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HUG_4/HUG804
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
IX
AVERTISSEMENTS ET CHÂTIMENTS
L'aigle du casque
O sinistres forêts, vous avez vu ces ombres 6+6 a
Passer, l'une après l'autre, et, parmi vos décombres, 6+6 a
Vos ruines, vos lacs, vos ravins, vos halliers, 6+6 b
Vous avez vu courir ces deux noirs chevaliers ; 6+6 b
5 Vous avez vu l'immense et farouche aventure ; 6+6 a
Les nuages, qui sont errants dans la nature, 6+6 a
Ont eu cette épouvante énorme au-dessous d'eux ; 6+6 b
La victoire fut sourde et l'exploit fut hideux ; 6+6 b
Et l'herbe et la broussaille et les fleurs et les plantes 6+6 a
10 Et les branches en sont encor toutes tremblantes ; 6+6 a
L'arbre en parle au rocher, l'antre en parle au menhir ; 6+6 b
Le vieux mont Lothian semble se souvenir ; 6+6 b
Et la fauvette en cause avec la tourterelle. 6+6 a
Et maintenant, disons ce que fut la querelle 6+6 a
15 Entre cet homme fauve et ce tragique enfant. 6+6 b
*
Le fond, nul ne le sait. L'obscur passé défend 6+6 b
Contre le souvenir des hommes l'origine 6+6 a
Des rixes de Ninive et des guerres d'Égine, 6+6 a
Et montre seulement la mort des combattants 6+6 b
20 Après l'échange amer des rires insultants ; 6+6 b
Ainsi les anciens chefs d'Écosse et de Northumbre 6+6 a
Ne sont guère pour nous que du vent et de l'ombre ; 6+6 a
Ils furent orageux, ils furent ténébreux, 6+6 b
C'est tout ces sombres lords se dévoraient entre eux ; 6+6 b
25 L'homme vient volontiers vers l'homme à coups d'épée, 6+6 a
Bruce hait Baliol comme César Pompée ; 6+6 a
Pourquoi ? Nous l'ignorons. Passez, souffles du ciel. 6+6 b
Dieu seul connaît la nuit.
Le comte Strathaël, 6+6 b
Roi d'Angus, pair d'Écosse, est presque centenaire ; 6+6 a
30 Le gypaète cache un petit dans son aire, 6+6 a
Et ce lord a le fils de son fils près de lui ; 6+6 b
Toute sa race ainsi qu'un blême éclair a lui 6+6 b
Et s'est éteinte ; il est ce qui reste d'un monde ; 6+6 a
Mais Dieu près du front chauve a mis la tête blonde, 6+6 a
35 L'aïeul a l'orphelin. Jacque a six ans. Le lord 6+6 b
Un soir l'appelle, et dit je sens venir la mort. 6+6 b
Dans dix ans tu seras chevalier. Fils, écoute. — 6+6 a
Et, le prenant à part sous une sombre voûte, 6+6 a
Il parla bas longtemps à l'enfant adoré, 6+6 b
40 Et quand il eut fini l'enfant lui dit : — J'irai. 6+6 b
Et l'aïeul s'écria : — Pourtant il est sévère 6+6 a
En sortant du berceau de monter au calvaire, 6+6 a
Et seize ans est un âge où, certe, on aurait droit 6+6 b
De repousser du pied le seuil du tombeau froid, 6+6 b
45 D'ignorer la rancune obscure des familles, 6+6 a
Et de s'en aller rire avec les belles filles ! — 6+6 a
L'aïeul mourut.
