Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_5/HUG897
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
DERNIÈRE SÉRIE
1883
XX
LA VISION DE DANTE
La Vision de Dante
Dante m'est apparu. | Voici ce qu'il m'a dit : 6+6 a
I
Je dormais sous la pierre | où l'homme refroidit. 6+6 a
Je sentais pénétrer, | abattu comme l'arbre, 6+6 a
L'oubli dans ma pensée | et dans mes os le marbre. 6+6 a
5 Tout en dormant je crus | entendre à mon côté 6+6 a
Une voix qui parlait | dans cette obscurité, 6+6 a
Et qui disait des mots | étranges et funèbres. 6+6 a
Je m'écriai : Qui donc | est là dans les ténèbres ? 6+6 a
Et j'ajoutai, frottant | mes yeux noirs et pesants : 6+6 a
10 Combien ai-je dormi ? | La voix dit : Cinq cents ans ; 6+6 a
Tu viens de t'éveiller | pour finir ton poème 6+6 a
Dans l'an cinquante-trois | du siècle dix-neuvième. 6+6 a
Et je me réveillai | tout à fait ; je n'avais 6+6 a
Plus rien autour de moi ; | la tombe aux durs chevets 6+6 a
15 S'était évanouie | avec sa voûte sombre, 6+6 a
Et j'étais hors du temps, | de la forme et du nombre ; 6+6 a
Debout sans savoir où | ni sans savoir sur quoi. 6+6 a
Enfin un peu de jour | arriva jusqu'à moi, 6+6 a
Mes prunelles s'étant | à l'ombre habituées ; 6+6 a
20 Alors je distinguais | deux portes de nuées, 6+6 a
L'une au fond, devant moi, | l'autre en bas, au-dessous 6+6 a
D'un brouillard composé | des éléments dissous, 6+6 a
Comme un puits qu'on verrait | dans les eaux. La première, 6+6 a
Splendide, semblait faite | avec de la lumière ; 6+6 a
25 C'était un trou de feu | dans un nuage d'or ; 6+6 a
Quelqu'un, celui qui parle | aux sibylles d'Endor, 6+6 a
Pour construire cet arc, | splendide météore, 6+6 a
Avait pris et courbé | les rayons de l'aurore ; 6+6 a
Du moins je le pensai, | non sans frémissement. 6+6 a
30 Cette porte, où luisaient | l'astre et le diamant, 6+6 a
Brillait au plus profond | de l'espace livide 6+6 a
Comme un point lumineux | et posait sur le vide ; 6+6 a
On voyait au-dessous | le libre éther flotter, 6+6 a
Car nul mont n'eût osé | s'offrir pour la porter, 6+6 a
35 Et, sous les saints piliers | de cette arche vivante, 6+6 a
Le Sinaï lui-même | eût croulé d'épouvante. 6+6 a
L'autre porte à mes pieds | montrait son cintre obscur 6+6 a
Noir comme une fumée, | et ridé comme un mur 6+6 a
Vaguement aperçu | dans des épaisseurs mornes, 6+6 a
40 Mêlant ses bords confus | aux profondeurs sans bornes, 6+6 a
Espèce d'antre informe | en ténèbres construit, 6+6 a
Cratère fait de bronze | et couronnant la nuit. 6+6 a
Cette porte semblait | la bouche des abîmes. 6+6 a
Songeant à tous les maux | qu'ici-bas nous subîmes, 6+6 a
45 Mon esprit, où la crainte | accompagne l'espoir, 6+6 a
Du portail rayonnant | allait au porche noir, 6+6 a
Et, me ressouvenant | de ce qu'on fait sur terre, 6+6 a
J'entrevis que c'étaient | les portes du mystère. 6+6 a
Soudain tout s'éclipsa, | brusquement obscurci. 6+6 a
II
50 Et je sentis mes yeux | se fermer, comme si, 6+6 a
Dans la brume, à chacun | des cils de mes paupières 6+6 a
Une main invisible | avait lié des pierres. 6+6 a
J'étais comme est un prêtre | au seuil du saint parvis, 6+6 a
Songeant, et, quand mes yeux | se rouvrirent, je vis 6+6 a
55 L'ombre ; l'ombre hideuse, | ignorée, insondable, 6+6 a
De l'invisible Rien | vision formidable, 6+6 a
Sans forme, sans contour, | sans plancher, sans plafond, 6+6 a
Où dans l'obscurité | l'obscurité se fond ; 6+6 a
Point d'escalier, de pont, | de spirale, de rampe ; 6+6 a
60 L'ombre sans un regard, | l'ombre sans une lampe ; 6+6 a
Le noir de l'inconnu, | d'aucun vent agité ; 6+6 a
L'ombre, voile effrayant | du spectre éternité. 6+6 a
Qui n'a point vu cela | n'a rien vu de terrible. 6+6 a
C'est l'espace béant, | l'étendue impossible, 6+6 a
65 Quelque chose d'affreux, | de trouble et de perdu 6+6 a
Qui fuit dans tous les sens | devant l'œil éperdu, 6+6 a
La cécité glacée | et plus qu'un marbre lourde, 6+6 a
Une tranquillité | muette, aveugle et sourde, 6+6 a
L'horrible intérieur | d'un sépulcre infini. 6+6 a
70 Cependant un reflet | sur mon cercueil jauni 6+6 a
Me fit tressaillir, mais | tout restait immobile ; 6+6 a
Et je vis dans cette ombre | une lueur tranquille, 6+6 a
Un flamboiement profond, | fixe, silencieux, 6+6 a
Pareil à la clarté | que ferait à nos yeux 6+6 a
75 Derrière un rideau noir | une torche allumée ; 6+6 a
Et nul bruit ne sortait | de l'ombre inanimée ; 6+6 a
Car, sachez-le, vivants, | hors du clair firmament, 6+6 a
L'affreuse immensité | se tait lugubrement. 6+6 a
Cette clarté semblait, | à la fois vie et flamme, 6+6 a
80 Regarder comme un œil | et penser comme une âme ; 6+6 a
Ce n'était cependant | qu'un voile, et l'on sentait 6+6 a
Derrière la lueur | quelqu'un qui méditait. 6+6 a
III
Ce flamboiement flottant | sur les nuits éternelles 6+6 a
Entrait de plus en plus | dans mes vagues prunelles : 6+6 a
85 Je compris où j'étais | et j'eus un tremblement ; 6+6 a
Car soudain j'aperçus, | dans ce rayonnement 6+6 a
Semblable aux visions | que voyaient les prophètes, 6+6 a
Les sept anges pensifs | qui tiennent sept trompettes ; 6+6 a
La clarté se mêlait | à leurs cheveux vermeils, 6+6 a
90 Ils étaient là, debout | les yeux baissés, pareils 6+6 a
Aux sept géants qui sont | sur le palais Farnèse, 6+6 a
Et, comme lorsqu'on est | devant une fournaise, 6+6 a
Ils étaient noirs, ayant | derrière eux la clarté. 6+6 a
L'abîme obscur, hagard, | funèbre, illimité, 6+6 a
95 Semblait plein de terreur | devant cette lumière. 6+6 a
J'essayai de prier, | mais en vain ; la prière 6+6 a
Rentra dans mon esprit | comme un oiseau qui fuit 6+6 a
Et rentre au nid, tremblant, | parce qu'il fait trop nuit ; 6+6 a
Et je restai glacé | devant la clarté blême 6+6 a
100 Comme si j'eusse été | quelque abîme moi-même. 6+6 a
Et je me dis : Voici | qu'on va juger quelqu'un. 6+6 a
Cette ombre, des forfaits | c'est le gouffre commun ; 6+6 a
Ce feu, c'est la clarté | de la face du juge. 6+6 a
Et j'eus peur.
