Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_3/HUG588
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
VIII
SEIZIÈME SIÈCLE
Renaissance — Paganisme
Le Satyre
Prologue
LE SATYRE
———
Un satyre habitait l'Olympe, retiré 6+6 a
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré ; 6+6 a
Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches ; 6+6 b
Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches, 6+6 b
5 Il tenait à l'affût les douze ou quinze sens 6+6 a
Qu'un faune peut braquer sur les plaisirs passants. 6+6 a
Qu'était-ce que ce faune ? On l'ignorait ; et Flore 6+6 b
Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l'Aurore 6+6 b
Qui sait tout, surprenant le regard du réveil. 6+6 a
10 On avait beau parler à l'églantier vermeil, 6+6 a
Interroger le nid, questionner le souffle, 6+6 b
Personne ne savait le nom de ce maroufle. 6+6 b
Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains ; 6+6 a
Les ægipans étant fameux comme les vins, 6+6 a
15 En voyant la colline en nommait le satyre ; 6+6 b
On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre, 6+6 b
Gès, qui le soir riait, sur le Ménale assis, 6+6 a
Bos, l'ægipan de Crète ; on entendait Chrysis, 6+6 a
Sylvain du Ptyx que l'homme appelle Janicule, 6+6 b
20 Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule ; 6+6 b
Anthrops, faune du Pinde, était cité partout ; 6+6 a
Celui-ci, nulle part ; les uns le disaient loup ; 6+6 a
D'autres le disaient dieu, prétendant s'y connaître ; 6+6 b
Mais, en tout cas, qu'il fût tout ce qu'il pouvait être, 6+6 b
25 C'était un garnement de dieu fort mal famé. 6+6 a
Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé ; 6+6 a
La bacchante elle-même en tremblait ; les napées 6+6 b
S'allaient blottir aux trous des roches escarpées ; 6+6 b
Écho barricadait son antre trois peu sûr ; 6+6 a
30 Pour ce songeur velu, fait de fange et d'azur, 6+6 a
L'andryade en sa grotte était dans une alcôve ; 6+6 b
De la forêt profonde il était l'amant fauve ; 6+6 b
Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait 6+6 a
Du moment où la nymphe, à l'heure où tout se tait, 6+6 a
35 Éclatante, apparaît dans le miroir des sources ; 6+6 b
Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses ; 6+6 b
Il guettait, dans les lacs qu'ombrage le bouleau, 6+6 a
La naïade qu'on voit radieuse sous l'eau 6+6 a
Comme une étoile ayant la forme d'une femme ; 6+6 b
40 Son œil lascif errait la nuit comme une flamme ; 6+6 b
Il pillait les appâts splendides de l'été ; 6+6 a
Il adorait la fleur, cette naïveté ; 6+6 a
Il couvait d'une tendre et vaste convoitise 6+6 b
Le muguet, le troène embaumé, le cytise, 6+6 b
45 Et ne s'endormait pas même avec le pavot ; 6+6 a
Ce libertin était à la rose dévot ; 6+6 a
Il était fort infâme au mois de mai ; cet être 6+6 b
Traitait, regardant tout comme par la fenêtre, 6+6 b
Flore de mijaurée et Zéphir de marmot ; 6+6 a
50 Si l'eau murmurait : J'aime ! il la prenait au mot, 6+6 a
Et saisissait l'Ondée en fuite sous les herbes ; 6+6 b
Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes, 6+6 b
Il faisait une telle orgie avec les lys, 6+6 a
Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis, 6+6 a
55 Et de telles amours, que, témoin du désordre, 6+6 b
Le chardon, ce jaloux, s'efforçait de le mordre ; 6+6 b
Il s'était si crûment dans les excès plongé 6+6 a
Qu'il était dénoncé par la caille et le geai ; 6+6 a
Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse, 6+6 b
60 Traversait l'ombre ; après les mois de sécheresse, 6+6 b
Les rivières, qui n'ont qu'un voile de vapeur, 6+6 a
Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur 6+6 a
De rencontrer sa face effrontée et cornue ; 6+6 b
Un jour, se croyant seule et s'étant mise nue 6+6 b
65 Pour se baigner au flot d'un ruisseau clair, Psyché 6+6 a
L'aperçut tout à coup dans les feuilles caché, 6+6 a
Et s'enfuit, et s'alla plaindre dans l'empyrée ; 6+6 b
il avait l'innocence impudique de Rhée ; 6+6 b
Son caprice, à la fois divin et bestial, 6+6 a
70 Montait jusqu'au rocher sacré de l'idéal, 6+6 a
Car partout où l'oiseau vole, la chèvre y grimpe ; 6+6 b
Ce faune débraillait la forêt de l'Olympe ; 6+6 b
Et, de plus, il était voleur, l'aventurier. 6+6 a
Hercule l'alla prendre au fond de son terrier, 6+6 a
75 Et l'amena devant Jupiter par l'oreille. 6+6 b
I
LE BLEU
Quand le satyre fut sur la cime vermeille, 6+6 b
Quand il vit l'escalier céleste commençant, 6+6 a
On eût dit qu'il tremblait, tant c'était ravissant ! 6+6 a
Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie 6+6 b
80 A la fois par les yeux, l'odorat et l'ouïe, 6+6 b
Faune ayant de la terre encore à ses sabots, 6+6 a
Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux ; 6+6 a
Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne 6+6 b
De rayons et d'éclairs que Jupiter gouverne, 6+6 b
85 Il contemplait l'azur, des pléiades voisin ; 6+6 a
Béant, il regardait passer, comme un essaim 6+6 a
De molles nudités sans fin continuées, 6+6 b
