Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_9/HUG680
Victor HUGO
L'année terrible
1872
AOÛT (1870)
SEDAN
I
Toulon, c'est peu ; Sedan, | c'est mieux.
L'homme tragique, 6+6 a
Saisi par le destin | qui n'est que la logique, 6+6 a
Captif de son forfait, | livré les yeux bandés 6+6 b
Aux noirs événements | qui le jouaient aux dés, 6+6 b
5 Vint s'échouer, rêveur, | dans l'opprobre insondable. 6+6 a
Le grand regard d'en haut | lointain et formidable 6+6 a
Qui ne quitte jamais | le crime, était sur lui ; 6+6 b
Dieu poussa ce tyran, | larve et spectre aujourd'hui, 6+6 b
Dans on ne sait quelle ombre | où l'histoire frissonne, 6+6 a
10 Et qu'il n'avait encore | ouverte pour personne ; 6+6 a
Là, comme au fond d'un puits | sinistre, il le perdit. 6+6 b
Le juge dépassa | ce qu'on avait prédit. 6+6 b
Il advint que cet homme | un jour songea : — Je règne. 6+6 a
Oui. Mais on me méprise, | il faut que l'on me craigne 6+6 a
15 J'entends être à mon tour | maître du monde, moi. 6+6 b
Terre, je vaux mon oncle, | et j'ai droit à l'effroi. 6+6 b
Je n'ai pas d'Austerlitz, | soit, mais j'ai mon Brumaire. 6+6 a
Il a Machiavel | tout en ayant Homère, 6+6 a
Et les tient attentifs | tous deux à ce qu'il fait ; 6+6 b
20 Machiavel à moi | me suffit. Galifet 6+6 b
M'appartient, j'eus Morny, | j'ai Rouher et Devienne. 6+6 a
Je n'ai pas encor pris | Madrid, Lisbonne, Vienne, 6+6 a
Naples, Dantzick, Munich, | Dresde, je les prendrai. 6+6 b
J'humilierai sur mer | la croix de Saint-André, 6+6 b
25 Et j'aurai cette vieille | Albion pour sujette. 6+6 a
Un voleur qui n'est pas | le roi des rois, végète. 6+6 a
Je serai grand. J'aurai | pour valets, moi forban, 6+6 b
Mastaï sous sa mitre, | Abdul sous son turban, 6+6 b
Le czar sous sa peau d'ours | et son bonnet de martre ; 6+6 a
30 Puisque j'ai foudroyé | le boulevard Montmartre, 6+6 a
Je puis vaincre la Prusse ; | il est aussi malin 6+6 b
D'assiéger Tortoni | que d'assiéger Berlin ; 6+6 b
Quand on a pris la Banque | on peut prendre Mayence. 6+6 a
Pétersbourg et Stamboul | sont deux chiens de fayence ; 6+6 a
35 Pie et Galantuomo | sont à couteaux tirés ; 6+6 b
Comme deux boucs livrant | bataille dans les prés, 6+6 b
L'Angleterre et l'Irlande | à grand bruit se querellent ; 6+6 a
D'Espagne sur Cuba | les coups de fusil grêlent ; 6+6 a
Joseph, pseudo-César, | Wilhelm, piètre Attila, 6+6 b
40 S'empoignent aux cheveux ; | je mettrai le holà ; 6+6 b
Et moi, l'homme éculé | d'autrefois, l'ancien pitre, 6+6 a
Je serai, par-dessus | tous les sceptres, l'arbitre ; 6+6 a
Et j'aurai cette gloire, | à peu près sans débats, 6+6 b
D'être le Tout-Puissant | et le Très-Haut d'en bas. 6+6 b
45 De faux Napoléon | passer vrai Charlemagne, 6+6 a
C'est beau. Que faut-il donc | pour cela ? prier Magne 6+6 a
D'avancer quelque argent | à Leboeuf, et choisir, 6+6 b
Comme Haroun escorté | le soir par son vizir, 6+6 b
L'heure obscure où l'on dort, | où la rue est déserte, 6+6 a
50 Et brusquement tenter | l'aventure ; on peut, certe, 6+6 a
Passer le Rhin ayant | passé le Rubicon. 6+6 b
Piétri me jettera | des fleurs de son balcon. 6+6 b
Magnan est mort, Frossard | le vaut ; Saint-Arnaud manque, 6+6 a
J'ai Bazaine. Bismarck | me semble un saltimbanque ; 6+6 a
55 Je crois être aussi bon | comédien que lui. 6+6 b
Jusqu'ici j'ai dompté | le hasard ébloui ; 6+6 b