IV
O sentence ! | ô peine sans refuge ! 6+6 a
105 Tomber dans le silence | et la brume à jamais ! 6+6 a
D'abord quelque clarté | des lumineux sommets 6+6 a
Vous laisse distinguer | vos mains désespérées. 6+6 a
On tombe, on voit passer | des formes effarées, 6+6 a
Bouches ouvertes, fronts | ruisselants de sueur, 6+6 a
110 Des visages hideux | qu'éclaire une lueur. 6+6 a
Puis on ne voit plus rien. | Tout s'efface et recule, 6+6 a
La nuit morne succède | au sombre crépuscule. 6+6 a
On tombe. On n'est pas seul | dans ces limbes d'en bas ; 6+6 a
On sent frissonner ceux | qu'on ne distingue pas ; 6+6 a
115 On ne sait si ce sont | des hydres ou des hommes ; 6+6 a
On se sent devenir | les larves que nous sommes ; 6+6 a
On entrevoit l'horreur | des lieux inaperçus, 6+6 a
Et l'abîme au-dessous, | et l'abîme au-dessus. 6+6 a
Puis tout est vide ! On est | le grain que le vent sème. 6+6 a
120 On n'entend pas le cri | qu'on a poussé soi-même ; 6+6 a
On sent les profondeurs | qui s'emparent de vous ; 6+6 a
Les mains ne peuvent plus | atteindre les genoux ; 6+6 a
On lève au ciel les yeux | et l'on voit l'ombre horrible ; 6+6 a
On est dans l'impalpable, | on est dans l'invisible ; 6+6 a
125 Des souffles par moments | passent dans cette nuit. 6+6 a
Puis on ne sent plus rien. | — Pas un vent, pas un bruit, 6+6 a
Pas un souffle ; la mort, | la nuit ; nulle rencontre ; 6+6 a
Rien, pas même une chute | affreuse ne se montre. 6+6 a
Et l'on songe à la vie, | au soleil, aux amours, 6+6 a
130 Et l'on pense toujours, | et l'on tombe toujours ! 6+6 a
Et le froid du néant | lentement vous pénètre ! 6+6 a
Vivants ! tomber, tomber, | et tomber, sans connaître 6+6 a
Où l'on va, sans savoir | où les autres s'en vont ! 6+6 a
Une chute sans fin | dans une nuit sans fond, 6+6 a
Voilà l'enfer.
V
135 Pendant | que je songeais, l'espace 6+6 a
Vibra comme un vitrail | quand un chariot passe, 6+6 a
Et je vis apparaître | un ange surprenant. 6+6 a
C'était un être ailé, | sévère et rayonnant. 6+6 a
Comme Jésus du front | passait les douze apôtres, 6+6 a
140 Ce bel archange était | plus grand que tous les autres, 6+6 a
Il avait la hauteur | de deux stades romains ; 6+6 a
Il tenait les morceaux | d'un glaive dans ses mains ; 6+6 a
Il portait sur sa tête | ingénue et superbe 6+6 a
Ce mot des cieux, ce mot | qui contient tout le verbe 6+6 a
145 — JUSTICE. — On le pouvait | lire distinctement. 6+6 a
Chaque lettre du mot | était un diamant. 6+6 a
Justice ! O mot profond | que les gouffres vénèrent ! 6+6 a
Quand l'archange parut, | les trompettes sonnèrent. 6+6 a
Et l'archange cria | Trépassés ! trépassés ! 6+6 a
150 Levez-vous, accourez, | venez, comparaissez ! 6+6 a
Voici l'instant où l'aigle | aura peur des colombes. 6+6 a
O victimes ! sortez | des nuits, sortez des tombes, 6+6 a
Sortez de terre en foule, | à la hâte, à la fois ! 6+6 a
Venez du fond des mers, | venez du fond des bois, 6+6 a
155 Venez, celui qui saigne | avec celui qui pleure ! 6+6 a
Car le juge est assis | pour punir, et c'est l'heure 6+6 a
Où les clairons du ciel | sonnent aux quatre vents, 6+6 a
Et Dieu veut que les morts | lui parlent des vivants. 6+6 a
Et quand l'ange eut fini, | les ténèbres s'émurent. 6+6 a
VI
160 Un bruit, pareil au bruit | des mouches qui murmurent, 6+6 a
Éclata tout à coup | dans le gouffre muet, 6+6 a
Et je vis quelque chose | en bas qui remuait. 6+6 a
C'était comme un point noir, | puis comme une fumée, 6+6 a
Puis comme la poussière | où s'avance une armée, 6+6 a
165 Puis comme une île d'ombre | au sein des nuits flottant, 6+6 a
Et cet amas sinistre | et lourd, vers nous montant, 6+6 a
Triste, livide, énorme, | ayant un air de rage, 6+6 a
Venait et grandissait, | poussé d'un vent d'orage. 6+6 a
Ce bloc était confus | comme un brouillard du soir. 6+6 a
170 Quand il fut près de nous, | je me penchai pour voir. 6+6 a
C'était une nuée | et c'était une foule. 6+6 a
Cela voguait, courait, | roulait comme une houle ; 6+6 a
Et puis cela faisait | un bruit mystérieux. 6+6 a
Dans cette ombre on voyait | des faces et des yeux. 6+6 a
175 Je leur criai : — Quels sont | les noms dont on vous nomme ? 6+6 a
O spectres, comme vous | j'étais jadis un homme, 6+6 a
Vous êtes maintenant | des spectres comme moi. — 6+6 a
Ils n'entendirent point | et passèrent. L'effroi 6+6 a
Et la stupeur glaçaient | ce noir tourbillon d'ombres. 6+6 a
180 Les uns étaient assis | sur d'informes décombres ; 6+6 a
D'autres, je les voyais | quoiqu'un vent les chassât, 6+6 a
Terribles, agitaient | des vestes de forçat ; 6+6 a
D'autres étaient au joug | liés comme des bêtes ; 6+6 a
D'autres étaient des corps | qui n'avaient pas de têtes ; 6+6 a
185 Des femmes sur leur sein | montraient les clous du fouet ; 6+6 a
Des enfants morts tenaient | encore leur jouet, 6+6 a
Et leur crâne entrouvert | laissait voir leurs cervelles ; 6+6 a
D'autres gisaient en tas | ainsi que des javelles ; 6+6 a
D'autres avaient au cou | la corde du gibet ; 6+6 a
190 D'autres traînaient des fers ; | un autre se courbait, 6+6 a
L'affreux plafond trop bas | d'un cachot solitaire 6+6 a
Ayant ployé sa tète | à jamais vers la terre ; 6+6 a
Des vieillards, dont le sang | coulait à longs ruisseaux, 6+6 a
Tiraient avec leurs mains | des balles de leurs os ; 6+6 a
195 D'autres touchaient leurs yeux | crevés par les mitrailles. 6+6 a
D'autres avec leurs mains | soutenaient leurs entrailles ; 6+6 a
Innombrables, meurtris, | pâles, échevelés, 6+6 a
Tous, dans la nuit farouche | affreusement mêlés, 6+6 a
