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HUG_6/HUG135
Victor HUGO
LES ORIENTALES
1829
XXXIII
Fantômes
Luenga es su noche, y cerrados
Estan sus ojos pesados.
Idos, idos en paz, vientos alados !
Longue est sa nuit, et fermés sont
ses yeux lourds. Allez, allez en paix,
vents ailés !
I
Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles ! 6+6 a
C'est le destin. Il faut une proie au trépas. 6+6 b
Il faut que l'herbe tombe au tranchant des faucilles ; 6+6 a
Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles 6+6 a
5 Foulent des roses sous leurs pas. 8 b
Il faut que l'eau s'épuise à courir les vallées ; 6+6 a
Il faut que l'éclair brille, et brille peu d'instants ; 6+6 b
Il faut qu'Avril jaloux brûle de ses gelées 6+6 a
Le beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées, 6+6 a
10 Neige odorante du printemps. 8 b
Oui, c'est la vie. Après le jour, la nuit livide. 6+6 a
Après tout, le réveil, infernal ou divin. 6+6 b
Autour du grand banquet siège une foule avide ; 6+6 a
Mais bien des conviés laissent leur place vide, 6+6 a
15 Et se lèvent avant la fin. 8 b
II
Que j'en ai vu mourir ! — l'une était rose et blanche ; 6+6 a
L'autre semblait ouïr de célestes accords ; 6+6 b
L'autre, faible, appuyait d'un bras son front qui penche, 6+6 a
Et, comme en s'envolant l'oiseau courbe la branche, 6+6 a
20 Son âme avait brisé son corps. 8 b
Une, pâle, égarée, en proie au noir délire, 6+6 a
Disait tout bas un nom dont nul ne se souvient ; 6+6 b
Une s'évanouit, comme un chant sur la lyre ; 6+6 a
Une autre en expirant avait le doux sourire 6+6 a
25 D'un jeune ange qui s'en revient. 8 b
Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées ! 6+6 a
Alcyons engloutis avec leurs nids flottants ! 6+6 b
Colombes, que le ciel au monde avait données ! 6+6 a
Qui, de grâce, et d'enfance, et d'amour couronnées, 6+6 a
30 Comptaient leurs ans par les printemps ! 8 b
Quoi, mortes ! quoi, déjà, sous la pierre couchées ! 6+6 a
Quoi ! tant d'êtres charmants sans regard et sans voix ! 6+6 b
Tant de flambeaux éteints ! tant de fleurs arrachées…! 6+6 a
Oh ! laissez-moi fouler les feuilles desséchées, 6+6 a
35 Et m'égarer au fond des bois ! 8 b
Doux fantômes ! c'est là, quand je rêve dans l'ombre, 6+6 a
Qu'ils viennent tour à tour m'entendre et me parler. 6+6 b
Un jour douteux me montre et me cache leur nombre ; 6+6 a
À travers les rameaux et le feuillage sombre, 6+6 a
40 Je vois leurs yeux étinceler. 8 b
Mon âme est une sur pour ces ombres si belles. 6+6 a
La vie et le tombeau pour nous n'ont plus de loi. 6+6 b
Tantôt j'aide leurs pas, tantôt je prends leurs ailes. 6+6 a
Vision ineffable où je suis mort comme elles, 6+6 a
45 Elles, vivantes comme moi ! 8 b
Elles prêtent leur forme à toutes mes pensées. 6+6 a
Je les vois ! je les vois ! Elles me disent : viens ! 6+6 b
Puis autour d'un tombeau dansent entrelacées ; 6+6 a
Puis s'en vont lentement, par degrés éclipsées ; 6+6 a
50 Alors je songe et me souviens 8 b
III
Une surtout. — Un ange, une jeune Espagnole ! — 6+6 a
Blanches mains, sein gonflé de soupirs innocents, 6+6 b
un œil noir, où luisaient des regards de créole, 6+6 a
Et ce charme inconnu, cette fraîche auréole 6+6 a
55 Qui couronne un front de quinze ans ! 8 b
Non, ce n'est point d'amour qu'elle est morte : pour elle, 6+6 a
L'amour n'avait encor ni plaisirs ni combats ; 6+6 b
Rien ne faisait encor battre son cœur rebelle ; 6+6 a
Quand tous en la voyant s'écriaient : qu'elle est belle ! 6+6 a
60 Nul ne le lui disait tout bas. 8 b
Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée. 6+6 a
Le bal éblouissant ! le bal délicieux ! 6+6 b
Sa cendre encor frémit, doucement remuée, 6+6 a
Quand dans la nuit sereine, une blanche nuée 6+6 a
65 Danse autour du croissant des cieux. 8 b
Elle aimait trop le bal. — Quand venait une fête, 6+6 a
Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait ; 6+6 b
Et femmes, musiciens, danseurs que rien n'arrête, 6+6 a
Venaient dans son sommeil, troublant sa jeune tête, 6+6 a
70 Rire et bruire à son chevet. 8 b
Puis c'étaient des bijoux, des colliers, des merveilles ! 6+6 a
Des ceintures de moire aux ondoyants reflets ; 6+6 b