*
Le temps fuit. Dix ans ont passé. 6+6 b
*
Tiphaine est dans sa tour que protège un fossé, 6+6 b
Debout, les bras croisés, sur la haute muraille. 6+6 a
50 Voilà longtemps qu'il n'a tué quelqu'un, il bâille. 6+6 a
Dix ans, cela suffit pour que les chênes verts 6+6 b
Soient d'une obscurité plus épaisse couverts ; 6+6 b
Dix ans, cela suffit pour qu'un enfant grandisse. 6+6 a
En dix ans, certe, Orphée oublierait Eurydice, 6+6 a
55 Admète son épouse et Thisbé son amant, 6+6 b
Mais pas un chevalier n'oublierait un serment. 6+6 b
C'est le soir ; et Tiphaine est oisif. Les mélèzes 6+6 a
Font au loin un bruit vague au penchant des falaises. 6+6 a
Ce Tiphaine est le lord sauvage des forêts ; 6+6 b
60 Pas un loup n'oserait l'approcher de trop près ; 6+6 b
Il s'est fait un royaume avec une montagne ; 6+6 a
On le craint en Écosse, en Northumbre, en Bretagne ; 6+6 a
On ne l'attaque pas, tant il est toujours seul ; 6+6 b
Être dans le désert, c'est vivre en un linceul. 6+6 b
65 Il fait peur. Est-il prince ? est-il né sous le chaume ? 6+6 a
On ne sait ; un bandit qui serait un fantôme, 6+6 a
C'est Tiphaine ; et les vents et les lacs et les bois 6+6 b
Semblent ne prononcer son nom qu'à demi-voix ; 6+6 b
Pourtant ce n'est qu'un homme ; il bâille.
Lord Tiphaine 6+6 a
70 A mis autour de lui l'effroi comme une chaîne ; 6+6 a
Mais il en sent le poids ; tout s'enfuit devant lui ; 6+6 b
Mais l'orgueil est la forme altière de l'ennui. 6+6 b
N'ayant personne à vaincre, il ne sait plus que faire. 6+6 a
Soudain il voit venir l'écuyer qu'il préfère, 6+6 a
75 Bernard, un bon archer qui sait lire, et Bernard 6+6 b
Dit : — Milord, préparez la hache et le poignard. 6+6 b
Un seigneur vous écrit. — Quel est ce seigneur ? — Sire, 6+6 a
C'est Jacques, lord d'Angus. — Soit. Qu'est-ce qu'il désire ? 6+6 a
— Vous tuer. — Réponds-lui que c'est bien.
Peu de temps 6+6 b
80 Suffit pour rapprocher deux hautains combattants 6+6 b
Et pour dire à la mort qu'elle se tienne prête, 6+6 a
L'éclair n'entendrait pas Dieu lui criant : Arrête ! 6+6 a
Arriver, c'est la loi du sort.
Il s'écoula 6+6 b
Une semaine. Puis de Lorne à Knapdala, 6+6 b
85 Douze sonneurs de cor en dalmatiques rouges 6+6 a
Firent savoir à tous, aux manants dans leurs bouges, 6+6 a
Au prêtre en son église, au baron dans sa tour, 6+6 b
Que deux lords entendaient se rencontrer tel jour, 6+6 b
Que saint Gildas serait patron de la rencontre, 6+6 a
90 Et qu'Angus étant pour, Tiphaine serait contre ; 6+6 a
Car l'usage est d'avoir un saint pour les soldats, 6+6 b
En Irlande Patrick, en Écosse Gildas ; 6+6 b
C'est pour ou contre un saint que tout combat se livre ; 6+6 a
Avec la liberté de fuir et de poursuivre, 6+6 a
95 D'être ferme ou tremblant, magnanime ou couard, 6+6 b
Cruel comme Beauclerc, ou bon comme Édouard. 6+6 b
*
L'endroit pour le champ clos fut choisi très farouche. 6+6 a
Le dur hiver, qui change en pierre l'eau qu'il touche, 6+6 a
Ne laissait pousser là sous la pluie et le vent 6+6 b
100 Que des sapins, cassés l'un par l'autre souvent, 6+6 b
Les arbres n'étant pas plus calmes que les hommes ; 6+6 a
Tout sur terre est en proie, ainsi que nous le sommes, 6+6 a
Au souffle, à la tempête, au funeste aquilon. 6+6 b
Une corde est nouée aux sapins d'un vallon ; 6+6 b
105 Elle marque une enceinte, une clairière ouverte 6+6 a
Sur des champs où la Tweed coule dans l'herbe verte, 6+6 a
Lente et molle rivière aux roseaux murmurants. 6+6 b
Un pêle-mêle obscur d'arbres et de torrents, 6+6 b
D'ombre et d'écroulement de vie et de ravage, 6+6 a
110 Entoure affreusement la clairière sauvage. 6+6 a
On en sort du côté de la plaine. Et de là 6+6 b
Viennent les paysans que le cor appela. 6+6 b
La lice est pavoisée, et sur les banderoles 6+6 a
On lit de fiers conseils et de graves paroles : 6+6 a
