Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_4/HUG782
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
III
ENTRE GÉANTS ET DIEUX
Le Titan
I
SUR L'OLYMPE
Une montagne emplit | tout l'horizon des hommes ; 6+6 a
L'Olympe. Pas de ciel. | Telle est l'ombre où nous sommes. 6+6 a
L'orgueil, la volupté | féroce aux chants lascifs, 6+6 b
La guerre secouant | des éclairs convulsifs, 6+6 b
5 La splendide Vénus, | nue, effrayante, obscure, 6+6 a
Le meurtre appelé Mars, | le vol nommé Mercure, 6+6 a
L'inceste souriant, | ivre, au sinistre hymen, 6+6 b
Le parricide ayant | le tonnerre à la main, 6+6 b
Pluton livide avec | l'enfer pour auréole, 6+6 a
10 L'immense fou Neptune | en proie au vague Éole, 6+6 a
L'orageux Jupiter, | Diane à l'œil peu sûr, 6+6 b
Des fronts de météore | entrevus dans l'azur, 6+6 b
Habitent ce sommet ; | et tout ce que l'augure, 6+6 a
Le flamine, imagine, | invente, se figure, 6+6 a
15 Et vénère à Corinthe, | à Syène, à Paphos, 6+6 b
Tout le vrai des autels | qui dans la tombe est faux, 6+6 b
L'oppression, la soif | du sang, l'âpre carnage, 6+6 a
L'impudeur qui survit | à la guerre et surnage, 6+6 a
L'extermination | des enfants de Japhet, 6+6 b
20 Toute la quantité | de crime et de forfait 6+6 b
Que de noms révérés | la religion nomme, 6+6 a
Et que peut dans la nuit | d'un temple adorer l'homme, 6+6 a
Sur ce faîte fatal | que l'aube éclaire en vain, 6+6 b
Rayonne, et tout le mal | possible est là, divin. 6+6 b
25 Jadis la terre était | heureuse, elle était libre. 6+6 a
Et, donnant l'équité | pour base à l'équilibre, 6+6 a
Elle avait ses grands fils, | les géants ; ses petits, 6+6 b
Les hommes ; et tremblants, | cachés, honteux, blottis 6+6 b
Dans les antres, n'osant | nuire à la créature, 6+6 a
30 Les fléaux avaient peur | de la sainte nature ; 6+6 a
L'étang était sans peste | et la mer sans autans ; 6+6 b
Tout était beauté, fête, | amour, blancheur, printemps ; 6+6 b
L'églogue souriait | dans la forêt,— les tombes 6+6 a
S'entr'ouvraient pour laisser | s'envoler des colombes ; 6+6 a
35 L'arbre était sous le vent | comme un luth sous l'archet ; 6+6 b
L'ourse allaitait l'agneau | que le lion léchait ; 6+6 b
L'homme avait tous les biens | que la candeur procure ; 6+6 a
On ne connaissait pas | Plutus, ni ce Mercure 6+6 a
Qui plus tard fit Sidon | et Tharsis, et sculpta 6+6 b
40 Le caducée aux murs | impurs de Sarepta ; 6+6 b
On ignorait ces mots, | corrompre, acheter, vendre. 6+6 a
On donnait. Jours sacrés ! | jours de Rhée et d'Évandre ! 6+6 a
L'homme était fleur ; l'aurore | était sur les berceaux. 6+6 b
Hélas ! au lait coulant | dans les champs par ruisseaux 6+6 b
45 A succédé le vin | d'où sortent les orgies ; 6+6 a
Les hommes maintenant | ont des tables rougies ; 6+6 a
Le lait les faisait bons | et le vin les rend fous : 6+6 b
Atrée est ivre auprès | de Thyeste en courroux ; 6+6 b
Les Centaures, prenant | les femmes sur leurs croupes, 6+6 a
50 Frappent l'homme, et l'horreur | tragique est dans les coupes. 6+6 a
O beaux jours passés ! terre | amante, ciel époux ! 6+6 b
Oh ! que le tremblement | des branches était doux ! 6+6 b
Les cyclopes jouaient | de la flûte dans l'ombre. 6+6 a
