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| = césure
HUG_4/HUG846
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XXI
LE TEMPS PRÉSENT
La Colère du bronze
*
Et voilà donc l'emploi | que vous faites, vivants, 6+6 a
De moi l'airain, vous cendre | éparse aux quatre vents ! 6+6 a
Ainsi la certitude | est morte ! Ainsi la rue 6+6 b
Offre en exemple un fourbe | à la foule accourue, 6+6 b
5 Et les passants diront | du plus vil des bourreaux, 6+6 a
D'un voleur, d'un goujat : | Ce doit être un héros ! 6+6 a
La statue est un lâche | abus de confiance ! 6+6 b
Et l'on verra le peuple, | ému, plein de croyance, 6+6 b
Ayant foi dans le bronze | infaillible et serein, 6+6 a
10 Découvrir son grand front | pour un faquin d'airain ! 6+6 a
Vous allumez la braise | et vous creusez le moule ; 6+6 b
Mon bloc fumant se gonfle | et tombe, s'enfle et croule, 6+6 b
Vous fouillez mon flot rouge | avec des crocs de fer, 6+6 a
Comme font des satans | remuant un enfer ; 6+6 a
15 Vous attisez avec | le zinc incendiaire 6+6 b
Mon cratère où bascule | et s'épand la chaudière, 6+6 b
Et tout mon dur métal | devient une eau de feu 6+6 a
Et j'écume, et je dis : | Hommes, faites-moi dieu ! 6+6 a
J'y consens. Et je brûle | avec furie et joie. 6+6 b
20 Faites. Dans mon tourment | mon triomphe flamboie. 6+6 b
Quiconque voit ma pourpre | auguste est ébloui. 6+6 a
Le noir moule béant, | sous la terre enfoui, 6+6 a
S'ouvre à moi comme un gouffre | obscur au fond d'un antre, 6+6 b
Et ma voix sombre gronde | et crie : Oui, c'est bien, j'entre, 6+6 b
25 Je serai Washington ! |… — Je sors, je suis Morny ! 6+6 a
Ah ! sous le ciel sacré, | sous l'azur infini, 6+6 a
Soyez maudits ! Rugir | dans la fournaise ardente, 6+6 b
Moi le bronze ! pour qui ? | Pour Gutenberg ? Pour Dante ? 6+6 b
Pour Thrasybule ? Non. | Pour Billault, pour Dupin ! 6+6 a
30 J'attends Léonidas, | on me jette Scapin. 6+6 a
Mais de quoi donc sont faits | les hommes ? C'est à croire 6+6 b
Que l'ordure est pour vous | ressemblante à la gloire ; 6+6 b
Que votre âme est troublée | au point de ne plus voir ; 6+6 a
Et que le bien, le mal, | le crime, le devoir, 6+6 a
35 Bayard, Judas, Barbès | le preux, Georgey l'impie, 6+6 b
Flottent confusément | sous votre myopie ! 6+6 b
Vous hissez sur un faîte | abject le facies 6+6 a
De Fould, ou le profil | abruti de Sieyès, 6+6 a
Et vous avez le goût | de regarder sans cesse 6+6 b
40 En haut, bien au-dessus | de vos fronts, la bassesse. 6+6 b
*
Savez-vous que je suis | le métal souverain ? 6+6 a
Que j'ai mis sur Corinthe | un quadrige d'airain, 6+6 a
Et que mes dieux, mes rois, | mes victoires ailées, 6+6 b
Font de l'ombre sur vous | du haut des Propylées ? 6+6 b
45 Savez-vous qu'autrefois | j'étais sacré ? J'avais 6+6 a
L'impossibilité | d'être vil et mauvais ; 6+6 a
Et c'est pourquoi vivants, | je valais mieux que l'homme. 6+6 b
Je connaissais Athène | et j'ignorais Sodome. 6+6 b
Les grecs disaient de moi : | Le bronze est un héros. 6+6 a
