière il entraîne 6+6 b
Ces fragiles abris | de la sagesse humaine, 6+6 b
265 Empires, lois, autels, | dieux, législations, 6+6 a
Tentes que pour un jour | dressent les nations, 6+6 a
Et que les nations | qui viennent après elles 6+6 b
Foulent pour faire place | à des tentes nouvelles, 6+6 b
Bagage qu'en fuyant | nous laissons sur nos pas, 6+6 a
270 Que l'avenir méprise | et né ramasse pas. 6+6 a
Depuis ces jours obscurs | dont là tardive histoire 6+6 b
A jusqu'à nos momens | traîné quelque mémoire, 6+6 b
Avec combien de cieux | le temps s'est-il joué ? 6+6 a
Combien de fois la terre | a-t-elle secoué, 6+6 a
275 Comme l'arbre au printemps | ses arides feuillages, 6+6 b
Les croyances, les lois, | les dieux des autres âges ? 6+6 b
C'est demander combien | de feuillages flétris 6+6 a
Ont engraissé le sol | formé de leurs débris, 6+6 a
Ou combien de ruisseaux | ou de gouttes d'orages 6+6 b
280 Ont fait enfler les mers | sans fond et sans rivages ? 6+6 b
Oui, l'esprit du Seigneur | travaille incessamment 6+6 a
Par l'esprit des mortels, | son aveugle instrument ; 6+6 a
Il a donné pour vie | à la pensée humaine 6+6 b
Ce flux et ce reflux | qui l'apporte et l'entraîne ; 6+6 b
285 S'il cessait de tourner | dans ce cercle divin, 6+6 a
S'il s'arrêtait un jour, | ce jour serait sa fin. 6+6 a
Mais pour lui, sur la route | à ses pas accordée, 6+6 b
Une idée est toujours | en avant d'une idée ; 6+6 b
Il s'élance, il l'atteint | au terme d'un sentier ; 6+6 a
290 Il crée à son image | un monde tout entier ; 6+6 a
Puis à peine entre-t-il | dans l'œuvre commencée, 6+6 b
Qu'il demande à courir | vers une autre pensée, 6+6 b
La réalise et passe, | et, d'essor en essor, 6+6 a
Gagne un autre horizon | pour le franchir encor. 6+6 a
295 Ainsi de siècle en siècle | il lègue ses chimères ; 6+6 b
De vérités pour lui | les vérités sont mères, 6+6 b
Et Dieu les lui montrant | jour à jour, pas à pas, 6+6 a
Le mène jusqu'où Dieu | veut qu'il aille ici-bas, 6+6 a
Terme qu'il a lui seul | posé dans sa sagesse, 6+6 b
300 Et qu'on n'atteint jamais | en approchant sans cesse. 6+6 b
Mais si l'esprit de Dieu, | travaillant par nos mains, 6+6 a
À ces renversemens | condamne les humains, 6+6 a
Comment donc marque-t-il | du sang pur des victimes 6+6 b
Les révolutions, | ce solstice des crimes ? 6+6 b
305 Comment l'esprit d'amour, | de justice, de paix, 6+6 a
Sert-il l'iniquité, | la haine et les forfaits ? 6+6 a
Ah ! c'est que dans son œuvre | il agit avec l'homme ; 6+6 b
La vertu les conçoit, | le crime les consomme ; 6+6 b
L'ouvrier est divin, | l'instrument est mortel ; 6+6 a
310 L'un veut changer le Dieu, | l'autre brise l'autel ; 6+6 a
L'un sur la liberté | veut fonder la justice, 6+6 b
L'autre sur tous les droits | fait crouler l'édifice ; 6+6 b
Puis vient la nuit fatale | où l'esprit combattu 6+6 a
Ne sait plus où trouver | le crime et la vertu ; 6+6 a
315 Chaque parti s'en fait | d'horribles représailles ; 6+6 b
Les révolutions | sont des champs de batailles 6+6 b
Où deux droits violés | se heurtent dans le temps ; 6+6 a
Quel que soit le vainqueur, | malheur aux combattans ! 6+6 a
L'un possesseur jaloux | d'un héritage inique, 6+6 b
320 Se fait un titre saint | d'une injustice antique, 6+6 b
Veut que l'oppression | consacre l'oppresseur, 6+6 a
Et croit venger le ciel | en défendant l'erreur ; 6+6 a
L'autre, le cœur aigri | par une vieille offense, 6+6 b
Dans la raison qui luit | ne voit qu'une vengeance, 6+6 b
325 Et, s'armant à sa voix | d'un droit ensanglanté, 6+6 a
Brûle, pille et massacre | à coups de vérité ; 6+6 a
Ainsi l'abîme appelle | un plus profond abîme ; 6+6 b