115 « — Brave qui n'est pas bon n'est brave qu'à demi. » 6+6 b
« — Soyez hospitalier, même à votre ennemi ; 6+6 b
« Le chêne au bucheron ne refuse pas l'ombre. » 6+6 a
Les pauvres gens des bois accourent en grand nombre, 6+6 a
Plusieurs sont encor peints comme étaient leurs aïeux, 6+6 b
120 Des cercles d'un bleu sombre agrandissent leurs yeux ; 6+6 b
Sur leur tête attentive, étonnée et muette, 6+6 a
Les uns ont le héron, les autres la chouette, 6+6 a
Et l'on peut distinguer aux plumes du bonnet 6+6 b
Les scots d'Abernethy des pictes de Menheit ; 6+6 b
125 Ils ont l'habit de cuir des antiques provinces ; 6+6 a
Ils viennent contempler le combat de deux princes, 6+6 a
Mais restent à distance et contemplent de loin, 6+6 b
Car ils ont peur ; le peuple est un pâle témoin. 6+6 b
Si l'on ne voyait pas au ciel le tatouage 6+6 a
130 De l'azur, du rayon, de l'ombre et du nuage, 6+6 a
On n'apercevrait rien qu'un paysage noir ; 6+6 b
L'œil dans un clair-obscur inquiétant à voir 6+6 b
S'enfonce, et la bruyère est morne, et dans la brume 6+6 a
On devine, au-delà des mers, l'Hékla qui fume 6+6 a
135 Ainsi qu'un soupirail d'enfer à l'horizon. 6+6 b
Le juge du camp, fils d'une altière maison, 6+6 b
Lord Kaine, est assisté de deux crieurs d'épée ; 6+6 a
L'estrade est de peaux d'ours et de renne drapée, 6+6 a
Et quatre exerciseurs redoutés du sabbat 6+6 b
140 Font la police, ainsi qu'il sied dans un combat. 6+6 b
Un prêtre dit la messe, et l'on chante une prose. 6+6 a
*
Fanfares. C'est Angus.
Un cheval d'un blanc rose 6+6 a
Porte un garçon doré, vermeil, sonnant du cor, 6+6 b
Qui semble presque femme et qu'on sent vierge encor ; 6+6 b
145 Doux être confiant comme une fleur précoce. 6+6 a
Il a la jambe nue à la mode d'Écosse ; 6+6 a
Plus habillé de soie et de lin que d'acier, 6+6 b
Il vient gaîment, suivi d'un bouffon grimacier ; 6+6 b
Il regarde, il écoute, il rayonne, il ignore ; 6+6 a
150 Et l'on croit voir l'entrée aimable de l'aurore. 6+6 a
On sent que, dans le monde étrange où nous passons, 6+6 b
Ce nouveau venu plein de joie et de chansons, 6+6 b
Tel que l'oiseau qui sort de l'œuf et se délivre, 6+6 a
A le mystérieux contentement de vivre ; 6+6 a
155 Pas d'être éblouissant qui ne soit ébloui, 6+6 b
Il rit. Ses témoins sont du même âge que lui ; 6+6 b
Tous chantent, légers, fiers, laissant flotter les brides, 6+6 a
C'est Mar, Argyle, Athol, Rothsay, roi des Hébrides, 6+6 a
David, roi de Stirling, Jean, comte de Glascow ; 6+6 b
160 Ils ont des colliers d'or ou de roses au cou ; 6+6 b
Ainsi se presse, au fond des halliers, sous les aulnes, 6+6 a
Derrière un petit dieu l'essaim des jeunes faunes. 6+6 a
Hurrah ! Cueillir des fleurs ou bien donner leur sang. 6+6 b
Que leur importe ? Autour du comte adolescent, 6+6 b
165 Page et roi, dont Hébé serait la sœur jumelle, 6+6 a
Un vacarme charmant de panaches se mêle. 6+6 a
O jeunes gens, déjà risqués à peine éclos ! 6+6 b
Son cortège le suit jusqu'au seuil du champ clos. 6+6 b
Puis on le quitte. Il faut qu'il soit seul ; et personne 6+6 a
170 Ne peut plus l'assister dès que le clairon sonne ; 6+6 a
Quoi qu'il advienne, il est en proie au dur destin. 6+6 b
On lit sur son écu, pur comme le matin, 6+6 b
La devise des rois d'Angus : Christ et lumière. 6+6 a
La jeunesse toujours arrive la première ; 6+6 a
175 Il approche joyeux, fragile, triomphant, 6+6 b
Plume au front ; et le peuple applaudit cet enfant. 6+6 b
Et le vent profond souffle à travers les campagnes. 6+6 a
Tout à coup on entend la trompe des montagnes, 6+6 a
Chant des bois plus obscur que le glas du beffroi ; 6+6 b
180 Et brusquement on sent de l'ombre autour de soi ; 6+6 b
Bien qu'on soit sous le ciel, on se croit dans un antre. 6+6 a
Un homme vient du fond de la forêt. Il entre. 6+6 a
C'est Tiphaine.