Dressaient leur front, et ceux | qui n'avaient pas de têtes 6+6 a
200 Élevaient leurs deux poings, | et le vent des tempêtes 6+6 a
Soufflait, et derrière eux, | accroupis, accablés, 6+6 a
On voyait un monceau | de fantômes voilés, 6+6 a
Muets et noirs ; c'étaient | les veuves et les mères. 6+6 a
La rumeur qui sortait | de ces ombres amères 6+6 a
205 Ressemblait au bruit sourd | que les grands arbres font ; 6+6 a
Et, devant la clarté | qui flamboyait au fond, 6+6 a
Joignant leurs mains, tordant | leurs bras, ils s'arrêtèrent. 6+6 a
Et, comme tous sortaient | de la fosse, ils ôtèrent 6+6 a
La terre de leur bouche, | et crièrent : Seigneur ! 6+6 a
210 A ce grand mot qui dit | gloire, amour et bonheur, 6+6 a
L'abîme qui n'a plus, | sous la verge inflexible, 6+6 a
Le droit de prononcer | ce nom inaccessible 6+6 a
Poussa dans la nuit triste | un long gémissement. 6+6 a
VII
Ils reprirent : Seigneur ! | Ce fut un noir moment. 6+6 a
215 Les cris d'enfant surtout | venaient à mon oreille ; 6+6 a
Car, dans cette nuit-là, | gouffre où l'équité veille, 6+6 a
La voix des innocents | sur toute autre prévaut, 6+6 a
C'est le cri des enfants | qui monte le plus haut, 6+6 a
Et le vagissement | fait le bruit du tonnerre. 6+6 a
220 — « Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! | Justice pour la terre ! 6+6 a
« Nous sommes les martyrs, | nous sommes l'équité, 6+6 a
« La loi sainte, l'honneur, | la foi, la liberté ; 6+6 a
« Chassés par les brigands | que là-haut on encense, 6+6 a
« Nous sommes la vertu, | nous sommes l'innocence, 6+6 a
225 « Que Satan forgeron | frappe à coups de marteau. 6+6 a
« Nous sommes ceux qu'on a | liés au vil poteau, 6+6 a
« Ceux qu'égorgea le sabre | et que perça l'épée ; 6+6 a
« Nous sommes le sang tiède | et la tête coupée ; 6+6 a
« Nous sommes ceux qu'on jette | aux chiens, ceux que la dent 6+6 a
230 « Déchire, ceux qu'on brise | et qu'on foule, pendant 6+6 a
« Que les vices lascifs | et les crimes énormes 6+6 a
« Au-dessus de leurs fronts | chantent, géants difformes, 6+6 a
« Nous crions vers vous, père ! | O Dieu bon, punissez ! 6+6 a
« Car vous êtes l'espoir | de ceux qu'on a chassés, 6+6 a
235 « Car vous êtes patrie | à celui qu'on exile, 6+6 a
« Car vous êtes le port, | la demeure et l'asile ; 6+6 a
« Les oiseaux ont le nid | et les hommes ont Dieu. 6+6 a
« Là-haut le meurtre seul | est libre ; c'est un jeu 6+6 a
« D'égorger les vivants ; | le droit n'a plus de base, 6+6 a
240 « Et le bien et le mal, | comme l'eau dans un vase, 6+6 a
« Sont mêlés, et le monde | est en proie à la mort. 6+6 a
« Au sud on tue, on pend, | on extermine ; au nord 6+6 a
« On élargit le bagne, | on élargit les fosses ; 6+6 a
« On coupe à coups de knout | le ventre aux femmes grosses ; 6+6 a
245 « Le glaive a reparu, | hideux, comme jadis. 6+6 a
« Dans Brescia, dans Milan, | on a vu des bandits 6+6 a
« Écraser du talon | le sein des vierges mortes ; 6+6 a
« Des vieillards aux fronts blancs, | massacrés sur leurs portes 6+6 a
« Imprimaient à leur seuil | leurs doigts ensanglantés ; 6+6 a
250 « Et les petits enfants, | du haut des toits jetés, 6+6 a
« Étaient reçus en bas | sur les pointes des piques. 6+6 a
« Les mines de Tobolsk, | les cachots des tropiques, 6+6 a
« Cayenne, Lambessa, | le Spielberg, les pontons 6+6 a
« Sont pleins de nos douleurs ! | Seigneur, nous en sortons. 6+6 a
255 « Nous nous nommons le peuple, | et sommes une plaie. 6+6 a
Le genre humain saignant | est traîné sur la claie. 6+6 a
« Nous venons de l'exil, | nous venons du tombeau, 6+6 a
« Et nous vous rapportons | l'âme, notre flambeau ! 6+6 a
« O Dieu juste, il est temps | que votre bras nous venge ! 6+6 a
260 — Quels sont vos meurtriers, | et vos bourreaux ? dit l'ange. 6+6 a
Et d'une seule voix | ils dirent : — Les soldats. 6+6 a
VIII
Jean à Pathmos, Manou | rêvant sur les védas, 6+6 a
N'ont rien vu de pareil | à ce que je raconte. 6+6 a
Comme après un nuage | un autre brouillard monte 6+6 a
265 Je vis alors monter | de l'abîme obscurci 6+6 a
Un autre amas informe, | et l'ange dit : Ici ! 6+6 a
Et ce groupe arriva, | confus comme une ville, 6+6 a
Devant la clarté sombre | et toujours immobile. 6+6 a
C'étaient des millions | d'hommes bardés de fer, 6+6 a
270 Comme Bordeaux en vit | du temps de Gaïfer, 6+6 a
Cavaliers, fantassins, | multitudes fatales 6+6 a
Au cri rauque, au pas lourd, | aux statures brutales, 6+6 a
A l'œil stupide, ayant | des chiffres sur le front. 6+6 a
Quelques-uns ressemblaient | aux hiboux à l'œil rond, 6+6 a
275 D'autres au léopard | hurlant dans sa tanière. 6+6 a
Ils étaient tous vêtus | de la même manière ; 6+6 a
Ils étaient teints de sang, | des cheveux aux talons ; 6+6 a
Noirs, pressés, ils venaient, | sauvages bataillons ; 6+6 a
Leurs armes m'étonnaient | et m'étaient inconnues. 6+6 a
280 Ils surgissaient en foule | et par mille avenues. 6+6 a
C'étaient des légions | et puis des légions, 6+6 a
Flot d'hommes inondant | ces mornes régions, 6+6 a
Chaos, têtes sans nombre | au loin diminuées ; 6+6 a
Les croupes des chevaux | se mêlaient aux nuées ; 6+6 a
285 Ils traînaient après eux | des chariots d'airain 6+6 a
Avec le roulement | d'un foudre souterrain. 6+6 a
Un grand vautour doré | les guidait comme un phare. 6+6 a
Tant qu'ils étaient au fond | de l'ombre, la fanfare, 6+6 a
Comme un aigle agitant | ses bruyants ailerons, 6+6 a
290 Chantait claire et joyeuse | au front des escadrons. 6+6 a
Trompettes et tambours | sonnaient, et des centaures 6+6 a