Toutes ces déités que nous nommons nuées. 6+6 b
C'était l'heure où sortaient les chevaux du soleil ; 6+6 a
90 Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil, 6+6 a
Ouvrait les deux battants de sa porte sonore ; 6+6 b
Blancs, ils apparaissaient formidables d'aurore ; 6+6 b
Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d'yeux, 6+6 a
Éclatait la rondeur du grand char radieux ; 6+6 a
95 On distinguait le bras du dieu qui les dirige ; 6+6 b
Aquilon achevait d'atteler le quadrige ; 6+6 b
Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d'or ; 6+6 a
Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor 6+6 a
Entre la zone obscure et la zone enflammée ; 6+6 b
100 De leurs crins, d'où semblait sortir une fumée 6+6 b
De perles, de saphirs, d'onyx, de diamants, 6+6 a
Dispersée et fuyante au fond des éléments, 6+6 a
Les trois premiers, l'œil fier, la narine embrasée, 6+6 b
Secouaient dans le jour des gouttes de rosée ; 6+6 b
105 Le dernier secouait des astres dans la nuit. 6+6 a
Le ciel, le jour qui monte et qui s'épanouit, 6+6 a
La terre qui s'efface et l'ombre qui se dore, 6+6 b
Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l'aurore 6+6 b
Dont le hennissement provoque l'infini, 6+6 a
110 Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni, 6+6 a
Puissant, pur, rayonnait ; un coin était farouche ; 6+6 b
Là brillaient, près de l'antre où Gorgone se couche, 6+6 b
Les armes de chacun des grands dieux que l'autan 6+6 a
Gardait sévère, assis sur des os de titan ; 6+6 a
115 Là reposait la Force avec la Violence ; 6+6 b
On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance ; 6+6 b
On voyait des lambeaux de chair aux coutelas 6+6 a
De Bellone, de Mars, d'Hécate et de Pallas, 6+6 a
Des cheveux au trident et du sang à la foudre. 6+6 b
120 Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre, 6+6 b
Si la ronce du bouc apercevait la dent, 6+6 a
Ils auraient l'air pensif du sylvain regardant 6+6 a
Les armures des dieux dans le bleu vestiaire ; 6+6 b
Il entra dans le ciel ; car le grand bestiaire 6+6 b
125 Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas ; 6+6 a
Le bon faune crevait l'azur à chaque pas ; 6+6 a
Il boitait, tout gêné de sa fange première ; 6+6 b
Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière, 6+6 b
La monstruosité brutale du sylvain 6+6 a
130 Étant lourde et hideuse au nuage divin. 6+6 a
Il avançait, ayant devant lui le grand voile 6+6 b
Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile ; 6+6 b
Soudain il se courba sous un flot de clarté, 6+6 a
Et, le rideau s'étant tout à coup écarté, 6+6 a
135 Dans leur immense joie il vit les dieux terribles. 6+6 b
Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles, 6+6 b
Ces inconnus profonds de l'abîme, étaient là. 6+6 a
Sur douze trônes d'or que Vulcain cisela, 6+6 a
A la table où jamais on ne se rassasie, 6+6 b
140 Ils buvaient le nectar et mangeaient l'ambroisie. 6+6 b
Vénus était devant et Jupiter au fond. 6+6 a
Cypris, sur la blancheur d'une écume qui fond, 6+6 a
Reposait mollement, nue et surnaturelle, 6+6 b
Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle, 6+6 b
145 Et, par moments, avec l'encens, les cœurs, les vœux, 6+6 a
Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux. 6+6 a
Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l'aigle ; 6+6 b
Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle ; 6+6 b
On voyait dans ses yeux le monde commencé ; 6+6 a
150 Et dans l'un le présent, dans l'autre le passé ; 6+6 a
Dans le troisième errait l'avenir comme un songe ; 6+6 b
Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge ; 6+6 b
Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé, 6+6 a
Flottaient dans son regard ; sous son sourcil voilé, 6+6 a
155 Sa volonté parlait à sa toute-puissance ; 6+6 b
La nécessité morne était sa réticence ; 6+6 b
Il assignait les sorts ; et ses réflexions 6+6 a
Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions ; 6+6 a
Sa rêverie, où l'ombre affreuse venait faire 6+6 b
160 Des taches de noirceur sur un fond de lumière, 6+6 b
Était comme la peau du léopard tigré ; 6+6 a
Selon qu'ils s'écartaient ou s'approchaient, au gré 6+6 a
De ses décisions clémentes ou funèbres, 6+6 b
Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres 6+6 b
165 S'ouvrir ou se fermer les ciseaux d'Atropos ; 6+6 a
La radieuse paix naissait de son repos, 6+6 a
Et la guerre sortait du pli de sa narine ; 6+6 b
Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine, 6+6 b
Calme, et si patient que les sœurs d'Arachné, 6+6 a
170 Entre le froid conseil de Minerve émané 6+6 a
Et l'ordre redoutable attendu par Mercure, 6+6 b
Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure. 6+6 b
Derrière Jupiter rayonnait Cupidon, 6+6 a
L'enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon, 6+6 a
175 Qui, le jour qu'il naquit, riait, se sentant d'âge 6+6 b
A commencer, du haut des cieux, son brigandage. 6+6 b
L'univers apaisé, content, mélodieux, 6+6 a
