Métrique en Ligne
LAF_2/LAF31
Jules LAFORGUE
Les Complaintes
1885
PRÉLUDES AUTOBIOGRAPHIQUES
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Soif d'infini martyre ? Extase en théorèmes ?
Que la création est belle, tout de même !
En voulant mettre un peu d'ordre dans ce tiroir, 6+6 a
Je me suis perdu par mes grands vingt ans, ce soir 6−6 a
De Noël gras.
Ah ! Dérisoire créature ! 4+4+4 b
Fleuve à reflets, où les deuils d'Unique ne durent 6−6 b
5 Pas plus que d'autres ! L'ai-je rêvé, ce Noël 4+8 a
Où je brûlais de pleurs noirs un mouchoir réel, 6+6 a
Parce que, débordant des chagrins de la Terre 6+6 b
Et des frères Soleils, et ne pouvant me faire 6+6 b
Aux monstruosités sans but et sans témoin 6+6 a
10 Du cher Tout, et bien las de me meurtrir les poings 6+6 a
Aux steppes du cobalt sourd, ivre-mort de doute, 6+6 b
Je vivotais, altéré de Nihil de toutes 4+8 b
Les citernes de mon Amour ?
Seul, pur, songeur, 6−6 a
Me croyant hypertrophique ! Comme un plongeur 12 a
15 Aux mouvants bosquets des savanes sous-marines, 6−6 b
J'avais roulé par les livres, bon misogyne. 6−6 b
Cathédrale anonyme ! En ce Paris, jardin 6+6 a
Obtus et chic, avec son bourgeois de Jourdain 6+6 a
À rêveurs, ses vitraux fardés, ses vieux dimanches 6+6 b
20 Dans les quartiers tannés où regardent des branches 6+6 b
Par-dessus les murs des pensionnats, et ses 6−6 c
Ciels trop poignants à qui l'Angélus fait : assez ! 6+6 c
Paris qui, du plus bon bébé de la Nature, 6+6 a
Instaure un lexicon mal cousu de ratures. 6+6 a
25 Bon Breton né sous les tropiques, chaque soir 6−6 a
J'allais le long d'un quai bien nommé mon rêvoir, 6+6 a
Et buvant les étoiles à même : « ô Mystère ! 6−6 b
« Quel calme chez les astres ! Ce train-train sur terre ! 6−6 b
« Est-il Quelqu'un, vers quand, à travers l'infini, 6+6 a
30 « Clamer l'universel lamasabaktani ? 6+6 a
« Voyons ; les cercles du Cercle, en effets et causes, 6−6 b
« Dans leurs incessants vortex de métamorphoses, 12 b
« Sentent pourtant, abstrait, ou, ma foi, quelque part, 6+6 a
« Battre un cœur ! Un cœur simple, ou veiller un Regard ! 6+6 a
35 « Oh ! Qu'il n'y ait personne et que Tout continue ! 6+6 b
« Alors géhenne à fous, sans raison, sans issue ! 6+6 b
« Et depuis les Toujours, et vers l'Éternité ! 6+6 a
« Comment donc quelque chose a-t-il jamais été ? 6+6 a
« Que Tout se sache seul au moins, pour qu'il se tue ! 6+6 b
40 « Draguant les chantiers d'étoiles, qu'un Cri se rue, 12 b
« Mort ! Emballant en ses linceuls aux clapotis 6−6 a
« Irrévocables ces sols d'impôts abrutis ! 6−6 a
« Que l'Espace ait un bon haut-le-cœur et vomisse 6+6 b
« Le Temps nul, et ce Vin aux geysers de justice ! 6+6 b
45 « Lyres des nerfs, filles des Harpes d'Idéal 4+4+4 a
« Qui vibriez, aux soirs d'exil, sans songer à mal, 12 a
« Redevenez plasma ! Ni Témoin, ni spectacle ! 6+6 b
« Chut, ultime vibration de la Débâcle, 8+4 b
« Et que Jamais soit Tout, bien intrinsèquement, 6+6 a
50 « Très hermétiquement, primordialement ! » 6+6 a
Ah ! ‒ le long des calvaires de la Conscience, 6−6 a
La Passion des mondes studieux t'encense, 4+8 a
Aux Orgues des Résignations, Idéal, 12 b
Ô Galathée aux pommiers de l'Éden-Natal ! 4+8 b
55 Martyres, croix de l'Art, formules, fugues douces, 6+6 a
Babels d'or où le vent soigne de bonnes mousses ; 6+6 a
Mondes vivotant, vaguement étiquetés 8+4 b
De livres, sous la céleste Éternullité : 12 b
Vanité, vanité, vous dis-je ! ‒ oh ! Moi, j'existe, 6+6 a
60 Mais où sont, maintenant, les nerfs de ce Psalmiste ? 6+6 a
