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| = césure
HUG_4/HUG779
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
II
SUPRÉMATIE
Suprématie
Lorsque les trois grands dieux eurent dans un cachot 6+6 a
Mis les démons, chassé les monstres de là-haut, 6+6 a
Ôté sa griffe à l'hydre, au noir dragon son aile, 6+6 b
Et sur ce tas hurlant fermé l'ombre éternelle, 6+6 b
5 Laissant grincer l'enfer, ce sépulcre vivant, 6+6 a
Ils vinrent tous les trois, Vâyou, le dieu du Vent, 6+6 a
Agni, dieu de la Flamme, Indra, dieu de l'Espace, 6+6 b
S'asseoir sur le zénith, qu'aucun mont ne dépasse, 6+6 b
Et se dirent, ayant dans le ciel radieux 6+6 a
10 Chacun un astre au front : Nous sommes les seuls dieux ! 6+6 a
Tout à coup devant eux surgit dans l'ombre obscure 6+6 b
Une lumière ayant les yeux d'une figure. 6+6 b
Ce que cette lumière était, rien ne saurait 6+6 a
Le dire, et, comme brille au fond d'une forêt 6+6 a
15 Un long rayon de lune en une route étroite, 6+6 b
Elle resplendissait, se tenant toute droite. 6+6 b
Ainsi se dresse un phare au sommet d'un récif. 6+6 a
C'était un flamboiement immobile, pensif, 6+6 a
Debout.
Et les trois dieux s'étonnèrent.
Ils dirent : 6+6 b
Qu'est ceci ?
20 Tout se tut et les cieux attendirent. 6+6 b
— Dieu Vâyou, dit Agni, dieu Vâyou, dit Indra, 6+6 a
Parle à cette lumière. Elle te répondra. 6+6 a
Crois-tu que tu pourras savoir ce qu'elle est ?
— Certes, 6+6 b
Dit Vâyou. Je le puis.
Les profondeurs désertes 6+6 b
25 Songeaient ; tout fuyait, l'aigle ainsi que l'alcyon. 6+6 a
Alors Vâyou marcha droit à la vision. 6+6 a
— Qu'es-tu ? cria Vâyou, le dieu fort et suprême. 6+6 b
Et l'apparition lui dit : — Qu'es-tu toi-même ? 6+6 b
Et Vâyou dit : — Je suis Vâyou, le dieu du Vent. 6+6 a
— Et qu'est-ce que tu peux ?
30 — je peux, en me levant, 6+6 a
Tout déplacer, chasser les flots, courber les chênes, 6+6 b
Arracher tous les gonds, rompre toutes les chaînes, 6+6 b
Et si je le voulais, d'un souffle, moi Vâyou, 6+6 a
Plus aisément qu'au fleuve on ne jette un caillou 6+6 a
35 Ou que d'une araignée on ne crève les toiles, 6+6 b
J'emporterais la terre à travers les étoiles. 6+6 b
L'apparition prit un brin de paille et dit : 6+6 a
— Emporte ceci.
Puis, avant qu'il répondît, 6+6 a
Elle posa devant le dieu le brin de paille. 6+6 b
40 Alors, avec des yeux d'orage et de bataille, 6+6 b
Le dieu Vâyou se mit à grandir jusqu'au ciel, 6+6 a
Il troua l'effrayant plafond torrentiel, 6+6 a
Il ne fut plus qu'un monstre ayant partout des bouches, 6+6 b
Pâle, il démusela les ouragans farouches 6+6 b
45 Et mit en liberté l'âpre meute des airs ; 6+6 a
On entendit mugir le semoun des déserts 6+6 a
Et l'aquilon qui peut, par-dessus les épaules 6+6 b
Des montagnes, pousser l'océan jusqu'aux pôles ; 6+6 b
Vâyou, géant des vents, immense, au-dessus d'eux 6+6 a
50 Plana, gronda, frémit et rugit, et, hideux, 6+6 a
Remua les profonds tonnerres de l'abîme ; 6+6 b
Tout l'univers trembla de la base à la cime 6+6 b
Comme un toit où quelqu'un d'affreux marche à grands pas. 6+6 a
Le brin de paille aux pieds du dieu ne bougea pas. 6+6 a
Le dieu s'en retourna.
55 — Dieu du vent, notre frère, 6+6 b
Parle, as-tu pu savoir ce qu'est cette lumière ? 6+6 b
Et Vâyou répondit aux deux autres dieux : Non. 6+6 a
— Agni, dit Indra ; frère Agni, mon compagnon, 6+6 a
Dit Vâyou, pourrais-tu le savoir, toi ?
— Sans doute, 6+6 b
Dit Agni.
60 Le dieu rouge, Agni, que l'eau redoute, 6+6 b
Et devant qui médite à genoux le bouddha, 6+6 a
Alla vers la clarté sereine et demanda : 6+6 a
— Qu'es-tu, clarté ?