Faisait une musique autour des vastes dieux ; 6+6 a
Partout où le regard tombait, c'était splendide ; 6+6 b
180 Toute l'immensité n'avait pas une ride ; 6+6 b
Le ciel réverbérait autour d'eux leur beauté ; 6+6 a
Le monde les louait pour l'avoir bien dompté ; 6+6 a
La bête aimait leurs arcs, l'homme adorait leurs piques ; 6+6 b
Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques, 6+6 b
185 Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés ; 6+6 a
Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds, 6+6 a
Et même la clameur du triste lac Stymphale, 6+6 b
Partie horrible et rauque, arrivait triomphale. 6+6 b
Au-dessus de l'Olympe éclatant, au-delà 6+6 a
190 Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula, 6+6 a
Plus loin que les chaos, prodigieux décombres, 6+6 b
Tournait la roue énorme aux douze cages sombres, 6+6 b
Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux 6+6 a
Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux ; 6+6 a
195 Ouverture du puits de l'infini sans borne ; 6+6 b
Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne ; 6+6 b
Orbe inouï, mêlant dans l'azur nébuleux 6+6 a
Aux lions constellés les sagittaires bleus. 6+6 a
Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine 6+6 b
200 Ajoutât des clous d'or à sa conque d'ébène, 6+6 b
Ces êtres merveilleux que le Destin conduit, 6+6 a
Étaient tout noirs, ayant pour mère l'âpre Nuit ; 6+6 a
Lorsque le jour parut, il leur livra bataille ; 6+6 b
Lutte affreuse ! il vainquit ; l'Ombre encore en tressaille ; 6+6 b
205 De sorte que, percés des flèches d'Apollon, 6+6 a
Tous ces monstres, partout, de la tête au talon, 6+6 a
En souvenir du sombre et lumineux désastre, 6+6 b
Ont maintenant la plaie incurable d'un astre. 6+6 b
Hercule, de ce poing qui peut fendre l'Ossa, 6+6 a
210 Lâchant subitement le captif, le poussa 6+6 a
Sur le grand pavé bleu de la céleste zone 6+6 b
— Va, dit-il. Et l'on vit apparaître le faune, 6+6 b
Hérissé, noir, hideux, et cependant serein, 6+6 a
Pareil au bouc velu qu'à Smyrne le marin, 6+6 a
215 En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles ; 6+6 b
L'éclat de rire fou monta jusqu'aux étoiles, 6+6 b
Si joyeux, qu'un géant enchaîné sur le mont 6+6 a
Leva la tète et dit : — Quel crime font-ils donc ? 6+6 a
Jupiter, le premier, rit ; l'orageux Neptune 6+6 b
220 Se dérida, changeant la mer et la fortune ; 6+6 b
Une Heure qui passait avec son sablier 6+6 a
S'arrêta, laissant l'homme et la terre oublier ; 6+6 a
La gaîté fut, devant ces narines camuses, 6+6 b
Si forte, qu'elle osa même aller jusqu'aux Muses ; 6+6 b
225 Vénus tourna son front, dont l'aube se voila, 6+6 a
Et dit : Qu'est-ce que c'est que cette bête-là ? 6+6 a
Et Diane chercha sur son dos une flèche ; 6+6 b
L'urne du Potamos étonné resta sèche ; 6+6 b
La colombe ferma ses doux yeux, et le paon 6+6 a
230 De sa roue arrogante insulta l'ægipan ; 6+6 a
Les déesses riaient toutes comme des femmes. 6+6 b
Le faune, haletant parmi ces grandes dames, 6+6 b
Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus ; 6+6 a
L'homme-chèvre ébloui regarda ses pieds nus ; 6+6 a
235 Alors on se pâma ; Mars embrassa Minerve, 6+6 b
Mercure prit la taille à Bellone avec verve, 6+6 b
La meute de Diane aboya sur l'Œta ; 6+6 a
Le tonnerre n'y put tenir, il éclata ; 6+6 a
Les immortels penchés parlaient aux immortelles ; 6+6 b
240 Vulcain dansait ; Pluton disait des choses telles 6+6 b
Que Momus en était presque déconcerté ; 6+6 a
Pour que la reine pût se tordre en liberté, 6+6 a
Hébé cachait Junon derrière son épaule ; 6+6 b
Et l'Hiver se tenait les côtes sur le pôle. 6+6 b
245 Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan. 6+6 a
Et lui, disait tout bas à Vénus : — Viens-nous-en. 6+6 a
Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire 6+6 b
Le bruit divin que fit la tempête du rire. 6+6 b
Hercule dit : — Voilà le drôle en question. 6+6 a
250 — Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon, 6+6 a
Tu mériterais bien qu'on te changeât en marbre, 6+6 b
En flot, ou qu'on te mît au cachot dans un arbre ; 6+6 b
Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends 6+6 a
A ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants ; 6+6 a
255 Mais, pour continuer le rire qui te sauve, 6+6 b
Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve. 6+6 b
L'Olympe écoute. Allons, chante.
Le chèvre-pieds 6+6 a
Dit : — Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés ; 6+6 a
Hercule ne prend pas bien garde lorsqu'il entre ; 6+6 b
260 Il a marché dessus en traversant mon antre. 6+6 b
Or, chanter sans pipeaux, c'est fort contrariant. 6+6 a
Mercure lui prêta sa flûte en souriant. 6+6 a
L'humble ægipan, figure à l'ombre habituée, 6+6 b
Alla s'asseoir rêveur derrière une nuée, 6+6 b
265 Comme si, moins voisin des rois, il était mieux, 6+6 a
Et se mit à chanter un chant mystérieux. 6+6 a
L'aigle, qui, seul, n'avait pas ri, dressa la tête. 6+6 b
Il chanta, calme et triste.