50 J'étais Jupiter, Mars, | Pallas, Diane, Éros ; 6+6 a
On me voyait durer | autant qu'un vers d'Eschyle ; 6+6 b
Et j'étais pour les grecs | la chair du grand Achille. 6+6 b
Ces populaces, foule | aux yeux pleins de clarté, 6+6 a
Honoraient ma noirceur | et ma virginité ; 6+6 a
55 Les portefaix de Sparte | et les marchandes d'herbes 6+6 b
Ne me regardaient point | sans devenir superbes. 6+6 b
Et j'étais à tel point | l'âme de la cité 6+6 a
Que les petits enfants | bégayaient : Liberté ! 6+6 a
Aujourd'hui, sur un socle, | en vos places publiques 6+6 b
60 Pour qui le ciel n'a plus | que des rayons obliques, 6+6 b
Vous mettez la statue | énorme d'un pasquin 6+6 a
Qui devient un colosse | et reste un mannequin, 6+6 a
D'un chenapan, d'un gueux | qui prend un air d'archonte 6+6 b
Et qui se drape avec | orgueil dans de la honte. 6+6 b
65 C'est de l'opprobre altier | et qui se tient debout. 6+6 a
On monte au Panthéon | par le trou de l'égout. 6+6 a
Les voilà tous, Magnan, | puis Delangle, Espinasse, 6+6 b
Puis Trolplong, ce qui rampe | avec ce qui menace, 6+6 b
Spectres hideux qu'entoure, | en plein air, au soleil, 6+6 a
70 Le brouhaha des voix | inutiles, pareil 6+6 a
A l'agitation | du vent dans les branchages. 6+6 b
Et je suis le complice ! | et les bardes, les sages, 6+6 b
Les vaillants, les martyrs | à mourir acharnés, 6+6 a
Les grands hommes que j'ai | tant de fois incarnés, 6+6 a
75 Ne m'ont pas défendu | de cette ignominie 6+6 b
D'être pantin après | avoir été génie ! 6+6 b
Vous condamnez l'airain | aux avilissements. 6+6 a
Comme vous, je trahis | et, comme vous, je mens. 6+6 a
Je trahis la vertu, | je trahis la durée ; 6+6 b
80 Je trahis la colère, | âpre muse azurée, 6+6 b
Qui rend et fait justice, | et n'a pas d'autre soin ; 6+6 a
Et devant Juvénal | je suis un faux témoin. 6+6 a
Chute et deuil ! Je trahis | le lever de l'étoile, 6+6 b
Qui dans l'ombre, à travers | la nuit, son chaste voile, 6+6 b
85 Cherchant à l'horizon | des bronzes radieux, 6+6 a
Aperçoit des bandits | au lieu de voir des dieux ! 6+6 a
Ma fournaise m'indigne, | à mal faire occupée. 6+6 b
Ceux qui vendent la loi, | ceux qui vendent l'épée, 6+6 b
Brumaire avec Leclerc, | Décembre avec Morny, 6+6 a
90 Un tas d'ingrédients, | faux droits, sceptre impuni, 6+6 a
Le vieil autel, le vieux | billot, la vieille chaîne, 6+6 b
Auxquels on a mêlé | la conscience humaine, 6+6 b
Tout cela dans la cuve | obscure flotte et fond. 6+6 a
Et la statue en sort, | vile.
Le Dieu profond 6+6 a
95 Vous donne les héros, | les penseurs, les prophètes, 6+6 b
Et le bronze, et voilà, | vous, ce que vous en faites. 6+6 b
Vous donnez le cachot | à Christophe Colomb, 6+6 a
A Dante l'exil triste | et sa chape de plomb, 6+6 a
A Jésus le calvaire | et sa risée ingrate, 6+6 b
100 A Morus l'échafaud, | la ciguë à Socrate, 6+6 b
Le bûcher à Jean Huss, | et le bronze aux valets. 6+6 a
Je sais bien qu'on dira : | Passez, méprisez-les. 6+6 a
Ce sont des gredins.