Qu'y faire ? la raison | n'a que le choix du crime ; 6+6 b
Faut-il que le bien cède | et recule à jamais ? 6+6 a
330 Faut-il vaincre le mal | à force de forfaits ? 6+6 a
Devant ces changemens | le cœur du juste hésite 6+6 b
Malheur à qui les fait, | heureux qui les hérite. 6+6 b
Ma pauvre mère, hélas ! | ma pauvre sœur, mon Dieu ! 6+6 a
Quoi ! la tempête aussi | descend en si bas lieu ? 6+6 a
335 Quoi ! la maison de paix, | de prière et d'aumône, 6+6 b
Où la charité seule | avait son humble trône, 6+6 b
N'a pas pu trouver grâce | aux yeux des factions ? 6+6 a
Ce toit qu'avaient couvert | leurs bénédictions, 6+6 a
Ce seuil où leur misère | était sans cesse assise, 6+6 b
340 Où la veuve et l'enfant | entraient comme à l'église, 6+6 b
Cette chambre où ma mère, | avec sa douce main, 6+6 a
Pansait leurs pieds meurtris | et leur rompait le pain ; 6+6 a
Ils l'ont brûlée. Ils ont | chassé leur providence, 6+6 b
Autour des murs fumans | mené l'horrible danse, 6+6 b
345 Tandis qu'à la lueur | qui montait de ces toits, 6+6 a
Ma mère et ses enfans | s'enfuyaient dans les bois ! 6+6 a
Ainsi tout ce que j'aime | est arraché de terre ; 6+6 b
Ainsi, si je cherchais | la maison de mon père, 6+6 b
Mes yeux ne verraient plus | qu'un pan de mur noirci, 6+6 a
350 Et le mendiant seul | dirait : C'était ici ! 6+6 a
Ah ! je sens en moi-même, | à cette horrible image 6+6 b
De ma mère fuyant | les torches du village, 6+6 b
Qu'un Dieu seul peut donner | le pardon aux humains ; 6+6 a
Et si je ne brisais | mon cœur entre ses mains, 6+6 a
355 A ma soif de vengeance | ou plutôt de justice 6+6 b
Je ferais de mes jours | cent fois le sacrifice, 6+6 b
Je me consacrerais | pour punir ces bourreaux, 6+6 a
Deux poignards dans les mains, | à des dieux infernaux ; 6+6 a
Et j'irais, de ce toit | vengeant chaque parcelle, 6+6 b
360 D'une goutte de sang | payer chaque étincelle ! 6+6 b
Pardonnez-moi, mon Dieu, | la vengeance est à vous ! 6+6 a
Ah ! pour la désarmer | je tombe à vos genoux. 6+6 a
Que la faute et l'horreur | de ces jours de tempêtes 6+6 b
Retombent sur le temps | et non pas sur leurs têtes ! 6+6 b
365 Ce soir un inconnu | m'a glissé dans la main 6+6 a
Un rouleau recouvert | d'un pli de parchemin ; 6+6 a
Mes yeux en ont soudain | reconnu l'écriture, 6+6 b
Bien qu'une larme seule | en fût la signature, 6+6 b
Et tout en la lisant | je baisais mille fois, 6+6 a
370 O ma mère, ces mots | où j'ajoutais ta voix, 6+6 a
Et ces douze louis, | ta dernière ressource, 6+6 b
Que ta main pour adieu | jette encor dans ma bourse. 6+6 b
Oh ! que cet or sacré | ne la quitte jamais, 6+6 a
Ou donné par l'amour | n'en sorte qu'en bienfaits ! 6+6 a
375 Ainsi me voilà seul, | orphelin dans ce monde ! 6+6 b
Ma mère avec ma sœur | est errante sur l'onde, 6+6 b
Elles vont, au hasard | des vents et de la mer, 6+6 a
D'un parent inconnu | chercher le pain amer, 6+6 a
Et sur un continent | peuplé de solitudes, 6+6 b
380 Changer de ciel, d'amis, | de cœur et d'habitudes ! 6+6 b
« Fuis, pars, viens, mon enfant, | dit ma mère, que Dieu 6+6 a
« Te porte tout l'amour | qui brûle en cet adieu ; 6+6 a
« Je n'aurai pas un jour | de paix en ton absence ; 6+6 b
« Quitte un sol dévorant | qui proscrit l'innocence, 6+6 b
385 « Où la prière même | est un crime mortel. 6+6 a
« Qu'est-il besoin de prêtre | à qui n'a plus d'autel ?… » 6+6 a
Ah ! ma mère, pour moi | ta tendresse t'égare ; 6+6 b
L'esprit souffle-t-il moins | quand l'étincelle est rare ? 6+6 b
N'en eussions-nous plus qu'une | à rallumer ici, 6+6 a
390 Qu'une larme à sécher | dans un œil obscurci, 6+6 a