Alors sur le Taygète, 6+6 b
Sur le Mysis, au pied de l'Olympe divin, 6+6 a
270 Partout on vit, au fond du bois et du ravin, 6+6 a
Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches, 6+6 b
La biche à l'œil profond se dressa sur ses hanches, 6+6 b
Et les loups firent signe aux tigres d'écouter ; 6+6 a
On vit, selon le rythme étrange, s'agiter 6+6 a
275 Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent, 6+6 b
Et les sinistres fronts des grands chênes s'émurent. 6+6 b
Le faune énigmatique, aux Grâces odieux, 6+6 a
Ne semblait plus savoir qu'il était chez les dieux. 6+6 a
II
LE NOIR
Le satyre chanta la terre monstrueuse. 6+6 b
280 L'eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse, 6+6 b
Sembla dans son prélude errer comme à travers 6+6 a
Les sables, les graviers, l'herbe et les roseaux verts ; 6+6 a
Puis il dit l'Océan, typhon couvert de baves, 6+6 b
Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves, 6+6 b
285 Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs, 6+6 a
Où l'ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs, 6+6 a
Où le volcan, noyé sous d'affreux lacs, regrette 6+6 b
La montagne, son casque, et le feu, son aigrette, 6+6 b
Où l'on distingue, au fond des gouffres inouïs, 6+6 a
290 Les vieux enfers éteints des dieux évanouis. 6+6 a
Il dit la sève ; il dit la vaste plénitude 6+6 b
De la nuit, du silence et de la solitude, 6+6 b
Le froncement pensif du sourcil des rochers ; 6+6 a
Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers, 6+6 a
295 Pour algue le buisson, la mousse pour éponge, 6+6 b
La végétation aux mille têtes songe ; 6+6 b
Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux ; 6+6 a
Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux, 6+6 a
Ils gardent la figure antique de la terre ; 6+6 b
300 Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère ; 6+6 b
Il protège et défend le coin du bois ami 6+6 a
Où le gland l'engendra s'entrouvrant à demi, 6+6 a
Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre. 6+6 b
Pour arracher de là ce vieil opiniâtre, 6+6 b
305 Que d'efforts, que de peine au rude bûcheron ! 6+6 a
Le sylvain raconta Dodone et Cithéron, 6+6 a
Et tout ce qu'aux bas-fonds d'Hémus, sur l'Érymanthe, 6+6 b
Sur l'Hymite, l'autan tumultueux tourmente ; 6+6 b
Avril avec Tellus pris en flagrant délit, 6+6 a
310 Les fleuves recevant les sources dans leur lit, 6+6 a
La grenade montrant sa chair sous sa tunique, 6+6 b
Le rut religieux du grand cèdre cynique, 6+6 b
Et dans l'âcre épaisseur des branchages flottants, 6+6 a
La palpitation sauvage du printemps. 6+6 a
315 « Tout l'abîme est sous l'arbre énorme comme une urne. 6+6 b
La terre sous la plante ouvre son puits nocturne 6+6 b
Plein de feuilles, de fleurs et de l'amas mouvant 6+6 a
Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent, 6+6 a
Et dit : — Vivez ! Prenez. C'est à vous. Prends, brin d'herbe ! 6+6 b
320 Prends, sapin ! — La forêt surgit ; l'arbre superbe 6+6 b
Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds ; 6+6 a
La racine effrayante aux longs cous repliés, 6+6 a
Aux mille becs béants dans la profondeur noire, 6+6 b
Descend, plonge, atteint l'ombre et tâche de la boire, 6+6 b
325 Et, bue, au gré de l'air, du lieu, de la saison, 6+6 a
L'offre au ciel en encens ou la crache en poison, 6+6 a
Selon que la racine, embaumée ou malsaine, 6+6 b
Sort, parfum, de l'amour, ou, venin, de la haine. 6+6 b
De là, pour les héros, les grâces et les dieux, 6+6 a
330 L'œillet, le laurier-rose ou le lys radieux, 6+6 a
Et, pour l'homme qui pense et qui voit, la ciguë. 6+6 b
« Mais qu'importe à la terre ? Au chaos contiguë, 6+6 b
Elle fait son travail d'accouchement sans fin. 6+6 a
Elle a pour nourrisson l'universelle faim. 6+6 a
335 C'est vers son sein qu'en bas les racines s'allongent. 6+6 b
Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent 6+6 b
Les éléments, épars dans l'air souple et vivant ; 6+6 a
Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent ; 6+6 a
Tout leur est bon, la nuit, la mort ; la pourriture 6+6 b
340 Voit la rose et lui va porter sa nourriture ; 6+6 b
L'herbe vorace broute au fond des bois touffus ; 6+6 a
A toute heure, on entend le craquement confus 6+6 a
Des choses sous la dent des plantes ; on voit paître 6+6 b
Au loin, de toutes parts, l'immensité champêtre ; 6+6 b
345 L'arbre transforme tout dans son puissant progrès ; 6+6 a
Il faut du sable, il faut de l'argile et du grès ; 6+6 a
Il en faut au lentisque, il en faut à l'yeuse, 6+6 b
Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse 6+6 b
Regarde la forêt formidable manger. 6+6 a
350 Le satyre semblait dans l'abîme songer ; 6+6 a
Il peignit l'arbre vu du côté des racines, 6+6 b
Le combat souterrain des plantes assassines, 6+6 b
L'antre que le feu voit, qu'ignore le rayon, 6+6 a
Le revers ténébreux de la création, 6+6 a
355 Comme filtre la source et flambe le cratère ; 6+6 b
Il avait l'air de suivre un esprit sous la terre ; 6+6 b
Il semblait épeler un magique alphabet ; 6+6 a
On eût dit que sa chaîne invisible tombait ; 6+6 a
Il brillait ; on voyait s'échapper de sa bouche 6+6 b
360 Son rêve avec un bruit d'ailes vague et farouche : 6+6 b