Frappaient des ronds de cuivre | entre leurs mains sonores ; 6+6 a
Mais, dès qu'ils arrivaient | devant le flamboiement, 6+6 a
Les clairons effarés | se taisaient brusquement, 6+6 a
295 Tout ce bruit s'éteignait. | Reculant en désordre, 6+6 a
Leurs chevaux se cabraient | et cherchaient à les mordre, 6+6 a
Et la lance et l'épée | échappaient à leur poing. 6+6 a
En voyant la lueur | qu'ils ne comprenaient point, 6+6 a
Ils s'arrêtaient, courbant | leurs faces étonnées ; 6+6 a
300 Ils avaient ce front bas | des bêtes enchaînées 6+6 a
Quand, le loup étant pris | au piège et garrotté, 6+6 a
L'air terrible fait place | à l'air épouvanté. 6+6 a
O spectacle de voir | la force au pied de l'être ! 6+6 a
De voir s'évanouir | le gendarme et le reître, 6+6 a
305 Hommes, glaives, chevaux, | clairons, férocité, 6+6 a
Tout le sombre ouragan, | devant cette clarté ! 6+6 a
IX
L'ange dit : — Qu'êtes-vous ? |
— Nous sommes les armées. 6+6 a
Alors pâles, debout, | les ombres ranimées 6+6 a
Crièrent, écartant | les linceuls de leurs seins 6+6 a
310 — Malheur ! malheur ! malheur | à tous ces assassins ! 6+6 a
Et l'ange dit, levant | les bras pour les confondre : 6+6 a
— Vous avez entendu. | Qu'avez-vous à répondre ? 6+6 a
Et les morts répétaient : | Malheur aux assassins ! 6+6 a
— Répondez, cria l'ange. |
Alors ces lourds essaims, 6+6 a
315 Ces soldats plus nombreux | que les épis des plaines, 6+6 a
Dirent :
— Ce n'est pas nous, | ce sont nos capitaines. 6+6 a
Nous dûmes obéir | à leur ordre inhumain ; 6+6 a
Nous n'étions que le glaive, | eux, ils étaient la main. 6+6 a
C'est sur eux, non sur nous, | que le crime retombe. — 6+6 a
320 L'ange, vers la lueur | calme comme une tombe, 6+6 a
Leva, grave et pensif, | son œil fixe aux cils blonds, 6+6 a
Puis, se tournant, il fit | un signe aux aquilons. 6+6 a
Les vents ayant soufflé, | ces hommes disparurent. 6+6 a
X
Puis au fond de la nuit | les aquilons coururent 6+6 a
325 Et revinrent, poussant | une nuée encor. 6+6 a
Et ce nuage était | plein de fantômes d'or. 6+6 a
Il s'ouvrit devant l'ange | avec un sourd tonnerre. 6+6 a
Je vis des commandants | sur leurs chevaux de guerre, 6+6 a
L'épée au flanc, la plume | au front, l'air irrité, 6+6 a
330 Debout sur la nuée | avec autorité, 6+6 a
Des flammes dans leurs yeux | et du sang dans leurs bouches ; 6+6 a
Triomphants, quelques-uns | très vieux, et plus farouches 6+6 a
Que les durs Teutatès | et les noirs Irmensuls. 6+6 a
Ils tenaient des bâtons | comme font les consuls. 6+6 a
335 Et l'ange leur cria : | — C'est vous les capitaines ? 6+6 a
— C'est nous. Que nous veux-tu ? |
— Silence aux voix hautaines ! 6+6 a
Regardez cet ciseau | qui dort, et taisez-vous ! 6+6 a
Dit l'ange ; et, dérangeant | sa robe avec courroux, 6+6 a
Il leur montra la foudre | en son sein endormie. 6+6 a
340 Il reprit : — Vous avez | ainsi qu'une ennemie 6+6 a
Traité la race humaine ; | où vous avez passé 6+6 a
Tout est mort, l'herbe a crû ; | vous avez écrasé 6+6 a
Les femmes, les enfants, | les vieillards aux fronts chauves, 6+6 a
Et lâché vos soldats | comme des bêtes fauves ; 6+6 a
345 Vous avez relevé | le glaive et l'échafaud, 6+6 a
Brisé la loi d'en bas, | bravé la loi d'en haut ; 6+6 a
Vous êtes devant Dieu ; | qu'avez-vous à répondre ? 6+6 a
Comme devant la braise | on voit la cire fondre, 6+6 a
Ces noirs victorieux | tombèrent à genoux, 6+6 a
Et, criant et pleurant, | dirent :
350 — Ce n'est pas nous ! 6+6 a
Ce n'est pas nous, Seigneur ! | Seigneur, ce sont les juges. 6+6 a
Après les châtiments, | les fléaux, les déluges, 6+6 a
Les hommes ont assis | sur des sièges sacrés 6+6 a
D'autres hommes savants, | austères, vénérés, 6+6 a
355 Pour être au milieu d'eux | comme la loi vivante. 6+6 a
Seigneur, quand nous frappions, | tous ces juges qu'on vante 6+6 a
Disaient : — Vous faites bien. | Tuez. Versez le sang. 6+6 a
Ceci, c'est le coupable. | — Or c'était l'innocent. 6+6 a
Nous ne le savions pas. | Nous, troupe au mai poussée, 6+6 a
360 Nous n'étions que le bras, | ils étaient la pensée ; 6+6 a
Nous n'étions que la force, | eux, ils étaient l'esprit. 6+6 a
Nos meurtres sont leur crime ! |
Et l'archange reprit : 6+6 a
— Allez ! —
Tout s'effaça | comme un flocon d'écume. 6+6 a
XI
L'ange leva le doigt, | et je vis, dans la brume, 6+6 a
365 Monter et croître au fond | des brouillards épaissis 6+6 a
Une espèce de cirque, | et là, muets, assis, 6+6 a
Un tas d'hommes vêtus | d'hermine et de simarres, 6+6 a
Et je vis à leurs pieds | du sang en larges mares, 6+6 a
Des billots, des gibets, | des fers, des piloris. 6+6 a
370 Ces hommes regardaient | l'ange d'un air surpris 6+6 a
Comme, en lettres de feu, | rayonnait sur sa face 6+6 a
Son nom, justice, entre eux | ils disaient à voix basse : 6+6 a
— Que veut dire ce mot | qu'il porte sur son front ? 6+6 a
L'ange cria :
— Malheur | à ceux qui mentiront ! 6+6 a
Vos noms ? parlez ! —
375 Et tous | semblaient vouloir se taire. 6+6 a
— Vous êtes, dit l'esprit, | les juges de la terre. 6+6 a
De vous tous qui teniez | le livre de la loi 6+6 a
Pas un ne me connaît, | mais je vous connais, moi. 6+6 a
Écoutez. Vous avez | trahi le droit auguste, 6+6 a
380 Absous les scélérats, | condamné l'homme juste, 6+6 a
Et lié l'innocence | aux pieds du crime heureux. 6+6 a
Quand le massacre, ouvrant | ses ongles ténébreux, 6+6 a
Planait sur la cité | qui lutte et qui s'effraie, 6+6 a
Vous avez comme un aigle | adoré cette orfraie ; 6+6 a
385 Quand les soldats noyaient | dans le meurtre les lois, 6+6 a