Ah ! c'en serait assez | pour garder à la terre, 6+6 b
Pour couver dans nos seins | le feu du sanctuaire, 6+6 b
Pour rester dans le temple, | et pour y revêtir 6+6 a
La robe du lévite | ou celle du martyr. 6+6 a
Je resterai…
395 Gravons | au moins pour ma mémoire, 6+6 b
De ces deux mois, si pleins, | l'épouvantable histoire. 6+6 b
Le peuple, soulevé | sur la foi d'un faux bruit, 6+6 a
Force le seuil sacré, | nous frappe et nous poursuit ; 6+6 a
Il s'enivre de vin | dans l'or des saints calices, 6+6 b
400 Hurle en dérision | les chants des sacrifices, 6+6 b
Et comme s'il n'osait | vierge encor le frapper, 6+6 a
Il viole l'autel | avant de le saper. 6+6 a
Les prêtres, n'élevant | contre eux que la prière, 6+6 b
Sont par leurs cheveux blancs | traînés dans la poussière, 6+6 b
405 Les uns de leur vieux sang | teignent ces chers pavés, 6+6 a
Au couteau solennel | d'autres sont réservés ; 6+6 a
Quelques-uns comme moi, | sauvés par leur jeunesse, 6+6 b
Par un front de vingt ans | dont la grâce intéresse, 6+6 b
S'échappent dispersés | sous les coups de fusil, 6+6 a
410 Et vont chercher plus loin | le supplice ou l'exil ; 6+6 a
Une femme me prend | par la main dans le nombre, 6+6 b
Me guide hors des murs | à la faveur de l'ombre, 6+6 b
Me montre ces sommets | brillant dans le lointain, 6+6 a
Et me dit : Mon enfant, | fuyez, voici du pain. 6+6 a
415 Je fuis pendant sept nuits | à travers les campagnes, 6+6 b
En dirigeant toujours | mes pas sur les montagnes ; 6+6 b
Le jour pour sommeiller | me couchant sous les blés, 6+6 a
La nuit loin des sentiers | hâtant mes pas troublés, 6+6 a
J'arrive au pied des monts, | je traverse à la nage 6+6 b
420 Des torrens dont le flot | me jette à l'autre plage. 6+6 b
Un chasseur me découvre | à la voix de ses chiens, 6+6 a
Il change par pitié | ses habits pour les miens. 6+6 a
Je commence à gravir | ces gradins de collines 6+6 b
Où les Alpes du nord | enfoncent leurs racines, 6+6 b
425 Immense piédestal | par sa base abaissé, 6+6 a
Qui sous le poids des monts | semble s'être affaissé, 6+6 a
Et dans l'encaissement | des roches éboulées 6+6 b
Cache les lacs profonds | et les noires vallées. 6+6 b
Je remonte le cours | de leurs mille ruisseaux 6+6 a
430 Qui passent en lançant | leur fumée au lieu d'eaux ; 6+6 a
J'avance en frissonnant | sous l'arche des cascades ; 6+6 b
Les pins m'ouvrent plus loin | leurs hautes colonnades, 6+6 b
Je les franchis ; j'arrive | à ces prés suspendus 6+6 a
Sur la croupe des monts, | verts tapis étendus, 6+6 a
435 Où les chalets, des bois | bordent les précipices. 6+6 b
Un vieux pâtre y gardait | un troupeau de génisses ; 6+6 b
Les yeux vers le soleil | couchant, entre ses doigts 6+6 a
Il roulait sans me voir | un rosaire de bois. 6+6 a
Cet aspect rend l'audace | à mon âme attendrie, 6+6 b
440 Je suis sûr d'un ami | dans tout homme qui prie. 6+6 b
Je l'aborde soudain, | sans crainte, au nom de Dieu ; 6+6 a
Il se trouble en voyant | un vivant en ce lieu : 6+6 a
Il croit voir un coupable | en moi, je le rassure, 6+6 b
Il écoute en pleurant | ma touchante aventure, 6+6 b
445 Étend la feuille morte | en lit sous le chalet, 6+6 a
Et partage avec moi | son pain noir et son lait. 6+6 a
Le lendemain matin | il dit : — « Soyez en joie : 6+6 b
« Je ne renverrai pas | celui que Dieu m'envoie. 6+6 b
« Voyageant suivant l'herbe | et suivant la saison, 6+6 a
450 « Mes vaches ont fini | de paître ce gazon ; 6+6 a
« Demain je vais chercher | d'autres vertes montagnes, 6+6 b
« Mais lorsqu'après l'hiver | nous montons des campagnes, 6+6 b
« On nous donne en partant | du pain pour tout l'été ; 6+6 a