« Les forêts sont le lieu lugubre ; la terreur, 6+6 a
Noire, y résiste même au matin, ce doreur ; 6+6 a
Les arbres tiennent l'ombre enchaînée à leurs tiges ; 6+6 b
Derrière le réseau ténébreux des vertiges, 6+6 b
365 L'aube est pâle, et l'on voit se tordre les serpents 6+6 a
Des branches sur l'aurore horribles et rampants ; 6+6 a
Là, tout tremble ; au-dessus de la ronce hagarde, 6+6 b
Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde ; 6+6 b
La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur, 6+6 a
370 Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur, 6+6 a
Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages 6+6 b
Avec qui l'ombre voit dialoguer les sages, 6+6 b
Guettent le grand secret, muets, le cou tendu ; 6+6 a
L'œil des montagnes s'ouvre et contemple, éperdu ; 6+6 a
375 On voit s'aventurer dans les profondeurs fauves 6+6 b
La curiosité de ces noirs géants chauves ; 6+6 b
Ils scrutent le vrai ciel, de l'Olympe inconnu ; 6+6 a
Ils tâchent de saisir quelque chose de nu ; 6+6 a
Ils sondent l'étendue auguste, chaste, austère, 6+6 b
380 Irritée, et, parfois surprenant le mystère, 6+6 b
Aperçoivent la Cause au pur rayonnement, 6+6 a
Et l'Énigme sacrée, au loin, sans vêtement, 6+6 a
Montrant sa forme blanche au fond de l'insondable. 6+6 b
O nature terrible ! ô lien formidable 6+6 b
385 Du bois qui pousse avec l'idéal contemplé ! 6+6 a
Bain de la déité dans le gouffre étoilé ! 6+6 a
Farouche nudité de la Diane sombre 6+6 b
Qui, de loin regardée et vue à travers l'ombre, 6+6 b
Fait croître au front des rocs les arbres monstrueux ! 6+6 a
O forêt ! »
390 Le sylvain avait fermé les yeux ; 6+6 a
La flûte que, parmi des mouvements de fièvre, 6+6 b
Il prenait et quittait, importunait sa lèvre ; 6+6 b
Le faune la jeta sur le sacré sommet ; 6+6 a
Sa paupière était close, on eût dit qu'il dormait, 6+6 a
395 Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière. 6+6 b
Il poursuivit :
« Salut ! Chaos ! gloire à la Terre ! 6+6 b
Le chaos est un dieu ; son geste est l'élément ; 6+6 a
Et lui seul a ce nom sacré : Commencement. 6+6 a
C'est lui qui, bien avant la naissance de l'heure, 6+6 b
400 Surprit l'aube endormie au fond de sa demeure, 6+6 b
Avant le premier jour et le premier moment ; 6+6 a
C'est lui qui, formidable, appuya doucement 6+6 a
La gueule de la nuit aux lèvres de l'aurore, 6+6 b
Et c'est de ce baiser qu'on vit l'étoile éclore. 6+6 b
405 Le chaos est l'époux lascif de l'infini. 6+6 a
Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni ; 6+6 a
Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches 6+6 b
De sa fécondité comme de ses débauches. 6+6 b
Fussiez-vous dieux, songez en voyant l'animal ! 6+6 a
410 Car il n'est pas le jour, mais il n'est pas le mal. 6+6 a
Toute la forte obscure et vague de la terre 6+6 b
Est dans la brute, larve auguste et solitaire ; 6+6 b
La sibylle au front gris le sait, et les devins 6+6 a
Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins ; 6+6 a
415 Et c'est là ce qui fait que la thessalienne 6+6 b
Prend des touffes de poils aux cuisses de l'hyène, 6+6 b
Et qu'Orphée écoutait, hagard, presque jaloux, 6+6 a
Le chant sombre qui sort du hurlement des loups. » 6+6 a
— Marsyas ! murmura Vulcain, l'envieux louche. 6+6 b
420 Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche. 6+6 b
Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit ; 6+6 a
Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit : 6+6 a
« Et maintenant, ô dieux ! écoutez ce mot : L'âme ! 6+6 b
Sous l'arbre qui bruit, près du monstre qui brame, 6+6 b
425 Quelqu'un parle. C'est l'Âme. Elle sort du chaos. 6+6 a
Sans elle, pas de vents, le miasme ; pas de flots, 6+6 a
L'étang ; l'âme, en sortant du chaos, le dissipe ; 6+6 b
Car il n'est que l'ébauche et l'âme est le principe. 6+6 b
L'Être est d'abord moitié brute et moitié forêt ; 6+6 a
430 Mais l'Air veut devenir l'Esprit, l'homme apparaît. 6+6 a
L'homme ! qu'est-ce que c'est que ce sphinx ? Il commence 6+6 b
En sagesse, ô mystère ! et finit en démence. 6+6 b
O ciel qu'il a quitté, rends-lui son âge d'or ! » 6+6 a
Le faune, interrompant son orageux essor, 6+6 a
435 Ouvrit d'abord un doigt, puis deux, puis un troisième, 6+6 b
Comme quelqu'un qui compte en même temps qu'il sème, 6+6 b
Et cria, sur le haut Olympe vénéré : 6+6 a
« O dieux ! l'arbre est sacré, l'animal est sacré, 6+6 a
L'homme est sacré ; respect à la terre profonde ! 6+6 b
440 La terre où l'homme crée, invente, bâtit, fonde. 6+6 b
Géant possible, encor caché dans l'embryon, 6+6 a
La terre où l'animal erre autour du rayon, 6+6 a
La terre où l'arbre ému prononce des oracles, 6+6 b
Dans l'obscur infini tout rempli de miracles, 6+6 b
445 Est le prodige, ô dieux ! le plus proche de vous ; 6+6 a
C'est le globe inconnu qui vous emporte tous, 6+6 a
Vous les éblouissants, la grande bande altière, 6+6 b
Qui dans des coupes d'or buvez de la lumière, 6+6 b
Vous qu'une aube précède et qu'une flamme suit, 6+6 a
450 Vous les dieux, à travers la formidable nuit ! » 6+6 a
La sueur ruisselait sur le front du satyre, 6+6 b
Comme l'eau du filet que des mers on retire ; 6+6 b
Ses cheveux s'agitaient comme au vent libyen. 6+6 a
Phœbus lui dit : — Veux-tu la lyre ?
