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HUG_4/HUG813
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XVI
LA COMÈTE
— 1759 —
La comète
Il avait dit : —Tel jour cet astre reviendra. 6+6 a
Quelle huée ! Ayez pour Vishnou, pour Indra, 6+6 a
Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte ; 6+6 b
Affirmez par le fer, par le feu, par l'insulte, 6+6 b
5 L'idole informe et vague au fond des bleus éthers 6+6 a
Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters 6+6 a
Échoués dans notre âme obscure sur la grève 6+6 b
De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve ; 6+6 b
Sur les Saint-Baboleins et sur les Saint-Andrés 6+6 a
10 Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez ; 6+6 a
Dites que vous avez vu, parmi les mouettes 6+6 b
Et les aigles, passer dans l'air des silhouettes 6+6 b
De maisons qu'en leurs bras tenaient des chérubins ; 6+6 a
Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains 6+6 a
15 Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches, 6+6 b
On est cerf à jamais errant parmi les branches ; 6+6 b
Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons 6+6 a
Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts ; 6+6 a
Soyez bonze au Tonkin, mage dans les Chaldées ; 6+6 b
20 Croyez que les Lédas sont d'en haut fécondées 6+6 b
Et que les cygnes font aux vierges des enfants ; 6+6 a
Donnez l'Égypte aux bœufs et l'Inde aux éléphants ; 6+6 a
Affirmez l'oignon Dieu, Vénus, Ève, et leur pomme, 6+6 b
Et le soleil cloué sur place par un homme 6+6 b
25 Pour offrir un plus long carnage à des soldats ; 6+6 a
Inventez des corans, des talmuds, des védas, 6+6 a
Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe, 6+6 b
C'est bien. Mais n'allez pas calculer une courbe, 6+6 b
Compléter le savoir par l'intuition, 6+6 a
30 Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon 6+6 a
Passe, astre formidable, à travers les étoiles, 6+6 b
N'allez pas mesurer le trou qu'il fait aux toiles 6+6 b
Du grand plafond céleste, et rechercher l'emploi 6+6 a
Qu'il a dans ce chaos d'où sort la vaste loi ; 6+6 a
35 Laissez errer là-haut la torche funéraire ; 6+6 b
Ne questionnez point sur son itinéraire 6+6 b
Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu ; 6+6 a
Ne lui demandez pas : Où vas-tu ? D'où viens-tu ? 6+6 a
Ne faites pas, ainsi que l'essaim sur l'Hymette, 6+6 b
40 Rôder le chiffre en foule autour de la comète ; 6+6 b
Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant, 6+6 a
Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant, 6+6 a
Ne faites pas lutter l'espace avec le nombre ; 6+6 b
Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l'ombre ; 6+6 b
45 Ne fixez pas sur eux vos yeux, et ce manteau 6+6 a
De lueur où s'abrite un sombre incognito, 6+6 a
Ne le soulevez pas, car votre main savante 6+6 b
Y trouverait la vie et non pas l'épouvante, 6+6 b
Et l'homme ne veut point qu'on touche à sa terreur ; 6+6 a
50 Il y tient ; le calcul l'irrite ; sa fureur 6+6 a
Contre quiconque cherche à l'éclairer, commence 6+6 b
Au point où la raison ressemble à la démence ; 6+6 b
Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on 6+6 a
Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton 6+6 a
55 Qu'un ascète perdu dans des recherches sombres 6+6 b
Après le chiffre, après le rêve, après des ombres, 6+6 b
Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants 6+6 a
Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens, 6+6 a
Regardant le ciel spectre au fond du télescope, 6+6 b
60 Chez les astres voyant, chez les hommes myope ! 6+6 b
Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux 6+6 a
Qui, voyant les secrets d'en haut venir vers eux, 6+6 a
Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres 6+6 b
L'ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres, 6+6 b
65 Et, sondant l'infini, mer qui veut se voiler, 6+6 a
Disent à la science impassible d'aller 6+6 a
Voir de près telle ou telle étoile voyageuse, 6+6 b
Et de ne revenir, ruisselante, plongeuse, 6+6 b
De l'abîme qu'avec cette perle, le vrai ! 6+6 a
70 D'ailleurs, ce diamant, cet or, ce minerai, 6+6 a
Le réel, quel mineur le trouve ? Qui donc creuse 6+6 b
Et fouille assez avant dans la nature affreuse 6+6 b
Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit ? Hormis 6+6 a
L'autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis, 6+6 a
75 Et le temple doré que la foule contemple, 6+6 b
Et l'espèce de ciel qui s'adapte à ce temple, 6+6 b
Rien n'est certain. Est-il rien de plus surprenant 6+6 a
Qu'un rêveur qui demande au mystère tonnant, 6+6 a
A ces bleus firmaments où se croisent les sphères, 6+6 b
80 De lui conter à lui curieux leurs affaires, 6+6 b
Et qui veut avec l'ombre et le gouffre profond 6+6 a
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu'ils font, 6+6 a
Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre, 6+6 b
Et qui, pour éclairer l'immensité de l'antre 6+6 b
85 Où la Pléiade avec Sirius se confond, 6+6 a
Allume sa chandelle et dit : J'ai vu le fond ! 6+6 a
Un pygmée à ce point peut-il être imbécile ? 6+6 b
Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile 6+6 b
Furent extravagants ; mais, parmi les songeurs 6+6 a
90 Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs, 6+6 a
En est-il un, parmi les pires, qui promette 6+6 b
Le retour de ce monstre éperdu, la comète ? 6+6 b
La comète est un monde incendié qui court, 6+6 a
Furieux, au-delà du firmament trop court ; 6+6 a
95 Elle a la ressemblance affreuse de l'épée ; 6+6 b
Est-ce qu'on ne voit pas que c'est une échappée ? 6+6 b
Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé. 6+6 a
Ah ! vous ouvrez sa porte ! Ah ! vous avez sa clé ! 6+6 a
Comme du haut d'un pont on voit l'eau fuir sous l'arche, 6+6 b
100 Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche ; 6+6 b
Vous distinguez de loin sa sinistre maison ; 6+6 a
Ah ! vous savez au juste et de quelle façon 6+6 a
Elle s'évade et prend la fuite dans l'abîme ! 6+6 b
Ce qu'ignorait Jésus, ce que le Kéroubime 6+6 b
105 Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez ! 6+6 a
Les yeux d'une lumière invisible noyés, 6+6 a
Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue 6+6 b
Dans notre gouffre d'ombre à l'immense inconnue ! 6+6 b
Vous savez le total quand Dieu jette les dés ! 6+6 a
110 Quoi ! cet astre est votre astre, et vous lui défendez 6+6 a
De s'attarder, d'errer dans quelque route ancienne, 6+6 b
Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne ! 6+6 b
Ah ! vous savez le rythme énorme de la nuit ! 6+6 a
Il faut que ce volcan échevelé qui fuit, 6+6 a
115 Que cette hydre, terreur du Cancer et de l'Ourse, 6+6 b
Se souvienne de vous au milieu de sa course 6+6 b
Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous ! 6+6 a
Quoi ! pour avoir, ainsi qu'à l'épouse l'époux, 6+6 a
Donné vos nuits à l'âpre algèbre, quoi ! pour être 6+6 b
120 Attentif au zénith comme au dogme le prêtre, 6+6 b
Quoi ! pour avoir pâli sur les nombres hagards 6+6 a
Qui d'Hermès et d'Euclide ont troublé les regards, 6+6 a
Vous voilà le seigneur des profondes contrées ! 6+6 b
Vous avez dans la cage horrible vos entrées ! 6+6 b
125 Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros, 6+6 a
Prendre aux cheveux l'étoile à travers les barreaux ! 6+6 a
Vous connaissez les mœurs des fauves météores, 6+6 b
Vous datez les déclins, vous réglez les aurores, 6+6 b