La terre est aujourd'hui | comme un radeau qui sombre. 6+6 a
55 Les dieux, ces parvenus, | règnent, et, seuls debout, 6+6 b
Composent leur grandeur | de la chute de tout. 6+6 b
Leur banquet resplendit | sur la terre et l'affame, 6+6 a
Ils dévorent l'amour, | l'âme, la chair, la femme, 6+6 a
Le bien, le mal, le faux, | le vrai, l'immensité. 6+6 b
60 Ils sont hideux au fond | de la sérénité. 6+6 b
Quels festins ! Comme ils sont | contents ! Comme ils s'entourent 6+6 a
De vertiges, de feux, | d'ombre ! Comme ils savourent 6+6 a
La gloire d'être grands, | d'être dieux, d'être seuls ! 6+6 b
Comme ils raillent les vieux | géants dans leurs linceuls ! 6+6 b
65 Toutes les vérités | premières sont tuées. 6+6 a
Les heures, qui ne sont | que des prostituées, 6+6 a
Viennent chanter chez eux, | montrant de vils appas, 6+6 b
Leur offrant l'avenir | sacré, qu'elles n'ont pas. 6+6 b
Hébé leur verse à boire | et leur soif dit : encore ! 6+6 a
70 Trois danseuses, Thalie, | Aglaé, Terpsichore, 6+6 a
Sont là, belles, croisant | leurs pas mélodieux. 6+6 b
Qu'il est doux d'avoir fait | le mai qui vous fait dieux ! 6+6 b
Vaincre ! être situés | aux lieux inabordables ! 6+6 a
Torturer et jouir ! | Ils vivent formidables 6+6 a
75 Dans l'éblouissement | des Grâces aux seins nus. 6+6 b
Ils sont les radieux, | ils sont les inconnus. 6+6 b
Ils ont détruit Craos, | Nephtis, Antée, Otase ; 6+6 a
Être horribles et beaux, | c'est une double extase ; 6+6 a
Comme ils sont adorés ! | Comme ils sont odieux ! 6+6 b
80 Ils perdent la raison | à force d'être dieux ; 6+6 b
Car la férocité, | c'est la vraie allégresse, 6+6 a
Et Bacchus fait traîner | par des tigres l'ivresse. 6+6 a
Ils inspirent Dodone, | Éléphantine, Endor. 6+6 b
Chacun d'eux à la main | tient une coupe d'or 6+6 b
85 Pure à mouler dessus | un sein de jeune fille. 6+6 a
Sur son trépied en Crète, | à Cumes sous sa grille, 6+6 a
La sibylle leur livre | à travers ses barreaux 6+6 b
Le secret de la foudre | en ses vers fulguraux, 6+6 b
Car cette louve sait | le fatal fond des choses ; 6+6 a
90 Toute la terre tremble | à leurs métamorphoses ; 6+6 a
La forêt, où le jour | pâle pénètre peu, 6+6 b
Quand elle voit un monstre | a peur de voir un dieu. 6+6 b
Quelle joie ils se font | avec l'univers triste ! 6+6 a
Comme ils sont convaincus | que rien hors d'eux n'existe ! 6+6 a
95 Comme ils se sentent forts, | immortels, éternels ! 6+6 b
Quelle tranquillité | d'être les criminels, 6+6 b
Les tyrans, les bourreaux, | les dogmes, les idoles ! 6+6 a
D'emplir d'ombre et d'horreur | les pythonisses folles, 6+6 a
Les ménades d'amour, | les sages de stupeur ! 6+6 b
100 D'avoir partout pour soi | l'autel noir de la peur ! 6+6 b
D'avoir l'antre, l'écho, | le lieu visionnaire, 6+6 a
Tous les fracas depuis | l'Etna jusqu'au tonnerre, 6+6 a
Toutes les tours depuis | Pharos jusqu'à Babel ! 6+6 b
D'être, sous tous les noms | possibles, Dagon, Bel, 6+6 b
105 Jovis, Horus, Moloch | et Teutatès, les maîtres ! 6+6 a
D'avoir à soi la nuit, | le vent, les bois, les prêtres ! 6+6 a
De posséder le monde | entier, Ephèse et Tyr, 6+6 b
Thulé, Thèbe, et les flots | dont on ne peut sortir, 6+6 b