— Je veux bien, 6+6 a
455 Dit le faune ; et, tranquille, il prit la grande lyre. 6+6 b
Alors il se dressa debout dans le délire 6+6 b
Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux, 6+6 a
Avec deux profondeurs splendides dans les yeux. 6+6 a
— Il est beau ! murmura Vénus épouvantée. 6+6 b
460 Et Vulcain, s'approchant d'Hercule, dit : Antée. 6+6 b
Hercule repoussa du coude ce boiteux. 6+6 a
III
LE SOMBRE
Il ne les voyait pas, quoiqu'il fût devant eux. 6+6 a
Il chanta l'Homme. Il dit cette aventure sombre, 6+6 b
L'homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre, 6+6 b
465 Effacé par sa faute, et, désastreux reflux, 6+6 a
Retombé dans la nuit de ce qu'on ne voit plus ; 6+6 a
Il dit les premiers temps, le bonheur, l'Atlantide, 6+6 b
Comment le parfum pur devint miasme fétide, 6+6 b
Comment l'hymne expira sous le clair firmament, 6+6 a
470 Comment la liberté devint joug, et comment 6+6 a
Le silence se fit sur la terre domptée ; 6+6 b
Il ne prononça pas le nom de Prométhée, 6+6 b
Mais il avait dans l'œil l'éclair du feu volé ; 6+6 a
Il dit l'humanité mise sous le scellé, 6+6 a
475 Il dit tous les forfaits et toutes les misères, 6+6 b
Depuis les rois peu bons jusqu'aux dieux peu sincères. 6+6 b
Tristes hommes ; ils ont vu le ciel se fermer. 6+6 a
En vain, pieux, ils ont commencé par s'aimer ; 6+6 a
En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme, 6+6 b
480 Le monstre à l'aile onglée, aux sept gueules de flamme ; 6+6 b
Hélas ! comme Cadmus, ils ont bravé le sort ; 6+6 a
Ils ont semé les dents de la bête ; il en sort 6+6 a
Des spectres tournoyant comme la feuille morte, 6+6 b
Qui combattent, l'épée à la main, et qu'emporte 6+6 b
485 L'évanouissement du vent mystérieux. 6+6 a
Ces spectres sont les rois ; ces spectres sont les dieux. 6+6 a
Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse ; 6+6 b
L'antique égalité devient sous eux bassesse ; 6+6 b
Dracon donne la main à Busiris ; la Mort 6+6 a
490 Se fait code, et se met aux ordres du plus fort, 6+6 a
Et le dernier soupir libre et divin s'exhale 6+6 b
Sous la difformité de la loi colossale. 6+6 b
L'homme se tait, ployé sous cet entassement ; 6+6 a
Il se venge ; il devient pervers ; il vole, il ment ; 6+6 a
495 L'âme inconnue et sombre a des vices d'esclave ; 6+6 b
Puisqu'on lui met un mont sur elle, elle en sort lave ; 6+6 b
Elle brûle et ravage au lieu de féconder. 6+6 a
Et dans le chant du faune on entendait gronder 6+6 a
Tout l'essaim des fléaux furieux qui se lève. 6+6 b
500 Il dit la guerre ; il dit la trompette et le glaive ; 6+6 b
La mêlée en feu, l'homme égorgé sans remord, 6+6 a
La gloire, et dans la joie affreuse de la mort 6+6 a
Les plis voluptueux des bannières flottantes ; 6+6 b
L'aube naît ; les soldats s'éveillent sous les tentes ; 6+6 b
505 La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux ; 6+6 a
L'armée en marche ondule au fond des chemins creux ; 6+6 a
La baliste en roulant s'enfonce dans les boues ; 6+6 b
L'attelage fumant tire, et l'on pousse aux roues ; 6+6 b
Cris des chefs, pas confus ; les moyeux des charrois 6+6 a
510 Balafrent les talus des ravins trop étroits. 6+6 a
On se rencontre, ô choc hideux ! les deux armées 6+6 b
Se heurtent, de la même épouvante enflammées, 6+6 b
Car la rage guerrière est un gouffre d'effroi. 6+6 a
O vaste effarement ! chaque bande a son roi. 6+6 a
515 Perce, épée ! ô cognée, abats ! massue, assomme ! 6+6 b
Cheval, foule aux pieds l'homme, et l'homme et l'homme et l'homme ! 6+6 b
Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours ; 6+6 a
Maintenant, pourrissez, et voici les vautours ! 6+6 a
Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire ; 6+6 b
520 L'homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre ; 6+6 b
Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher, 6+6 a
Écoute s'il entend les rois là-haut marcher ; 6+6 a
Il se hérisse ; l'ombre aux animaux le mêle ; 6+6 b
Il déchoit ; plus de femme, il n'a qu'une femelle ; 6+6 b
525 Plus d'enfants, des petits ; l'amour qui le séduit 6+6 a
Est fils de l'indigence et de l'Air de la nuit, 6+6 a
Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent ; 6+6 b
Les rois, après l'avoir fait taire, l'abrutissent ; 6+6 b
Si bien que le bâillon est maintenant un mors. 6+6 a
530 Et sans l'homme pourtant les horizons sont morts ; 6+6 a
Qu'est la création sans cette initiale ? 6+6 b