A leurs cris furieux | vous mêliez votre voix, 6+6 a
Vous mettiez votre bouche | à leurs clairons de cuivre ; 6+6 a
C'est vous qui, de la loi | tenant toujours le livre, 6+6 a
Des martyrs aux brigands | partagiez les habits ; 6+6 a
390 C'est vous qui livriez | aux tigres les brebis ; 6+6 a
C'est vous qui des héros | traîniez les agonies 6+6 a
Du carcan au gibet, | du bagne aux gémonies, 6+6 a
Juges ; et le bourreau | d'épouvante vêtu, 6+6 a
Voyant qu'on lui disait | d'égorger la vertu, 6+6 a
395 Pensait dans son esprit : | Ces hommes-là se trompent. 6+6 a
Vous vous êtes assis | aux festins qui corrompent, 6+6 a
Vous avez applaudi | le mal, ri du remords, 6+6 a
Et vous avez craché | sur la face des morts. 6+6 a
O juges, ce sont là | des choses exécrables. 6+6 a
Qu'avez-vous à répondre ? |
400 Alors ces misérables, 6+6 a
Tombant hors de leur siège | et se prosternant tous, 6+6 a
Tremblant et gémissant, | dirent :
— Ce n'est pas nous. 6+6 a
— Mais qui donc est coupable | alors ?
— Ce sont les princes. 6+6 a
La terre est par les rois | divisée en provinces. 6+6 a
405 Nous renvoyons aux rois | toutes nos actions. 6+6 a
Les princes commandaient ; | nous leur obéissions, 6+6 a
Seigneur, car de tout temps | les prêtres et les mages 6+6 a
Nous ont dit que les rois, | ô Dieu, sont vos images. 6+6 a
L'ange dit : — Amenez | les images de Dieu. 6+6 a
Des êtres monstrueux | parurent.
XII
410 Du milieu 6+6 a
De l'abîme on les vit | surgir dans l'ombre impure. 6+6 a
L'un ressemblait au meurtre | et l'autre à la luxure, 6+6 a
L'autre à la fraude, l'autre | à l'orgueil, celui-ci 6+6 a
Au mensonge, et d'horreur | je demeurai saisi, 6+6 a
415 Car ils avaient du mal | toutes les ressemblances. 6+6 a
A travers cette nuit, | les brouillards, les silences, 6+6 a
Dans ce gouffre sans fond | de toutes parts béant, 6+6 a
Dans ces immensités | qu'emplissait le néant, 6+6 a
Ils se dressaient, le sceptre | appuyé sur l'épaule ; 6+6 a
420 Les uns, Molochs blanchis | par les neiges du pôle, 6+6 a
D'autres ayant au front | un reflet du midi, 6+6 a
Tous habillés de pourpre | et d'or, l'œil engourdi, 6+6 a
L'air superbe, l'épée | au flanc, couronne en tète, 6+6 a
Globe en main ; chacun d'eux | était seul sur le faîte 6+6 a
425 D'un trône, comme un roi | d'Édom ou d'Issachar, 6+6 a
Et chaque trône était | porté sur un grand char. 6+6 a
Devant chaque fantôme, | en la brume glacée, 6+6 a
Ayant le vague aspect | d'une croix renversée 6+6 a
Venait un glaive nu, | ferme et droit dans le vent, 6+6 a
430 Qu'aucun bras ne tenait | et qui semblait vivant. 6+6 a
Les vapeurs au-dessous | flottaient basses et lentes. 6+6 a
Les chars étaient traînés | par des bêtes volantes, 6+6 a
Monstres inconnus même | au gouffre sans clarté ; 6+6 a
Attelages impurs ! | L'un était emporté 6+6 a
435 Par des tigres ailés | au pied large, aux yeux mornes, 6+6 a
L'autre par des griffons, | l'autre par des licornes, 6+6 a
L'autre par des vautours | à deux têtes, ayant 6+6 a
Des diadèmes d'or | sur leur front flamboyant. 6+6 a
Tous ces monstres poussaient | des cris, battaient de l'aile, 6+6 a
440 Tantôt mêlés, tantôt | en ligne parallèle. 6+6 a
Les trônes approchaient | sous ces lugubres cieux ; 6+6 a
On entendait gémir | autour des noirs essieux 6+6 a
La clameur de tous ceux | qu'avaient broyés leurs roues ; 6+6 a
Ils venaient, ils fendaient | l'ombre comme des proues ; 6+6 a
445 Sous un souffle invisible | ils semblaient se mouvoir ; 6+6 a
Rien n'était plus étrange | et plus farouche à voir 6+6 a
Que ces chars effrayants | tourbillonnant dans l'ombre. 6+6 a
Dans le gouffre tranquille | où l'humanité sombre, 6+6 a
Ces trônes de la terre | apparaissaient hideux. 6+6 a
450 Le dernier qui venait, | horrible au milieu d'eux, 6+6 a
Était à chaque marche | encombré de squelettes 6+6 a
Et de cadavres froids | aux bouches violettes, 6+6 a
Et le plancher rougi | fumait, de sang baigné ; 6+6 a
Le char qui le portait | dans l'ombre était traîné 6+6 a
455 Par un hibou tenant | dans sa griffe une hache. 6+6 a
Un être aux yeux de loup, | homme par la moustache, 6+6 a
Au sommet de ce char | s'agitait étonné, 6+6 a
Et se courbait furtif, | livide et couronné. 6+6 a
Pas un de ces césars | à l'allure guerrière 6+6 a
460 Ne regardait cet homme. | A l'écart, et derrière, 6+6 a
Vêtu d'un noir manteau | qui semblait un linceul, 6+6 a
Espèce de lépreux | du trône, il venait seul ; 6+6 a
Il posait les deux mains | sur sa face morose 6+6 a
Comme pour empêcher | qu'on y vit quelque chose ; 6+6 a
465 Quand parfois il ôtait | ses mains en se baissant, 6+6 a
En lettres qui semblaient | faites avec du sang 6+6 a
On lisait sur son front | ces trois mots : Je le jure. 6+6 a
Quoiqu'ils fussent encore | au fond de l'ombre obscure, 6+6 a
Hommes hideux, de traits | et d'âge différents, 6+6 a
470 Je les distinguais tous, | car ils étaient très grands. 6+6 a
Je crus voir les titans | de l'antique nature. 6+6 a
Mais ces géants brumeux | décroissaient à mesure 6+6 a
Qu'ils s'éloignaient du point | dont ils étaient partis, 6+6 a
Et, plus ils approchaient, | plus ils étaient petits. 6+6 a
475 Ils rentraient par degrés | dans la stature humaine ; 6+6 a
La clarté les fondait | ainsi qu'une ombre vaine ; 6+6 a
Eux que j'avais crus hauts | plus que les Apennins, 6+6 a
Quand ils furent tout près | de moi, c'étaient des nains. 6+6 a
Et l'ange, se dressant | dans la brume indécise, 6+6 a
480 Était penché sur eux | comme la tour de Pise. 6+6 a
XIII
Et les glaives s'étaient | éclipsés.
