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HUG_9/HUG707
Victor HUGO
L'année terrible
1872
DÉCEMBRE
IX
À QUI LA VICTOIRE DÉFINITIVE ?
Sachez-le, puisqu'il faut, Teutons, qu'on vous l'apprenne, 6+6 a
Non, vous ne prendrez pas l'Alsace et la Lorraine, 6+6 a
Et c'est nous qui prendrons l'Allemagne. Écoutez : 6+6 b
Franchir notre frontière, entrer dans nos cités, 6+6 b
5 Voir chez nous les esprits marcher, lire nos livres, 6+6 a
Respirer l'air profond dont nos penseurs sont ivres, 6+6 a
C'est rendre à son insu son épée au progrès ; 6+6 b
C'est boire à notre coupe, accepter nos regrets, 6+6 b
Nos deuils, nos maux féconds, nos vœux, nos espérances ; 6+6 a
10 C'est pleurer nos pleurs ; c'est envier nos souffrances ; 6+6 a
C'est vouloir ce grand vent, la révolution ; 6+6 b
C'est comprendre, ô Germains ! ce que sait l'alcyon, 6+6 b
Que l'orage farouche est pour l'onde une fête, 6+6 a
Et que nous allons droit au but dans la tempête, 6+6 a
15 En lui laissant briser nos mâts et nos agrès. 6+6 b
Les rois donnent aux champs les peuples pour engrais, 6+6 b
Et ce meurtre s'appelle ensuite la victoire ; 6+6 a
Ils jettent Austerlitz ou Rosbach à l'histoire, 6+6 a
Et disent : c'est fini. — Laissons le temps passer. 6+6 b
20 Ce qui vient de finir, ô rois, va commencer. 6+6 b
Oui, les peuples sont morts, mais le peuple va naître, 6+6 a
A travers les rois l'aube invincible pénètre ; 6+6 a
L'aube c'est la Justice et c'est la Liberté. 6+6 b
Le conquérant se sent conquis. Dompteur dompté, 6+6 b
25 Il s'étonne ; en son cœur plein d'une vague honte 6+6 a
Une construction mystérieuse monte ; 6+6 a
Belluaire imbécile entré chez un esprit, 6+6 b
Il est la bête. Il voit l'idéal qui sourit, 6+6 b
Il tremble, et n'ayant pu le tuer, il l'adore. 6+6 a
30 Le glacier fond devant le rayon qui le dore. 6+6 a
Un jour, comme en chantant Linus lui remuait 6+6 b
Sa montagne, Titan, roi du granit muet, 6+6 b
Cria : ne bouge pas, roche glacée et lourde ! 6+6 a
La roche répondit : crois-tu que je sois sourde ? 6+6 a
35 Ainsi la masse écoute et songe ; ainsi s'émeut, 6+6 b
Quand mai des rameaux noirs vient desserrer le nœud, 6+6 b
Quand la sève entre et court dans les branches nouvelles, 6+6 a
L'arbre qu'emplissait l'ombre et qu'empliront les ailes. 6+6 a
L'homme a d'informes blocs dans l'esprit, préjugés, 6+6 b
40 Vice, erreur, dogmes faux d'égoïsme rongés ; 6+6 b
Mais que devant lui passe une voix, un exemple, 6+6 a
Toutes ces pierres vont faire en son âme un temple. 6+6 a
Homme ! Thèbe éternelle en proie aux Amphions ! 6+6 b
Ah ! délivrez-vous donc, nous vous en défions, 6+6 b
45 Allemands, de Pascal, de Danton, de Voltaire ! 6+6 a
Teutons, délivrez-vous de l'effrayant mystère 6+6 a
Du progrès qui se fait sa part à tout moment, 6+6 b
De la création mtresse obscurément, 6+6 b
Du vrai démuselant l'ignorance sauvage, 6+6 a
50 Et du jour qui réduit toute âme en esclavage ! 6+6 a
Esclavage superbe ! obéissance au droit 6+6 b
Par qui l'erreur s'écroule et la raison s'accroît ! 6+6 b
