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| = césure
HUG_4/HUG795
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
V
APRÈS LES DIEUX, LES ROIS
II
De Ramire à Cosme de Médicis
Montfaucon
I
POUR LES OISEAUX
A l'heure où le soleil | descend tiède et pâli, 6+6 a
Seul à seul, près du bois | de Saint-Jean-d'Angely, 6+6 a
L'archevêque Bertrand | parlait au roi Philippe : 6+6 b
— Roi, le trône et l'autel | sont le même principe ; 6+6 b
5 Défendons-nous ensemble ; | il faut de tous côtés 6+6 a
Du front du peuple obscur | chasser les nouveautés. 6+6 a
Sauver l'église, ô roi, | c'est vous sauver vous-même. 6+6 b
L'état devient plus fort | par la terreur qu'il sème, 6+6 b
Et par le tremblement | du peuple s'affermit ; 6+6 a
10 Toujours, quand elle eut peur, | la foule se soumit. 6+6 a
Il n'est qu'un droit : régner. | Le nécessaire est juste. 6+6 b
Les quatre grands baillis | du roi Philippe-Auguste, 6+6 b
Toutes les vieilles lois, | c'est trop peu désormais ; 6+6 a
Pour arrêter le mal, | sur de hautains sommets, 6+6 a
15 Il faut la permanence | étrange de l'exemple. 6+6 b
Sire, les schismes vont | à l'attaque du temple ; 6+6 b
Le peuple semble las | d'être sur les genoux ; 6+6 a
La révolte est sur vous, | l'hérésie est sur nous ; 6+6 a
D'où viennent ces essaims | tumultueux d'idées ? 6+6 b
20 Des profondeurs que nul | prophète n'a sondées, 6+6 b
Peut-être de la nuit, | ou peut-être du ciel. 6+6 a
Parlons bas. Écoutez, | roi providentiel. 6+6 a
Rien n'est plus effrayant | que ces sombres descentes 6+6 b
D'instincts nouveaux parmi | les foules frémissantes ; 6+6 b
25 Ces chimères d'en haut | s'abattant tout à coup 6+6 a
Volent, courent, s'en vont, | reviennent, sont partout, 6+6 a
Ouvrent les yeux fermés, | fouillent les têtes pleines, 6+6 b
Se mêlent aux esprits, | se mêlent aux haleines, 6+6 b
Blessent les dogmes saints | dans l'ombre, et, fatal jeu, 6+6 a
30 Frappent l'homme endormi | de mille becs de feu ; 6+6 a
Elles tentent, troublant | le mystère où nous sommes, 6+6 b
Un travail inconnu | sur le cerveau des hommes, 6+6 b
Leur ôtant quelque chose | et leur donnant aussi ; 6+6 a
Quoi ? c'est là votre perte | et c'est là mon souci. 6+6 a
35 Que font-elles ? du jour, | du mal ? Qu'apportent-elles ? 6+6 b
Un souffle, un bruit, le vent | qui tombe de leurs ailes ; 6+6 b
Je l'ignore ; ici Dieu | m'échappe ; mais je sai 6+6 a
Qu'il ne nous reste rien | quand elles ont passé. 6+6 a
Le roi Philippe écoute ; | et l'archevêque songe, 6+6 b
40 Et vers la papauté | son bras pensif s'allonge. 6+6 b
— Chassez les nouveautés, | roi Philippe.
En marchant, 6+6 a
Tous deux rêveurs, ils sont | arrivés près d'un champ 6+6 a
Qu'emplit de son frisson | toute une moisson mûre ; 6+6 b
Au-dessus des épis | jetant un long murmure, 6+6 b
45 Sous de hauts échalas | plantés parmi les blés, 6+6 a
Flottent, mouillés de pluie | et de soleil brûlés, 6+6 a
A des cordes que l'air | pousse, éloigne et ramène, 6+6 b
De hideux sacs de paille | ayant la forme humaine ; 6+6 b
Nœuds de débris sans nom, | lambeaux fous, balançant 6+6 a
50 On ne sait quel aspect | farouche et menaçant ; 6+6 a
Les oiseaux, les moineaux | que le blé d'or invite, 6+6 b
L'alouette criant | aux autres : vite ! Vite ! 6+6 b
Accourent vers le champ | plein d'épis ; mais, au vent, 6+6 a
Chaque haillon devient | lugubrement vivant, 6+6 a
55 Et tout l'essaim chantant | s'effraie et se dissipe. 6+6 b
— Quel est donc le moyen | de régner ? dit Philippe. 6+6 b
Comme le roi parlait, | l'archevêque pieux 6+6 a
Vit ce champ, hérissé | de poteaux et de pieux, 6+6 a
Où pendaient, à des fils | tremblant quand l'air s'agite, 6+6 b
60 Des larves qui mettaient | tous les oiseaux en fuite. 6+6 b
Et, le montrant au roi, | Bertrand dit : — Le voici. 6+6 a
II
POUR LES IDÉES
Et c'est pourquoi, dans l'air | par la brume obscurci, 6+6 a