L'ange dit : 6+6 a
— Qu'êtes-vous ?
Et le groupe | à ses pieds répondit : 6+6 a
— Rois, et maîtres de tout, | du droit de nos ancêtres. 6+6 a
Rois ! vous êtes les rois, | vous n'êtes pas les maîtres, 6+6 a
485 Dit l'ange. Allons, venez, | c'est l'heure, arrivez tous. 6+6 a
Vous voilà donc enfin, | princes ! D'où sortez-vous ? 6+6 a
O princes, vous sortez, | et je vais vous le dire, 6+6 a
Des forfaits, des fureurs, | du meurtre et du délire, 6+6 a
Des deuils, des faux serments | dont l'homme est éperdu, 6+6 a
490 Et du sang innocent | à grands flots répandu. 6+6 a
Vous sortez des palais | qu'habite la démence, 6+6 a
Des fortins, des charniers, | et de la plainte immense 6+6 a
Du monde entier criant | vers le haut firmament ! 6+6 a
Rois ! l'homme n'est pas fait | pour votre amusement. 6+6 a
495 Rois ! la terre est un temple | et non pas une étable. 6+6 a
Le tyran, dans l'orgie, | accoudé sur la table, 6+6 a
Commande au crime, et Dieu | commande au châtiment. 6+6 a
Princes, avant que Dieu | regarde froidement 6+6 a
Tout le sang qui ruisselle | autour de vos armures, 6+6 a
500 Les astres tomberont | comme des figues mûres 6+6 a
Qui tombent d'un figuier | secoué par le vent. 6+6 a
O rois, qui massacrez | sous l'œil du Dieu vivant, 6+6 a
La voix du genre humain | contre vos fronts s'élève. 6+6 a
Plus nombreux que les flots | gémissant sur la grève, 6+6 a
505 Les morts auprès de Dieu, | rois, vous ont précédés. 6+6 a
Otez votre couronne, | accusés, répondez. 6+6 a
Tous ces crimes abjects, | mêlés au vice immonde, 6+6 a
Les avez-vous commis ? |
Et ces maîtres du monde 6+6 a
Tremblèrent comme l'arbre | au vol des ouragans, 6+6 a
510 Et l'ange regardait | pâlir ces arrogants ; 6+6 a
Et chacun d'eux, pareil | au renard qui s'échappe, 6+6 a
Criait :
— Ce n'est pas nous ! |
— Et qui donc ?
— C'est le pape. 6+6 a
Seigneur, vous aviez mis | parmi nous ce docteur. 6+6 a
Il était le semeur, | il était le pasteur, 6+6 a
515 Il enseignait d'en haut | comme votre vicaire. 6+6 a
Nos trônes faisaient cercle | autour de cette chaire. 6+6 a
Nous écoutions son verbe | ainsi que votre voix. 6+6 a
Il nous disait : « Je suis | celui qui parle aux rois ; 6+6 a
« Quiconque me résiste | et me brave est impie. 6+6 a
520 « Ce qu'ici-bas j'écris, | là-haut Dieu le copie. 6+6 a
« L'église, mon épouse, | éclose au mont Thabor, 6+6 a
« A fait de la doctrine | une cage aux fils d'or, 6+6 a
« Et comme des oiseaux | j'y tiens toutes les âmes. 6+6 a
« Seul je suis le mystère | et seul j'ai les dictames. 6+6 a
525 « Rois, obéissez-moi | selon qu'il est écrit. 6+6 a
« Quand vous me regardez, | vous voyez Jésus-Christ. 6+6 a
« Je fais et je défais | la loi quand je la touche, 6+6 a
« Et l'explication | de tout est dans ma bouche ; 6+6 a
« Je suis l'homme-justice | et l'homme-vérité. » 6+6 a
530 Or, quand nous abattions | droit, peuple, liberté, 6+6 a
Quand nous eûmes tué | le tribun et l'apôtre, 6+6 a
Nous étions d'un côté, | les morts étaient de l'autre 6+6 a
Nous lui dîmes : — Quels sont | les bons et les pervers ? 6+6 a
Et cet homme leva | la main, et l'univers 6+6 a
535 Vit descendre, Seigneur, | de cette main suprême 6+6 a
Sur nous l'apothéose | et sur eux l'anathème ; 6+6 a
Quand nous exterminions | l'aïeul aux pas tremblants, 6+6 a
Ce vieillard nous criait : | Malheur aux cheveux blancs ! 6+6 a
Quand nous percions l'enfant | au ventre de sa mère, 6+6 a
540 Il nous criait, debout | au fond du sanctuaire, 6+6 a
Devant la mère froide | et devant l'enfant mort 6+6 a
L'enfant était coupable | et la mère avait tort ! 6+6 a
Il faisait, pour punir | quiconque pense et rêve, 6+6 a
Jaillir des crucifix | sous les éclairs du glaive ! 6+6 a
545 Sa main, plus que nos bras, | multipliait les coups. 6+6 a
Répondez, Pazzoli, | Simoncelli, vous tous ! 6+6 a
Cet homme interrompait | la messe à l'offertoire, 6+6 a
Ce prêtre rejetait | la gorgée au ciboire, 6+6 a
Seigneur, pour faire signe | au bourreau de frapper, 6+6 a
550 Et lui montrer du doigt | les têtes à couper. 6+6 a
Sa ceinture servait | de corde à nos potences. 6+6 a
Il liait de ses mains | l'agneau sous nos sentences ; 6+6 a
Et quand on nous criait : | Grâce ! il nous criait : Feu ! 6+6 a
C'est à lui que le mal | revient. Voilà, grand Dieu, 6+6 a
555 Ce qu'il a fait ; voilà | ce qu'il nous a fait faire. 6+6 a
Cet homme était le pôle | et l'axe de la sphère ; 6+6 a
Il est le responsable | et nous le dénonçons ! 6+6 a
Seigneur, nous n'avons fait | que suivre ses leçons, 6+6 a
Seigneur, nous n'avons fait | que suivre son exemple. 6+6 a
560 Nos forfaits sous ses pieds | sont nés dans votre temple ; 6+6 a
Il nous a mis l'enfer | dans l'âme au lieu du ciel. 6+6 a
Lui seul porte le poids | du crime universel ! 6+6 a
Et l'archange cria : |
— Faites venir cet homme ! 6+6 a