Délivrez-vous des monts qui vous offrent leur cime. 6+6 a
Délivrez-vous de l'aile inconnue et sublime 6+6 a
55 Que vous ne voyez pas et que vous avez tous ! 6+6 b
Délivrez-vous du vent que nous soufflons sur vous ! 6+6 b
Délivrez-vous du monde ignoré qui commence, 6+6 a
Du devoir, du printemps et de l'espace immense ! 6+6 a
Délivrez-vous de l'eau, de la terre, de l'air, 6+6 b
60 Et de notre Corneille et de votre Schiller, 6+6 b
De vos poumons voulant respirer, des prunelles 6+6 a
Qui vous montrent là-haut les clartés éternelles, 6+6 a
De la vérité, vraie à toute heure, en tout lieu, 6+6 b
D'aujourd'hui, de demain… — Délivrez-vous de Dieu ! 6+6 b
65 Ah ! vous êtes en France, Allemands ! prenez garde ! 6+6 a
Ah ! barbarie ! ah ! foule imprudente et hagarde, 6+6 a
Vous accourez avec des glaives ! ah ! vos camps, 6+6 b
Tels que l'ardent limon vomi par les volcans, 6+6 b
Roulent jusqu'à Paris hors de votre cratère ! 6+6 a
70 Ah ! vous venez chez nous nous prendre un peu de terre ! 6+6 a
Eh bien, nous vous prendrons tout votre cœur !
Demain, 6+6 b
Demain, le but français étant le but humain, 6+6 b
Vous y courrez. Oui, vous, grande nation noire, 6+6 a
Vous irez à l'émeute, à la lutte, à la gloire, 6+6 a
75 A l'épreuve, aux grands chocs, aux sublimes malheurs, 6+6 b
Aux révolutions, comme l'abeille aux fleurs ! 6+6 b
Hélas ! vous tuez ceux par qui vous devez vivre. 6+6 a
Qu'importe la fanfare enflant ses voix de cuivre, 6+6 a
Ces guerres, ces fracas furieux, ces blocus ! 6+6 b
80 Vous semblez nos vainqueurs, vous êtes nos vaincus. 6+6 b
Comme l'océan filtre au fond des madrépores, 6+6 a
Notre pensée en vous entre par tous les pores ; 6+6 a
Demain vous maudirez ce que nous détestons ; 6+6 b
Et vous ne pourrez pas vous en aller, Teutons, 6+6 b
85 Sans avoir fait ici provision de haine 6+6 a
Contre Pierre et César, contre l'omble et la chaîne ; 6+6 a
Car nos regards de deuil, de colère et d'effroi, 6+6 b
Passent par-dessus vous, peuple, et frappent le roi ! 6+6 b
Vous qui fûtes longtemps la pauvre tourbe aveugle 6+6 a
90 Gémissant au hasard comme le taureau beugle, 6+6 a
Vous puiserez chez nous l'altière volon 6+6 b
D'exister, et d'avoir au front une clarté ; 6+6 b
Et le ferme dessein n'aura rien de vulgaire 6+6 a
Que vous emporterez dans votre sac de guerre ; 6+6 a
95 Ce sera l'âpre ardeur de faire comme nous, 6+6 b
Et d'être tous égaux et d'être libres tous ; 6+6 b
Allemands, ce sera l'intention formelle 6+6 a
De foudroyer ce tas de trônes pêle-mêle, 6+6 a
De tendre aux nations la main, et de n'avoir 6+6 b
100 Pour maître que le droit, pour chef que le devoir ; 6+6 b
Afin que l'univers sache, s'il le demande, 6+6 a
Que l'Allemagne est forte et que la France est grande ; 6+6 a
Que le Germain candide est enfin triomphant, 6+6 b
Et qu'il est l'homme peuple et non le peuple enfant ! 6+6 b
105 Vos hordes aux yeux bleus se mettront à nous suivre 6+6 a
Avec la joie étrange et superbe de vivre, 6+6 a
Et le contentement profond de n'avoir plus 6+6 b
D'enclumes pour forger des glaives superflus. 6+6 b