J'en ai fait mon complice, | et la fraude est ma femme. 6+6 a
J'ai vaincu, quoique lâche, | et brillé, quoique infâme. 6+6 a
En avant ! j'ai Paris, | donc j'ai le genre humain. 6+6 b
60 Tout me sourit, pourquoi | m'arrêter en chemin ? 6+6 b
Il ne me reste plus | à gagner que le quine. 6+6 a
Continuons, la chance | étant une coquine. 6+6 a
L'univers m'appartient, | je le veux, il me plaît ; 6+6 b
Ce noir globe étoffé | tient sous mon gobelet. 6+6 b
65 J'escamotai la France, | escamotons l'Europe. 6+6 a
Décembre est mon manteau, | l'ombre est mon enveloppe ; 6+6 a
Les aigles sont partis, | je n'ai que les faucons ; 6+6 b
Mais n'importe ! Il fait nuit. | J'en profite. Attaquons. 6+6 b
Or il faisait grand jour. | Jour sur Londres, sur Rome, 6+6 a
70 Sus Vienne, et tous ouvraient | les yeux, hormis cet homme ; 6+6 a
Et Berlin souriait | et le guettait sans bruit 6+6 b
Comme il était aveugle | il crut qu'il faisait nuit. 6+6 b
Tous voyaient la lumière | et seul il voyait l'ombre. 6+6 a
Hélas ! sans calculer | le temps, le lieu, le nombre, 6+6 a
75 A tâtons, se fiant | au vide, sans appui, 6+6 b
Ayant pour sûreté | ses ténèbres à lui, 6+6 b
Ce suicide prit | nos fiers soldats, l'armée 6+6 a
De France devant qui | marchait la renommée, 6+6 a
Et sans canons, sans pain, | sans chefs, sans généraux, 6+6 b
80 Il conduisit au fond | du gouffre les héros. 6+6 b
Tranquille, il les mena | lui-même dans le piège. 6+6 a
— Où vas-tu ? dit la tombe. | Il répondit : Que sais-je ? 6+6 a
II
Que Pline aille au Vésuve, | Empédocle à l'Etna, 6+6 b
C'est que dans le cratère | une aube rayonna, 6+6 b
85 Et ces grands curieux | ont raison ; qu'un brahmine 6+6 a
Se fasse à Benarès | manger par la vermine, 6+6 a
C'est pour le paradis | et cela se comprend ; 6+6 b
Qu'à travers Lipari | de laves s'empourprant, 6+6 b
Un pêcheur de corail | vogue en sa coraline, 6+6 a
90 Frêle planche que lèche | et mord la mer féline, 6+6 a
Des caps de Corse aux rocs | orageux de Corfou ; 6+6 b
Que Socrate soit sage | et que Jésus soit fou, 6+6 b
L'un étant raisonnable | et l'autre étant sublime ; 6+6 a
Que le prophète noir | crie autour de Solime 6+6 a
95 Jusqu'à ce qu'on le tue | à coups de javelots ; 6+6 b
Que Green se livre aux airs | et Lapeyrouse aux flots, 6+6 b
Qu'Alexandre aille en Perse | ou Trajan chez les Daces, 6+6 a
Tous savent ce qu'ils font ; | ils veulent : leurs audaces 6+6 a
Ont un but ; mais jamais | les siècles, le passé, 6+6 b
100 L'histoire n'avaient vu | ce spectacle insensé, 6+6 b
Ce vertige, ce rêve, | un homme qui lui-même, 6+6 a
Descendant d'un sommet | triomphal et suprême, 6+6 a
Tirant le fil obscur | par où la mort descend, 6+6 b
Prend la peine d'ouvrir | sa fosse, et, se plaçant 6+6 b
105 Sous l'effrayant couteau | qu'un mystère environne, 6+6 a
Coupe sa tête afin | d'affermir sa couronne ! 6+6 a
III
Quand la comète tombe | au puits des nuits, du moins 6+6 b
A-t-elle en s'éteignant | les soleils pour témoins ; 6+6 b
Satan précipité | demeure grandiose, 6+6 a
110 Son écrasement garde | un air d'apothéose ; 6+6 a
Et sur un fier destin, | farouche vision, 6+6 b
La haute catastrophe | est un dernier rayon. 6+6 b
Bonaparte jadis | était tombé ; son crime, 6+6 a
Immense, n'avait pas | déshonoré l'abîme ; 6+6 a
115 Dieu l'avait rejeté, | mais sur ce grand rejet 6+6 b
