Métrique en Ligne
LAM_2/LAM44
Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
SECONDES MÉDITATIONS
1823
TROISIÈME MÉDITATION
SAPHO
ÉLÉGIE ANTIQUE
L’aurore se levait, la mer battait la plage. 6+6 a
Ainsi parla Sapho debout sur le rivage ; 6+6 a
Et près d’elle, à genoux, les filles de Lesbos 6+6 a
Se penchaient sur l’abîme et contemplaient les flots : 6+6 a
5 Fatal rocher, profond abîme, 8 a
Je vous aborde sans effroi ! 8 b
Vous allez à Vénus dérober sa victime : 6+6 a
J’ai méconnu l’Amour, l’Amour punit mon crime. 6+6 a
Ô Neptune, tes flots seront plus doux pour moi ! 6+6 b
10 Vois-tu de quelles fleurs j’ai couronné ma tête ? 6+6 a
Vois : ce front si longtemps chargé de mon ennui, 6+6 b
Orné pour mon trépas comme pour une fête, 6+6 a
Du bandeau solennel étincelle aujourd’hui. 6+6 b
On dit que dans ton sein… mais je ne puis le croire, 6+6 a
15 On échappe au courroux de l’implacable Amour ; 6+6 b
On dit que par tes soins si l’on renaît au jour, 6+6 b
D’une flamme insensée on y perd la mémoire. 6+6 a
Mais de l’abîme, ô dieu ! quel que soit le secours, 6+6 a
Garde-toi, garde-toi de préserver mes jours ! 6+6 a
20 Je ne viens pas chercher dans tes ondes propices 6+6 a
Un oubli passager, vain remède à mes maux : 6+6 b
J’y viens, j’y viens trouver le calme des tombeaux. 6+6 b
Reçois, ô roi des mers, mes joyeux sacrifices ! 6+6 a
Et vous, pourquoi ces pleurs ? pourquoi ces vains sanglots ? 6+6 a
25 Chantez, chantez un hymne, ô vierges de Lesbos ! 6+6 a
Importuns souvenirs, me suivrez-vous sans cesse ? 6+6 a
C’était sous les bosquets du temple de Vénus : 6+6 b
Moi-même, de Vénus insensible prêtresse, 6+6 a
Je chantais sur la lyre un hymne à la déesse. 6+6 a
30 Au pied de ses autels soudain je l’aperçus. 6+6 b
Dieux ! quels transports nouveaux ! ô dieux ! comment décrire 6+6 a
Tous les feux dont mon sein se remplit à la fois ? 6+6 b
Ma langue se glaça, je demeurai sans voix, 6+6 b
Et ma tremblante main laissa tomber ma lyre. 6+6 a
35 Non, jamais aux regards de l’ingrate Daphné 6+6 a
Tu ne parus plus beau, divin fils de Latone ; 6+6 b
Jamais, le thyrse en main, de pampre couronné, 6+6 a
Le jeune dieu de l’Inde, en triomphe traîné, 6+6 a
N’apparut plus brillant aux regards d’Érigone. 6+6 b
40 Tout sortit… de lui seul je me souvins, hélas ! 6+6 a
Sans rougir de ma flamme, en tout temps, à toute heure, 6+6 b
J’errais seule et pensive autour de sa demeure : 6+6 b
Un pouvoir plus qu’humain m’enchaînait sur ses pas. 6+6 a
Que j’aimais à le voir, de la foule enivrée, 6+6 a
45 Au gymnase, au théâtre, attirer tous les yeux, 6+6 b
Lancer le disque au loin d’une main assurée, 6+6 a
Et sur tous ses rivaux l’emporter dans nos jeux ! 6+6 b
Que j’aimais à le voir, penché sur la crinière 6+6 a
D’un coursier de l’Élide aussi prompt que les vents, 6+6 b
50 S’élancer le premier au bout de la carrière, 6+6 a
Et, le front couronné, revenir à pas lents ! 6+6 b
Ah ! de tous ses succès que mon âme était fière ! 6+6 a
Et si de ce beau front de sueur humecté 6+6 b
J’avais pu seulement essuyer la poussière ! 6+6 a
55 Ô dieux ! j’aurais donné tout, jusqu’à ma beauté, 6+6 b
Pour être un seul instant ou sa sœur ou sa mère ! 6+6 a
Vous qui n’avez jamais rien pu pour mon bonheur, 6+6 a
Vaines divinités des rives du Permesse, 6+6 b
Moi-même dans vos arts j’instruisis sa jeunesse ; 6+6 b
60 Je composai pour lui ces chants pleins de douceur, 6+6 a
Ces chants qui m’ont valu les transports de la Grèce. 6+6 a
Ces chants, qui des enfers fléchiraient la rigueur, 6+6 b
Malheureuse Sapho, n’ont pu fléchir son cœur, 6+6 b
Et son ingratitude a payé ta tendresse. 6+6 a