« Tout ce pain est à vous, | car vous l'avez goûté. 6+6 a
455 « Les bergers dont souvent | j'ai nourri la détresse 6+6 b
« Remplaceront pour moi | celui que je vous laisse ; 6+6 b
« Mais vous ne pouvez pas | me suivre au milieu d'eux, 6+6 a
« Ils se demanderaient | pourquoi nous sommes deux ? 6+6 a
« Vos blonds cheveux n'ont pas | durci dans les tempêtes ; 6+6 b
460 « La blancheur de vos mains | leur dirait qui vous êtes ; 6+6 b
« Vous ne pouvez non plus | rester sous ce chalet, 6+6 a
« On le voit de trop loin | fumer sur la forêt ; 6+6 a
« Des soldats du bourreau | ces routes sont connues, 6+6 b
« Ils montent quelquefois | jusque parmi ces nues 6+6 b
465 « Pour aller de plus haut, | sous leurs serres surpris, 6+6 a
« Comme l'oiseau de proie, | épier les proscrits. 6+6 a
« Mais venez, je connais | une grotte profonde 6+6 b
« Qu'aucun autre que moi | ne connaît dans le monde. 6+6 b
« Rien n'y peut parvenir | que l'éclair et le vent, 6+6 a
470 « Et l'aigle que j'allais | y dénicher souvent, 6+6 a
« Quand, dans mon jeune temps, | le suivant sur ces cimes, 6+6 b
« Mon pied comme mon œil | se jouait des abîmes. 6+6 b
« J'y puis monter encor | avec l'aide de Dieu ; 6+6 a
« C'est pour vous que sa main | m'a découvert ce lieu ; 6+6 a
475 « Vous y vivrez de peu, | mais sans inquiétude, 6+6 b
« Si votre ange suffit | à votre solitude. 6+6 b
« On y peut puiser l'eau | dans le creux de sa main, 6+6 a
« Et quand je penserai | que vous manquez de pain, 6+6 a
« Tous les deux ou trois mois, | sans qu'on puisse me suivre, 6+6 b
480 « J'apporterai de loin | ce qu'il vous faut pour vivre. 6+6 b
« Remarquez bien la gueule | ouverte à ce rocher, 6+6 a
« Venez de temps en temps | sous la brume y chercher ; 6+6 a
« Car lorsque je viendrai | vous porter votre vie, 6+6 b
« Je n'irai pas plus loin, | de peur qu'on ne m'épie. » 6+6 b
485 Nous partons, nous posons | nos pieds audacieux 6+6 a
Où le chasseur des monts | n'ose poser ses yeux ; 6+6 a
Nous enlaçons nos doigts | crispés aux fils du lierre, 6+6 b
Aux cheveux de la plante, | aux angles de la pierre ; 6+6 b
Du rocher chancelant | qui s'enfuit sous nos pas, 6+6 a
490 Le bruit sourd et profond | monte à peine d'en bas, 6+6 a
Et des eaux du glacier | dont la poudre s'élève, 6+6 b
Le vent nous frappe au front | comme le froid d'un glaive ; 6+6 b
Devant l'abîme ouvert | que ces eaux ont fendu. 6+6 a
Mon pied cloué d'horreur | s'arrête suspendu ; 6+6 a
495 Du noir pilier des monts | la colonne d'écume 6+6 b
Tombe en rejaillissant | dans le gouffre qui fume, 6+6 b
Hurle dans sa ruine | avec tous ses ruisseaux, 6+6 a
Remonte en blancs flocons, | retombe en verts lambeaux, 6+6 a
Et remplit tout le vide, | où flotte en bas sa foudre, 6+6 b
500 De vent, de bruit, de flots, | de vertige et de poudre ; 6+6 b
Un seul débris de roc | que le fleuve a broyé, 6+6 a
Tremblant aux coups de l'onde, | et d'écume noyé, 6+6 a
Comme un vaste arc-en-ciel | appuyé sur deux cimes, 6+6 b
Se dresse en voûte immense | et franchit ses abîmes ; 6+6 b
505 Mon guide fait sur lui | le signe de la croix, 6+6 a
Tâte d'un pied douteux | les fragiles parois, 6+6 a
S'élance ; je le suis ; | sous cette arche profonde, 6+6 b
Nous voyons à cent pieds | cet ouragan de l'onde 6+6 b
Passer comme le trait | qu'un regard ne suit pas ; 6+6 a
510 Le pont miné, tremblant, | résonne sous nos pas ; 6+6 a
Notre œil tourne, nos mains | cherchent, notre pied glisse ; 6+6 b
Mais notre ange à nos yeux | voile le précipice, 6+6 b
Et déjà nous foulons | sur le bord opposé 6+6 a
Un vallon d'herbe en fleur | par l'écume arrosé. 6+6 a