Et d'avoir, au-delà | des colonnes d'Hercule, 6+6 a
110 Toute l'obscurité | qui menace et recule 6+6 a
Quelle toute-puissance ! | effarer le lion, 6+6 b
Dompter l'aigle, poser | Ossa sur Pélion, 6+6 b
Avoir, du cap d'Asie | aux pics Acrocéraunes, 6+6 a
Toute la mer pour peuple | et tous les monts pour trônes, 6+6 a
115 Avoir le sable et l'onde, | et l'herbe et le granit, 6+6 b
Et la brume ignorée | où le monde finit ! 6+6 b
En bas, le tremblement | des flèches dans les cibles, 6+6 a
Le passage orageux | des meutes invisibles, 6+6 a
Le roulement des chars, | le pas des légions, 6+6 b
120 Le bruit lugubre fait | par les religions, 6+6 b
D'étranges voix sortant | d'une sombre ouverture, 6+6 a
L'obscur rugissement | de l'immense nature, 6+6 a
Réalisent, au pied | de l'Olympe inclément, 6+6 b
On ne sait quel sinistre | anéantissement ; 6+6 b
125 Et la terre, où la vie | indistincte végète, 6+6 a
Sous ce groupe idéal | et monstrueux qui jette 6+6 a
Les fléaux, à la fois | moissonneur et semeur, 6+6 b
N'est rien qu'une nuée | où flotte une rumeur. 6+6 b
Par moments le nuage | autour du mont s'entr'ouvre ; 6+6 a
130 Alors on aperçoit | sur ces êtres, que couvre 6+6 a
Un divin flamboiement | brusquement éclairci, 6+6 b
Des rejaillissements | de rayons, comme si 6+6 b
L'on avait écrasé | sur eux de la lumière ; 6+6 a
Puis le hautain sommet | rentre en son ombre altière 6+6 a
135 Et l'on ne voit plus rien | que les sanglants autels ; 6+6 b
Seulement on entend | rire les immortels. 6+6 b
Et les hommes ? Que font | les hommes ? Ils frissonnent. 6+6 a
Les clairons dans les camps | et dans les temples sonnent, 6+6 a
L'encens et les bûchers | fument, et le destin 6+6 b
140 Du fond de l'ombre immense | écrase tout, lointain ; 6+6 b
Et les blêmes vivants | passent, larves, pygmées ; 6+6 a
Ils regardent l'Olympe | à travers les fumées, 6+6 a
Et se taisent, sachant | que le sort est sur eux, 6+6 b
D'autant plus ébloui, | qu'ils sont plus ténébreux ; 6+6 b
145 Leur seule volonté | c'est de ne pas comprendre ; 6+6 a
Ils acceptent tout, vie | et tombeau, flamme et cendre, 6+6 a
Tout ce que font les rois, | tout ce que les dieux font, 6+6 b
Tant le frémissement | des âmes est profond ! 6+6 b
II
SOUS L'OLYMPE
Cependant un des fils | de la terre farouche, 6+6 a
150 Un titan, l'ombre au front | et l'écume à la bouche, 6+6 a
Phtos le géant, l'aîné | des colosses vaincus, 6+6 b
Tandis qu'en haut les dieux, | enivrés par Bacchus, 6+6 b
Mêlent leur joie autour | de la royale table, 6+6 a
Rêve sous l'épaisseur | du mont épouvantable. 6+6 a
155 Les maîtres, sous l'Olympe, | ont, dans un souterrain 6+6 b
Jeté Phtos, l'ont lié | d'une corde d'airain, 6+6 b
Puis ils l'ont laissé là, | car la victoire heureuse 6+6 a
Oublie et chante ; et Phtos | médite ; il sonde, il creuse, 6+6 a
Il fouille le passé, | l'avenir, le néant. 6+6 b
160 Oh ! quand on est vaincu, | c'est dur d'être géant ! 6+6 b
Un nain n'a pas la honte, | ayant la petitesse. 6+6 a
Seuls, les cœurs de titans | ont la grande tristesse ; 6+6 a
Le volcan morne sent | qu'il s'éteint par degrés, 6+6 b
Et la défaite est lourde | aux fronts démesurés. 6+6 b
Ce vaincu saigne et songe, | étonné.