65 Redoublez vos soupirs, redoublez vos sanglots ! 6+6 a
Pleurez, pleurez ma honte, ô filles de Lesbos ! 6+6 a
Si mes soins, si mes chants, si mes trop faibles charmes 6+6 a
À son indifférence avaient pu l’arracher ; 6+6 b
Si l’ingrat cependant s’était laissé toucher ; 6+6 b
70 S’il eût été du moins attendri par mes larmes ; 6+6 a
Jamais pour un mortel, jamais la main des dieux 6+6 a
N’aurait filé des jours plus doux, plus glorieux. 6+6 a
Que d’éclat cet amour eût jeté sur sa vie ! 6+6 a
Ses jours à ces dieux même auraient pu faire envie ; 6+6 a
75 Et l’amant de Sapho, fameux dans l’univers, 6+6 a
Aurait été, comme eux, immortel dans mes vers. 6+6 a
C’est pour lui que j’aurais, sur tes autels propices, 6+6 a
Fait fumer en tout temps l’encens des sacrifices, 6+6 a
Ô Vénus ! c’est pour lui que j’aurais nuit et jour 6+6 a
80 Suspendu quelque offrande aux autels de l’Amour. 6+6 a
C’est pour lui que j’aurais, durant des nuits entières 6+6 a
Aux trois fatales Sœurs adressé mes prières ; 6+6 a
Ou bien que, reprenant mon luth mélodieux, 6+6 a
J’aurais redit les airs qui lui plaisaient le mieux. 6+6 a
85 Pour lui j’aurais voulu, dans les jeux d’Ionie, 6+6 a
Disputer aux vainqueurs les palmes du génie. 6+6 a
Que ces lauriers brillants, à mon orgueil offerts, 6+6 a
En les cueillant pour lui m’auraient été plus chers 6+6 a
J’aurais mis à ses pieds le prix de ma victoire, 6+6 a
90 Et couronné son front des rayons de ma gloire. 6+6 a
Souvent, à la prière abaissant mon orgueil, 6+6 a
De ta porte, ô Phaon, j’allais baiser le seuil. 6+6 a
« Au moins, disais-je, au moins, si ta rigueur jalouse 6+6 a
Me refuse à jamais ce doux titre d’épouse, 6+6 a
95 Souffre, ô trop cher Phaon, que Sapho, près de toi, 6+6 a
Esclave si tu veux, vive au moins sous ta loi ! 6+6 a
Que m’importe ce nom et cette ignominie, 6+6 a
Pourvu qu’à tes côtés je consume ma vie, 6+6 a
Pourvu que je te voie, et qu’à mon dernier jour 6+6 a
100 D’un regard de pitié tu plaignes tant d’amour ? 6+6 a
Ne crains pas mes périls, ne crains pas ma faiblesse : 6+6 a
Vénus égalera ma force à ma tendresse. 6+6 a
Sur les flots, sur la terre, attachée à tes pas, 6+6 a
Tu me verras te suivre au milieu des combats ; 6+6 a
105 Tu me verras, de Mars affrontant la furie, 6+6 a
Détourner tous les traits qui menacent ta vie, 6+6 a
Entre la mort et toi toujours prompte à courir 6+6 a
Trop heureuse, pour lui si j’avais pu mourir ! 6+6 a
Lorsque enfin, fatigué des travaux de Bellone, 6+6 a
110 Sous la tente, au sommeil ton âme s’abandonne, 6+6 a
Ce sommeil, ô Phaon, qui n’est plus fait pour moi, 6+6 a
Seule me laissera veillant autour de toi ; 6+6 a
Et si quelque souci vient rouvrir ta paupière, 6+6 a
Assise à tes côtés durant la nuit entière, 6+6 a
115 Mon luth sur mes genoux soupirant mon amour, 6+6 a
Je charmerai ta peine, en attendant le jour. » 6+6 a
Je disais, et les vents emportaient ma prière ; 6+6 a
L’écho répétait seul ma plainte solitaire, 6+6 a
Et l’écho seul encor répond à mes sanglots. 6+6 a
120 Pleurez, pleurez ma honte, ô filles de Lesbos ! 6+6 a
Toi qui fus une fois mon bonheur et ma gloire, 6+6 a
Ô lyre, que ma main fit résonner pour lui, 6+6 b
Ton aspect que j’aimais m’importune aujourd’hui, 6+6 b
Et chacun de tes airs rappelle à ma mémoire 6+6 a
125 Et mes feux, et ma honte, et l’ingrat qui m’a fui. 6+6 a
Brise-toi dans mes mains, lyre à jamais funeste ! 6+6 b
Aux autels de Vénus, dans ses sacrés parvis, 6+6 a
Je ne te suspends pas : que le courroux céleste 6+6 b
Sur ces flots orageux disperse tes débris, 6+6 a
130 Et que de mes tourments nul vestige ne reste ! 6+6 b