515 La nature en ce lieu | plus amie et plus douce 6+6 b
Festonne les rochers | d'arbustes et de mousse ; 6+6 b
D'un pas moins essoufflé | nous montons ses remparts ; 6+6 a
Un horizon nouveau | s'ouvre sous nos regards, 6+6 a
Et nous redescendons | des pentes qu'elle incline, 6+6 b
520 De coteaux en coteaux, | de colline en colline, 6+6 b
Jusqu'à ce creux vallon | qu'elle arrondit exprès 6+6 a
Pour n'étaler qu'à Dieu | ses plus divins attraits. 6+6 a
Là, mon guide s'arrête, | et me montre l'asile 6+6 b
Qu'offre la Providence | à ceux que l'homme exile ; 6+6 b
525 Me découvre à son bruit | la source sous le bois, 6+6 a
M'enseigne à façonner | le hêtre où je la bois, 6+6 a
A sécher au soleil | les mousses pour ma couche, 6+6 b
A juger la saveur | des fruits sains pour ma bouche, 6+6 b
A dérober tout chaud, | dans le creux du rocher, 6+6 a
530 L'œuf pondu du matin | que l'aigle y va cacher, 6+6 a
A nourrir un feu lent | qui couve dans l'écorce, 6+6 b
A voiler aux oiseaux | le piège sous l'amorce, 6+6 b
A lancer dans le lac | le fil de l'hameçon 6+6 a
Qui fait frissonner l'onde | au contact du poisson ; 6+6 a
535 A surprendre à son nid | le faon qui vient d'éclore ; 6+6 b
A ravir le chevreau | pendant qu'il tette encore, 6+6 b
Pour que sa mère aussi | vienne, au cri de sa faim, 6+6 a
Tendre pour le nourrir | sa mamelle à la main ; 6+6 a
Puis me recommandant | à cette Providence 6+6 b
540 Qui nourrit sans travail | et garde sans prudence : 6+6 b
« Priez-la, mon enfant ! | tout est plein d'elle ici !… » 6+6 a
Nous prions ; je l'embrasse ; | il part ; et me voici. 6+6 a
O nuit majestueuse ! | arche immense et profonde 6+6 b
Où l'on entrevoit Dieu | comme le fond sous l'onde ! 6+6 b
545 Où tant d'astres en feux | portant écrit son nom, 6+6 a
Vont de ce nom splendide | éclairer l'horizon ! 6+6 a
Et jusqu'aux infinis, | où leur courbe est lancée, 6+6 b
Porter ses yeux, sa main, | son ombre, sa pensée ! 6+6 b
Et toi, lune limpide | et claire, où je crois voir 6+6 a
550 Ces monts se répéter | comme dans un miroir, 6+6 a
Pour que deux univers, | l'un brillant, l'autre sombre, 6+6 b
Du Dieu qui les créa | s'entretinssent dans l'ombre, 6+6 b
Et vous, vents palpitant | la nuit sur ces hauts lieux, 6+6 a
Qui caressez la terre | et parfumez les cieux ; 6+6 a
555 Et vous, bruit des torrens ; | et vous, pâles nuages 6+6 b
Qui passez sans ternir | ces rayonnantes plages, 6+6 b
Comme à travers la vie, | où brille un chaste azur, 6+6 a
L'ombre des passions | passe sur un cœur pur. 6+6 a
Mystères de la nuit | que l'ange seul contemple, 6+6 b
560 Cette heure aussi pour moi | lève un rideau du temple, 6+6 b
Ces pics aériens | m'ont rapproché de vous ; 6+6 a
Je vous vois seul à seul, | et je tombe à genoux, 6+6 a
Et j'assiste à la nuit | comme au divin spectacle 6+6 b
Que Dieu donne aux esprits | dans son saint tabernacle ! 6+6 b
565 Comme l'œil plongé loin | dans ce pur firmament ! 6+6 a
Quel bleu tendre, et pourtant | quel éblouissement ! 6+6 a
On dirait l'eau des mers | quand une faible brise 6+6 b
Fait miroiter les flots | où le rayon se brise. 6+6 b
— Voilà sur l'horizon | l'étoile qui descend ! 6+6 a
570 — L'ombre des noirs sapins | me voile le croissant ; 6+6 a
Sa mobile blancheur | semble sous ce nuage 6+6 b
Une neige qui tombe | et fond sur le feuillage ! 6+6 b
Au doux vent que ma joue | à peine a ressenti, 6+6 a
Quel immense soupir | de leur cime est sorti ! 6+6 a
575 Il naît, il gronde, il baisse, |il meurt, c'est la tempête 6+6 b
Qui passe avec ses voix | et ses coups sur ma tête ; 6+6 b
C'est la voile où le vent | siffle et tonne la nuit, 6+6 a