— Qu'es-tu toi-même ? lui dit-elle. 6+6 b
— Le dieu du Feu.
— Quelle est ta puissance ?
— Elle est telle 6+6 b
65 Que, si je veux, je puis brûler le ciel noirci, 6+6 a
Les mondes, les soleils, et tout.
— Brûle ceci, 6+6 a
Dit la clarté, montrant au dieu le brin de paille. 6+6 b
Alors, comme un bélier défonce une muraille, 6+6 b
Agni, frappant du pied, fit jaillir de partout 6+6 a
70 La flamme formidable, et, fauve, ardent, debout, 6+6 a
Crachant des jets de lave entre ses dents de braise, 6+6 b
Fit sur l'humble fétu crouler une fournaise ; 6+6 b
Un soufflement de forge emplit le firmament ; 6+6 a
Et le jour s'éclipsa dans un vomissement 6+6 a
75 D'étincelles, mêlé de tant de nuit et d'ombre 6+6 b
Qu'une moitié du ciel en resta longtemps sombre ; 6+6 b
Ainsi bout le Vésuve, ainsi flambe l'Hékla. 6+6 a
Lorsque enfin la vapeur énorme s'envola, 6+6 a
Quand le dieu rouge Agni, dont l'incendie est l'âme, 6+6 b
80 Eut éteint ce tumulte effroyable de flamme 6+6 b
Où grondait on ne sait quel monstrueux soufflet, 6+6 a
Il vit le brin de paille à ses pieds, qui semblait 6+6 a
N'avoir pas même été touché par la fumée. 6+6 b
Le dieu s'en revint.
— Dieu du feu, force enflammée, 6+6 b
85 Quelle est cette lumière enfin ? Sais-tu son nom ? 6+6 a
Dirent les autres dieux.
Agni répondit : Non. 6+6 a
— Indra, dit Vâyou ; frère Indra, dit Agni, sage ! 6+6 b
Roi dieu ! qui, sans passer, de tout vois le passage, 6+6 b
Peux-tu savoir, ô toi dont rien ne se perdra, 6+6 a
Ce qu'est cette clarté qui nous regarde ?
90 Indra 6+6 a
Répondit : Oui.
Toujours droite, la clarté pure 6+6 b
Brillait, et le dieu vint lui parler.
— O figure, 6+6 b
Qu'es-tu ? dit Indra, d'ombre et d'étoiles vêtu. 6+6 a
Et l'apparition dit : — Toi-même, qu'es-tu ? 6+6 a
95 Indra lui dit : — Je suis Indra, dieu de l'Espace. 6+6 b
— Et quel est ton pouvoir, dieu ?
— Sur sa carapace 6+6 b
La divine tortue, aux yeux toujours ouverts, 6+6 a
Porte l'éléphant blanc qui porte l'univers. 6+6 a
Autour de l'univers est l'infini. Ce gouffre 6+6 b
100 Contient tout ce qui vit, naît, meurt, existe, souffre, 6+6 b
Règne, passe ou demeure, au sommet, au milieu, 6+6 a
En haut, en bas, et c'est l'espace, et j'en suis dieu. 6+6 a
Sous moi la vie obscure ouvre tous ses registres ; 6+6 b
Je suis le grand voyant des profondeurs sinistres ; 6+6 b
105 Ni dans les bleus édens, ni dans l'enfer hagard, 6+6 a
Rien ne m'échappe, et rien n'est hors de mon regard ; 6+6 a
Si quelque être pour moi cessait d'être visible, 6+6 b
C'est lui qui serait dieu, pas nous ; c'est impossible. 6+6 b
Étant l'énormité, je vois l'immensité ; 6+6 a
110 Je vois toute la nuit et toute la clarté ; 6+6 a
Je vois le dernier lieu, je vois le dernier nombre, 6+6 b
Et ma prunelle atteint l'extrémité de l'ombre ; 6+6 b
Je suis le regardeur infini. Dans ma main 6+6 a
J'ai tout, le temps, l'esprit, hier, aujourd'hui, demain. 6+6 a
115 Je vois les trous de taupe et les gouffres d'aurore. 6+6 b
Tout ! et là même où rien n'est plus, je vois encore. 6+6 b
Depuis l'azur sans borne où les cieux sur les cieux 6+6 a
Tournent comme un rouage aux flamboyants essieux, 6+6 a
Jusqu'au néant des mots auquel le ver travaille, 6+6 b
Je sais tout ! je vois tout !
120 — Vois-tu ce brin de paille ? 6+6 b
Dit l'étrange clarté d'où sortait une voix. 6+6 a
Indra baissa la tête et cria : Je le vois. 6+6 a
Lumière, je te dis que j'embrasse tout l'être ; 6+6 b
Toi-même, entends-tu bien, tu ne peux disparaître 6+6 b
125 De mon regard, jamais éclipsé ni décru ! 6+6 a
A peine eut-il parlé qu'elle avait disparu. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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