Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_4/HUG806
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XI
L'ÉPOPÉE DU VER
L'Épopée du ver
*
Au fond de la poussière inévitable, un être 6+6 a
Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre 6+6 a
L'homme de toutes parts, 6 b
Qui noircit l'aube, éteint le feu, sèche la tige, 6+6 c
5 Et qui suffit pour faire avorter le prodige 6+6 c
Dans la nature épars. 6 b
Le monde est sur cet être et l'a dans sa racine, 6+6 a
Et cet être, c'est moi. Je suis. Tout m'avoisine. 6+6 a
Dieu me paye un tribut. 6 b
10 Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible. 6+6 c
Hommes, tendez vos arcs ; quelle que soit la cible, 6+6 c
C'est moi qui suis le but. 6 b
O vivants, je l'avoue, on voit des hommes rire : 6+6 a
Plus d'une barque vogue avec un bruit de lyre ; 6+6 a
15 On est prince et seigneur ; 6 b
Le lit nuptial brille, on s'aime, on se le jure, 6+6 c
L'enfant naît, les époux sont beaux ; — j'ai pour dorure 6+6 c
Ce qu'on nomme bonheur. 6 b
Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l'envie. 6+6 a
20 Je mords l'aigle. Le bout visible de la vie 6+6 a
Est à tous et partout. 6 b
Et, quand au mois de mai le rouge-gorge chante, 6+6 c
Ce qui fait que Satan rit dans l'ombre méchante, 6+6 c
C'est que j'ai l'autre bout. 6 b
25 Je suis l'Inconnu noir qui, plus bas que la bête, 6+6 a
Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête 6+6 a
D'angoisse et de terreur, 6 b
La preuve d'Alecton pareille à Cléopâtre, 6+6 c
De la pourpre identique au haillon, et du pâtre 6+6 c
30 Égal à l'empereur. 6 b
Je suis l'extinction du flambeau, toujours prête. 6+6 a
Il suffit qu'un tyran pense à moi dans la fête 6+6 a
Où les rois sont assis, 6 b
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche, 6+6 c
35 Devienne on ne sait quoi de lugubre où s'ébauche 6+6 c
La pâle Némésis. 6 b
Je ne me laisse point oublier des satrapes ; 6+6 a
La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes 6+6 a
Du plaisir hasardeux, 6 b
40 Et, pendant que leurs sens dans l'extase frémissent, 6+6 c
Des apparitions de méduses blêmissent 6+6 c
La voûte au-dessus d'eux. 6 b
Je suis le créancier. L'échéance m'est due. 6+6 a
J'ai, comme l'araignée, une toile tendue. 6+6 a
45 Tout l'univers, c'est peu. 6 b
Le fil imperceptible et noir que je dévide 6+6 c
Ferait l'aurore veuve et l'immensité vide 6+6 c
S'il allait jusqu'à Dieu. 6 b
J'attends. L'obscurité sinistre me rend compte. 6+6 a
50 Le capitaine armé de son sceptre, l'archonte, 6+6 a
Le grave amphictyon, 6 b
L'augure, le poète étoilé, le prophète, 6+6 c
Tristes, songent à moi, cette vie étant faite 6+6 c
De disparition. 6 b
55 Le vizir sous son dais, le marchand sur son âne, 6+6 a
Familles et tribus, les seigneurs d'Ecbatane 6+6 a
Et les chefs de l'Indus 6 b
Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite 6+6 c
Cette prodigieuse et misérable fuite 6+6 c
60 Des vivants éperdus. 6 b
Brillez, cieux. Vis, nature. O printemps, fais des roses. 6+6 a
Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses. 6+6 a
Que le matin est pur ! 6 b
Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes, 6+6 c
65 Au-dessus des amants, au-dessus des amantes, 6+6 c
Dans le profond azur ! 6 b
*
Quand, sous terre rampant, j'entre dans Babylone, 6+6 a
Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylône, 6+6 a
Dans Suse où l'aube luit, 6 b
70 Lorsque entendant chanter les hommes, je me glisse, 6+6 c
Invisible, caché, muet, dans leur délice, 6+6 c
Leur triomphe et leur bruit 6 b
Quoique l'épaisseur vaste et pesante me couvre, 6+6 a
