Métrique en Ligne
LAM_8/LAM138
Alphonse de LAMARTINE
JOCELYN
1836
PROLOGUE
J'étais le seul ami qu'il eût sur cette terre 6+6 a
Hors son pauvre troupeau ; je vins au presbytère 6+6 a
Comme j'avais coutume, à la Saint-Jean d'été, 6+6 b
A pied, par le sentier du chamois fréquenté, 6+6 b
5 Mon fusil sous le bras et mes deux chiens en laisse, 6+6 a
Montant, courbé, ces monts que chaque pas abaisse, 6+6 a
Mais songeant au plaisir que j'aurais vers le soir 6+6 b
A frapper à sa porte, à monter, à m'asseoir 6+6 b
Au coin de son foyer tout flamboyant d'érable, 6+6 a
10 A voir la blanche nappe étendue, et la table, 6+6 a
Couverte par ses mains de légume et de fruit, 6+6 b
Nous rassembler causant bien avant dans la nuit ; 6+6 b
Il me semble déjà dans mon oreille entendre 6+6 a
De sa touchante voix l'accent tremblant et tendre, 6+6 a
15 Et sentir à défaut de mots cherchés en vain, 6+6 b
Tout son cœur me parler d'un serrement de main ; 6+6 b
Car lorsque l'amitié n'a plus d'autre langage, 6+6 a
La main aide le cœur et lui rend témoignage. 6+6 a
Quand je fus au sommet d'où le libre horizon 6+6 b
20 Laissait apercevoir le toit de sa maison, 6+6 b
Je posai mon fusil sur une pierre grise, 6+6 a
Et j'essuyai mon front que vint sécher la brise ; 6+6 a
Puis regardant, je fus surpris de ne pas voir 6+6 b
D'arbre en arbre au verger errer son habit noir ; 6+6 b
25 Car c'était l'heure sainte où, libre et solitaire, 6+6 a
Au rayon du couchant il lisait son bréviaire, 6+6 a
Et plus surpris encor de ne pas voir monter, 6+6 b
Du toit où si souvent je la voyais flotter, 6+6 b
De son foyer du soir l'ordinaire fumée. 6+6 a
30 Mais voyant au soleil sa fenêtre fermée, 6+6 a
Une tristesse vague, une ombre de malheur, 6+6 b
Comme un frisson sur l'eau courut sur tout mon cœur, 6+6 b
Et sans donner de cause à ma terreur subite, 6+6 a
Je repris mon chemin et je marchai plus vite. 6+6 a
35 Mon œil cherchait quelqu'un qu'il pût interroger, 6+6 b
Mais dans les chants déserts, ni troupeau, ni berger : 6+6 b
Le mulet broutait seul l'herbe rare et poudreuse 6+6 a
Sur les bords de la route ; et dans le sol qu'il creuse 6+6 a
Le soc penché dormait à moitié d'un sillon ; 6+6 b
40 On n'entendait au loin que le cri du grillon 6+6 b
Au lieu du bruit vivant, des voix entremêlées. 6+6 a
Qui montent tous les soirs du fond de ces vallées. 6+6 a
J'arrive et frappe en vain, le gardien du foyer, 6+6 b
Son chien même à mes coups ne vient pas aboyer ; 6+6 b
45 Je presse le loquet d'un doigt lourd et rapide, 6+6 a
Et j'entre dans la cour, aussi muette et vide. 6+6 a
Vide ? hélas ! mon Dieu non ; au pied de l'escalier 6+6 b
Qui conduisait de l'aire au rustique palier, 6+6 b
Comme un pauvre accroupi sur le seuil d'une église, 6+6 a
50 Une figure noire était dans l'ombre assise, 6+6 a
Immobile, le front sur ses genoux couché, 6+6 b
Et dans son tablier le visage caché. 6+6 b
Elle ne proférait ni plainte ni murmure ; 6+6 a
Seulement du drap noir qui couvrait sa figure 6+6 a
55 Un mouvement léger, convulsif, continu, 6+6 b