Seul sur la terre il a la lueur faciale ; 6+6 b
Seul il parle ; et sans lui tout est décapité. 6+6 a
Et l'on vit poindre aux yeux du faune la clarté 6+6 a
535 De deux larmes coulant comme à travers la flamme. 6+6 b
Il montra tout le gouffre acharné contre l'âme ; 6+6 b
Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux ; 6+6 a
Et la forêt du sort et la meute des maux, 6+6 a
Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes. 6+6 b
540 Et, pendant qu'il chantait toutes ces strophes tristes, 6+6 b
Le grand souffle vivant, ce transfigurateur, 6+6 a
Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur ; 6+6 a
En cercle autour de lui se taisaient les Borées ; 6+6 b
Et comme par un fil invisible tirées, 6+6 b
545 Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus, 6+6 a
Panthères, s'approchaient de lui de plus en plus ; 6+6 a
Quelques-unes étaient si près des dieux venues, 6+6 b
Pas à pas, qu'on voyait leurs gueules dans les nues. 6+6 b
Les dieux ne riaient plus ; tous ces victorieux, 6+6 a
550 Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux 6+6 a
Cette espèce d'esprit qui sortait d'une bête. 6+6 b
Il reprit :
« Donc, les dieux et les rois sur le faîte, 6+6 b
L'homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux. 6+6 a
L'homme ébauché ne sort qu'à demi du chaos 6+6 a
555 Et jusqu'à la ceinture il plonge dans la brute ; 6+6 b
Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte. 6+6 b
Où donc est l'espérance ? Elle a lâchement fui. 6+6 a
Toutes les surdités s'entendent contre lui ; 6+6 a
Le sol l'alourdit, l'air l'enfièvre, l'eau l'isole ; 6+6 b
560 Autour de lui la mer sinistre se désole ; 6+6 b
Grâce au hideux complot de tous ces guets-apens, 6+6 a
Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents ; 6+6 a
Ainsi que le héros l'aquilon le soufflette ; 6+6 b
La peste aide le glaive, et l'élément complète 6+6 b
565 Le despote, et la nuit s'ajoute au conquérant ; 6+6 a
Ainsi la Chose vient mordre aussi l'homme, et prend 6+6 a
Assez d'âme pour être une force, complice 6+6 b
De son impénétrable et nocturne supplice ; 6+6 b
Et la Matière, hélas ! devient Fatalité. 6+6 a
570 Pourtant qu'on prenne garde à ce déshérité ! 6+6 a
Dans l'ombre, une heure est là qui s'approche, et frissonne 6+6 b
Qui sera la terrible et qui sera la bonne, 6+6 b
Qui viendra te sauver, homme, car tu l'attends, 6+6 a
Et changer la figure implacable du temps ! 6+6 a
575 Qui connaît le destin ? qui sonda le peut-être ? 6+6 b
Oui, l'heure énorme vient, qui fera tout renaître, 6+6 b
Vaincra tout, changera le granit en aimant, 6+6 a
Fera pencher l'épaule au morne escarpement, 6+6 a
Et rendra l'impossible aux hommes praticable. 6+6 b
580 Avec ce qui l'opprime, avec ce qui l'accable, 6+6 b
Le genre humain se va forger son point d'appui ; 6+6 a
Je regarde le gland qu'on appelle aujourd'hui, 6+6 a
J'y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte. 6+6 b
Misérable homme, fait pour la révolte sainte, 6+6 b
585 Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ? 6+6 a
Qui sait si quelque jour on ne te verra pas, 6+6 a
Fier, suprême, atteler les forces de l'abîme, 6+6 b
Et, dérobant l'éclair à l'inconnu sublime, 6+6 b
Lier ce char d'un autre à deux chevaux à toi ? 6+6 a
590 Oui, peut-être on verra l'homme devenir loi, 6+6 a
Terrasser l'élément sous lui, saisir et tordre 6+6 b
Cette anarchie au point d'en faire jaillir l'ordre, 6+6 b
Le saint ordre de paix, d'amour et d'unité, 6+6 a
Dompter tout ce qui l'a jadis persécuté, 6+6 a
595 Se construire à lui-même une étrange monture 6+6 b
Avec toute la vie et toute la nature, 6+6 b
Seller la croupe en feu des souffles de l'enfer, 6+6 a
Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer ! 6+6 a
On le verra, vannant la braise dans son crible, 6+6 b
600 Maître et palefrenier d'une bête terrible, 6+6 b
Criant à toute chose : Obéis, germe, nais ! 6+6 a
Ajustant sur le bronze et l'acier un harnais 6+6 a
Fait de tous les secrets que l'étude procure, 6+6 b
Prenant aux mains du vent la grande bride obscure, 6+6 b
605 Passer dans la lueur ainsi que les démons, 6+6 a
Et traverser les bois, les fleuves et les monts, 6+6 a
Beau, tenant une torche aux astres allumée, 6+6 b
Sur une hydre d'airain, de foudre et de fumée ! 6+6 b
On l'entendra courir dans l'ombre avec le bruit 6+6 a
610 De l'aurore enfonçant les portes de la nuit ! 6+6 a