Quoique la profondeur, qui jamais ne s'entrouvre, 6+6 a
75 Morne et sans mouvement, 6 b
Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille, 6+6 c
Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville, 6+6 c
Quel que soit le moment, 6 b
Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure, 6+6 a
80 A le tressaillement de ma présence obscure ; 6+6 a
On a froid, on a peur ; 6 b
L'un frémit dans son faste et l'autre dans des crimes, 6+6 c
Et l'on sent dans l'orgueil démesuré des cimes 6+6 c
Une vague stupeur ; 6 b
85 Et le Vatican tremble avec le Capitole, 6+6 a
Et le roi sur le trône, et sur l'autel l'idole, 6+6 a
Et Moloch et Sylla 6 b
Frissonnent, et le mage épouvanté contemple, 6+6 c
Sitôt que le palais a dit tout bas au temple : 6+6 c
90 Le ver de terre est là ! 6 b
*
Je suis le niveleur des frontons et des dômes ; 6+6 a
Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes 6+6 a
Est arrangé par moi, 6 b
Je suis fourmillement et je suis solitude, 6+6 c
95 Je suis sous le blasphème et sous la certitude, 6+6 c
Et derrière Pourquoi. 6 b
Nul dogme n'oserait affronter ma réponse. 6+6 a
Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce. 6+6 a
Je fais parler Pyrrhon. 6 b
100 La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole, 6+6 c
Et je suis dans sa bouche alors que cette folle 6+6 c
Souffle dans son clairon. 6 b
Je suis l'intérieur du prêtre en robe blanche, 6+6 a
Je bave dans cette âme où la vérité penche ; 6+6 a
105 Quand il parle, je mens. 6 b
Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse, 6+6 c
Je suis dans l'espérance et dans la femme grosse, 6+6 c
Et, rois, dans vos serments. 6 b
Quel sommeil effrayant, la vie ! En proie, en butte 6+6 a
110 A des combinaisons de triomphe ou de chute, 6+6 a
Passifs, engourdis, sourds, 6 b
Les hommes, occupés d'objets qui se transforment, 6+6 c
Sont hagards, et devraient s'apercevoir qu'ils dorment, 6+6 c
Puisqu'ils rêvent toujours ! 6 b
115 J'ai pour l'ambitieux les sept couleurs du prisme. 6+6 a
C'est moi que le tyran trouve en son despotisme 6+6 a
Après qu'il l'a vomi. 6 b
Je l'éveille, sitôt sa colère rugie. 6+6 c
Qu'est la méchanceté ? C'est de la léthargie, 6+6 c
120 Dieu dans l'âme endormi. 6 b
Hommes, riez. La chute adhère à l'apogée. 6+6 a
L'écume manquerait à la mer submergée, 6+6 a
L'éclat au diamant, 6 b
La neige à l'Athos, l'ombre aux loups, avant qu'on voie 6+6 c
125 Manquer la confiance et l'audace et la joie 6+6 c
A votre aveuglement. 6 b
L'éventrement des monts de jaspe et de porphyre 6+6 a
A bâtir vos palais peut à peine suffire, 6+6 a
Larves sans lendemain ! 6 b
130 Vous avez trop d'autels. Vos sociétés folles 6+6 c
Meurent presque toujours par un excès d'idoles 6+6 c
Chargeant l'esprit humain. 6 b
Qu'est la religion ? L'abîme et ses fumées. 6+6 a
Les simulacres noirs flottant sous les ramées 6+6 a
135 Des bois insidieux, 6 b
La contemplation de l'ombre, les passages 6+6 c
De la nue au-dessus du front pensif des sages, 6+6 c
Ont créé tous vos dieux. 6 b
Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même 6+6 a
140 D'un dogme et d'un devoir, lui le monstre suprême, 6+6 a
Lui la rébellion ! 6 b
Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire, 6+6 c
Sans même s'informer si cette muselière 6+6 c
Convient à ce lion. 6 b
145 Pour aller jusqu'à Dieu dans l'infini, les cultes, 6+6 a
Les religions, l'Inde et ses livres occultes 6+6 a
Par Hermès copiés, 6 b
Offrent leurs points d'appui, leurs rites, leurs prières, 6+6 c
Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d'eau des pierres 6+6 c
150 Où l'on pose ses pieds. 6 b
Songes vains ! Les Védas trompent leurs clientèles, 6+6 a