Vous montez l'escalier des firmaments vermeils, 6+6 a
130 Vous allez et venez dans la fosse aux soleils ! 6+6 a
Quoi ! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre ! 6+6 b
En vertu des bouquins qu'on peut sur les quais lire, 6+6 b
Qui sur les parapets s'étalent tout l'été 6+6 a
Feuilletés par le vent sans curiosité, 6+6 a
135 Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie, 6+6 b
De par Bézout, de par l'Xiks et l'Y grec, magie 6+6 b
Dont l'infâme grimoire emplit votre grenier, 6+6 a
Vous nain, vous avez fait l'infini prisonnier ! 6+6 a
Votre altière hypothèse à vos calculs l'attelle ! 6+6 b
140 Vous savez tout ! Le temps que met l'aube immortelle 6+6 b
A traverser l'azur d'un bout à l'autre bout, 6+6 a
Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout, 6+6 a
Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures, 6+6 b
La possibilité des rencontres obscures, 6+6 b
145 L'empyrée en tous sens par nulle feux rayé, 6+6 a
Les cercles que peut faire un satan ennuyé 6+6 a
En crachant dans le puits de l'abîme, les ondes 6+6 b
Du divin tourbillon qui tourmente les mondes 6+6 b
Et les secoue ainsi que le vent le sapin, 6+6 a
150 Vous avez tout noté sur votre calepin ! 6+6 a
Vous êtes le devin d'en haut, le cicerone 6+6 b
Du pâle Abdebaran inquiet sur son trône ! 6+6 b
Vous êtes le montreur d'Allioth, d'Arcturus, 6+6 a
D'Orion, des lointains univers apparus, 6+6 a
155 Et de tous les passants de la forêt des astres 6+6 b
Vous en savez plus long que les grands Zoroastres 6+6 b
Et qu'Esdras qui hantait les chênes de Membré ; 6+6 a
Vous êtes le cornac du prodige effaré ; 6+6 a
La comète est à vous ; vous êtes son pontife ; 6+6 b
160 Et vous avez lié votre fil à la griffe 6+6 b
De cet épouvantable oiseau mystérieux, 6+6 a
Et vous l'allez tirer à vous du fond des cieux ! 6+6 a
Londre, offre ton Bedlam ! Paris, ouvre Bicêtre ! 6+6 b
Tout cela s'écroula sur Halley.
Votre ancêtre, 6+6 b
165 O rêveurs ! c'est le noir Prométhée, et vos cœurs, 6+6 a
Mordus comme le sien par les vautours moqueurs, 6+6 a
Saignent, et vous avez au pied la même chaîne ; 6+6 b
L'homme a pour les chercheurs un Caucase de haine ; 6+6 b
Empédocle est toujours brûlé par son volcan ; 6+6 a
170 Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan, 6+6 a
Râlent sur l'éternel pilori des génies 6+6 b
Et des fous. Ce Halley, certes, qu'aux gémonies 6+6 b
Rome eût traîné, qu'Athène au cloaque eût poussé, 6+6 a
Était impie, à moins qu'il ne fût insensé ! 6+6 a
175 Jamais homme ici-bas ne s'était vu proscrire 6+6 b
Par un si formidable et sombre éclat de rire ; 6+6 b
Tout l'accabla, les gens légers, les sérieux, 6+6 a
Et les grands gestes noirs des prêtres furieux. 6+6 a
Quoi ! cet homme saurait ce que la bible ignore ? 6+6 b
180 La vaste raillerie est un dôme sonore 6+6 b
Au-dessus d'une tête, et ce sinistre mur 6+6 a
Parle et de mille échos emplit un crâne obscur. 6+6 a
C'est ainsi que le rire, infâme et froid visage, 6+6 b
Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage. 6+6 b
185 Halley morne s'alla cacher on ne sait où. 6+6 a
Avait-il été sage et fut-il vraiment fou ? 6+6 a
On ne sait. Le certain c'est qu'il courba la tête 6+6 b
Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête, 6+6 b
Et qu'il baissa les yeux qu'il avait trop levés. 6+6 a
190 Les petits enfants nus courant sur les pavés 6+6 a
Le suivaient, et la foule en tumulte accourue 6+6 b
Riait quand il passait le soir dans quelque rue, 6+6 b
Et l'on disait : C'est lui ! chacun voulant punir 6+6 a
L'homme qui voit de loin une étoile venir. 6+6 a
195 C'est lui ! le fou ! Les cris allaient jusqu'aux nuées ; 6+6 b
Et le pauvre homme errait triste sous les huées. 6+6 b
Il mourut.
