Métrique en Ligne
HUG_9/HUG773
Victor HUGO
L'année terrible
1872
JUILLET
XI
I
De tout ceci, du gouffre obscur, du fatal sort, 6+6 a
Des haines, des fureurs, des tombes, ce qui sort, 6+6 a
C'est de la clarté, peuple, et de la certitude. 6+6 b
Progrès ! Fraternité ! Foi ! que la solitude 6+6 b
5 L'affirme, et que la foule y consente à grands cris ; 6+6 a
Que le hameau joyeux le dise au grand Paris, 6+6 a
Et que le Louvre ému le dise à la chaumière ! 6+6 b
La dernière heure est claire autant que la première 6+6 b
Fut sombre ; et l'on entend distinctement au fond 6+6 a
10 Du ciel noir la rumeur que les naissances font. 6+6 a
On distingue en cette ombre un bruissement d'ailes. 6+6 b
Et moi, dans ces feuillets farouches et fidèles, 6+6 b
Dans ces pages de deuil, de bataille et d'effroi, 6+6 a
Si la clameur d'angoisse éclata malgré moi, 6+6 a
15 Si l'ai laissé tomber le mot de la souffrance, 6+6 b
Une négation quelconque d'espérance, 6+6 b
J'efface ce sanglot obscur qui se perdit ; 6+6 a
Ce mot, je le rature et je ne l'ai pas dit. 6+6 a
Moi, le navigateur serein qui ne redoute 6+6 b
20 Aucun choc dans les flots profonds, j'aurais un doute ! 6+6 b
J'admettrais qu'une main hideuse pût tenir 6+6 a
Le verrou du passé fermé sur l'avenir ! 6+6 a
Quoi ! le crime prendrait au collet la justice, 6+6 b
L'ombre étoufferait l'astre allant vers le solstice, 6+6 b
25 Les rois à coups de fouet chasseraient devant eux 6+6 a
La conscience aveugle et le progrès boiteux ; 6+6 a
L'esprit humain, le droit, l'honneur, Jésus, Voltaire, 6+6 b
La vertu, la raison, n'auraient plus qu'à se taire, 6+6 b
La vérité mettrait sur ses lèvres son doigt, 6+6 a
30 Ce siècle s'en irait sans payer ce qu'il doit, 6+6 a
Le monde pencherait comme un vaisseau qui sombre, 6+6 b
On verrait lentement se consommer dans l'ombre, 6+6 b
A jamais, on ne sait sous quelles épaisseurs, 6+6 a
L'évanouissement sinistre des penseurs ! 6+6 a
35 Non, et tu resteras, ô France, la première ! 6+6 b
Et comment pourrait-on égorger la lumière ? 6+6 b
Le soleil ne pourrait, rongé par un vautour, 6+6 a
S'il répandait son sang, répandre que du jour ; 6+6 a
Quoi ! blesser le soleil ! tout l'enfer, s'il l'essaie, 6+6 b
40 Fera sortir des flots d'aurore de sa plaie. 6+6 b
Ainsi, France, du coup de lance à ton côté 6+6 a
Les rois tremblants verront jaillir la liberté. 6+6 a
II
Est-ce un écroulement ? non. C'est une genèse. 6+6 b
Que t'importe, ô Paris, ville de la fournaise, 6+6 b
45 Puits de flamme, un brouillard qui passe, et dans ton flanc 6+6 a
Sur son gonflement sombre un vent de plus soufflant ? 6+6 a
Que t'importe un combat de plus dans l'âpre joute ? 6+6 b
Que t'importe un soufflet de forge qui s'ajoute 6+6 b
A tous les aquilons tourmentant ton brasier ? 6+6 a
50 O fier volcan, qui donc peut te rassasier 6+6 a
D'explosions, de bruits, d'orage, de tonnerre, 6+6 b
De secousses faisant trembler toute la terre, 6+6 b
De métaux à mêler, d'âmes à mettre au feu ! 6+6 a
Est-ce que tu t'éteins sous l'haleine de Dieu ? 6+6 a
55 Non. Ton feu se rallume et ta houle profonde 6+6 b
Bouillonne, ô fusion formidable d'un monde. 6+6 b
