Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
LAM_2/LAM48
Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
SECONDES MÉDITATIONS
1823
SEPTIÈME MÉDITATION
BONAPARTE
Sur un écueil battu | par la vague plaintive, 6+6 a
Le nautonier, de loin, | voit blanchir sur la rive 6+6 a
Un tombeau près du bord | par les flots déposé ; 6+6 b
Le temps n’a pas encor | bruni l’étroite pierre, 6+6 c
5 Et sous le vert tissu | de la ronce et du lierre 6+6 c
On distingue… un sceptre brisé. 8 b
Ici gît… Point de nom ! | demandez à la terre ! 6+6 a
Ce nom, il est inscrit | en sanglant caractère 6+6 a
Des bords du Tanaïs | au sommet du Cédar, 6+6 b
10 Sur le bronze et le marbre, | et sur le sein des braves, 6+6 c
Et jusque dans le cœur | de ces troupeaux d’esclaves 6+6 c
Qu’il foulait tremblants sous son char. 8 b
Depuis les deux grands noms | qu’un siècle au siècle annonce, 6+6 a
Jamais nom qu’ici-bas | toute langue prononce 6+6 a
15 Sur l’aile de la foudre | aussi loin ne vola ; 6+6 b
Jamais d’aucun mortel | le pied qu’un souffle efface 6+6 c
N’imprima sur la terre | une plus forte trace : 6+6 c
Et ce pied s’est arrêté là… 8 b
Il est là !… Sous trois pas | un enfant le mesure ! 6+6 a
20 Son ombre ne rend pas | même un léger murmure : 6+6 a
Le pied d’un ennemi | foule en paix son cercueil. 6+6 b
Sur ce front foudroyant | le moucheron bourdonne, 6+6 c
Et son ombre n’entend | que le bruit monotone 6+6 c
D’une vague contre un écueil. 8 b
25 Ne crains pas cependant, | ombre encore inquiète, 6+6 a
Que je vienne outrager | ta majesté muette. 6+6 a
Non ! La lyre aux tombeaux | n’a jamais insulté : 6+6 b
La mort de tout temps fut | l’asile de la gloire. 6+6 c
Rien ne doit jusqu’ici | poursuivre une mémoire ; 6+6 c
30 Rien… excepté la vérité ! 8 b
Ta tombe et ton berceau | sont couverts d’un nuage. 6+6 a
Mais, pareil à l’éclair, | tu sortis d’un orage ; 6+6 a
Tu foudroyas le monde | avant d’avoir un nom : 6+6 b
Tel ce Nil, dont Memphis | boit les vagues fécondes, 6+6 c
35 Avant d’être nommé | fait bouillonner ses ondes 6+6 c
Aux solitudes de Memnon. 8 b
Les dieux étaient tombés, | les trônes étaient vides : 6+6 a
La victoire te prit | sur ses ailes rapides ; 6+6 a
D’un peuple de Brutus | la gloire te fit roi. 6+6 b
40 Ce siècle, dont l’écume | entraînait dans sa course 6+6 c
Les mœurs, les rois, les dieux… | refoulé vers sa source, 6+6 c
Recula d’un pas devant toi. 8 b
Tu combattis l’erreur | sans regarder le nombre ; 6+6 a
Pareil au fier Jacob, | tu luttas contre une ombre ; 6+6 a
45 Le fantôme croula | sous le poids d’un mortel ; 6+6 b
Et, de tous ces grands noms | profanateur sublime, 6+6 c
Tu jouas avec eux | comme la main du crime 6+6 c
Avec les vases de l’autel. 8 b
Ainsi, dans les accès | d’un impuissant délire, 6+6 a
50 Quand un siècle vieilli | de ses mains se déchire 6+6 a
En jetant dans ses fers | un cri de liberté, 6+6 b
Un héros tout à coup | de la poudre s’élève, 6+6 c
Le frappe avec son sceptre… | Il s’éveille, et le rêve 6+6 c
Tombe devant la vérité. 8 b
55 Ah ! si, rendant ce sceptre | à ses mains légitimes, 6+6 a
Plaçant sur ton pavois | de royales victimes, 6+6 a
Tes mains des saints bandeaux | avaient lavé l’affront ! 6+6 b
Soldat vengeur des rois, | plus grand que ces rois même, 6+6 c