Quand sur les sombres mers | la vague la poursuit ; 6+6 a
— Non, c'est un souffle mort | dont la nuit les effleure. 6+6 b
580 — Oh ! qu'à présent la brise | avec tendresse y pleure ! 6+6 b
N'est-ce pas le soupir | de quelque esprit ami 6+6 a
Qui dans ces sons si doux | se dévoile à demi, 6+6 a
Vient prêter à ces vents | leur douce voix de femme, 6+6 b
Et par pitié pour nous | pleurer avec notre âme ? 6+6 b
585 Arbres harmonieux, | sapins ! harpe des bois, 6+6 a
Où tous les vents du ciel | modulent une voix, 6+6 a
Vous êtes l'instrument | où tout pleure, où tout chante, 6+6 b
Où de ses mille échos | la nature s'enchante, 6+6 b
Où, dans les doux accens | d'un souffle aérien, 6+6 a
590 Tout homme a le soupir | d'accord avec le sien ! 6+6 a
Arbres saints qui savez | ce que Dieu nous envoie, 6+6 b
Chantez, pleurez, portez | ma tristesse ou ma joie ; 6+6 b
Seul il sait dans les sons | dont vous nous enchantez, 6+6 a
Si vous pleurez sur nous | ou bien si vous chantez ! 6+6 a
595 Le sommeil m'a surpris | sous le nocturne dôme ; 6+6 b
L'alouette a chanté | mon réveil ; mon royaume 6+6 b
Sous un jour de printemps | en fleurs m'est apparu, 6+6 a
Et du matin au soir | mes pas l'ont parcouru. 6+6 a
Qu'il est vert ! Et pour qui, | sur ces hauts précipices 6+6 b
600 Dieu créa-t-il un jour | ce vallon de délices ? 6+6 b
Et d'un triple rempart | élevé de ses mains, 6+6 a
En ferma-t-il l'accès | et la vue aux humains ? 6+6 a
Là le gouffre tonnant | où le glacier se verse, 6+6 b
Et qu'à travers la mort | le pont de roc traverse ; 6+6 b
605 Ici, ces pics glacés, | qui ne fondent jamais, 6+6 a
L'entourent à demi | de leurs neigeux sommets ; 6+6 a
Et plus bas, à l'endroit | où son lit qui serpente 6+6 b
Semble au penchant des monts | vouloir unir sa pente, 6+6 b
Le rocher tout à coup | l'arrête et le retient, 6+6 a
610 Et d'un escarpement | dans les airs le soutient ; 6+6 a
Sur ses parois polies | par l'égout des ravines, 6+6 b
Nulle herbe, nulle fleur | ne pend par ses racines ; 6+6 b
Et la voix des bergers, | qu'on voit à peine en bas, 6+6 a
Se perd dans la distance | et ne m'y parvient pas. 6+6 a
615 A l'abri de ces flots, | de ces rocs, de ces neiges, 6+6 b
Ne craignant des mortels | ni surprise ni pièges, 6+6 b
Je trouve comme l'aigle, | en mon aire élevé, 6+6 a
Tout ce que le désir | d'un poëte eût rêvé ; 6+6 a
Arbres fils de leur gland | courbés sous les tempêtes, 6+6 b
620 Mais dont la foudre seule ; | ose ébrancher les têtes ; 6+6 b
Lianes, de leurs pieds | à leur front serpentant, 6+6 a
Qui bercent fleurs et nids | sur leur filet flottant ; 6+6 a
Rayon doré du jour | qui sous leur nuit se joue, 6+6 b
Tremblant sur l'herbe, au gré | du vent qui les secoue, 6+6 b
625 Hauts gazons où sur l'or | nagent les papillons, 6+6 a
Où les vents creusent seuls | leur trace en verts sillons ; 6+6 a
Herbe que chaque brise | en molles vagues roule, 6+6 b
Répandant mille odeurs | sous mon pied qui les foule ; 6+6 b
Eau qui dort dans la feuille | où l'ombre la brunit, 6+6 a
630 Ou remplit jusqu'au bord | ses coupes de granit ; 6+6 a
Écume des ruisseaux | sur leurs pentes fleuries, 6+6 b
Se perdant comme un lait | dans le vert des prairies ; 6+6 b
Lac limpide et dormant | comme un morceau tombé 6+6 a
De cet azur nocturne | à ce ciel dérobé, 6+6 a
635 Dont le creux transparent | jusqu'au fond se dévoile, 6+6 b
Où, quand le jour s'éteint, | la sombre nuit s'étoile, 6+6 b
Où l'on ne voit flotter | que les fleurs du lotus 6+6 a
Que leur poids de rosée | a sur l'onde abattus, 6+6 a
Et le duvet d'argent | que le cygne sauvage, 6+6 b