C'est lui.
Hautain, dans le champ clos, 6+6 b
Refoulant les témoins comme une hydre les flots, 6+6 b
185 Il pénètre. Il est droit sous l'armure saxonne. 6+6 a
Son cheval, qui connaît ce cavalier, frissonne. 6+6 a
Ce cheval noir et blanc marche sans se courber ; 6+6 b
Il semble que le ciel sombre ait laissé tomber 6+6 b
Des nuages mêlés de lueurs sur sa croupe. 6+6 a
190 Tiphaine est seul ; aucune escorte, aucune troupe ; 6+6 a
Il tient sa lance ; il a la chemise de fer, 6+6 b
La hache comme Oreste, et, comme Gaïffer, 6+6 b
Le poignard ; sa visière est basse ; elle le masque ; 6+6 a
Brave, il avance, avec un aigle sur son casque. 6+6 a
195 Un mot sur sa rondache est écrit : Bellua. 6+6 b
Quand il vint, tout trembla ; mais nul ne salua. 6+6 b
Les motifs du combat étaient sérieux, certes ; 6+6 a
Mais ni le pâtre errant dans les landes désertes. 6+6 a
Ni l'ermite adorant dans sa grotte Jésus, 6+6 b
200 Personne sous le ciel ne les a jamais sus ; 6+6 b
Et le juge du camp les ignorait lui-même. 6+6 a
Les deux lords, comme il sied à ce moment suprême, 6+6 a
Se parlèrent de loin.
— Bonjour, roi. — Bonjour, roi. 6+6 b
— Je viens te demander raison. Tu sais pourquoi ? 6+6 b
— Que t'importe ?
205 Et tous deux mirent la lance haute. 6+6 a
Le juge du camp dit : — Chacun de vous est l'hôte 6+6 a
Du sépulcre, et ne peut en sortir maintenant 6+6 b
Que si Dieu le permet au fond du ciel tonnant. 6+6 b
Puis il reprit, selon la coutume écossaise : 6+6 a
210 — Milord, quel âge as-tu ? — Quarante ans. — Et toi ? — Seize. 6+6 a
— C'est trop jeune, cria la foule. — Combattez, 6+6 b
Dit le juge. Et l'on fit le champs des deux côtés. 6+6 b
Être de même taille et de même équipage, 6+6 a
Combattre homme contre homme ou page contre page, 6+6 a
215 S'adosser à la tombe en face d'un égal, 6+6 b
Être Ajax contre Mars, Fergus contre Fingal, 6+6 b
C'est bien, et cela plaît à la romance épique ; 6+6 a
Mais là le brin de paille, et là la lourde pique, 6+6 a
Ici le vaste Hercule, ici le doux Hylas ! 6+6 b
220 Polyphème devant Acis, c'est triste, hélas ! 6+6 b
Le péril de l'enfant fait songer à la mère ; 6+6 a
Tous les Astyanax attendrissent Homère, 6+6 a
Et la lyre héroïque hésite à publier 6+6 b
Le combat du chevreuil contre le sanglier. 6+6 b
L'huissier fit le signal. Allez !