Soit. | Mais ce sont des statues. 6+6 b
Mais ces indignités | sont de splendeur vêtues. 6+6 b
105 Mais on croit tellement | le bronze honnête, et sûr 6+6 a
Du bon choix des héros | qu'il dresse dans l'azur, 6+6 a
On est si convaincu | que lorsque, sous les arbres, 6+6 b
Au milieu des enfants | rieurs, parmi les marbres, 6+6 b
Sur les degrés d'un temple | ou sur l'arche d'un pont, 6+6 a
110 Le bronze montre au peuple | un homme, il en répond ; 6+6 a
Mais tous ces malfaiteurs, | mais tous ces misérables, 6+6 b
Devenus au passant | stupide vénérables, 6+6 b
Ont si profondément, | de leurs pieds de métal, 6+6 a
Pris racine au granit | puissant du piédestal ; 6+6 a
115 J'ai mis sur leur bassesse | une si grande armure, 6+6 b
Qu'en vain l'âpre aquilon | sur leurs têtes murmure, 6+6 b
Ils sont là, fermes, froids, | rayonnants, ténébreux, 6+6 a
L'heure, goutte du siècle, | en vain tombe sur eux ; 6+6 a
Et vienne la tempête | et vienne la nuée, 6+6 b
120 La foudre et son éclair, | la trombe et sa huée, 6+6 b
Qu'importe ? ils sont d'airain ; | et l'airain jamais vieux 6+6 a
Rit des coups d'ongles noirs | de l'hiver pluvieux. 6+6 a
Novembre a beau venir | après juillet ; l'année, 6+6 b
Cette dent qui mord tout, | les respecte, indignée ! 6+6 b
125 L'ondée, en les rouillant, | les conserve ; leurs fronts 6+6 a
Se dressent immortels, | plus fiers sous plus d'affronts ; 6+6 a
Sur eux s'abattent neige, | averse, givre, orage, 6+6 b
Et tout le tourbillon | des bises, folle rage, 6+6 b
Et la grêle insultante | et le soleil rongeur, 6+6 a
130 Et, sans qu'il leur en reste | une ombre, une rougeur, 6+6 a
Tous les soufflets du temps, | ils les ont sur la joue ; 6+6 b
De sorte que le bronze | éternise la boue. 6+6 b
Tel homme, à quelque crâne | effroyable rêvant, 6+6 a
Et qu'on flétrira mort, | vous l'adorez vivant ; 6+6 a
135 Vous le faites statue | avant qu'il soit fantôme ; 6+6 b
Vous ne distinguez pas | le géant de l'atome, 6+6 b
Vous ne distinguez pas | le faux vainqueur du vrai ; 6+6 a
Un jour Tacite, un jour | Salluste et Mézeray 6+6 a
Diront : Ce scélérat | a trahi la patrie ! 6+6 b
140 Et traîneront sa gloire | abjecte à la voirie. 6+6 b
Vous l'avez déclaré | sublime en attendant. 6+6 a
Moi sur qui vous mettez | plus d'un masque impudent, 6+6 a
J'ai l'instinct qui vous manque, | hélas ! et dans le reître 6+6 b
Qui vous semble un héros, | souvent je sens un traître. 6+6 b
145 Ah ! fourmilière humaine ! | il vous importe peu 6+6 a
Qu'un immonde stylite | offense le ciel bleu. 6+6 a
Faire de la statue | une Prostituée ! 6+6 b
Votre prunelle, au jour | de cave habituée, 6+6 b
N'a plus d'éclairs, sourit | au mal, se plaît à voir 6+6 a
150 L'ombre que du plateau | d'un socle blanc ou noir 6+6 a
Jette le courtisan, | le fripon, le transfuge, 6+6 b
Et l'aboiement du chien | semble la voix d'un juge. 6+6 b
Les seuls dogues grondants | protestent vaguement. 6+6 a
L'histoire ne peut plus | me croire. Un monument 6+6 a
155 La déconcerte, ayant | pour auréole un crime. 6+6 b
Pourtant j'étais jadis | l'avertisseur sublime ; 6+6 b
Je suis l'apothéose | ou bien le châtiment. 6+6 a