640 En se baignant dans l'onde, | a laissé sur la plage ; 6+6 b
Golfes étroits, cachés | dans les plis des vallons, 6+6 a
Aspects sans borne ouverts | sur les grands horizons, 6+6 a
Abîmes où l'oreille | écoute l'avalanche, 6+6 b
Cimes dans l'Éther bleu | noyant leur flèche blanche, 6+6 b
645 Grandes ombres des monts | qui brunissent leurs flancs, 6+6 a
Rayon répercuté | des pics étincelans ; 6+6 a
Air élastique et tiède, | où le sein qui s'abreuve, 6+6 b
Croit boire en respirant | une âme toujours neuve ; 6+6 b
Bruit qu'on entend si loin | descendre ou s'élever : 6+6 a
650 Silence où l'âme dort | et s'écoute rêver ; 6+6 a
Partout avec la paix, | mouvement qui l'anime : 6+6 b
Des troupeaux de chamois | qui volent sur l'abîme, 6+6 b
Chevreuils rongeant l'écorce, | écureuils dans les bois, 6+6 a
Chants de milliers d'oiseaux | qui confondent leurs voix, 6+6 a
655 Vols d'insectes dorés | et bourdonnemens d'ailes, 6+6 b
De leurs prismes flottans | semant les étincelles, 6+6 b
Fleurs partout sous mes pas | et parfums dans les airs : 6+6 a
Voilà ce que le ciel | a fait pour ces déserts. 6+6 a
Mais de ces lieux charmans | le chef-d'œuvre est la voûte 6+6 b
660 Dans le rocher, dont l'aigle | a seul trouvé la route ; 6+6 b
A l'orient du lac | et le long de ses eaux 6+6 a
La montagne en croulant | s'est brisée en morceaux, 6+6 a
Et semant ses rochers | en confuses ruines, 6+6 b
A de leurs blocs épars | entassé les collines. 6+6 b
665 Ces rocs accumulés, | par leur chute fendus, 6+6 a
L'un sur l'autre au hasard | sont restés suspendus ; 6+6 a
Les ans ont cimenté | leur bizarre structure, 6+6 b
Et recouvert leurs flancs | et le sol de verdure. 6+6 b
On y marche partout | sur un tertre aplani 6+6 a
670 Que la feuille tombée | et la mousse ont jauni ; 6+6 a
Seulement quand on frappe, | on peut entendre encore 6+6 b
Résonner sous le pas | le terrain plus sonore. 6+6 b
Cinq vieux chênes, germant | dans ses concavités, 6+6 a
Y penchent en tous sens | leurs troncs creux et voûtés, 6+6 a
675 De leurs pieds chancelans | les bases colossales 6+6 b
Du granit au granit | joignent les intervalles, 6+6 b
S'enlacent sur le sol | comme de noirs serpens, 6+6 a
Et retiennent les blocs | entre leurs nœuds rampans ; 6+6 a
Le plus vieux, suspendu | sur l'une des ravines, 6+6 b
680 La couvre comme un pont | de ses larges racines, 6+6 b
Puis aux rayons du jour | pour mieux la dérober, 6+6 a
Étend un vaste bras | qu'il laisse retomber, 6+6 a
Et sous ce double abri | de rameaux de verdure, 6+6 b
Il voile à tous les yeux | son étroite ouverture ; 6+6 b
685 Il faut, pour découvrir | cet antre souterrain, 6+6 a
Ramper en écartant | les feuilles de la main. 6+6 a
A peine a-t-on glissé | sous l'arche verte et sombre, 6+6 b
Un corridor étroit | vous reçoit dans son ombre ; 6+6 b
On marche un peu courbé | sous d'humides arceaux, 6+6 a
690 De circuits en circuits, | au bruit profond des eaux, 6+6 a
Qui, creusant à vos pieds | un canal dans la pierre, 6+6 b
Murmurent jusqu'au lac | dans leur solide ornière ; 6+6 b
Un jour pâle et lointain, | lueur qui part du fond, 6+6 a
Guide déjà les yeux | dans ce sentier profond ; 6+6 a
695 La voûte s'agrandit, | le rocher se retire, 6+6 b
Le sein plus librement | se soulève et respire, 6+6 b
Le sol monte, trois blocs | vous servent de degrés, 6+6 a
Et dans la roche vide | enfin vous pénétrez. 6+6 a
Vingt quartiers, suspendus | sur leur arête vive, 6+6 b
700 En soutiennent le dôme | en gigantesque ogive ; 6+6 b
Leurs angles de granit | en mille angles brisés, 6+6 a
Leurs flancs pris dans leurs flancs, | l'un sur l'autre écrasés, 6+6 a