Que ne puis-je de même engloutir dans ces mers 6+6 a
Et ma fatale gloire, et mes chants, et mes vers ! 6+6 a
Que ne puis-je effacer mes traces sur la terre ! 6+6 a
Que ne puis-je aux enfers descendre tout entière, 6+6 a
135 Et, brûlant ces écrits où doit vivre Phaon, 6+6 a
Emporter avec moi l’opprobre de mon nom ! 6+6 a
Cependant si les dieux, que sa rigueur outrage, 6+6 a
Poussaient en cet instant ses pas vers le rivage ; 6+6 a
Si de ce lieu suprême il pouvait s’approcher ; 6+6 a
140 S’il venait contempler, sur le fatal rocher 6+6 a
Sapho, les yeux en pleurs, errante, échevelée, 6+6 a
Frappant de vains sanglots la rive désolée, 6+6 a
Brûlant encor pour lui, lui pardonnant son sort, 6+6 a
Et dressant lentement les apprêts de sa mort ; 6+6 a
145 Sans doute à cet aspect, touché de mon supplice, 6+6 a
Il se repentirait de sa longue injustice, 6+6 a
Sans doute par mes pleurs se laissant désarmer, 6+6 a
Il dirait à Sapho : « Vis encor pour aimer ! » 6+6 a
Qu’ai-je dit ? Loin de moi, quelque remords peut-être, 6+6 a
150 À défaut de l’amour, dans son cœur a pu naître ; 6+6 a
Peut-être dans sa fuite, averti par les dieux, 6+6 a
Il frissonne, il s’arrête, il revient vers ces lieux ; 6+6 a
Il revient m’arrêter sur les bords de l’abîme ; 6+6 a
Il revient !… il m’appelle… il sauve sa victime !… 6+6 a
155 Oh ! qu’entends-je ?… Écoutez… Du côté de Lesbos 6+6 a
Une clameur lointaine a frappé les échos ! 6+6 a
J’ai reconnu l’accent de cette voix si chère, 6+6 a
J’ai vu sur le chemin s’élever la poussière ! 6+6 a
Ô vierges, regardez ! Ne le voyez-vous pas 6+6 a
160 Descendre la colline et me tendre les bras ? 6+6 a
Mais non ! tout est muet dans la nature entière, 6+6 a
Un silence de mort règne au loin sur la terre ; 6+6 a
Le chemin est désert !… Je n’entends que les flots ! 6+6 a
Pleurez, pleurez ma honte, ô filles de Lesbos ! 6+6 a
165 Mais déjà, s’élançant vers les cieux qu’il colore, 6+6 a
Le soleil de son char précipite le cours. 6+6 b
Toi qui viens commencer le dernier de mes jours, 6+6 b
Adieu, dernier soleil ! adieu, suprême aurore ! 6+6 a
Demain, du sein des flots vous jaillirez encore ; 6+6 a
170 Et moi je meurs ! et moi je m’éteins pour toujours ! 6+6 b
Adieu, champs paternels ! adieu, douce contrée ! 6+6 a
Adieu, chère Lesbos à Vénus consacrée ! 6+6 a
Rivage où j’ai reçu la lumière des cieux ; 6+6 a
Temple auguste où ma mère, aux jours de ma naissance, 6+6 b
175 D’une tremblante main me consacrant aux dieux, 6+6 a
Au culte de Vénus dévoua mon enfance ; 6+6 b
Et toi, forêt sacrée, où les filles du ciel, 6+6 a
Entourant mon berceau, m’ont nourri de leur miel, 6+6 a
Adieu ! Leurs vains présents que le vulgaire envie, 6+6 a
180 Ni les traits de l’Amour, ni les coups du destin, 6+6 b
Misérable Sapho, n’ont pu sauver ta vie ! 6+6 a
Tu vécus dans les pleurs, et tu meurs au matin ! 6+6 b
Ainsi tombe une fleur avant le temps fanée ; 6+6 a
Ainsi, cruel Amour, sous le couteau mortel, 6+6 b
185 Une jeune victime à ton temple amenée, 6+6 a
Qu’à ton culte en naissant le pâtre a destinée, 6+6 a
Vient tomber avant l’âge au pied de ton autel. 6+6 b
Et vous qui reverrez le cruel que j’adore 6+6 a
Quand l’ombre du trépas aura couvert mes yeux, 6+6 b
190 Compagnes de Sapho, portez-lui ces adieux : 6+6 b
Dites-lui… qu’en mourant je le nommais encore !… 6+6 a
Elle dit. Et le soir, quittant le bord des flots, 6+6 a
Vous revîntes sans elle, ô vierges de Lesbos ! 6+6 a
mètre profils métriques : 8, 6+6
forme globale type : suite de strophes
schéma : 50[aa] 4[abaab] 5[abab] 9[abba] 1[ababa] 1[ababab] 1[abbaab]
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