165 Quelle chute ! 6+6 a
Les dieux ont commencé | la tragique dispute, 6+6 a
Et la terre est leur proie. | O deuil ! Il mord son poing. 6+6 b
Comment respire-t-il ? | Il ne respire point. 6+6 b
Son corps vaste est blessé | partout comme une cible. 6+6 a
170 Le câble que Vulcain | fit en bronze flexible 6+6 a
Le serre, et son cou râle, | étreint d'un nœud d'airain. 6+6 b
Phtos médite, et ce grand | furieux est serein ; 6+6 b
Il méprise, indigné, | les fers, les clous, les gênes. 6+6 a
III
CE QUE LES GÉANTS SONT DEVENUS
Il songe au fier passé | des puissants terrigènes, 6+6 a
175 Maintenant dispersés | dans vingt charniers divers, 6+6 b
Vastes membres d'un monstre | auguste, l'univers ; 6+6 b
Toute la terre était | dans ces hommes énormes ; 6+6 a
A cette heure, mêlés | aux montagnes sans formes, 6+6 a
Ils gisent, accablés | par le destin hideux, 6+6 b
180 Plus morts que le sarment | qu'un pâtre casse en deux. 6+6 b
Où sont-ils ? sous des rocs | abjects, cariatides 6+6 a
Des Ténares ardents, | des Cocytes fétides ; 6+6 a
Encelade a sur lui | l'infâme Etna fumant ; 6+6 b
C'est son bagne et l'on voit | de l'âpre entassement 6+6 b
185 Sortir son pied qui semble | un morceau de montagne ; 6+6 a
Thor est sous l'écueil noir | qui sera la Bretagne, 6+6 a
Sur Anax, le géant | de Tyrinthe, Arachné 6+6 b
File sa toile, tant | il est bien enchaîné ; 6+6 b
Pluton, après avoir | mis Kothos dans l'Érèbe, 6+6 a
190 A cloué ses cent mains | aux cent portes de Thèbe ; 6+6 a
Mopse est évanoui | sous l'Athos, c'est Hermès 6+6 b
Qui l'enferme ; on ne peut | espérer que jamais 6+6 b
Dans ces caves du monde | aucun souffle ranime 6+6 a
Rhœtus, Porphyrion, | Mégatlas, Évonyme ; 6+6 a
195 Couché tout de son long | sous le haut mont Liban, 6+6 b
Titlis souffre, et, saisi | par Notus, vil forban, 6+6 b
Scrops flotte sous Délos, | l'île errante et funeste ; 6+6 a
Dronte est muré sous Delphe | et Mimas sous Prœneste ; 6+6 a
Cœbès, Géreste, Andès, | Béor, Cédalion, 6+6 b
200 Jax, qui dormait le jour | ainsi que le lion, 6+6 b
Tous ces êtres plus grands | que des monts, sont esclaves, 6+6 a
Les uns sous des glaciers, | les autres sous des laves, 6+6 a
Dans on ne sait quel lâche | enfer fastidieux ; 6+6 b
Et Prométhée ! Hélas ! | quels bandits que ces dieux ! 6+6 b
205 Personne au fond ne sait | le crime de Tantale ; 6+6 a
Pour avoir entrevu | la baigneuse fatale, 6+6 a
Actéon fuit dans l'ombre ; | et qu'a fait Adonis ? 6+6 b
Que de héros brisés ! | Que d'innocents punis ! 6+6 b
Phtos repasse en son cœur | l'affreux sort de ses frères ; 6+6 a
210 Star dans Lesbos subit | l'affront des stercoraires ; 6+6 a
Cerbère garde Ephlops, | par mille éclairs frappé, 6+6 b
Sur qui rampe en enfer | la chenille Campé ; 6+6 b
C'est sur Mégarios | que le mont Ida pèse ; 6+6 a
Darse endure le choc | des flots que rien n'apaise ; 6+6 a
215 Rham est si bien captif | du Styx fuligineux 6+6 b
Qu'il n'en a pas encor | pu desserrer les nœuds ; 6+6 b
Atlas porte le monde, | et l'on entend le pôle 6+6 a
Craquer quand le géant | lassé change d'épaule ; 6+6 a
Lié sous le volcan | Liparis, noir récif, 6+6 b
220 Typhée est au milieu | de la flamme pensif. 6+6 b
Tous ces titans, Stellos, | Talémon, Ecmonide, 6+6 a
Gès dont l'œil bleu faisait | reculer l'euménide, 6+6 a
Ont succombé, percés | des flèches de l'éther, 6+6 b
Sous le guet-apens brusque | et vil de Jupiter. 6+6 b
225 Les géants qui gardaient | l'âge d'or, dont la taille 6+6 a
Rassurait la nature, | ont perdu la bataille, 6+6 a
Et les colosses sont | remplacés par les dieux. 6+6 b
La terre n'a plus d'âme, | et le ciel n'a plus d'yeux ; 6+6 b
Tout est mort. Seuls, ces rois | épouvantables vivent. 6+6 a
230 Les stupides saisons | comme des chiens les suivent, 6+6 a
L'ordre éternel les semble | approuver en marchant ; 6+6 b
Dans l'Olympe, où le cri | du monde arrive chant, 6+6 b
Où l'étourdissement | conseille l'inclémence, 6+6 a
On rit. Tant de victoire | a droit à la démence. 6+6 a
235 Et ces dieux ont raison. | Phtos écume. — Oui, dit-il, 6+6 b
Ils ont raison. Eau, flamme, | éléments, air subtil, 6+6 b
Vous ne vous êtes pas | défendus. Votre orage 6+6 a
N'a pas eu dans la lutte | affreuse assez de rage ; 6+6 a
Vous vous êtes laissé | museler lâchement. 6+6 b
240 Le mal triomphe ! — Et Phtos | frémit. Écroulement ! 6+6 b
Tous les géants sont pris | et garrottés. Que faire ? 6+6 a
Il songe.