Car les religions sont des choses mortelles 6+6 a
Qu'emporte un vent d'hiver ; 6 b
Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne ; 6+6 c
155 Et, pour ronger l'autel, Dieu n'a pas pris la peine 6+6 c
De faire un autre ver. 6 b
*
Je suis dans l'enfant mort, dans l'amante quittée, 6+6 a
Dans le veuvage prompt à rire, dans l'athée, 6+6 a
Dans tous les noirs oublis. 6 b
160 Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles. 6+6 c
C'est moi que le fakir voit sortir des prunelles 6+6 c
Du vague spectre Iblis. 6 b
Mon œil guette à travers les fêlures des urnes. 6+6 a
Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes 6+6 a
165 Quêtant un noir lambeau. 6 b
Je suis le roi muré. J'habite le décombre. 6+6 c
La mort me regardait quand d'une goutte d'ombre 6+6 c
Elle fit le corbeau. 6 b
Je suis. Vous n'êtes pas, feu des yeux, sang des veines, 6+6 a
170 Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines ! 6+6 a
Tout d'avance est pleuré. 6 b
On m'extermine en vain, je renais sous ma voûte ; 6+6 c
Le pied qui m'écrasa peut poursuivre sa route, 6+6 c
Je le dévorerai. 6 b
175 J'atteins tout ce qui vole et court. L'argyraspide 6+6 a
Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide 6+6 a
Que l'oiseau de Vénus ; 6 b
Je ne suis pas plus loin des chars qui s'accélèrent 6+6 c
Que du cachot massif où des lueurs éclairent 6+6 c
180 De sombres torses nus. 6 b
*
Un peuple s'enfle et meurt comme un flot sur la grève. 6+6 a
Dès que l'homme a construit une cité, le glaive 6+6 a
Vient et la démolit ; 6 b
Ce qui résiste au fer croule dans les délices ; 6+6 c
185 Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices, 6+6 c
Messaline a son lit. 6 b
Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche, 6+6 a
Et partout l'homme tombe, étant sa propre embûche ; 6+6 a
Partout l'humanité 6 b
190 Se lève dans l'orgueil et dans l'orgueil se couche ; 6+6 c
Et le manteau de poil du prophète farouche 6+6 c
Est plein de vanité. 6 b
Puisque ce sombre orgueil s'accroît toujours et monte, 6+6 a
Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte 6+6 a
195 Lui chante un vil paean, 6 b
Puisque l'austérité des Burrhus se croit vierge, 6+6 c
Puisqu'il est des Xercès qui prennent une verge 6+6 c
Et fouettent l'océan, 6 b
Il faut bien que le ver soit là pour l'équilibre. 6+6 a
200 Ce que le Nil, l'Euphrate et le Gange et le Tibre 6+6 a
Roulent avec leur eau, 6 b
C'est le reflet d'un tas de villes inouïes 6+6 c
Faites de marbre et d'or, plus vite évanouies 6+6 c
Que la fleur du sureau. 6 b
205 Fétide, abject, je rends les majestés pensives. 6+6 a
Je mords la bouche, et quand j'ai rongé les gencives, 6+6 a
Je dévore les dents. 6 b
Oh ! ce serait vraiment dans la nature entière 6+6 c
Trop de faste, de bruit, d'emphase et de lumière, 6+6 c
210 Si je n'étais dedans ! 6 b
Le néant et l'orgueil sont de la même espèce. 6+6 a
Je les distingue peu lorsque je les dépèce. 6+6 a
J'erre éternellement 6 b
Dans une obscurité d'horreur et d'anathème, 6+6 c
215 Redoutable brouillard dont Satan n'est lui-même 6+6 c
Qu'un épaississement. 6 b
*
Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire. 6+6 a
De tout temps la trompette a combattu la lyre ; 6+6 a
C'est le double éperon, 6 b
220 C'est la double fanfare aux forces infinies ; 6+6 c
Le prodige jaillit de ce choc d'harmonies ; 6+6 c
Luttez, lyre et clairon. 6 b
Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre. 6+6 a
Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire 6+6 a
225 Des camps et des cités ; 6 b
Luttez ; poussez les uns aux batailles altières, 6+6 c