Le plus poignant motif que sur terre on rencontre 6+6 a
110 D'être pour la raison, c'est d'avoir été contre ; 6+6 a
On sert le droit avec d'autant plus de vertu 6+6 b
Qu'on a le repentir de l'avoir combattu. 6+6 b
L'Allemagne, de tant de meurtres inondée, 6+6 a
Sera la prisonnière auguste de l'idée ; 6+6 a
115 Car on est d'autant plus captif qu'on fut vainqueur ; 6+6 b
Elle ne pourra pas rendre à la nuit son cœur ; 6+6 b
L'Allemand ne pourra s'évader de son âme 6+6 a
Dont nous aurons chan la lumière et la flamme, 6+6 a
Et se reconntra Français, en frémissant 6+6 b
120 De baiser nos pieds, lui qui buvait notre sang ! 6+6 b
Non, vous ne prendrez pas la Lorraine et l'Alsace, 6+6 a
Et, je vous le redis, Allemands, quoi qu'on fasse, 6+6 a
C'est vous qui serez pris par la France. Comment ? 6+6 b
Comme le fer est pris dans l'ombre par l'aimant ; 6+6 b
125 Comme la vaste nuit est prise par l'aurore ; 6+6 a
Comme avec ses rochers, où dort l'écho sonore, 6+6 a
Ses cavernes, ses trous de bêtes, ses halliers, 6+6 b
Et son horreur sacrée et ses loups familiers, 6+6 b
Et toute sa feuillée informe qui chancelle, 6+6 a
130 Le bois lugubre est pris par la claire étincelle. 6+6 a
Quand nos éclairs auront traversé vos massifs ; 6+6 b
Quand vous aurez subi, puis savouré, pensifs, 6+6 b
Cet air de France où l'âme est d'autant plus à l'aise 6+6 a
Qu'elle y sent vaguement flotter la Marseillaise ; 6+6 a
135 Quand vous aurez assez donné vos biens, vos droits, 6+6 b
Votre honneur, vos enfants, à dévorer aux rois ; 6+6 b
Quand vous verrez César envahir vos provinces ; 6+6 a
Quand vous aurez pe de deux façons vos princes, 6+6 a
Quand vous vous serez dit : ces maîtres des humains 6+6 b
140 Sont lourds à notre épaule et légers dans nos mains ; 6+6 b
Quand, tout ceci passé, vous verrez les entailles 6+6 a
Qu'auront faites sur nous et sur vous les batailles ; 6+6 a
Quand ces charbons ardents dont en France les plis 6+6 b
Des drapeaux, des linceuls, des âmes, sont remplis, 6+6 b
145 Auront ensemen vos profondeurs funèbres, 6+6 a
Quand ils auront creu lentement vos ténèbres, 6+6 a
Quand ils auront en vous couvé le temps voulu, 6+6 b
Un jour, soudain, devant l'affreux sceptre absolu, 6+6 b
Devant les rois, devant les antiques Sodomes 6+6 a
150 Devant le mal, devant le joug, vous, forêt d'hommes, 6+6 a
Vous aurez la colère énorme qui prend feu ; 6+6 b
Vous vous ouvrirez, gouffre, à l'ouragan de Dieu ; 6+6 b
Gloire au Nord ! ce sera l'aurore boréale 6+6 a
Des peuples, éclairant une Europe idéale ! 6+6 a
155 Vous crierez : — Quoi ! des rois ! quoi donc ! un empereur ! 6+6 b
Quel éblouissement, l'Allemagne en fureur ! 6+6 b
Va, peuple ! O vision ! combustion sinistre 6+6 a
De tout le noir passé, prêtre, autel, roi, ministre, 6+6 a
Dans un brasier de foi, de vie et de raison, 6+6 b
160 Faisant une lueur immense à l'horizon ! 6+6 b
Frères, vous nous rendrez notre flamme agrandie. 6+6 a
Nous sommes le flambeau, vous serez l'incendie. 6+6 a
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