Quelque chose de vaste | et d'altier surnageait ; 6+6 b
Le côté de clarté | cachait le côté d'ombre ; 6+6 a
De sorte que la gloire | aimait cet homme sombre, 6+6 a
Et que la conscience | humaine avait un fond 6+6 b
120 De doute sur le mal | que les colosses font. 6+6 b
Il est mauvais qu'on mette | un crime dans un temple, 6+6 a
Et Dieu vit qu'il fallait | recommencer l'exemple. 6+6 a
Lorsqu'un titan larron | a gravi les sommets, 6+6 b
Tout voleur l'y veut suivre ; | or il faut désormais 6+6 b
125 Que Sbrigani ne puisse | imiter Prométhée ; 6+6 a
Il est temps que la terre | apprenne épouvantée 6+6 a
A quel point le petit | peut dépasser le grand, 6+6 b
Comment un ruisseau vil | est pire qu'un torrent, 6+6 b
Et de quelles stupeurs | la main du sort est pleine, 6+6 a
130 Même après Waterloo, | même après Sainte-Hélène ! 6+6 a
Dieu veut des astres noirs | empêcher le lever. 6+6 b
Comme il était utile | et juste d'achever 6+6 b
Brumaire et ce Décembre | encor couvert de voiles 6+6 a
Par une éclaboussure | allant jusqu'aux étoiles 6+6 a
135 Et jusqu'aux souvenirs | énormes d'autrefois, 6+6 b
Comme il faut au plateau | jeter le dernier poids, 6+6 b
Celui qui pèse tout | voulut montrer au monde, 6+6 a
Après la grande fin, | l'écroulement immonde, 6+6 a
Pour que le genre humain | reçût une leçon, 6+6 b
140 Pour qu'il eût le mépris | ayant eu le frisson, 6+6 b
Pour qu'après l'épopée | on eût la parodie, 6+6 a
Et pour que nous vissions | ce qu'une tragédie 6+6 a
Peut contenir d'horreur, | de cendre et de néant 6+6 b
Quand c'est un nain qui fait | la chute d'un géant. 6+6 b
145 Cet homme étant le crime, | il était nécessaire 6+6 a
Que tout le misérable | eût toute la misère, 6+6 a
Et qu'il eût à jamais | le deuil pour piédestal ; 6+6 b
Il fallait que la fin | de cet escroc fatal 6+6 b
Par qui le guet-apens | jusqu'à l'empire monte 6+6 a
150 Fût telle que la boue | elle-même en eût honte, 6+6 a
Et que César, flairé | des chiens avec dégoût, 6+6 b
Donnât, en y tombant, | la nausée à l'égout. 6+6 b
IV
Azincourt est riant. | Désormais Ramillies, 6+6 a
Trafalgar, plaisent presque | à nos mélancolies ; 6+6 a
155 Poitiers n'est plus le deuil, | Blenheim n'est plus l'affront, 6+6 b
Crécy n'est plus le champ | où l'on baisse le front, 6+6 b
Le noir Rosbach nous fait | l'effet d'une victoire. 6+6 a
France, voici le lieu | hideux de ton histoire, 6+6 a
Sedan. Ce nom funèbre, | où tout vient s'éclipser, 6+6 b
160 Crache-le, pour ne plus | jamais le prononcer. 6+6 b
V
Plaine ! affreux rendez-vous ! | Ils y sont, nous y sommes. 6+6 a
Deux vivantes forêts, | faites de têtes d'hommes, 6+6 a
De bras, de pieds, de voix, | de glaives, de fureur, 6+6 b
Marchent l'une sur l'autre | et se mêlent. Horreur ! 6+6 b
165 Cris ! Est-ce le canon ? | sont-ce des catapultes ? 6+6 a
Le sépulcre sur terre | a parfois des tumultes, 6+6 a
Nous appelons cela | hauts faits, exploits ; tout fuit, 6+6 b
Tout s'écroule, et le ver | dresse la tête au bruit. 6+6 b
Des condamnations | sont par les rois jetées 6+6 a
170 Et sont par l'homme, hélas ! | sur l'homme exécutées ; 6+6 a
Avoir tué son frère | est le laurier qu'on a. 6+6 b
Après Pharsale, après | Hastings, après Iéna, 6+6 b
Tout est chez l'un triomphe | et chez l'autre décombre. 6+6 a
O Guerre ! le hasard | passe sur un char d'ombre 6+6 a
175 Par d'effrayants chevaux | invisibles traîné. 6+6 b