*
225 Tous deux partirent. 6+6 a
Ainsi deux éclairs vont l'un vers l'autre et s'attirent. 6+6 a
L'enfant aborda l'homme et fit bien son devoir ; 6+6 b
Mais l'homme n'eut pas l'air de s'en apercevoir. 6+6 b
Tiphaine s'arrêta, muet, le laissant faire : 6+6 a
230 Ainsi, prête à crouler, l'avalanche diffère, 6+6 a
Ainsi l'enclume semble insensible au marteau ; 6+6 b
Il était là, le poing fermé comme un étau, 6+6 b
Démon par le regard et sphinx par le silence ; 6+6 a
Et l'enfant en était à sa troisième lance 6+6 a
235 Que Tiphaine n'avait pas encor riposté ; 6+6 b
Sur cet homme de fer et de fatalité 6+6 b
Qui paraissait rêver au centre d'une toile, 6+6 a
Pas plus ému d'un choc que d'un souffle une étoile, 6+6 a
L'enfant frappait, piquait, taillait, recommençait, 6+6 b
240 Tantôt sur le cimier, tantôt sur le corset ; 6+6 b
Et l'on eût dit la mouche attaquant l'araignée. 6+6 a
Sa face de sueur était toute baignée. 6+6 a
Tiphaine, tel qu'un roc, immobile et debout, 6+6 b
Méditait, et l'enfant s'essoufflait. Tout à coup 6+6 b
245 Tiphaine dit : Allons ! Il leva sa visière, 6+6 a
Fit un rugissement de bête carnassière, 6+6 a
Et sur le jeune comte Angus il s'abattit 6+6 b
D'un tel air infernal, que le pauvre petit 6+6 b
Tourna bride, jeta sa lance et prit la fuite. 6+6 a
250 Alors commença l'âpre et sauvage poursuite, 6+6 a
Et vous ne lirez plus ceci qu'en frémissant. 6+6 b
Tremblant, piquant des deux, du côté qui descend, 6+6 b
Devant lui, n'importe où, dans la profondeur fauve, 6+6 a
Les bras au ciel, l'enfant épouvanté se sauve. 6+6 a
255 Son cheval l'aime et fait de son mieux. La forêt 6+6 b
L'accepte et l'enveloppe, et l'enfant disparaît. 6+6 b
Tous se sont écartés pour lui livrer passage. 6+6 a
En le risquant ainsi son aïeul fut-il sage ? 6+6 a
Nul ne le sait ; le sort est de mystères plein ; 6+6 b
260 Mais la panique existe, et le triste orphelin 6+6 b
Ne peut plus que s'enfuir devant la destinée. 6+6 a
Ah ! pauvre douce tête au gouffre abandonnée ! 6+6 a
Il s'échappe, il s'esquive, il s'enfonce à travers 6+6 b
Les hasards de la fuite obscurément ouverts, 6+6 b
265 Hagard, à perdre haleine, et sans choisir sa route ; 6+6 a
Une clairière s'offre, il s'arrête, il écoute, 6+6 a
Le voilà seul ; peut-être un dieu l'a-t-il conduit ? 6+6 b
Tout à coup il entend dans les branches du bruit… : 6+6 b
Ainsi dans le sommeil notre âme d'effroi pleine 6+6 a
270 Parfois s'évade et sent derrière elle l'haleine 6+6 a
De quelque noir cheval de l'ombre et de la nuit ; 6+6 b
On s'aperçoit qu'au fond du rêve on vous poursuit. 6+6 b
Angus tourne la tête, il regarde en arrière ; 6+6 a
Tiphaine monstrueux bondit dans la clairière ; 6+6 a
275 O terreur ! et l'enfant, blême, égaré, sans voix, 6+6 b
Court et voudrait se fondre avec l'ombre des bois. 6+6 b
L'un fuit, l'autre poursuit. Acharnement lugubre ! 6+6 a
Rien, ni le roc debout, ni l'étang insalubre, 6+6 a
Ni le houx épineux, ni le torrent profond. 6+6 b
280 Rien n'arrête leur course ils vont, ils vont, ils vont ! 6+6 b
Ainsi le tourbillon suit la feuille arrachée. 6+6 a
D'abord dans un ravin, tortueuse tranchée, 6+6 a
Ils serpentent, parfois se touchant presque ; puis 6+6 b
N'ayant plus que la fuite et l'effroi pour appuis, 6+6 b
285 Rapide, agile, et fils d'une race écuyère, 6+6 a
L'enfant glisse et, sautant par-dessus la bruyère, 6+6 a
Se perd dans le hallier comme dans une mer. 6+6 b
Ainsi courrait avril poursuivi par l'hiver. 6+6 b
Comme deux ouragans l'un après l'autre ils passent. 6+6 a
290 Les pierres sous leurs pas roulent, les branches cassent. 6+6 a
L'écureuil effrayé sort des buissons tordus. 6+6 b
Oh ! comment mettre ici dans des vers éperdus 6+6 b
Les bonds prodigieux de cette chasse affreuse, 6+6 a
Le coteau qui surgit, le vallon qui se creuse, 6+6 a
295 Les précipices, l'antre obscur, l'escarpement, 6+6 b
Les deux sombres chevaux, le vainqueur écumant, 6+6 b
L'enfant pâle, et l'horreur des forêts formidables ? 6+6 a
Il n'est pas pour l'effroi de lieux inabordables, 6+6 a
Et rien n'a jamais fait reculer la fureur ; 6+6 b
300 Comme le cerf, le tigre est un ardent coureur ; 6+6 b
Ils vont !