Ont rejailli du poids | comme une molle argile ; 6+6 b
L'eau que la pierre encor | goutte à goutte distille, 6+6 b
705 A poli les contours | de ces grands blocs pendans, 6+6 a
De stalactite humide | a revêtu leurs dents, 6+6 a
Et, les amincissant | en immenses spirales, 6+6 b
Les sculpte comme un lustre | au ciel des cathédrales. 6+6 b
Ces gouttes qu'en tombant | leur pente réunit, 6+6 a
710 Ont creusé dans un angle | un bassin de granit, 6+6 a
Où l'on entend pleuvoir | de minute en minute 6+6 b
L'eau sonore qui chante | et pleure dans sa chute ; 6+6 b
Toujours quelque hirondelle | au vol bas et rasant 6+6 a
Y plane, ou sur le bord | s'abreuve en se posant ; 6+6 a
715 Puis remontant au cintre | où l'oiseau frileux niche, 6+6 b
Se pend à l'un des nids | qui bordent la corniche. 6+6 b
Le rocher vif et nud | enclôt de toutes parts 6+6 a
La grotte enveloppée | en ces sombres remparts ; 6+6 a
Mais du côté du lac, | une secrète issue, 6+6 b
720 Fente entre deux grands blocs, | étroite, inaperçue, 6+6 b
En renouvelant l'air | sous la terre attiédi, 6+6 a
Laisse entrer le rayon | et le jour du midi ; 6+6 a
On ne peut du dehors | découvrir l'interstice ; 6+6 b
Le rocher pend ici | sur l'onde en précipice, 6+6 b
725 Son flanc rapide et creux | par le lac est miné ; 6+6 a
Au-dessus de la grotte | un lierre enraciné, 6+6 a
Laissant flotter en bas | ses festons et ses nappes, 6+6 b
Étend comme un rideau | ses feuilles et ses grappes, 6+6 b
Et, se tressant en grille | et croisant ses barreaux, 6+6 a
730 Sur la fenêtre oblongue | épaissit ses réseaux. 6+6 a
Je puis en écartant | ce vert rideau de lierre, 6+6 b
Mesurer à mes yeux | la nuit ou la lumière, 6+6 b
Adoucir la chaleur | ou l'éclat du rayon, 6+6 a
Ou m'ouvrant de la main | un immense horizon, 6+6 a
735 Du fond de ma retraite | à ces monts suspendue, 6+6 b
Laisser fuir mon regard | jusqu'à perte de vue. 6+6 b
Auprès de l'ouverture | est un banc de rocher 6+6 a
Où je puis à mon gré | m'asseoir ou me coucher, 6+6 a
Lire aux rayons flottans | qui tremblent sur ma bible, 6+6 b
740 Ou, contemplant de Dieu | l'ombre ici plus visible, 6+6 b
Les yeux sur la nature, | élever au Seigneur, 6+6 a
Dans des transports muets, | l'hymne ardent de mon cœur. 6+6 a
Un air égal et doux, | tiède haleine de l'onde, 6+6 b
Règne ici quand la bise | ailleurs transit ou gronde ; 6+6 b
745 Aucun vent n'y pénètre, | et le jour et la nuit, 6+6 a
Dans ce nid de mon âme | on n'entend d'autre bruit 6+6 a
Que les gazouillemens | des becs des hirondelles, 6+6 b
Le vol de quelque mouche | aux invisibles ailes, 6+6 b
Le doux bruissement | du lierre sur le mur, 6+6 a
750 Ou les coups sourds du lac, | dont les lames d'azur, 6+6 a
Montant presque au niveau | de ma verte fenêtre, 6+6 b
Renaissent pour tomber, | et tombent pour renaître, 6+6 b
Et suspendent du bord | qu'elles viennent lécher, 6+6 a
Leurs guirlandes d'écume | aux parois du rocher. 6+6 a
755 Voilà donc, quand ma tente | ailleurs est renversée, 6+6 b
La tente que je trouve | ici toute dressée ; 6+6 b
J'ai déjà sur la roche | étendu pour mon lit 6+6 a
La feuille des forêts | que la mousse amollit. 6+6 a
J'ai déjà suspendu | dans ma chaude demeure 6+6 b
760 Mon bâton, et ma montre | où j'entends marcher l'heure, 6+6 b
Rassemblé du bois mort | en tas pour mon foyer, 6+6 a
Vu la lueur du feu | sous la grotte ondoyer, 6+6 a
Et passé dans la joie | et dans la solitude 6+6 b
Un jour, dont tant de jours | me feront l'habitude. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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