Trahissait le sanglot dans son sein retenu ; 6+6 b
Je devinai la mort à ce muet emblème : 6+6 a
La servante pleurait le vieux maître qu'elle aime. 6+6 a
— « Marthe ! dis-je ; est-il vrai ?… » Se levant à ma voix 6+6 b
60 Et s'essuyant les yeux du revers de ses doigts, 6+6 b
— « Trop vrai ! Montez, Monsieur, on peut le voir encore, 6+6 a
« On ne doit l'enterrer que demain à l'aurore ; 6+6 a
« Sa pauvre âme du moins s'en ira plus en paix 6+6 b
« Si vous l'accompagnez de vos derniers souhaits. 6+6 b
65 « Il a parlé de vous jusqu'à sa dernière heure : 6+6 a
« — Marthe, me disait-il, si Dieu veut que je meure, 6+6 a
« Dis-lui que son ami lui laisse tout son bien 6+6 b
« Pour avoir soin de toi, des oiseaux et du chien. — 6+6 b
« Son bien ? n'eu point garder était toute sa gloire, 6+6 a
70 « Il ne remplirait pas le rayon d'une armoire. 6+6 a
« Le peu qui lui restait a passé sou par sou 6+6 b
« En linge, en alimens, ici, là, Dieu sait . 6+6 b
« Tout le temps qu'a duré la grande maladie, 6+6 a
« Il leur a tout donné, Monsieur, jusqu'à sa vie, 6+6 a
75 « Car c'est en confessant, jour et nuit, tel et tel, 6+6 b
« Qu'il a gagné la mort. » — « Oui, lui dis-je, et le ciel ! » 6+6 b
Et je montai. La chambre était déserte et sombre, 6+6 a
Deux cierges seulement en éclaircissaient l'ombre, 6+6 a
Et mêlaient sur son front les funèbres reflets 6+6 b
80 Aux rayons d'or du soir qui perçaient les volets, 6+6 b
Comme luttent entre eux dans la sainte agonie, 6+6 a
L'immortelle espérance et la nuit de la vie. 6+6 a
Son visage était calme et doux à regarder ; 6+6 b
Ses traits pacifiés semblaient encor garder 6+6 b
85 La douce impression d'extases commencées ; 6+6 a
Il avait vu le ciel déjà dans ses pensées, 6+6 a
Et le bonheur de l'âme, en prenant son essor, 6+6 b
Dans son divin sourire était visible encor. 6+6 b
Un drap blanc recouvert de sa soutane noire, 6+6 a
90 Parait son lit de mort ; un crucifix d'ivoire 6+6 a
Reposait dans ses mains sur son sein endormi, 6+6 b
Comme un ami qui dort sur le cœur d'un ami ; 6+6 b
Et, couché sur les pieds du maître qu'il regarde, 6+6 a
Son chien blanc, inquiet d'une si longue garde, 6+6 a
95 Grondait au moindre bruit, et las de le veiller, 6+6 b
Écoutait si son souffle allait se réveiller. 6+6 b
Près du chevet du lit, selon le sacré rite, 6+6 a
Un rameau de buis sec trempait dans l'eau bénite ; 6+6 a
Ma main avec respect le secoua trois fois, 6+6 b
100 En traçant sur le corps le signe de la croix. 6+6 b
Puis je baisai les pieds et les mains ; le visage 6+6 a
De l'immortalité portait déjà l'image, 6+6 a
Et déjà sur ce front,' où son signe était lu, 6+6 b
Mon œil respectueux ne voyait qu'un élu. 6+6 b
105 Puis, avec l'assistant disant les saints cantiques, 6+6 a
Je m'assis pour pleurer près des chères reliques, 6+6 a
Et priant et chantant et pleurant tour à tour, 6+6 b
Je consumai la nuit et vis poindre le jour. 6+6 b
Près du seuil de l'église, au coin du cimetière, 6+6 a
110 Dans la terre des morts nous couchâmes la bière ; 6+6 a