On n'entend plus, même au loin, les haleines 6+6 a
Du peuple bourdonnant qui s'en retourne aux plaines. 6+6 a
Le vaincu, le vainqueur, courent tragiquement. 6+6 b
*
Le bois, calme et désert sous le bleu firmament, 6+6 b
305 Remuait mollement ses branchages superbes ; 6+6 a
Les nids chantaient, les eaux murmuraient dans les herbes ; 6+6 a
On voyait tout briller, tout aimer, tout fleurir. 6+6 b
Grâce ! criait l'enfant, je ne veux pas mourir ! 6+6 b
Mais son cheval se lasse et Tiphaine s'approche. 6+6 a
310 Tout à coup, d'un réduit creusé dans une roche, 6+6 a
Un vieillard au front blanc sort, et, levant les bras, 6+6 b
Dit : — De tes actions un jour tu répondras ; 6+6 b
Qui que tu sois, prends garde à la haine ; elle enivre ; 6+6 a
Celui qui va mourir pour celui qui doit vivre 6+6 a
315 T'implore. O chevalier, épargne cet enfant ! 6+6 b
Tiphaine furieux d'un coup de hache fend 6+6 b
L'âpre rocher qui sert à ce vieillard d'asile, 6+6 a
Et dit : — Tu vas le faire échapper, imbécile ! 6+6 a
Et, sinistre, il remet son cheval au galop. 6+6 b
320 Quelle que soit la course et la hâte du flot, 6+6 b
Le vent lointain finit toujours par le rejoindre ; 6+6 a
Angus entend venir Tiphaine, et le voit poindre 6+6 a
Parmi des profondeurs d'arbres, à l'horizon. 6+6 b
Un couvent d'où s'élève une vague oraison 6+6 b
325 Apparaît ; on entend une cloche qui tinte ; 6+6 a
Et des rayons du soir la haute église atteinte 6+6 a
S'ouvre, et l'on voit sortir du portail à pas lents 6+6 b
Une procession d'ombres en voiles blancs ; 6+6 b
Ce sont des sœurs ayant à leur tête l'abbesse, 6+6 a
330 Et leur chant grave monte au ciel où le jour baisse ; 6+6 a
Elles ont vu s'enfuir l'enfant désespéré ; 6+6 b
Alors leur voix profonde a dit miserere ; 6+6 b
L'abbesse les amène ; elle dresse sa crosse 6+6 a
Entre l'adolescent frêle et l'homme féroce ; 6+6 a
335 On porte devant elle un grand crucifix noir ; 6+6 b
Toutes ces vierges, sœurs qu'enchaîne un saint devoir, 6+6 b
Pleurent sur le vainqueur comme sur la victime, 6+6 a
Et viennent opposer au passage d'un crime 6+6 a
Le Christ immense ouvrant ses bras au genre humain. 6+6 b
340 Tiphaine arrive sombre et la hache à la main, 6+6 b
Et crie à ce troupeau murmurant grâce ! grâce ! 6+6 a
— Colombes, ôtez-vous de là ; le vautour passe ! 6+6 a
La nuit vient, et toujours, tremblant, pleurant, fuyant, 6+6 b
L'enfant effaré court devant l'homme effrayant. 6+6 b
345 C'est l'heure où l'horizon semble un rêve, et recule. 6+6 a
Clair de lune, halliers, bruyère, crépuscule. 6+6 a
La poursuite s'acharne, et, plus qu'auparavant 6+6 b
Forcenée, à travers les arbres et le vent, 6+6 b
Fait peur à l'ombre même, et donne le vertige 6+6 a
350 Aux sapins sur les monts, aux roses sur leur tige. 6+6 a
L'enfant sans armes, l'homme avec son couperet, 6+6 b