De quel divin parfum, | de quel pur diadème 6+6 c
60 La gloire aurait sacré ton front ! 8 b
Gloire, honneur, liberté, | ces mots que l’homme adore, 6+6 a
Retentissaient pour toi | comme l’airain sonore 6+6 a
Dont un stupide écho | répète au loin le son : 6+6 b
De cette langue en vain | ton oreille frappée 6+6 c
65 Ne comprit ici-bas | que le cri de l’épée, 6+6 c
Et le mâle accord du clairon. 8 b
Superbe, et dédaignant | ce que la terre admire, 6+6 a
Tu ne demandais rien | au monde que l’empire. 6+6 a
Tu marchais… tout obstacle | était ton ennemi. 6+6 b
70 Ta volonté volait | comme ce trait rapide 6+6 c
Qui va frapper le but | où le regard le guide, 6+6 c
Même à travers un cœur ami. 8 b
Jamais, pour éclaircir | ta royale tristesse, 6+6 a
La coupe des festins | ne te versa l’ivresse ; 6+6 a
75 Tes yeux d’une autre pourpre | aimaient à s’enivrer. 6+6 b
Comme un soldat debout | qui veille sous ses armes, 6+6 c
Tu vis de la beauté | le sourire ou les larmes, 6+6 c
Sans sourire et sans soupirer. 8 b
Tu n’aimais que le bruit | du fer, le cri d’alarmes, 6+6 a
80 L’éclat resplendissant | de l’aube sur les armes ; 6+6 a
Et ta main ne flattait | que ton léger coursier, 6+6 b
Quand les flots ondoyants | de sa pâle crinière 6+6 c
Sillonnaient, comme un vent, | la sanglante poussière, 6+6 c
Et que ses pieds brisaient l’acier. 8 b
85 Tu grandis sans plaisir, | tu tombas sans murmure. 6+6 a
Rien d’humain ne battait | sous ton épaisse armure : 6+6 a
Sans haine et sans amour, | tu vivais pour penser. 6+6 b
Comme l’aigle régnant | dans un ciel solitaire, 6+6 c
Tu n’avais qu’un regard | pour mesurer la terre, 6+6 c
90 Et des serres pour l’embrasser. 8 b
S’élancer d’un seul bond | au char de la victoire ; 6+6 a
Foudroyer l’univers | des splendeurs de sa gloire ; 6+6 a
Fouler d’un même pied | des tribuns et des rois ; 6+6 b
Forger un joug trempé | dans l’amour et la haine, 6+6 c
95 Et faire frissonner | sous le frein qui l’enchaîne 6+6 c
Un peuple échappé de ses lois ; 8 b
Être d’un siècle entier | la pensée et la vie ; 6+6 a
Émousser le poignard, | décourager l’envie, 6+6 a
Ébranler, raffermir | l’univers incertain ; 6+6 b
100 Aux sinistres clartés | de ta foudre qui gronde 6+6 c
Vingt fois contre les dieux | jouer le sort du monde, 6+6 c
Quel rêve ! ! ! et ce fut ton destin !… 8 b
Tu tombas cependant | de ce sublime faîte : 6+6 a
Sur ce rocher désert | jeté par la tempête, 6+6 a
105 Tu vis tes ennemis | déchirer ton manteau ; 6+6 b
Et le sort, ce seul dieu | qu’adora ton audace, 6+6 c
Pour dernière faveur | t’accorda cet espace 6+6 c
Entre le trône et le tombeau. 8 b
Oh ! qui m’aurait donné | d’y sonder ta pensée, 6+6 a
110 Lorsque le souvenir | de ta grandeur passée 6+6 a
Venait, comme un remords, | t’assaillir loin du bruit, 6+6 b
Et que, les bras croisés | sur ta large poitrine, 6+6 c
Sur ton front chauve et nu | que la pensée incline, 6+6 c
L’horreur passait comme la nuit ? 8 b
115 Tel qu’un pasteur debout | sur la rive profonde 6+6 a
Voit son ombre de loin | se prolonger sur l’onde, 6+6 a
Et du fleuve orageux | suivre en flottant le cours ; 6+6 b
Tel, du sommet désert | de ta grandeur suprême, 6+6 c
Dans l’ombre du passé | te recherchant toi-même, 6+6 c