Chacun des villageois jeta sur le cercueil 6+6 b
Un peu de terre sainte en signe de son deuil ; 6+6 b
Tous pleuraient en passant, et regardaient la tombe 6+6 a
S'affaisser lentement sous la cendre qui tombe ; 6+6 a
115 Chaque fois qu'en tombant la terre retentit, 6+6 b
De la foule muette un sourd sanglot sortit. 6+6 b
Quand ce fut à mon tour : — « O saint ami ! » lui dis-je, 6+6 a
« Dors ! ne n'est pas mon cœur, c'est mon œil qui s'afflige. 6+6 a
« En vain je vais fermer la couche où te voilà, 6+6 b
120 « Je sais qu'en ce moment mon ami n'est plus là 6+6 b
« Il est où ses vertus ont allumé leur flamme ! 6+6 a
« Il est où ses soupirs ont devancé son âme ! » 6+6 a
Je dis ; et tout le soir, attristant ces déserts, 6+6 b
Sa cloche en gémissant le pleura dans les airs, 6+6 b
125 Et, mêlant à ses glas des aboîmens funèbres, 6+6 a
Son chien, qui l'appelait, hurla dans les ténèbres. 6+6 a
Et moi, seul avec Marthe en ce morne séjour, 6+6 b
J'allais, je revenais du jardin à la cour, 6+6 b
Cherchant et retrouvant en chaque endroit sa trace, 6+6 a
130 Le voyant, lui parlant, et lui laissant sa place, 6+6 a
Feuilletant tout ouvert quelque livre pieux, 6+6 b
En lisant un passage et m'essuyant les yeux. 6+6 b
« — N'écrivait-il jamais ?» — « Quelquefois le dimanche, » 6+6 a
Me dit Marthe, « il veillait sur une page blanche, 6+6 a
135 « Et quand elle était noire, au fond d'un vieux panier 6+6 b
« Il la jetait, et moi, dans un coin du grenier 6+6 b
« Je balayais la feuille au retour de l'aurore. 6+6 a
« Ce qu'ont laissé les rats y peut bien être encore. » 6+6 a
J'y montai ; j'y trouvai ces pages où sa main 6+6 b
140 Avait ainsi couru sans ordre et sans dessein, 6+6 b
Semblables à ces mots qu'un rêveur solitaire 6+6 a
Du bout de son bâton écrit avec mystère, 6+6 a
Caractères battus par la pluie et les vents, 6+6 b
Et dont l'œil se fatigue à renouer le sens. 6+6 b
145 Bien des dates manquaient à ce journal sans suite, 6+6 a
Soit qu'il eût déchiré la page à peine écrite, 6+6 a
Ou soit que Marthe en eût allumé ses flambeaux, 6+6 b
Et les vents sur son toit dispersé les lambeaux. 6+6 b
Déplorant à mon cœur mainte feuille ravie, 6+6 a
150 Mon œil de ces débris recomposait sa vie, 6+6 a
Comme l'œil, éclairé d'un rayon de la nuit, 6+6 b
Et s'égarant au loin sur l'horizon qui fuit, 6+6 b
Voit les anneaux glissans d'un fleuve à l'eau brillante, 6+6 a
Dérouler flots à flots leur nappe étincelante, 6+6 a
155 Se perdre par moment sous quelque tertre obscur, 6+6 b
Dans la plaine plus bas reparaître plus pur, 6+6 b
Se briser de nouveau dans les prés qu'il arrose ; 6+6 a
Mais suivant du regard le sillon qu'il suppose, 6+6 a
Et sous les noirs coteaux devinant ses détours, 6+6 b
160 De mille anneaux rompus recompose un seul cours. 6+6 b
C'est ainsi qu'à travers de confuses images, 6+6 a
De ce journal brisé j'ai reconnu les pages. 6+6 a
Si d'une ombre souvent le texte est obscurci, 6+6 b
Complétez en lisant ces pages, les voici. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
logo du CRISCO logo de l'université