Les autres aux moissons, et tous aux cimetières ; 6+6 c
Lyre et clairon, chantez ! 6 b
Chantez ! le marbre entend. La pierre n'est pas sourde, 6+6 a
230 Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde, 6+6 a
Le bloc est remué, 6 b
Le créneau cède au chant qui passe par bouffée, 6+6 c
Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée, 6+6 c
Meurt devant Josué. 6 b
*
235 Tout périt. C'est pour moi, dernière créature, 6+6 a
Que travaille l'effort de toute la nature, 6+6 a
Le lys prêt à fleurir, 6 b
La mésange au printemps qui dans son nid repose 6+6 c
Et qui sent l'œuf, cassé par un petit bec rose, 6+6 c
240 Sous elle s'entr'ouvrir, 6 b
Les Moïses emplis d'une puissance telle 6+6 a
Que le peuple, écoutant leur parole immortelle 6+6 a
Au pied du mont fumant, 6 b
Leur trouve une lueur de plus en plus étrange, 6+6 c
245 Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d'archange 6+6 c
Grandir confusément, 6 b
Les passants, le despote aveugle et sans limites, 6+6 a
Les rois sages avec leurs trois cents sulamites, 6+6 a
Les pâles inconnus, 6 b
250 L'usurier froid, l'archer habile aux escarmouches, 6+6 c
Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches 6+6 c
Dans les joncs du Cydnus. 6 b
Tout m'appartient. A moi symboles, mœurs, images, 6+6 a
A moi ce monde affreux de bourreaux et de mages 6+6 a
255 Qui passe, groupe noir, 6 b
Sur qui l'ombre commence à tomber, que Dieu marque, 6+6 c
Qu'un vent pousse, et qui semble une farouche barque 6+6 c
De pirates le soir. 6 b
A moi la courtisane ! à moi la cénobite ! 6+6 a
260 Dieu me fait Sésostris afin que je l'habite. 6+6 a
En arrière, en avant, 6 b
A moi tout ! à toute heure, et qu'on entre ou qu'on sorte ! 6+6 c
Ma morsure, qui va finir à Phryné morte, 6+6 c
Commence à Job vivant. 6 b
265 A moi le condamné dans sa lugubre loge ! 6+6 a
Il regarde effaré les pas que fait l'horloge ; 6+6 a
Et, quoiqu'en son ennui 6 b
La mort soit invisible à ses fixes prunelles, 6+6 c
A d'obscurs battements il sent d'horribles ailes 6+6 c
270 Qui s'approchent de lui. 6 b
Rhode est fière, Chéops est grande, Ephèse est rare, 6+6 a
Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare 6+6 a
Sauve les mâts penchés, 6 b
Babylone suspend dans l'air les fleurs vermeilles, 6+6 c
275 Et c'est pour moi que l'homme a créé sept merveilles, 6+6 c
Et Satan sept péchés. 6 b
A moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe, 6+6 a
Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe 6+6 a
Dans les prés ingénus ! 6 b
280 A moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble ! 6+6 c
A moi l'adolescent qui regarde avec trouble 6+6 c
La blancheur des pieds nus ! 6 b
Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne ; 6+6 a
Buveurs, je suis la soif ; murs, je suis la colonne ; 6+6 a
285 Docteurs, je suis la loi ; 6 b
Multipliez les jeux et les épithalames, 6+6 c
Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes ; 6+6 c
Faites, j'en ai l'emploi. 6 b
Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse ! 6+6 a
290 Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse ; 6+6 a
Juste, il craint le remords ; 6 b
Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables ; 6+6 c
Il voit de la lumière aux deux trous formidables 6+6 c
De la tête de mort. 6 b
295 Votre prospérité n'est que ma patience. 6+6 a
Hommes, la volonté, la raison, la science, 6+6 a
Tentent ; seul j'accomplis. 6 b
Toute chose qu'on donne est à moi seul donnée. 6+6 c
Il n'est pas de fortune et pas de destinée 6+6 c
300 Qui ne m'ait dans ses plis. 6 b
Le héros qui, dictant des ordres à l'histoire, 6+6 a
Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire, 6+6 a
N'est sûr que de moi seul. 6 b
C'est à cause de moi que l'homme désespère. 6+6 c
305 Je regarde le fils naître, et j'attends le père 6+6 c
En dévorant l'aïeul. 6 b
Je suis l'être final. Je suis dans tout. Je ronge 6+6 a
Le dessous de la joie, et, quel que soit le songe 6+6 a
Que les poètes font, 6 b
310 J'en suis, et l'hippogriffe ailé me porte en croupe ; 6+6 c
Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe, 6+6 c
Chloé, je suis au fond. 6 b
La dénudation absolue et complète, 6+6 a
C'est moi. J'ôte la force aux muscles de l'athlète ; 6+6 a
315 Je creuse la beauté ; 6 b
Je détruis l'apparence et les métamorphoses ; 6+6 c
C'est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses, 6+6 c
L'auguste vérité. 6 b
Où donc les conquérants vont-ils ? mes yeux les suivent. 6+6 a
320 A qui sont-ils ? à moi. L'heure vient ; ils m'arrivent, 6+6 a
Découronnés, pâlis, 6 b
Et tous je les dépouille, et tous je les mutile, 6+6 c
Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu'à Bathylle 6+6 c
Vainqueur d'Amaryllis 6 b
325 Le semeur me prodigue au champ qu'il ensemence ; 6+6 a
Tout en achevant l'être expiré, je commence 6+6 a
L'être encor jeune et beau. 6 b
Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride, 6+6 c
Voit dans le miroir pâle où s'ébauche une ride, 6+6 c
330 C'est un peu de tombeau. 6 b
Toute ivresse m'aura dans sa dernière goutte ; 6+6 a
Et sur le trône il n'est rien à quoi je ne goûte. 6+6 a
Les Trajans, les Nérons 6 b
Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse 6+6 c
335 Et l'or est rayonnant pour que je m'en repaisse. 6+6 c
Tout marche ; j'interromps. 6 b
J'habite Ombos, j'habite Élis, j'habite Rome. 6+6 a
J'allonge mes anneaux dans la grandeur de l'homme ; 6+6 a
J'ai l'empire et l'exil ; 6 b
340 C'est moi que les puissants et les forts représentent ; 6+6 c
En ébranlant les cieux, les jupiters me sentent 6+6 c
Ramper dans leur sourcil. 6 b
Je prends l'homme, ébauche humble et tremblante qui pleure, 6+6 a
Le nerf qui souffre, l'œil qu'en vain le jour effleure, 6+6 a
345 Le crâne où dort l'esprit, 6 b
Le cœur d'où sort le sang ainsi qu'une couleuvre, 6+6 c
La chair, l'amour, la vie, et j'en fais un chef-d'œuvre, 6+6 c
Le squelette qui rit. 6 b
*
L'eau n'a qu'un bruit ; l'azur n'a que son coup de foudre ; 6+6 a
350 Le juge n'a qu'un mot, punir ou bien absoudre ; 6+6 a
L'arbre n'a que son fruit ; 6 b
L'ouragan se fatigue à de vaines huées, 6+6 c
Et n'a qu'une épaisseur quelconque de nuées ; 6+6 c
Moi, j'ai l'énorme nuit. 6 b
355 L'Etna n'est qu'un charbon que creuse un peu de soufre ; 6+6 a
L'erreur de l'océan, c'est de se croire un gouffre ; 6+6 a
Je dirai : c'est profond, 6 b
Quand vous me trouverez un précipice, un piège, 6+6 c
Où l'univers sera comme un flocon de neige 6+6 c
360 Qui décroît et qui fond. 6 b
Quoique l'enfer soit triste et quoique la géhenne 6+6 a
Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine, 6+6 a
Ouverte au-dessous d'eux, 6 b
Soit étrange et farouche, et quoiqu'elle ait en elle 6+6 c
365 Les immenses cheveux de la flamme éternelle 6+6 c
Qu'agite un vent hideux, 6 b
Le néant est plus morne encor, la cendre est pire 6+6 a
Que la braise, et le lieu muet où tout expire 6+6 a
Est plus noir que l'enfer ; 6 b
370 Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre ; 6+6 c
Moi je bave et j'éteins. L'hydre est une rencontre 6+6 c
Moins sombre que le ver. 6 b
Je suis l'unique effroi. L'Afrique et ses rivages 6+6 a
Pleins du barrissement des éléphants sauvages, 6+6 a
375 Magog, Thor, Adrasté, 6 b
Sont vains auprès de moi. Tout n'est qu'une surface 6+6 c
Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J'efface 6+6 c
La possibilité. 6 b
J'abolis aujourd'hui, demain, hier. Je dépouille 6+6 a
380 Les âmes de leur corps ainsi que d'une rouille ; 6+6 a
Et je fais à jamais 6 b
De tout ce que je tiens disparaître le nombre 6+6 c
Et l'espace et le temps, par la quantité d'ombre 6+6 c
Et d'horreur que j'y mets. 6 b
*
385 Amant désespéré, tu frappes à ma porte, 6+6 a
Redemandant ton bien et ta maîtresse morte, 6+6 a
Et la chair de ta chair, 6 b
Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses, 6+6 c
Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses 6+6 c
390 Que l'aigle au vent de mer. 6 b
Tu dis : «— Je la veux ! Terre et cieux, je la réclame ; 6+6 a
Le jour où je la vis, je crus voir une flamme. 6+6 a
Viens, dit-elle. Je vins. 6 b
Sa jeune taille était plus souple que l'acanthe ; 6+6 c
395 Elle errait éblouie, idéale bacchante, 6+6 c
Sous des pampres divins. 6 b
« Son cœur fut si profond que j'y perdis mon âme. 6+6 a
Je l'aimais ! Quand le soir, les yeux de cette femme 6+6 a
Au front pur, au sein nu, 6 b
400 Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles, 6+6 c
Je croyais voir briller les vagues escarboucles 6+6 c
D'un abîme inconnu. 6 b
C'est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches ! 6+6 a
Elle qui me chantait des chansons sous les branches, 6+6 a
405 Des chansons dans les bois, 6 b
Si douces qu'on voyait sur l'eau rêver le cygne, 6+6 c
Et que les dieux là-haut se faisaient entre eux signe 6+6 c
D'écouter cette voix ! 6 b
« Elle est morte au milieu d'une nuit de délices… 6+6 a
410 Elle était le printemps, ouvrant de frais calices ; 6+6 a
Elle était l'orient ; 6 b
Gaie, elle ressemblait à tout ce qu'on désire ; 6+6 c
L'esquif, entrant dès l'aube au golfe de Nisyre, 6+6 c
N'est pas plus souriant. 6 b
415 « Elle était la plus belle et la plus douce chose ! 6+6 a
Son âme était le lys, son corps était la rose ; 6+6 a
Son chant chassait les pleurs ; 6 b
Nue, elle était déesse, et vierge, sous ses voiles ; 6+6 c
Elle avait le parfum que n'ont pas les étoiles, 6+6 c
420 L'éclair qui manque aux fleurs. 6 b
« Elle était la lumière et la grâce ; je l'aime ! 6+6 a
Je la veux ! ô transports ! ô volupté suprême ! 6+6 a
O regrets déchirants !… 6 b
Voilà huit jours qu'elle est dans mon ombre farouche ; 6+6 c
425 Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche, 6+6 c
Prends-la, je te la rends ! 6 b
Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres ; 6+6 a
Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres ; 6+6 a
Je la rends à tes vœux ; 6 b
430 Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes, 6+6 c
La reprendre, pourvu seulement que tu m'ôtes 6+6 c
De ses sombres cheveux. 6 b
Nous rions, l'ombre et moi, de tout ce qui vous navre. 6+6 a
Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre ; 6+6 a
435 La femme au front charmant, 6 b
Blanche, embaumant l'alcôve et parfumant la table, 6+6 c
Se transforme en ma nuit… — Viens voir quel formidable 6+6 c
Épanouissement ! 6 b
Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre, 6+6 a
440 Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre, 6+6 a
Dans mon fatal sillon, 6 b
Cette fleur où ma bave épouvantable brille, 6+6 c
Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille, 6+6 c
L'âme pour papillon. 6 b
445 Elle est morte, — et c'est là ta poignante pensée, — 6+6 a
Au moment le plus doux d'une nuit insensée ; 6+6 a
Eh bien, tu n'es plus seul, 6 b
Reprends-la ; ce lit froid vaut bien ton lit frivole ; 6+6 c
Entre ; et toi qui riais de la chemise folle, 6+6 c