120 Tu rappelais tes anciens jours. 8 b
Ils passaient devant toi | comme des flots sublimes 6+6 a
Dont l’œil voit sur les mers | étinceler les cimes : 6+6 a
Ton oreille écoutait | leur bruit harmonieux ; 6+6 b
Et, d’un reflet de gloire | éclairant ton visage, 6+6 c
125 Chaque flot t’apportait | une brillante image 6+6 c
Que tu suivais longtemps des yeux. 8 b
Là, sur un pont tremblant | tu défiais la foudre ; 6+6 a
Là, du désert sacré | tu réveillais la poudre ; 6+6 a
Ton coursier frissonnait | dans les flots du Jourdain ; 6+6 b
130 Là, tes pas abaissaient | une cime escarpée ; 6+6 c
Là, tu changeais en sceptre | une invincible épée. 6+6 c
Ici… Mais quel effroi soudain ! 8 b
Pourquoi détournes-tu | ta paupière éperdue ? 6+6 a
D’où vient cette pâleur | sur ton front répandue ? 6+6 a
135 Qu’as-tu vu tout à coup | dans l’horreur du passé ? 6+6 b
Est-ce de vingt cités | la ruine fumante, 6+6 c
Ou du sang des humains | quelque plaine écumante ? 6+6 c
Mais la gloire a tout effacé. 8 b
La gloire efface tout… | tout, excepté le crime ! 6+6 a
140 Mais son doigt me montrait | le corps d’une victime, 6+6 a
Un jeune homme, un héros | d’un sang pur inondé. 6+6 b
Le flot qui l’apportait | passait, passait sans cesse ; 6+6 c
Et toujours en passant | la vague vengeresse 6+6 c
Lui jetait le nom de Condé… 8 b
145 Comme pour effacer | une tache livide, 6+6 a
On voyait sur son front | passer sa main rapide ; 6+6 a
Mais la trace du sang | sous son doigt renaissait : 6+6 b
Et, comme un sceau frappé | par une main suprême, 6+6 c
La goutte ineffaçable, | ainsi qu’un diadème, 6+6 c
150 Le couronnait de son forfait. 8 b
C’est pour cela, tyran, | que ta gloire ternie 6+6 a
Fera par ton forfait | douter de ton génie ; 6+6 a
Qu’une trace de sang | suivra partout ton char, 6+6 b
Et que ton nom, jouet | d’un éternel orage, 6+6 c
155 Sera par l’avenir | ballotté d’âge en âge 6+6 c
Entre Marius et César. 8 b
Tu mourus cependant | de la mort du vulgaire, 6+6 a
Ainsi qu’un moissonneur | va chercher son salaire, 6+6 a
Et dort sur sa faucille | avant d’être payé ; 6+6 b
160 Tu ceignis en mourant | ton glaive sur ta cuisse, 6+6 c
Et tu fus demander | récompense ou justice 6+6 c
Au Dieu qui t’avait envoyé ! 8 b
On dit qu’aux derniers jours | de sa longue agonie, 6+6 a
Devant l’éternité | seul avec son génie, 6+6 a
165 Son regard vers le ciel | parut se soulever : 6+6 b
Le signe rédempteur | toucha son front farouche ; 6+6 c
Et même on entendit | commencer sur sa bouche 6+6 c
Un nom… qu’il n’osait achever. 8 b
Achève… C’est le Dieu | qui règne et qui couronne, 6+6 a
170 C’est le Dieu qui punit, | c’est le Dieu qui pardonne : 6+6 a
Pour les héros et nous | il a des poids divers. 6+6 b
Parle-lui sans effroi : | lui seul peut te comprendre. 6+6 c
L’esclave et le tyran | ont tous un compte à rendre ; 6+6 c
L’un du sceptre, l’autre des fers. 8 b
175 Son cercueil est fermé : | Dieu l’a jugé. Silence ! 6+6 a
Son crime et ses exploits | pèsent dans la balance : 6+6 a
Que des faibles mortels | la main n’y touche plus ! 6+6 b
Qui peut sonder, Seigneur, | ta clémence infinie ? 6+6 c
Et vous, peuples, sachez | le vain prix du génie 6+6 c
180 Qui ne fonde pas des vertus ! 8 b
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