Alors les sept clairons | dirent :
— Pape de Rome ! 6+6 a
565 Mastaï ! Mastaï ! | nous t'appelons sept fois. 6+6 a
Viens rapporter à Dieu | les peuples et les rois, 6+6 a
Car l'Éternel t'attend, | assis sur les nuées. 6+6 a
Toutes les profondeurs | frémirent, remuées. 6+6 a
Un vieillard blanc et pâle | apparut dans la nuit. 6+6 a
XIV
570 Debout, morne, il tremblait | comme un homme qui fuit, 6+6 a
Et des mains le tenaient | au collet dans la brume. 6+6 a
Vêtu de lin plus blanc | qu'un encensoir qui fume, 6+6 a
Il avait, spectre blême | aux idoles pareil, 6+6 a
Les baisers de la foule | empreints sur son orteil, 6+6 a
575 Dans sa droite un bâton | comme l'antique archonte, 6+6 a
Sur son front la tiare, | et dans ses yeux la honte. 6+6 a
De son cou descendait | un long manteau doré, 6+6 a
Et dans son poignet gauche | il tenait, effaré, 6+6 a
Comme un voleur surpris | par celui qu'il dérobe, 6+6 a
580 Des clefs qu'il essayait | de cacher sous sa robe. 6+6 a
Il était effrayant | à force de terreur. 6+6 a
Quand surgit ce vieillard, | on vit dans la lueur 6+6 a
L'ombre et le mouvement | de quelqu'un qui se penche. 6+6 a
A l'apparition | de cette robe blanche, 6+6 a
585 Au plus noir de l'abîme | un tonnerre gronda. 6+6 a
L'archange, tout à coup | terrible, regarda, 6+6 a
De cet œil flamboyant | que vit luire Sodome, 6+6 a
L'ombre profonde, et dit : |
— Connaissez-vous cet homme ? 6+6 a
Alors, de tous les points | de ces immensités, 6+6 a
590 Tous, — car je m'aperçus | que tous étaient restés, — 6+6 a
Des flancs de la nuée | et du bord des abîmes, 6+6 a
De toutes parts, en haut, | en bas, tyrans, victimes, 6+6 a
Mères, enfants, vieillards, | les juges, les jugés, 6+6 a
Les égorgeurs mêlés | avec les égorgés, 6+6 a
595 Les grands et les petits, | les obscurs, les célèbres, 6+6 a
Tous ceux que j'avais vus | passer dans les ténèbres, 6+6 a
Avançant leur front triste, | ouvrant leur œil terni. 6+6 a
Fourmillement affreux | qui peuplait l'infini, 6+6 a
Tous ces spectres vivant, | parlant, riant naguère, 6+6 a
600 Martyrs, bourreaux, et gens | du peuple et gens de guerre, 6+6 a
Regardant l'homme blanc | d'épouvante ébloui, 6+6 a
Élevèrent la main | et crièrent : C'est lui. 6+6 a
Et pendant qu'ils criaient, | sa robe devint rouge. 6+6 a
Au fond du gouffre où rien | ne tressaille et ne bouge 6+6 a
605 Un écho répéta : | — C'est lui ! — Les sombres rois 6+6 a
Dirent : — C'est lui ! c'est lui ! | c'est lui ! voilà sa croix ! 6+6 a
Les clefs du paradis | sont dans ses mains fatales. — 6+6 a
Et l'homme-loup, debout | sur les cadavres pâles 6+6 a
Dont le sang tiède encor | tombait dans l'infini, 6+6 a
610 Cria d'une voix rauque | et sourde : — Il m'a béni ! 6+6 a
Et la lueur soudain | grandit, funèbre et pure, 6+6 a
Et devint formidable | ainsi qu'une figure. 6+6 a
Il semblait que ce fût | le jour qui se levait. 6+6 a
XV
L'ange, pareil au lys | que la candeur revêt, 6+6 a
Dit au vieillard :
615 — Écoute | et vois. Le juge est proche. 6+6 a
Tu sais pourquoi tu viens | et ce qu'on te reproche, 6+6 a
Réponds. —
Lui se tourna | vers l'ange en frissonnant, 6+6 a
Et je vis le spectacle | horrible et surprenant 6+6 a
D'un homme qui vieillit | pendant qu'on le regarde. 6+6 a
620 L'agonie éteignit | sa prunelle hagarde, 6+6 a
Sa bouche bégaya, | son jarret se rompit, 6+6 a
Ses cheveux blanchissaient | sur son front décrépit, 6+6 a
Ses tempes se ridaient | comme si les années 6+6 a
S'étaient subitement | sur sa face acharnées, 6+6 a
625 Ses yeux pleuraient, ses dents | claquaient comme au gibet 6+6 a
Les genoux d'un squelette, | et sa peau se plombait, 6+6 a
Et, stupide, il baissait, | à chaque instant plus pâle, 6+6 a
Sa tête qu'écrasait | la tiare papale. 6+6 a
L'ange dit :
— Comprends-tu, | vieillard, ce que tu vois ? 6+6 a
630 Il frappa sa poitrine | et demeura sans voix, 6+6 a
Et je vis, ô terreur ! | qu'il vieillissait encore. 6+6 a
Farouche, il regardait | cette lugubre aurore 6+6 a
Et la robe de sang | dont il était vêtu. 6+6 a
L'ange reprit :
— Voyons, | défends-toi, parle ; as-tu, 6+6 a
635 Pour lui jeter ta faute | et pour qu'il en réponde, 6+6 a
Au-dessus de ta tête | un être dans ce monde ? 6+6 a
Et l'homme répondit : |
— Je n'ai que vous, mon Dieu ! 6+6 a
Alors je crus voir luire | un rayon du ciel bleu, 6+6 a
Des sept anges rêveurs | les clairons se baissèrent, 6+6 a
640 Le gouffre, que les nuits | insondables enserrent, 6+6 a
Frémit comme frémit | l'oiseau pris au lacet, 6+6 a
Et l'espace entendit | une voix qui disait : 6+6 a
XVI
« Les vivants sous le ciel | tremblent, souffrent et pleurent ; 6+6 a
« La vertu, la raison | et la sagesse meurent ; 6+6 a
645 « Le crime est couronné. 6 a
« L'homme récolte ici | ce que là-bas il sème. 6+6 b