450 Viens braver le linceul. 6 b
Elle t'attend, levant son crâne où l'œil se creuse, 6+6 a
T'offrant sa main verdie et sa hanche terreuse, 6+6 a
Son flanc, mon noir séjour… 6 b
Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible, 6+6 c
455 Dans ce commencement d'éternité terrible 6+6 c
Finir ta nuit d'amour ! 6 b
*
O vie universelle, où donc est ton dictame ? 6+6 a
Qu'est-ce que ton baiser ? un lèchement de flamme. 6+6 a
Le cœur humain veut tout, 6 b
460 Prend tout, l'or, le plaisir, le ciel bleu, l'herbe verte… 6+6 c
Et dans l'éternité sinistrement ouverte 6+6 c
Se vide tout à coup. 6 b
La vie est une joie où le meurtre fourmille, 6+6 a
Et la création se dévore en famille. 6+6 a
465 Baal dévore Pan. 6 b
L'arbre, s'il le pouvait, épuiserait la sève, 6+6 c
Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve 6+6 c
D'engloutir l'océan ; 6 b
L'onagre est au boa qui glisse et l'enveloppe ; 6+6 a
470 Le lynx tacheté saute et saisit l'antilope ; 6+6 a
La rouille use le fer ; 6 b
La mort du grand lion est la fête des mouches ; 6+6 c
On voit sous l'eau s'ouvrir confusément les bouches 6+6 c
Des bêtes de la mer ; 6 b
475 Le crocodile affreux, dont le Nil cache l'antre, 6+6 a
Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre, 6+6 a
A peur de l'ichneumon ; 6 b
L'hirondelle devant le gypaète émigre ; 6+6 c
Le colibri, sitôt qu'il a faim, devient tigre, 6+6 c
480 L'oiseau-mouche est démon. 6 b
Le volcan, c'est le feu chez lui, tyran et maître, 6+6 a
Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître, 6+6 a
Tel qu'un sombre empereur, 6 b
Essuyant la fumée à sa bouche rougie, 6+6 c
485 Et son cratère enflé de lave est une orgie 6+6 c
De flammes en fureur ; 6 b
La louve est sur l'agneau comme l'agneau sur l'herbe ; 6+6 a
Le pâle genre humain n'est qu'une grande gerbe 6+6 a
De peuples pour les rois ; 6 b
490 Avril donne aux fleurs l'ambre et la rosée aux plantes 6+6 c
Pour l'assouvissement des abeilles volantes 6+6 c
Dans la lueur des bois ; 6 b
De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore, 6+6 a
L'ours dans la neige horrible et l'oiseau dans l'aurore ; 6+6 a
495 C'est l'ivresse et la loi. 6 b
Le monde est un festin. Je mange les convives. 6+6 c
L'océan a des bords, ma faim n'a pas de rives ; 6+6 c
Et le gouffre, c'est moi. 6 b
Vautour, qu'apportes-tu ? — Les morts de la mêlée, 6+6 a
500 Les morts des camps, les morts de la ville brûlée, 6+6 a
Et le chef rayonnant. — 6 b
C'est bien, donne le sang, vautour ; donne la cendre, 6+6 c
Donne les légions, c'est bien — donne Alexandre, 6+6 c
C'est bien. Toi maintenant ! 6 b
505 Le miracle hideux, le prodige sublime, 6+6 a
C'est que l'atome soit en même temps l'abîme ; 6+6 a
Tout d'en haut m'est jeté ; 6 b
Je suis d'autant plus grand que je suis plus immonde, 6+6 c
Et l'amoindrissement formidable du monde 6+6 c
510 Fait mon énormité. 6 b
*
Fouillez la mort. Fouillez l'écroulement terrible. 6+6 a
Que trouvez-vous ? L'insecte. Et, quoique ayant la bible, 6+6 a
Quoique ayant le coran, 6 b
Je ne suis rien qu'un ver. O vivants, c'est peut-être 6+6 c
515 Parce que je suis fait des croyances du prêtre, 6+6 c
Des splendeurs du tyran, 6 b
C'est parce qu'en ma nuit j'ai mangé vos victoires, 6+6 a
C'est parce que je suis composé de vos gloires 6+6 a
Dont l'éclat retentit, 6 b
520 De toutes vos fiertés, de toutes vos durées, 6+6 c
De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées, 6+6 c
Que je reste petit. 6 b
Qu'est-ce que l'univers ? Qu'est-ce que le mystère ? 6+6 a
Une table sans fin servie au ver de terre ; 6+6 a
525 Le nain partout béant ; 6 b