La lutte était farouche. | Un carnage effréné 6+6 b
Donnait aux combattants | des prunelles de braise ; 6+6 a
Le fusil Chassepot | bravait le fusil Dreyse ; 6+6 a
A l'horizon hurlaient | des méduses, grinçant 6+6 b
180 Dans un obscur nuage | éclaboussé de sang, 6+6 b
Couleuvrines d'acier, | bombardes, mitrailleuses ; 6+6 a
Les corbeaux se montraient | de loin ces travailleuses ; 6+6 a
Tout festin est charnier, | tout massacre est banquet. 6+6 b
La rage emplissait l'ombre, | et se communiquait, 6+6 b
185 Comme si la nature | entrait dans la bataille, 6+6 a
De l'homme qui frémit | à l'arbre qui tressaille ; 6+6 a
Le champ fatal semblait | lui-même forcené. 6+6 b
L'un était repoussé, | l'autre était ramené ; 6+6 b
Là c'était l'Allemagne | et là c'était la France. 6+6 a
190 Tous avaient de mourir | la tragique espérance 6+6 a
Ou le hideux bonheur | de tuer, et pas un 6+6 b
Que le sang n'enivrât | de son âcre parfum, 6+6 b
Pas un qui lâchât pied, | car l'heure était suprême. 6+6 a
Cette graine qu'un bras | épouvantable sème, 6+6 a
195 La mitraille, pleuvait | sur le champ ténébreux ; 6+6 b
Et les blessés râlaient, | et l'on marchait sur eux 6+6 b
Et les canons grondants | soufflaient sur la mêlée 6+6 a
Une fumée immense | aux vents échevelée. 6+6 a
On sentait le devoir, | l'honneur, le dévouement, 6+6 b
200 Et la patrie, au fond | de l'âpre acharnement. 6+6 b
Soudain, dans cette brume, | au milieu du tonnerre, 6+6 a
Dans l'ombre énorme où rit | la mort visionnaire, 6+6 a
Dans le chaos des chocs | épiques, dans l'enfer 6+6 b
Du cuivre et de l'airain | heurtés contre le fer, 6+6 b
205 Et de ce qui renverse | écrasant ce qui tombe, 6+6 a
Dans le rugissement | de la fauve hécatombe, 6+6 a
Parmi les durs clairons | chantant leur sombre chant, 6+6 b
Tandis que nos soldats | luttaient, fiers et tâchant 6+6 b
D'égaler leurs aïeux | que les peuples vénèrent, 6+6 a
210 Tout à coup, les drapeaux | hagards en frissonnèrent, 6+6 a
Tandis que, du destin | subissant le décret, 6+6 b
Tout saignait, combattait, | résistait ou mourait, 6+6 b
On entendit ce cri | monstrueux : Je veux vivre ! 6+6 a
Le canon stupéfait | se tut, la mêlée ivre 6+6 a
215 S'interrompit… — le mot | de l'abîme était dit. 6+6 b
Et l'aigle noir ouvrant | ses griffes attendit. 6+6 b
VI
Alors la Gaule, alors | la France, alors la gloire, 6+6 a
Alors Brennus, l'audace, | et Clovis, la victoire, 6+6 a
Alors le vieux titan | celtique aux cheveux longs, 6+6 b
220 Alors le groupe altier | des batailles, Châlons, 6+6 b
Tolbiac la farouche, | Asezzo la cruelle, 6+6 a
Bovines, Marignan, | Beaugé, Mons-en-Puelle, 6+6 a
Tours, Ravenne, Agnadel | sur son haut palefroi, 6+6 b
Fornoue, Ivry, Coutras, | Cérisolles, Rocroy, 6+6 b
225 Denain et Fontenoy, | toutes ces immortelles 6+6 a
Mêlant l'éclair du front | au flamboiement des ailes, 6+6 a
Jemmape, Hohenlinden, | Lodi, Wagram, Eylau, 6+6 b
Les hommes du dernier | carré de Waterloo, 6+6 b
Et tous ces chefs de guerre, | Héristal, Charlemagne, 6+6 a
230 Charles-Martel, Turenne, | effroi de l'Allemagne, 6+6 a
Condé, Villars, fameux | par un si fier succès, 6+6 b
Cet Achille, Kléber, | ce Scipion, Desaix, 6+6 b
Napoléon, plus grand | que César et Pompée, 6+6 a
Par la main d'un bandit | rendirent leur épée. 6+6 a
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