Mon immobilité | vaut mon bouillonnement. 6+6 a
Ardent, je suis la lave, | et, froid, je suis le bronze. 6+6 b
*
160 Quoi ! pas même un Néron ! | pas même un Louis Onze ! 6+6 b
J'eusse rougi du maître, | on me livre au laquais ! 6+6 a
Dans les noirs carrefours, | dans les parcs, sur les quais, 6+6 a
Je suis Dave ou Frontin, | et j'indigne Pétrone ! 6+6 b
Quoi ! Pas même un opprobre | avec une couronne ! 6+6 b
165 Pas même une infamie | ayant droit au laurier ! 6+6 a
Oui, c'est Dupin, Dupin | qu'on prend dans son terrier, 6+6 a
Et qu'on fait bronze ! Il a | son temple, il est au centre. 6+6 b
Mort, il se tient droit, lui | qui vécut à plat ventre ! 6+6 b
Et lui, c'est moi ! L'airain | moule, incarne et subit 6+6 a
170 Quiconque a retourné | lestement son habit. 6+6 a
Oui, voyez, c'est bien lui, | lourd fuyard, faux augure ; 6+6 b
La honte le déforme, | et je le transfigure ! 6+6 b
Plus souillé qu'un haillon | qu'on brocante au bazar, 6+6 a
J'en suis à regretter | la face de César ; 6+6 a
175 C'était du moins le monstre, | à présent c'est le drôle. 6+6 b
Je ressuscite, ô lâche | et misérable rôle, 6+6 b
Tel affreux gueux, qui n'est | pas même un empereur ! 6+6 a
Je me dresse, assombri, | sous ce masque d'horreur, 6+6 a
Dans le forum, où nul, | hélas ! ne délibère. 6+6 b
180 Honteux d'être Séjan, | je me voudrais Tibère. 6+6 b
Il fut du moins auguste | en même temps que vil. 6+6 a
Si de face il fut singe, | il fut dieu de profil. 6+6 a
L'histoire le revêt | d'une honte immortelle ; 6+6 b
Et son abjection | sans bornes n'est pas telle 6+6 b
185 Qu'on ne sente Troplong | et Baroche au-dessous. 6+6 a
Oh ! vous me sauverez | de ce bagne, gros sous ! 6+6 a
Vous me délivrerez. | Le peuple sur la claie 6+6 b
Traînera la statue | émiettée en monnaie, 6+6 b
Et je serai joyeux | que Chodruc et Vadé 6+6 a
190 Me jettent aux ruisseaux, | moi le bronze évadé. 6+6 a
O penseur, deviens peuple ! | O bronze, deviens cuivre ! 6+6 b
Car c'est une façon | superbe de revivre, 6+6 b
Et rien n'est plus sublime, | et rien n'est plus charmant 6+6 a
Que de se disperser | sur tous à tout moment, 6+6 a
195 Que d'être l'obole humble | et de bienfaits remplie, 6+6 b
Le denier qui va, vient, | court et se multiplie, 6+6 b
Et qui, chétif, obscur, | trivial, triomphant, 6+6 a
Donne au vieillard la vie | et la joie à l'enfant. 6+6 a
On méprisait ce bronze, | et ce cuivre on l'estime. 6+6 b
200 Plutôt qu'être Troplong | mieux vaut être un centime 6+6 b
Et, lorsqu'il fut Dupin | aux yeux de tout Paris, 6+6 a
L'airain s'en débarbouille | avec du vert-de-gris. 6+6 a
Donc, j'attends. Quelque jour | j'aurai cette revanche. 6+6 b
Déjà le pavé tremble | et le piédestal penche, 6+6 b
205 Car tout a ses retours. | Le reflux est de droit. 6+6 a
Jamais le genre humain | ne reste au même endroit. 6+6 a
De la main du hasard | l'homme parfois accepte 6+6 b
On ne sait quels élus | de la fortune inepte ; 6+6 b
Il en fait des dieux ; quitte, | et je l'aime ainsi mieux 6+6 a
210 A faire des liards | ensuite avec ces dieux ! 6+6 a
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