IV
L'EFFORT
Quoi ! l'eau court, | le cheval se déferre, 6+6 a
L'humble oiseau brise l'œuf | à coups de bec, le vent 6+6 b
Prend la fuite, malgré | l'éclair le poursuivant, 6+6 b
245 Le loup s'en va, bravant | le pâtre et le molosse, 6+6 a
Le rat ronge sa cage ; | et lui, titan, colosse, 6+6 a
Lui dont le cœur a plus | de lave qu'un volcan, 6+6 b
Lui Phtos, il resterait | dans cette ombre, au carcan 6+6 b
O fureur ! Non. Il tord | ses os, tend ses vertèbres, 6+6 a
250 Se débat. Lequel est | le plus dur, ô ténèbres ! 6+6 a
De la chair d'un titan | ou de l'airain des dieux ? 6+6 b
Tout a coup, sous l'effort… | — ô matin radieux, 6+6 b
Quand tu remplis d'aurore | et d'amour le grand chêne, 6+6 a
Ton chant n'est pas plus doux | que le bruit d'une chaîne 6+6 a
255 Qui se casse et qui met | une âme en liberté ! — 6+6 b
Le carcan s'est fendu, | les nœuds ont éclaté ! 6+6 b
Le roc sent remuer | l'être extraordinaire ; 6+6 a
Ah ! dit Phtos, et sa joie | est semblable au tonnerre ; 6+6 a
Le voilà libre !
Non, | la montagne est sur lui. 6+6 b
260 Les fers sont les anneaux | de ce serpent, l'ennui, 6+6 b
Ils sont rompus ; mais quoi ! | tout ce granit l'arrête ; 6+6 a
Que faire avec ce mont | difforme sur sa tête ? 6+6 a
Qu'importe une montagne | à qui brisa ses fers ! 6+6 b
Certe, il fuira. Dût-il | déranger les enfers, 6+6 b
265 Certe, il s'évadera | dans la profondeur sombre ! 6+6 a
Qu'importe le possible, | et les chaos sans nombre, 6+6 a
Le précipice en bas, | l'escarpement en haut ? 6+6 b
Fauve, il dépave avec | ses ongles son cachot. 6+6 b
Il arrache une pierre, | une autre, une autre encore ; 6+6 a
270 Oh ! quelle étrange nuit | sous l'univers sonore ! 6+6 a
Un trou s'offre lugubre, | il y plonge, et, rampant 6+6 b
Dans un vide où l'effroi | du tombeau se répand, 6+6 b
Il voit sous loi de l'ombre | et de l'horreur. Il entre. 6+6 a
Il est dans on ne sait | quel intérieur d'antre ; 6+6 a
275 Il avance, il serpente, | il fend les blocs mal joints ; 6+6 b
Il disloque la roche | entre ses vastes poings ; 6+6 b
Les enchevêtrements | de racines vivaces, 6+6 a
Les fuites d'eau mouillant | de livides crevasses, 6+6 a
Il franchit tout ; des reins, | des coudes, des talons, 6+6 b
280 Il pousse devant lui | l'abîme et dit : Allons ! 6+6 b
Et le voilà perdu | sous des amas funèbres, 6+6 a
Remuant les granits, | les miasmes, les ténèbres, 6+6 a
Et tout le noir dessous | de l'Olympe éclatant. 6+6 b
Par moments il s'arrête, | il écoute, il entend 6+6 b
285 Sur sa tête les dieux | rire, et pleurer la terre. 6+6 a
Bruit tragique.