Depuis ces temps de deuil, | d'angoisse et de souffrance, 6+6 b
Au-dessus de la foule, | au-dessus de la France, 6+6 b
65 Comme sur Babylone | on distingue Babel, 6+6 a
On voit, dans le Paris | de Philippe le Bel, 6+6 a
On ne sait quel difforme | et funèbre édifice ; 6+6 b
Tas de poutres hideux | où le jour rampe et glisse, 6+6 b
Lourd enchevêtrement | de poteaux, de crampons, 6+6 a
70 Et d'arcs-boutants pareils | aux piles des vieux ponts. 6+6 a
Terrible, il apparaît | sur la colline infâme. 6+6 b
Les autres monuments, | où Paris met son âme, 6+6 b
Collèges, hôpitaux, | tours, palais radieux, 6+6 a
Sont les docteurs, les saints, | les héros et les dieux ; 6+6 a
75 Lui, misérable, il est | le monstre. Fauve, il traîne, 6+6 b
Sur sa pente d'où sort | une horreur souterraine, 6+6 b
Son funeste escalier | qui dans la mort finit ; 6+6 a
Tout ce que le ciment, | la brique, le granit, 6+6 a
Le fer, peuvent avoir | de la bête féroce, 6+6 b
80 Il l'a ; ses piliers bruts, | runes d'un dogme atroce, 6+6 b
Semblent des Irmensuls | livides, et ses blocs 6+6 a
Dans l'obscurité vague | ébauchent des Molochs ; 6+6 a
Baal pour le construire | a donné ses solives 6+6 b
Où flottaient des anneaux | que secouaient les dives, 6+6 b
85 Saturne ses crochets, | Teutatès ses menhirs ; 6+6 a
Tous les cultes sanglants | ont là leurs souvenirs ; 6+6 a
Si le lierre ou le houx | dans ses dalles végète, 6+6 b
Si quelque ronce y croît, | la feuille horrible jette 6+6 b
Une ombre onglée et noire, | affreux stigmate obscur, 6+6 a
90 Qui ressemble aux cinq doigts | du bourreau sur le mur. 6+6 a
Vil bâtiment, des temps | fatals fatal complice ! 6+6 b
Il est la colonnade | immonde du supplice, 6+6 b
L'échafaud que le Louvre | a pour couronnement, 6+6 a
La caresse au tombeau, | l'insulte au firmament ; 6+6 a
95 Et cette abominable | et fétide bâtisse 6+6 b
Devant le ciel sacré | se nomme la Justice, 6+6 b
Et ce n'est pas la moindre | horreur du monument 6+6 a
De s'appeler l'autel | en étant l'excrément. 6+6 a
Morne, il confine moins | aux Paris qu'aux Sodomes. 6+6 b
100 Spectre de pierre ayant | au front des spectres d'hommes, 6+6 b
Inexorable plus | que l'airain et l'acier, 6+6 a
Il est, il vit, farouche | et sans se soucier 6+6 a
Que le monde à ses pieds | souffre, existe ou périsse, 6+6 b
Et contre on ne sait quoi | dans l'ombre il se hérisse ; 6+6 b
105 A de certains moments | ce charnier qui se tait 6+6 a
Frissonne, et comme si, | triste, il se lamentait, 6+6 a
Mêle une clameur sourde | aux vents, et continue 6+6 b
En râle obscur le bruit | des souffles dans la nue ; 6+6 b
Là grince le rouet | sinistre du cordier. 6+6 a
110 Du cadavre au squelette | on peut étudier 6+6 a
Le progrès que les morts | font dans la pourriture ; 6+6 b
Chaque poteau chargé | d'un corps sans sépulture 6+6 b
Marque une date abjecte, | et chaque madrier 6+6 a
Semble le signe affreux | d'un noir calendrier. 6+6 a
115 La nuit il semble croître, | et dans le crépuscule 6+6 b
Il a l'air d'avancer | sur Paris qui recule. 6+6 b
Rien de plus ténébreux | n'a jamais été mis 6+6 a
Sur ce tas imbécile | et triste de fourmis 6+6 a
Que la hautaine histoire | appelle populace. 6+6 b
120 O pâle humanité, | quand donc seras-tu lasse ? 6+6 b
Lugubre vision ! | au-dessus d'un mur blanc 6+6 a
Quelque chose d'informe | et qui paraît tremblant 6+6 a
Se dresse ; chaos morne | et ténébreux ; broussaille 6+6 b
De silence, d'horreur | et de nuit qui tressaille ; 6+6 b
125 On ne voit le nuage, | et l'ombre aux vagues yeux, 6+6 a
Et le blêmissement | formidable des cieux, 6+6 a
Et la brume qui flotte, | et l'astre qui flamboie, 6+6 b
Qu'à travers une vaste | et large claire-voie 6+6 b
De poutres, dont chacune | est un sanglant barreau ; 6+6 a
130 On dirait que Satan, | l'infâme ange-bourreau, 6+6 a
Dont la rage et la joie | et la haine, acharnées, 6+6 b