Paris, comme à la mer Dieu seul te dit : Assez. 6+6 a
Ta rude fonction, vous deux la connaissez. 6+6 a
Souvent l'homme, penché sur ton foyer sonore, 6+6 b
60 Prend pour reflet d'enfer une rougeur d'aurore. 6+6 b
Tu sais ce que tu dois construire ou transformer. 6+6 a
Qui t'irrite ne peut que te faire écumer. 6+6 a
Toute pierre jetée au gouffre où tu ruisselles 6+6 b
T'arrache un crachement énorme d'étincelles. 6+6 b
65 Les rois viennent frapper sur toi. Comme le fer 6+6 a
Battu des marteaux jette aux cyclopes l'éclair, 6+6 a
Tu réponds à leurs coups en les couvrant d'étoiles. 6+6 b
O destin ! déchirure admirable des toiles 6+6 b
Que tisse l'araignée et des pièges que tend 6+6 a
70 La noirceur sépulcrale au matin éclatant ! 6+6 a
Ah ! le piège est abject, la toile est misérable, 6+6 b
Et rien n'arrêtera l'avenir vénérable. 6+6 b
III
Ville, ton sort est beau ! ta passion te met, 6+6 a
Ville, au milieu du genre humain, sur un sommet. 6+6 a
75 Personne ne pourra t'approcher sans entendre 6+6 b
Sortir de ton supplice auguste une voix tendre, 6+6 b
Car tu souffres pour tous et tu saignes pour tous. 6+6 a
Les peuples devant toi feront cercle à genoux. 6+6 a
Le nimbe de l'Etna ne craignait pas Éole, 6+6 b
80 Et nul vent n'éteindra ta farouche auréole ; 6+6 b
Car ta lumière illustre et terrible, brûlant 6+6 a
Tout ce qui n'est pas vie, honneur, travail, talent, 6+6 a
Devoir, droit, guérison, baume, parfum, dictame, 6+6 b
Est pour l'avenir pourpre et pour le passé flamme ; 6+6 b
85 Car dans ta clarté, triste et pure, braise et fleur, 6+6 a
L'immense amour se mêle à l'immense douleur. 6+6 a
Grâce à toi, l'homme croit, le progrès naît viable. 6+6 b
O ville, que ton sort tragique est enviable ! 6+6 b
Ah ! ta mort laisserait l'univers orphelin. 6+6 a
90 Un astre est dans ta plaie ; et Carthage ou Berlin 6+6 a
Achèterait au prix de toutes ses rapines 6+6 b
Et de tous ses bonheurs ta couronne d'épines. 6+6 b
Jamais enclume autant que toi n'étincela. 6+6 a
Ville, tu fonderas l'Europe. Ah ! d'ici là 6+6 a
95 Que de tourments ! Paris, ce que ta gloire attire, 6+6 b
La dette qu'on te vient payer, c'est le martyre. 6+6 b
Accepte. Va, c'est grand. Sois le peuple héros. 6+6 a
Laisse après les tyrans arriver les bourreaux, 6+6 a
Après le mal subis le pire, et reste calme. 6+6 b
100 Ton épée en ta main devient lentement palme. 6+6 b
Fais ce qu'ont fait les Grecs, les Romains, les Hébreux. 6+6 a
Emplis de ta splendeur le moule ténébreux. 6+6 a
Les peuples t'auront vue, ô cité magnanime, 6+6 b
Après avoir été la lueur de l'abîme, 6+6 b
105 Après avoir lutté comme c'est le devoir, 6+6 a
Après avoir été cratère, après avoir 6+6 a
Fait bouillonner, forum, cirque, creuset, vésuve, 6+6 b
Toute la liberté du monde dans ta cuve, 6+6 b
Après avoir chassé la Prusse, affreux géant, 6+6 a
110 Te dressant tout à coup hors du gouffre béant, 6+6 a
En bronze, déité d'éternité vêtue, 6+6 b
Flamboyer lave, et puis te refroidir statue ! 6+6 b
IV
Les hommes du passé se figurent qu'ils sont. 6+6 a
Ils s'imaginent vivre ; et le travail qu'ils font, 6+6 a
115 Le glissement visqueux de leurs replis sans nombre, 6+6 b