A plat ventre, | ainsi que la panthère, 6+6 a
Il s'aventure ; il voit | ce qui n'a pas de nom. 6+6 b
Il n'est plus prisonnier ; | s'est-il échappé ? Non. 6+6 b
Où fuir, puisqu'ils ont tout ? | Rage ! ô pensée amère ! 6+6 a
290 Il rentre au flanc sacré | de la terre sa mère. 6+6 a
Stagnation. Noirceur. | Tombe. Blocs étouffants. 6+6 b
Et dire que les dieux | sont là-haut triomphants ! 6+6 b
Et que la terre est tout, | et qu'ils ont pris la terre ! 6+6 a
L'ombre même lui semble | hostile et réfractaire. 6+6 a
295 Mourir, il ne le peut ; | mais renaître, qui sait ? 6+6 b
Il va. L'obscurité | sans fond, qu'est-ce que c'est ? 6+6 b
Il fouille le néant, | et le néant résiste. 6+6 a
Parfois un flamboiement, | plus noir que la nuit triste, 6+6 a
Derrière une cloison | de fournaise apparaît. 6+6 b
300 Le titan continue. | Il se tient en arrêt, 6+6 b
Guette, sape, reprend, | creuse, invente sa route, 6+6 a
Et fuit, sans que le mont | qu'il a sur lui s'en doute, 6+6 a
Les olympes n'ayant | conscience de rien. 6+6 b
V
LE DEDANS DE LA TERRE
Pas un rayon de jour ; | nul souffle aérien ; 6+6 b
305 Des fentes dans la nuit, | il rampe. Après des caves 6+6 a
Où gronde un gonflement | de soufres et de laves, 6+6 a
Il traverse des eaux | hideuses ; mais que font 6+6 b
L'onde et la flamme et l'ombre | à qui cherche le fond, 6+6 b
Le dénoûment, la fin, | la liberté, l'issue ? 6+6 a
310 Son crâne est son levier, | sa main est sa massue ; 6+6 a
Plongeur de l'ignoré, | crispant ses bras noueux, 6+6 b
Il écarte des tas | d'obstacles monstrueux, 6+6 b
Il perce du chaos | les pâles casemates ; 6+6 a
Il est couvert de sang, | de fange, de stigmates ; 6+6 a
315 Comme, ainsi formidable, | il plairait à Vénus ! 6+6 b
La pierre âpre et cruelle | écorche ses flancs nus 6+6 b
Et sur son corps, criblé | par l'éclair sanguinaire, 6+6 a
Rouvre la cicatrice | énorme du tonnerre. 6+6 a
Glissement colossal | sous l'amoncellement 6+6 b
320 De la nuit, du granit | affreux, de l'élément ! 6+6 b
L'eau le glace, le feu | le mord, l'ombre l'accable ; 6+6 a
Mais l'évasion fière, | indignée, implacable, 6+6 a
L'entraîne ; et que peut-il | craindre, étant foudroyé ? 6+6 b
Il va. Râlant, grinçant, | luttant, saignant, ployé, 6+6 b
325 Il se fraie un chemin | tortueux, tourne, tombe, 6+6 a
S'enfonce, et l'on dirait | un ver trouant la tombe ; 6+6 a
Il tend l'oreille au bruit | qui va s'affaiblissant, 6+6 b
S'enivre de la chute | et du gouffre, et descend. 6+6 b
Il entend rire, tant | la voix des dieux est forte. 6+6 a
330 Il troue, il perce, il fuit… | — Le puits que, de la sorte, 6+6 a
Il creuse est effroyable | et sombre — et maintenant 6+6 b
Ce n'est plus seulement | l'Olympe rayonnant 6+6 b
Que ce fuyard terrible | a sur lui, c'est la terre. 6+6 a
Tout à coup le bruit cesse. |
Et tout ce qu'il faut taire, 6+6 a
335 Il l'aperçoit. La fin | de l'être et de l'espoir, 6+6 b
L'inhospitalité | sinistre du fond noir, 6+6 b
Le cloaque où plus tard | crouleront les Sodomes, 6+6 a
Le dessous ténébreux | des pas de tous les hommes, 6+6 a
Le silence gardant | le secret. Arrêtez ! 6+6 b
340 Plus loin n'existe pas. | L'ombre de tous côtés ! 6+6 b
Ce gouffre est devant lui. | L'abject, le froid, l'horrible, 6+6 a
L'évanouissement | misérable et terrible, 6+6 a
L'espèce de brouillard | que ferait le Léthé, 6+6 b
Cette chose sans nom, | l'univers avorté, 6+6 b
345 Un vide monstrueux | où de l'effroi surnage, 6+6 a