L'ombre est vaste et l'on n'en parla plus. 6+6 a
L'homme que tout le monde insulte est un reclus, 6+6 a
On l'évite vivant et mort on le rature. 6+6 b
200 Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature ; 6+6 b
Il fut ce qui s'en va le soir sous l'horizon ; 6+6 a
On le mit dans un coin quelconque d'un gazon 6+6 a
A côté d'une église obscure, vraie ou fausse ; 6+6 b
Et la blême ironie autour de cette fosse 6+6 b
205 Voleta quelque temps, étant chauve-souris ; 6+6 a
Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits ; 6+6 a
Un cercueil bafoué ne vaut pas qu'on s'en vante, 6+6 b
Ce qui plaît, c'est de voir saigner la chair vivante ; 6+6 b
Contre ce qui n'est plus pourquoi s'évertuer, 6+6 a
210 Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer ? 6+6 a
Que sert d'assassiner de l'ombre et de la cendre ? 6+6 b
Donc chez les vers de terre on le laissa descendre ; 6+6 b
La haine s'éteignit comme toute rumeur ; 6+6 a
On finit par laisser tranquille ce dormeur, 6+6 a
215 Et tu t'en emparas, profonde pourriture ; 6+6 b
Ce jouet des vivants tomba dans l'ouverture 6+6 b
De l'inconnu, silence, ombre où s'épanouit 6+6 a
La grande paix sinistre éparse dans la nuit ; 6+6 a
Et l'herbe, ce linceul, l'oubli, ce crépuscule, 6+6 b
220 Eurent vite effacé ce tombeau ridicule. 6+6 b
L'oubli, c'est la fin morne ; on oublia le nom, 6+6 a
L'homme, tout, ce rêveur, digne du cabanon, 6+6 a
Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage 6+6 b
Des astres qui n'ont point d'orbite et n'ont point d'âge, 6+6 b
225 Ces soleils à travers les chiffres aperçus ; 6+6 a
Et la ronce se mit à pousser là-dessus. 6+6 a
Un nom, c'est un haillon que les hommes lacèrent, 6+6 b
Et cela se disperse au vent.
Trente ans passèrent. 6+6 b
On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu'on sait ? 6+6 a
230 Et depuis bien longtemps personne ne pensait 6+6 a
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l'herbe. 6+6 b
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe, 6+6 b
A l'heure où sous le grand suaire tout se tait, 6+6 a
Blêmir confusément, puis blanchir, et c'était 6+6 a
235 Dans l'année annoncée et prédite, et la cime 6+6 b
Des monts eut un reflet étrange de l'abîme 6+6 b
Comme lorsqu'un flambeau rôde derrière un mur, 6+6 a
Et la blancheur devint lumière, et dans l'azur 6+6 a
La clarté devint pourpre, et l'on vit poindre, éclore, 6+6 b
240 Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore 6+6 b
Qui se mit à monter dans le haut firmament 6+6 a
Par degrés et sans hâte et formidablement ; 6+6 a
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent 6+6 b
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ; 6+6 b
245 Et soudain, comme un spectre entre en une maison, 6+6 a
Apparut, par-dessus le farouche horizon, 6+6 a
Une flamme emplissant des millions de lieues, 6+6 b
Monstrueuse lueur des immensités bleues, 6+6 b
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci, 6+6 a
250 Et l'astre effrayant dit aux hommes : Me voici ! 6+6 a
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