Courent dans la noirceur des bois, et l'on dirait 6+6 b
Que dans la forêt-spectre ils deviennent fantômes, 6+6 a
Une femme, d'un groupe obscur de toits de chaumes, 6+6 a
355 Sort, et ne peut parler, les larmes l'étouffant ; 6+6 b
C'est une mère, elle a dans les bras son enfant, 6+6 b
Et c'est une nourrice, elle a le sein nu. — Grâce ! 6+6 a
Dit-elle, en bégayant ; et dans le vaste espace 6+6 a
Angus s'enfuit. — Jamais ! dit Tiphaine inhumain. 6+6 b
360 Mais la femme à genoux lui barre le chemin. 6+6 b
— Arrête ! sois clément, afin que Dieu t'exauce ! 6+6 a
Grâce ! Au nom du berceau n'ouvre pas une fosse ! 6+6 a
Sois vainqueur, c'est assez ; ne sois pas assassin. 6+6 b
Fais grâce. Cet enfant que j'ai là sur mon sein 6+6 b
365 T'implore pour l'enfant que cherche ton épée. 6+6 a
Entends-moi ; laisse fuir cette proie échappée. 6+6 a
Ah ! tu ne tueras point, et tu m'écouteras, 6+6 b
Chevalier, puisque j'ai l'aurore dans mes bras. 6+6 b
Songe à ta mère. Eh bien, je suis mère comme elle. 6+6 a
370 Homme, respecte en moi la femme. — A bas, femelle ! 6+6 a
Dit Tiphaine, et du pied il frappe ce sein nu. 6+6 b
Ce fut dans on ne sait quel ravin inconnu 6+6 b
Que Tiphaine atteignit le pauvre enfant farouche ; 6+6 a
L'enfant pris n'eut pas même un râle dans la bouche ; 6+6 a
375 Il tomba de cheval, et, morne, épuisé, las, 6+6 b
Il dressa ses deux mains suppliantes ; hélas ! 6+6 b
Sa mère morte était dans le fond de la tombe, 6+6 a
Et regardait.
Tiphaine accourt, s'élance, tombe 6+6 a
Sur l'enfant, comme un loup dans les cirques romains, 6+6 b
380 Et d'un revers de hache il abat ces deux mains 6+6 b
Qui dans l'ombre élevaient vers les cieux la prière ; 6+6 a
Puis, par ses blonds cheveux dans une fondrière 6+6 a
Il le traîne.
Et riant de fureur, haletant, 6+6 b
Il tua l'orphelin, et dit : Je suis content ! 6+6 b
385 Ainsi rit dans son antre infâme la tarasque. 6+6 a
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Alors l'aigle d'airain qu'il avait sur son casque, 6+6 a
Et qui, calme, immobile et sombre, l'observait, 6+6 b
Cria : Cieux étoilés, montagnes que revêt 6+6 b
L'innocente blancheur des neiges vénérables, 6+6 a
390 O fleuves, ô forêts, cèdres, sapins, érables, 6+6 a
Je vous prends à témoin que cet homme est méchant ! — 6+6 b
Et, cela dit, ainsi qu'un piocheur fouille un champ, 6+6 b
Comme avec sa cognée un pâtre brise un chêne, 6+6 a
Il se mit à frapper à coups de bec Tiphaine ; 6+6 a
395 Il lui creva les yeux ; il lui broya les dents ; 6+6 b
Il lui pétrit le crâne en ses ongles ardents 6+6 b
Sous l'armet d'où le sang sortait comme d'un crible, 6+6 a
Le jeta mort à terre, et s'envola terrible. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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