L'impossibilité | de tourner une page, 6+6 a
Le suprême feuillet | faisant le dernier pli ! 6+6 b
C'est cela qu'on verrait | si l'on voyait l'oubli. 6+6 b
Plus bas que les effets | et plus bas que les causes, 6+6 a
350 La clôture à laquelle | aboutissent les choses, 6+6 a
Il la touche, et dans l'ombre, | inutile éclaireur, 6+6 b
Il est à l'endroit morne | où Tout n'est plus. Terreur. 6+6 b
C'est fini. Le titan | regarde l'invisible. 6+6 a
Se rendre sans avoir | épuisé le possible, 6+6 a
355 Les colosses n'ont point | cette coutume-là ; 6+6 b
Les géants qu'un amas | d'infortune accabla 6+6 b
Luttent encore ; ils ont | un fier reste de rage ; 6+6 a
La résistance étant | ressemblante à l'outrage 6+6 a
Plaît aux puissants vaincus ; | l'aigle mord ses barreaux. 6+6 b
360 Faire au sort violence | est l'humeur des héros. 6+6 b
Et ce désespoir-là | seul est grand et sublime 6+6 a
Qui donne un dernier coup | de talon à l'abîme. 6+6 a
Phtos, comme s'il voulait, | de ses deux bras ouverts, 6+6 b
Arracher le dernier | morceau de l'univers, 6+6 b
Se baisse, étreint un bloc | et l'écarte…
VI
LA DÉCOUVERTE DU TITAN
365 O vertige ! 6+6 a
O gouffres ! l'effrayant | soupirail d'un prodige 6+6 a
Apparaît ; l'aube fait | irruption ; le jour, 6+6 b
Là, dehors, un rayon | d'allégresse et d'amour, 6+6 b
Formidable, aussi pur | que l'aurore première, 6+6 a
370 Entre dans l'ombre, et Phtos, | devant cette lumière, 6+6 a
Brusque aveu d'on ne sait | quel profond firmament, 6+6 b
Recule, épouvanté | par l'éblouissement. 6+6 b
Le soupirail est large, | et la brèche est béante. 6+6 a
Phtos y passe son bras, | puis sa tête géante ; 6+6 a
Il regarde.
375 Il croyait, | quand sur lui tout croula, 6+6 b
Voir l'abîme ; eh bien non ! | l'abîme, le voilà. 6+6 b
Phtos est à la fenêtre | immense du mystère. 6+6 a
Il voit l'autre côté | monstrueux de la terre, 6+6 a
L'inconnu, ce qu'aucun | regard ne vit jamais ; 6+6 b
380 Des profondeurs qui sont | en même temps sommets, 6+6 b
Un tas d'astres derrière | un gouffre d'empyrées, 6+6 a
Un océan roulant | aux plis de ses marées 6+6 a
Des flux et des reflux | de constellations ; 6+6 b
Il voit les vérités | qui sont les visions ; 6+6 b
385 Des flots d'azur, des flots | de nuit, des flots d'aurore, 6+6 a
Quelque chose qui semble | une croix météore, 6+6 a
Des étoiles après | des étoiles, des feux 6+6 b
Après des feux, des cieux, | des cieux, des cieux, des cieux ! 6+6 b
Le géant croyait tout | fini ; tout recommence ! 6+6 a
390 Ce qu'aucune sagesse | et pas une démence, 6+6 a
Pas un être sauvé, | pas un être puni 6+6 b
Ne rêverait, l'abîme | absolu, l'infini, 6+6 b
Il le voit. C'est vivant, | et son œil y pénètre. 6+6 a
Cela ne peut mourir | et cela n'a pu naître, 6+6 a
395 Cela ne peut s'accroître | ou décroître en clarté, 6+6 b
Toute cette lumière | étant l'éternité. 6+6 b
Phtos a le tremblement | effrayant qui devine. 6+6 a
Plus d'astres qu'il n'éclôt | de fleurs dans la ravine, 6+6 a
Plus de soleils qu'il n'est | de fourmis, plus de cieux 6+6 b
400 Et de mondes à voir | que les hommes n'ont d'yeux ! 6+6 b
Ces blancheurs sont des lacs | de rayons ; ces nuées 6+6 a
Sont des créations | sans fin continuées. 6+6 a
Là plus de rives, plus | de bords, plus d'horizons. 6+6 b
Dans l'étendue, où rien | ne marque les saisons, 6+6 b
405 Où luisent les azurs, | où les chaos sanglotent, 6+6 a