Leur allée et venue à plat ventre dans l'ombre, 6+6 b
N'est qu'un fourmillement de vers de terre heureux. 6+6 a
Le couvercle muet du sépulcre est sur eux. 6+6 a
Mais, Paris, rien de toi n'est mort, ville sacrée. 6+6 b
120 Ton agonie enfante et ta défaite crée. 6+6 b
Rien ne t'est refusé ; ce que tu veux sera. 6+6 a
Le jour où tu naquis, l'impossible expira. 6+6 a
Je l'affirme et l'affirme, et ma voix sans relâche 6+6 b
Le redit au parjure, au fourbe, au traître, au lâche, 6+6 b
125 Grande blessée, ô reine, ô déesse, tu vis. 6+6 a
Ceux qui de tes douleurs devraient être assouvis, 6+6 a
T'insultent ; mais tu vis, Paris ! dans ton artère, 6+6 b
D'où le sang de tout l'homme et de toute la terre 6+6 b
Coule sans s'arrêter, hélas, mais sans finir, 6+6 a
130 On sent battre le pouls profond de l'avenir. 6+6 a
On sent dans ton sein, mère en travail, ville émue, 6+6 b
Ce fœtus, l'univers inconnu, qui remue. 6+6 b
Qu'importe les rieurs sinistres ! Tout est bien. 6+6 a
Sans doute c'est lugubre ; on cherche, on ne voit rien, 6+6 a
135 Il fait nuit, l'horizon semble être une clôture. 6+6 b
On craint pour toi, cité de l'Europe future. 6+6 b
Quelle ruine, hélas ! quel aspect de cercueil ! 6+6 a
Et quelle ressemblance avec l'éternel deuil ! 6+6 a
Le plus ferme frissonne ; on pleure, on tremble, on doute ; 6+6 b
140 Mais si, penché sur toi, du dehors on écoute, 6+6 b
En cette ombre murée où ne luit nul flambeau, 6+6 a
En cette obscurité de gouffre et de tombeau, 6+6 a
On entend vaguement le chant d'une âme immense. 6+6 b
C'est quelque chose d'âpre et de grand qui commence. 6+6 b
145 C'est le siècle nouveau qui de la brume sort. 6+6 a
Tous nos pas ici-bas sont nocturnes, d'accord. 6+6 a
Hommes du passé, certe, il est vrai que la vie, 6+6 b
Malgré notre labeur et malgré notre envie, 6+6 b
Est terrestre et ne peut être divine avant 6+6 a
150 Que l'homme aille au grand ciel trouver le grand vivant. 6+6 a
La mort sera toujours la haute délivrance. 6+6 b
Le ciel a le bonheur, la terre a l'espérance 6+6 b
Rien de plus ; mais l'espoir croissant, mais les regrets 6+6 a
S'effaçant, mais notre œil s'ouvrant, c'est le progrès. 6+6 a
155 Tel atome est un astre ; il luit. Nous voyons poindre 6+6 b
Le bien-être plus grand dans la misère moindre ; 6+6 b
Et vous, vous savourez la morne obscurité. 6+6 a
Vous aimez la noirceur jusqu'à la cécité ; 6+6 a
Et votre rêve affreux serait d'aveugler l'âme. 6+6 b
160 Le suaire est pour nous piqué de trous de flamme ; 6+6 b
Qu'importe le zénith sombre si nous voyons 6+6 a
Des constellations se lever, des rayons 6+6 a
Resplendir, des soleils faire un échange auguste, 6+6 b
Là le vrai, là le beau, là le grand, là le juste, 6+6 b
165 Partout la vie avec mille auréoles d'or ! 6+6 a
Vous, vous contemplez l'ombre, et l'ombre, et l'ombre encor, 6+6 a
Soit. C'est bien. Vous voyez, pris sous de triples voiles, 6+6 b
Les ténèbres, et nous, nous voyons les étoiles. 6+6 b
Nous cherchons ce qui sert. Vous cherchez ce qui nuit. 6+6 a
170 Chacun a sa façon de regarder la nuit. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
logo du CRISCO logo de l'université