Minuit un quart ; quels bords te voient passer, aux nuits 6+6 b
Anonymes, ô Nébuleuse-Mère ? Et puis, 8+4 b
Qu'il doit agoniser d'étoiles éprouvées, 6+6 a
À cette heure où Christ naît, sans feu pour leurs couvées, 6+6 a
65 Mais clamant : ô mon Dieu ! Tant que, vers leur ciel mort, 6+6 b
Une flèche de cathédrale pointe encor 8+4 b
Des polaires surplis ! ‒ ces Terres se sont tues, 6+6 a
Et la création fonctionne têtue ! 6+6 a
Sans issue, elle est Tout ; et nulle autre, elle est Tout. 6+6 b
70 Xiks en soi ? Soif à trucs ! Songe d'une nuit d'août ? 6+6 b
Sans le mot, nous serons revannés, ô ma Terre ! 6+6 a
Puis tes sœurs. Et nunc et semper, amen. Se taire. 6+6 a
Je veux parler au Temps ! Criais-je. Oh ! Quelque engrais 6+6 a
Anonyme ! Moi ! Mon Sacré-Cœur ! ‒ j'espérais 6−6 a
75 Qu'à ma mort, tout frémirait, du cèdre à l'hysope ; 4+8 b
Que ce Temps, déraillant, tomberait en syncope, 6+6 b
Que, pour venir jeter sur mes lèvres des fleurs, 6+6 a
Les Soleils très navrés détraqueraient leurs chœurs ; 6+6 a
Qu'un soir, du moins, mon Cri me jaillissant des moelles, 6+6 b
80 On verrait, mon Dieu, des signaux dans les étoiles ? 6−6 b
Puis, fou devant ce ciel qui toujours nous bouda, 6+6 a
Je rêvais de prêcher la fin, nom d'un Bouddha ! 6+6 a
Oh ! Pâle mutilé, d'un : qui m'aime me suive ! 6+6 b
Faisant de leurs cités une unique Ninive, 6+6 b
85 Mener ces chers bourgeois, fouettés d'alléluias, 6+6 a
Au Saint-Sépulcre maternel du Nirvâna ! 4+4+4 a
Maintenant, je m'en lave les mains (concurrence 6−6 a
Vitale, l'argent, l'art, puis les lois de la France…) 6+6 a
Vermis sum, pulvis es ! Où sont mes nerfs d'hier ? 6+6 a
90 Mes muscles de demain ? Et le terreau si fier 6+6 a
De Mon âme, où donc était-il, il y a mille 4+4+4 b
Siècles ! Et comme, incessamment, il file, file !… 4+4+4 b
Anonyme ! Et pour Quoi ? ‒ Pardon, Quelconque Loi ! 6+6 c
L'être est forme, Brahma seul est Tout-Un en soi. 6+6 c
95 Ô Robe aux cannelures à jamais doriques 6−6 a
Où grimpent les Passions des grappes cosmiques ; 12 a
Ô robe de Maïa, ô Jupe de Maman, 6+6 b
Je baise vos ourlets tombals éperdument ! 6+6 b
Je sais ! La vie outrecuidante est une trêve 4+4+4 a
100 D'un jour au Bon Repos qui pas plus ne s'achève 6+6 a
Qu'il n'a commencé. Moi, ma trêve, confiant, 6+6 b
Je la veux cuver au sein de l'Inconscient. 6−6 b
Dernière crise. Deux semaines errabundes, 6+6 a
En tout, sans que mon Ange Gardien me réponde. 4+8 a
105 Dilemme à deux sentiers vers l'Éden des Élus : 6+6 b
Me laisser éponger mon Moi par l'Absolu ? 6+6 b
Ou bien, élixirer l'Absolu en moi-même ? 6+6 a
C'est passé. J'aime tout, aimant mieux que Tout m'aime. 6+6 a
Donc Je m'en vais flottant aux orgues sous-marins, 6+6 b
110 Par les coraux, les œufs, les bras verts, les écrins, 6+6 b
Dans la tourbillonnante éternelle agonie 6+6 a
D'un Nirvâna des Danaïdes du génie ! 4+4+4 a
Lacs de syncopes esthétiques ! Tunnels d'or ! 4+4+4 b
Pastel défunt ! Fondant sur une langue ! Mort 6+6 b
115 Mourante ivre-morte ! Et la conscience unique 6+6 a
Que c'est dans la Sainte Piscine ésotérique 8+4 a
D'un lucus à huis-clos, sans pape et sans laquais, 6+6 b
Que j'ouvre ainsi mes riches veines à Jamais. 6−6 b
En attendant la mort mortelle, sans mystère, 6+6 a
120 Lors quoi l'usage veut qu'on nous cache sous terre. 6+6 a
Maintenant, tu n'as pas cru devoir rester coi ; 6+6 a
Eh bien, un cri humain ! S'il en reste un pour toi. 6+6 a
mètre profil métrique : 6÷6
forme globale type : suite de strophes et distiques
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