Des millions d'enfers | et de paradis flottent, 6+6 a
Éclairant de leurs feux, | lugubres ou charmants, 6+6 b
D'autres humanités | sous d'autres firmaments. 6+6 b
Où cela cesse-t-il ? | Cela n'a pas de terme. 6+6 a
410 Quel Styx étreint ce ciel ? | Aucun. Quel mur l'enferme ? 6+6 a
Aucun. Globes, soleils, | lunes, sphères. Forêt. 6+6 b
L'impossible à travers | l'évident transparaît. 6+6 b
C'est le point fait soleil, | c'est l'astre fait atome ; 6+6 a
Tant de réalité | que tout devient fantôme ; 6+6 a
415 Tout un univers spectre | apparu brusquement. 6+6 b
Un globe est une bulle ; | un siècle est un moment ; 6+6 b
Mondes sur mondes ; l'un | par l'autre ils se limitent. 6+6 a
Des sphères restent là, | fixes ; d'autres imitent 6+6 a
L'évanouissement | des passants inconnus, 6+6 b
420 Et s'en vont. Portant tout | et par rien soutenus, 6+6 b
Des foules d'univers | s'entre-croisent sans nombre ; 6+6 a
Point de Calpé pour l'aube | et d'Abyla pour l'ombre ; 6+6 a
Des astres errants vont, | viennent, portent secours ; 6+6 b
Ténèbres, clartés, gouffre. | Et puis après ? Toujours. 6+6 b
425 Phtos voit l'énigme — il voit | le fond, il voit la cime. 6+6 a
Il sent en lui la joie | obscure de l'abîme ; 6+6 a
Il subit, accablé | de soleils et de cieux, 6+6 b
L'inexprimable horreur | des lieux prodigieux. 6+6 b
Il regarde, éperdu, | le vrai, ce précipice. 6+6 a
430 Évidence sans borne, | ou fatale, ou propice ! 6+6 a
O stupeur ! il finit | par distinguer, au fond 6+6 b
De ce gouffre où le jour | avec la nuit se fond, 6+6 b
A travers l'épaisseur | d'une brume éternelle, 6+6 a
Dans on ne sait quelle ombre | énorme, une prunelle ! 6+6 a
*
435 Cependant sur le haut | de l'Olympe on riait ; 6+6 b
Les Immortels, sereins | sur le monde inquiet, 6+6 b
Resplendissaient, debout | dans un brouillard de gloire ; 6+6 a
Tout à coup, une étrange | et haute forme noire 6+6 a
Surgit en face d'eux, | et Vénus dit : Quelqu'un ! 6+6 b
440 C'était Phtos. Comme un feu | hors du vase à parfum, 6+6 b
Ou comme un flamboiement | au-dessus du cratère, 6+6 a
Le colosse, en rampant | dans l'ombre et sous la terre, 6+6 a
S'était fait libre, était | sorti de sa prison, 6+6 b
Et maintenant montait, | sinistre, à l'horizon. 6+6 b
445 Il avait traversé | tout le dessous du monde. 6+6 a
Il avait dans les yeux | l'éternité profonde. 6+6 a
Il se fit un silence | inouï ; l'on sentit 6+6 b
Que ce spectre était grand, | car tout devint petit ; 6+6 b
L'aigle ouvrit son œil fauve | où l'âpre éclair palpite, 6+6 a
450 Et sembla retarder | du côté de la fuite ; 6+6 a
L'Olympe fut noirci | par l'ombre du géant ; 6+6 b
Jupiter se dressa, | pâle, sur son séant ; 6+6 b
Le dur Vulcain cessa | de battre son enclume 6+6 a
Qui sonna si souvent, | dans sa forge qui fume, 6+6 a
455 Sur les fers des vaincus | lorsqu'il les écrouait ; 6+6 b
Afin qu'on n'entendit | pas même leur rouet 6+6 b
Les trois Grâces d'en haut | firent signe aux trois Parques. 6+6 a
Alors le titan, grave, | altier, portant les marques 6+6 a
Des tonnerres sur lui | tant de fois essayés, 6+6 b
460 Ayant l'immense aspect | des sommets foudroyés 6+6 b
Et la difformité | sublime des décombres, 6+6 a
Regarda fixement | les olympiens sombres 6+6 a
Stupéfaits sur leur cime | au fond de l'éther bleu, 6+6 b
Et leur cria, terrible : | O dieux, il est un Dieu ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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