Un engloutissement du géant par l'atome ; 6+6 c
Tout lentement rongé par Rien ; et le fantôme 6+6 c
Créé par le néant. 6 b
*
L'épouvante m'adore, et, ver, j'ai des pontifes. 6+6 a
530 Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes. 6+6 a
Vil, infect, chassieux, 6 b
Chétif, je me dilate en une immense forme, 6+6 c
Je plane, et par moments, chauve-souris énorme, 6+6 c
J'enveloppe les cieux. 6 b
*
535 Dieu qui m'avez fait ver, je vous ferai fumée. 6+6 a
Si je ne puis toucher votre essence innommée, 6+6 a
Je puis ronger du moins 6 b
L'amour dans l'homme, et l'astre au fond du ciel livide, 6+6 c
Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide, 6+6 c
540 Vous ôter vos témoins. 6 b
Parce que l'astre luit, l'homme aurait tort de croire 6+6 a
Que le ver du tombeau n'atteint pas cette gloire ; 6+6 a
Hors moi, rien n'est réel ; 6 b
Le ver est sous l'azur comme il est sous le marbre ; 6+6 c
545 Je mords, en même temps que la pomme sur l'arbre, 6+6 c
L'étoile dans le ciel. 6 b
L'astre à ronger là-haut n'est pas plus difficile 6+6 a
Que la grappe pendante aux pampres de Sicile ; 6+6 a
J'abrège les rayons ; 6 b
550 L'éternité n'est point aux splendeurs complaisante ; 6+6 c
La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n'exempte 6+6 c
Les constellations. 6 b
Il faut, dans l'océan d'en haut, que le navire 6+6 a
Fait d'étoiles s'entr'ouvre à la fin et chavire ; 6+6 a
555 Saturne au large anneau 6 b
Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque 6+6 c
Comme l'humble bateau qui va du port d'Ithaque 6+6 c
Au port de Calymno. 6 b
Il est dans le ciel noir des mondes plus malades 6+6 a
560 Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades ; 6+6 a
L'abîme est un tyran ; 6 b
Arcturus dans l'éther cherche en vain une digue ; 6+6 c
La navigation de l'infini fatigue 6+6 c
Le vaste Aldebaran. 6 b
565 Les lunes sont, au fond de l'azur, des cadavres ; 6+6 a
On voit des globes morts dans les célestes havres 6+6 a
Là-haut se dérober ; 6 b
La comète est un monde éventré dans les ombres 6+6 c
Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres 6+6 c
570 La lumière tomber. 6 b
Regardez l'abbadir et voyez le bolide ; 6+6 a
L'un tombe, et l'autre meurt ; le ciel n'est pas solide ; 6+6 a
L'ombre a d'affreux recoins ; 6 b
Le point du jour blanchit les fentes de l'espace, 6+6 c
575 Et semble la lueur d'une lampe qui passe 6+6 c
Entre des ais mal joints. 6 b
Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies, 6+6 a
N'est qu'une éclosion immense d'agonies 6+6 a
Sous le bleu firmament, 6 b
580 Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles, 6+6 c
Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales, 6+6 c
Qui flottent un moment. 6 b
Dieu subit ma présence ; il en est incurable. 6+6 a
Toute forme créée, ô nuit, est peu durable, 6+6 a
585 O nuit, tout est pour nous ; 6 b
Tout m'appartient, tout vient à moi, gloire guerrière, 6+6 c
Force, puissance et joie et même la prière, 6+6 c
Puisque j'ai ses genoux. 6 b
La démolition, voilà mon diamètre. 6+6 a
590 Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre 6+6 a
Sur son sanglant écu, 6 b
Craint le ver du sépulcre, et l'aube est ma sujette ; 6+6 c
L'escarboucle est ma proie, et le soleil me jette 6+6 c
Des regards de vaincu. 6 b
595 L'univers magnifique et lugubre a deux cimes, 6+6 a
O vivants, à ses deux extrémités sublimes, 6+6 a
Qui sont aurore et nuit, 6 b
La création triste, aux entrailles profondes, 6+6 c
Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes, 6+6 c
600 Le ver qui les détruit. 6 b
mètre profils métriques : 6, 6+6
logo du CRISCO logo de l'université