Exécutent Adam | depuis six mille années, 6+6 b
Sur ces fauves piliers | a posé de sa main 6+6 a
La grande claie où fut | traîné le genre humain. 6+6 a
135 C'est, dans l'obscurité | lugubrement émue, 6+6 b
De la terreur, bâtie | en pierre, et qui remue ; 6+6 b
C'est délabré, croulant, | lépreux, désespéré ; 6+6 a
Les poteaux ont pour toit | le vide ; le degré 6+6 a
Aboutit à l'échelle | et l'échelle aux ténèbres ; 6+6 b
140 Le crépuscule passe | à travers des vertèbres 6+6 b
Et montre dans la nuit | des pieds aux doigts ouverts ; 6+6 a
Entre les vieux piliers, | de moisissure verts, 6+6 a
Blêmes quand les rayons | de lune s'y répandent, 6+6 b
Là-haut des larves vont | et viennent, des morts pendent. 6+6 b
145 Et la fouine a rongé | leur crâne et leur fémur, 6+6 a
Et leur ventre effrayant | se fend comme un fruit mûr ; 6+6 a
Si la mort connaissait | les trépassés, si l'homme 6+6 b
Valait que le tombeau | sût comment il se nomme, 6+6 b
Si l'on comptait les grains | du hideux chapelet, 6+6 a
150 On dirait : — Celui-ci, | c'est Tryphon, qui voulait 6+6 a
Fêter le jour de Pâque | autrement qu'Irénée ; 6+6 b
Ceux-là sont des routiers, | engeance forcenée, 6+6 b
Gueux qui contre le sceptre | ont croisé le bâton ; 6+6 a
Cet autre, c'est Glanus, | traducteur de Platon ; 6+6 a
155 Celui-ci, que des lois | frappa la prévoyance, 6+6 b
Osa propager l'art | du sorcier de Mayence, 6+6 b
Et jeter à la foule | un Virgile imprimé ; 6+6 a
C'est Pierre Albin ; l'oubli | sur lui s'est refermé ; 6+6 a
Cet autre est un voleur, | cet autre est un poète. 6+6 b
160 Derrière leur tragique | et noire silhouette, 6+6 b
L'azur luit, le soir vient, | l'aube blanchit le ciel ; 6+6 a
Le vent, s'il entre là, | sort pestilentiel ; 6+6 a
Chacun d'eux sous le croc | du sépulcre tournoie ; 6+6 b
Et tous, que juin les brûle | ou que janvier les noie, 6+6 b
165 S'entre-heurtent, fameux, | chétifs, obscurs, marquants, 6+6 a
Et sont la même nuit | dans les mêmes carcans ; 6+6 a
Le craquement farouche | et massif des traverses 6+6 b
Accompagne leurs chocs | sous les âpres averses, 6+6 b
Et, comble de terreur, | on croirait par instant 6+6 a
170 Que le cadavre, au gré | des brises s'agitant, 6+6 a
Avec son front sans yeux | et ses dents sans gencives, 6+6 b
Rit dans la torsion | des chaînes convulsives. 6+6 b
L'exécrable charnier, | sous ses barres de fer, 6+6 a
Regardant du côté | de Rome et de l'enfer, 6+6 a
175 Dans l'étrange épaisseur | des brumes infinies 6+6 b
Semble chercher au loin | ses sœurs les gémonies, 6+6 b
Et demander au gouffre | où nul astre n'a lui 6+6 a
Si Josaphat sera | plus sinistre que lui. 6+6 a
Et toujours, au-dessus | des clochers et des dômes, 6+6 b
180 Le vent lugubre joue | avec tous ces fantômes, 6+6 b
Hier, demain, le jour, | la nuit, l'été, l'hiver ; 6+6 a
Et ces morts sans repos, | où fourmille le ver 6+6 a
Plus que l'abeille d'or | dans le creux des yeuses, 6+6 b
Cette agitation | d'ombres mystérieuses, 6+6 b
185 L'affreux balancement | de ces spectres hagards, 6+6 a
Ces crânes sans cheveux, | ces sourcils sans regards, 6+6 a
Ce grelottement sourd | de ferrailles funèbres, 6+6 b
Chassent dans la nuée, | à travers les ténèbres, 6+6 b
Les purs esprits de l'aube | et de l'azur, venus 6+6 a
190 Pour s'abattre au milieu | des vivants inconnus, 6+6 a
Pour faire leur moisson | sublime dans la foule, 6+6 b
Dire aux peuples le mot | du siècle qui s'écoule, 6+6 b
Et leur jeter une âme | et leur apporter Dieu ; 6+6 a
Et l'on voit, reprenant | leur vol vers le ciel bleu, 6+6 a
195 La sainte vérité, | la pensée immortelle, 6+6 b
L'amour, la liberté, | le droit, heurtant de l'aile 6+6 b
Le Louvre et son beffroi, | l'église et son portail, 6+6 a
Fuir, blancs oiseaux, devant | le sombre épouvantail. 6+6 a
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