Des tissus plus légers que des ailes d'abeilles ; 6+6 a
Des festons ; des rubans, à remplir des corbeilles ; 6+6 a
75 Des fleurs, à payer un palais ! 8 b
La fête commencée, avec ses surs rieuses 6+6 a
Elle accourait, froissant l'éventail sous ses doigts ; 6+6 b
Puis s'asseyait parmi les écharpes soyeuses, 6+6 a
Et son cœur éclairait en fanfares joyeuses, 6+6 a
80 Avec l'orchestre aux mille voix. 8 b
C'était plaisir de voir danser la jeune fille ! 6+6 a
Sa basquine agitait ses paillettes d'azur ; 6+6 b
Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille: 6+6 a
Telle une double étoile au front des nuits scintille 6+6 a
85 Sous les plis d'un nuage obscur. 8 b
Tout en elle était danse, et rire, et folle joie. 6+6 a
Enfant ! — Nous l'admirions dans nos tristes loisirs ; 6+6 b
Car ce n'est point au bal que le cœur se déploie : 6+6 a
La cendre y vole autour des tuniques de soie, 6+6 a
90 L'ennui sombre autour des plaisirs. 8 b
Mais elle, par la valse ou la ronde emportée, 6+6 a
Volait, et revenait, et ne respirait pas, 6+6 b
Et s'enivrait des sons de la flûte vantée, 6+6 a
Des fleurs, des lustres d'or, de la fête enchantée, 6+6 a
95 Du bruit des voix, du bruit des pas. 8 b
Quel bonheur de bondir, éperdue, en la foule, 6+6 a
De sentir par le bal ses sens multipliés, 6+6 b
Et de ne pas savoir si dans la nue on roule, 6+6 a
Si l'on chasse en fuyant la terre, ou si l'on foule 6+6 a
100 Un flot tournoyant sous ses pieds ! 8 b
Mais hélas ! il fallait, quand l'aube était venue, 6+6 a
Partir, attendre au seuil le manteau de satin. 6+6 b
C'est alors que souvent la danseuse ingénue 6+6 a
Sentit en frissonnant sur son épaule nue 6+6 a
105 Glisser le souffle du matin. 8 b
Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre ! 6+6 a
Adieu, parure, et danse, et rires enfantins ! 6+6 b
Aux chansons succédait la toux opiniâtre, 6+6 a
Au plaisir rose et frais la fièvre au teint bleuâtre, 6+6 a
110 Aux yeux brillants les yeux éteints. 8 b
IV
Elle est morte. — À quinze ans, belle, heureuse, adorée ! 6+6 a
Morte au sortir d'un bal qui nous mit tous en deuil, 6+6 b
Morte, hélas ! et des bras d'une mère égarée 6+6 a
La mort aux froides mains la prit toute parée, 6+6 a
115 Pour l'endormir dans le cercueil. 8 b
Pour danser d'autres bals elle était encor prête, 6+6 a
Tant la mort fut pressée à prendre un corps si beau ! 6+6 b
Et ces roses d'un jour qui couronnaient sa tête, 6+6 a
Qui s'épanouissaient la veille en une fête, 6+6 a
120 Se fanèrent dans un tombeau. 8 b
V
Sa pauvre mère ! — hélas ! de son sort ignorante, 6+6 a
Avoir mis tant d'amour sur ce frêle roseau, 6+6 b
Et si longtemps veillé son enfance souffrante, 6+6 a
Et passé tant de nuits à l'endormir pleurante 6+6 a
125 Toute petite en son berceau ! 8 b
À quoi bon ? — Maintenant la jeune trépassée, 6+6 a
Sous le plomb du cercueil, livide, en proie au ver, 6+6 b
Dort ; et si, dans la tombe où nous l'avons laissée, 6+6 a
Quelque fête des morts la réveille glacée, 6+6 a
130 Par une belle nuit d'hiver, 8 b
Un spectre, au rire affreux, à sa morne toilette 6+6 a
Préside au lieu de mère, et lui dit : il est temps ! 6+6 b
Et, glaçant d'un baiser sa lèvre violette, 6+6 a
Passe les doigts noueux de sa main de squelette 6+6 a
135 Sous ses cheveux longs et flottants. 8 b
Puis, tremblante, il la mène à la danse fatale, 6+6 a
Au chœur aérien dans l'ombre voltigeant ; 6+6 b
Et sur l'horizon gris la lune est large et pâle, 6+6 a
Et l'arc-en-ciel des nuits teint d'un reflet d'opale 6+6 a
140 Le nuage aux franges d'argent. 8 b
VI
Vous toutes qu'à ses jeux le bal riant convie, 6+6 a
Pensez à l'Espagnole éteinte sans retour, 6+6 b
Jeunes filles ! joyeuse et d'une main ravie, 6+6 a
Elle allait moissonnant les roses de la vie, 6+6 a
145 Beauté, plaisir, jeunesse, amour ! 8 b
La pauvre enfant, de fête en fête promenée, 6+6 a
De ce bouquet charmant arrangeait les couleurs ; 6+6 b
Mais qu'elle a passé vite, hélas ! l'infortunée ! 6+6 a
Ainsi qu'Ophélia par le fleuve entraînée, 6+6 a
150 Elle est morte en cueillant des fleurs ! 8 b
mètre profils métriques : 8, 6+6
forme globale type : suite périodique
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