« Mastaï, Mastaï, | Pie appelé neuvième, 6+6 b
« Approche, infortuné ! 6 a
« Nul ne s'évade. Ici | les choses sont connues, 6+6 a
650 « Les os sont transparents | et les âmes sont nues ; 6+6 a
« Ici tout est clartés ; 6 a
« L'ombre de l'homme prend | la forme de sa vie, 6+6 b
« La justice affamée | ici n'est assouvie 6+6 b
« Que de réalités. 6 a
655 « Quand les princes foulaient | aux pieds les multitudes, 6+6 a
« Transformaient des pays | vivants en solitudes, 6+6 a
« Dressaient les échafauds, 6 a
« Et marchaient sur le peuple, | affreux, vainqueurs, superbes, 6+6 b
« Comme le moissonneur | à grands pas dans les herbes 6+6 b
660 « Marche avec une faulx ; 6 a
« Tandis que l'orphelin | pleurait avec la veuve, 6+6 a
« Et que l'humanité | gémissait comme un fleuve, 6+6 a
« Et qu'eux étaient joyeux, 6 a
« Et qu'ils pillaient le peuple | avec leurs économes, 6+6 b
665 « Tandis que tous ces rois | versaient le sang des hommes 6+6 b
« Comme moi l'eau des cieux ; 6 a
« Tandis que des couteaux | ils aiguisaient les pointes, 6+6 a
« Toi, tu les bénissais ; | tu tombais les mains jointes 6+6 a
« A genoux sous un dais, 6 a
670 « Et tu me rendais grâce, | à moi, souverain maître, 6+6 b
« Ne t'imaginant pas | que j'existais, ô prêtre, 6+6 b
« Et que je t'entendais ! 6 a
« Me voici. Vois ma face ; | et sache que j'existe. 6+6 a
« O malheureux, regarde | en toi-même et sois triste. 6+6 a
675 « Une main t'a saisi ; 6 a
« Comme une vision | rappelle-toi le monde ; 6+6 b
« Ceci c'est ma clarté ; | le reste est nuit profonde ; 6+6 b
« C'est moi qui suis ici ! 6 a
« Sache que c'était moi | qui t'avais mis au faîte. 6+6 a
680 « Le jour où, proclamé | roi, pontife et prophète, 6+6 a
« Joyeux, tu te courbas, 6 a
« Tandis qu'on t'enivrait | d'un hymne de victoire, 6+6 b
« Et que tout l'univers | te chantait dans ta gloire, 6+6 b
« Je t'ai parlé tout bas ; 6 a
685 « Je t'ai dit : — Mastaï, | je te charge des hommes. 6+6 a
« Voici la clef du coffre | et le compte des sommes 6+6 a
« Qu'il faudra rendre un jour. 6 a
Sois le gardien sublime | et le grand solitaire. 6+6 b
« C'est toi qui veilleras | au centre de la terre 6+6 b
690 « Sur le haut de ma tour. 6 a
« Je t'ai dit : — Mastaï, | travaille en ma présence, 6+6 a
« Remets de la vertu | dans l'âme où l'innocence 6+6 a
« Lentement se détruit ; 6 a
« C'est toi qui verseras | de l'huile dans ma lampe, 6+6 b
695 « Pour qu'en l'esprit de l'homme, | où le mal parfois rampe, 6+6 b
« Il ne soit jamais nuit. 6 a
« Je t'ai dit : — Mastaï, | chasse Satan, s'il entre. 6+6 a
« Tous les crimes hideux, | rôdant hors de leur antre 6+6 a
« Guettant l'homme éprouvé, 6 a
700 « Te trouveront debout | sur leur route, ô pontife, 6+6 b
« Et fermeront leur gueule | et baisseront leur griffe 6+6 b
« Devant ton doigt levé. 6 a
« Or, le monde t'a vu, | toi le saint, toi l'auguste, 6+6 a
« Dire au crime : courage ! | et la porte du juste 6+6 a
705 « A tremblé sur ses gonds, 6 a
« Tu louas les bourreaux | vainqueurs, toi mon ministre ; 6+6 b
« Tu pris sur tes genoux, | magicien sinistre, 6+6 b
« La tête des dragons. 6 a
« Devant le créateur, | devant les créatures, 6+6 a
710 « Tu mis sur les tyrans, | tu mis sur les parjures, 6+6 a
« Sur le vol effronté, 6 a
« Sur le meurtre ivre et fou | qui dans le sang se plonge, 6+6 b
« Tu mis sur cet amas | d'horreur et de mensonge 6+6 b
« Mon sceau de vérité. 6 a
715 « Chien du troupeau, tu fus | un loup comme les autres ! 6+6 a
« O rois, ses attentats | amnistiaient les vôtres ; 6+6 a
« Si bien, pape romain, 6 a
« Qu'aujourd'hui dans le trouble | et dans l'inquiétude, 6+6 b
« Pas un abri lointain, | pas une certitude 6+6 b
720 « Ne reste au genre humain ! 6 a
« Pure étoile éclairant | les vivants dans leurs routes, 6+6 a
« La vérité brillait | au fond des sombres voûtes 6+6 a
« Où l'œil de l'homme atteint, 6 a
« Je t'avais, comme Aron | et comme Zoroastre, 6+6 b
725 « Mis si haut que toi seul | pouvais souffler sur l'astre ; 6+6 b
« Prêtre, tu l'as éteint ! 6 a
« J'avais entre tes mains | déposé la justice, 6+6 a
« De peur que l'homme n'erre | et ne se pervertisse 6+6 a
« Comme au temps de Japhet, 6 a
730 « Des âmes des vivants | j'avais fait ton domaine, 6+6 b
« Je t'avais confié | la conscience humaine. 6+6 b
« Réponds, qu'en as-tu fait ? 6 a
XVII
L'homme resta béant, | et, sans cri, sans prière 6+6 a
Et sans souffle, il tomba | les deux mains en arrière, 6+6 a
735 Comme s'il eût été | poussé par la clarté. 6+6 a
Je sentis tressaillir | l'obscure éternité. 6+6 a
——
Et, comme je fuyais, | dans la nuée ardente 6+6 a
Une face apparut | et me cria : Mon Dante, 6+6 a
Prends ce pape qui fit | le mal et non le bien, 6+6 a
740 Mets-le dans ton enfer, | je le mets dans le mien. 6+6 a
mètre profils métriques : 6, 6+6
logo du CRISCO logo de l'université