Qui sait si quelque jour, grandissant d'âge en âge, 6+6 b
Il ne jettera pas son dragon à la nage, 6+6 b
Et ne franchira pas les mers, la flamme au front ? 6+6 a
Qui sait si, quelque jour, brisant l'antique affront, 6+6 a
615 Il ne lui dira pas : Envole-toi, matière ! 6+6 b
S'il ne franchira point la tonnante frontière ; 6+6 b
S'il n'arrachera pas de son corps brusquement 6+6 a
La pesanteur, peau vile, immonde vêtement 6+6 a
Que la fange hideuse à la pensée inflige ? 6+6 b
620 De sorte qu'on verra tout à coup, ô prodige ! 6+6 b
Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux. 6+6 a
Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! va, factieux ! 6+6 a
Homme, un orbite d'astre est un anneau de chaîne, 6+6 b
Mais cette chaîne-là, c'est la chaîne sereine, 6+6 b
625 C'est la chaîne d'azur, c'est la chaîne du ciel ; 6+6 a
Celle-là, tu t'y dois rattacher, ô mortel, 6+6 a
Afin — car un esprit se meut comme une sphère 6+6 b
De faire aussi ton cercle autour de la lumière ! 6+6 b
Entre dans le grand chœur ! Va, franchis ce degré, 6+6 a
630 Quitte le joug infâme et prends le joug sacré ! 6+6 a
Deviens l'Humanité, triple, homme, enfant et femme ! 6+6 b
Transfigure-toi ! va ! sois de plus en plus l'âme ! 6+6 b
Esclave, grain d'un roi, démon, larve d'un dieu, 6+6 a
Prends le rayon, saisis l'aube, usurpe le feu ; 6+6 a
635 Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône 6+6 b
Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune ! » 6+6 b
IV
L'ÉTOILE
Le satyre un moment s'arrêta, respirant 6+6 a
Comme un homme levant son front hors d'un torrent ; 6+6 a
Un autre être semblait sous sa face apparaître ; 6+6 b
640 Les dieux s'étaient tournés inquiets vers le maître, 6+6 b
Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait. 6+6 a
Il reprit :
« Sous le poids hideux qui l'étouffait, 6+6 a
Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde. 6+6 b
Dieux, vous ne savez pas ce que c'est que le monde ; 6+6 b
645 Dieux, vous avez vaincu, vous n'avez pas compris. 6+6 a
Vous avez au-dessus de vous d'autres esprits, 6+6 a
Qui, dans le feu, la nue, et l'onde et la bruine, 6+6 b
Songent, en attendant votre immense ruine. 6+6 b
Mais qu'est-ce que cela me fait à moi qui suis 6+6 a
650 La prunelle effarée au fond des vastes nuits ? 6+6 a
Dieux, il est d'autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe. 6+6 b
Sachez ceci, tyrans de l'homme et de l'Érèbe, 6+6 b
Dieu qui versez le sang, dieux dont on voit le fond, 6+6 a
Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont 6+6 a
655 Où la terre et le ciel semblent en équilibre, 6+6 b
Mais vous pour être rois et moi pour être libre. 6+6 b
Pendant que vous semez haine, fraude et trépas, 6+6 a
Et que vous enjambez tout le crime en trois pas, 6+6 a
Moi je songe. Je suis l'œil fixe des cavernes. 6+6 b
660 Je vais. Olympes bleus et ténébreux Avernes, 6+6 b
Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon, 6+6 a
Sont devant mon regard la même vision ; 6+6 a
Les dieux, les fléaux, ceux d'à présent, ceux d'ensuite, 6+6 b
Traversent ma lueur et sont la même fuite. 6+6 b
665 Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu'un est. 6+6 a
Mais celui-là, jamais l'homme ne le connaît. 6+6 a
L'humanité suppose, ébauche, essaie, approche ; 6+6 b
Elle façonne un marbre, elle taille une roche 6+6 b
Et fait une statue, et dit : Ce sera lui. 6+6 a
670 L'homme reste devant cette pierre ébloui ; 6+6 a
Et tous les à peu près, quels qu'ils soient, ont des prêtres. 6+6 b
Soyez les Immortels, faites ! broyez les êtres, 6+6 b
Achevez ce vain tas de vivants palpitants, 6+6 a
Régnez ; quand vous aurez, encore un peu de temps, 6+6 a
675 Ensanglanté le ciel que la lumière azure, 6+6 b
Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure, 6+6 b
C'est bien, tout sera dit, vous serez remplacés 6+6 a
Par ce noir dieu final que l'homme appelle Assez ! 6+6 a
Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent, 6+6 b
680 Et les choses qu'on crut éternelles s'écroulent 6+6 b
Avant qu'on ait le temps de compter jusqu'à vingt. » 6+6 a
Tout en parlant ainsi, le satyre devint 6+6 a
Démesuré ; plus grand d'abord que Polyphème, 6+6 b
Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème 6+6 b
685 Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux, 6+6 a
Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l'Athos ; 6+6 a
L'espace immense entra dans cette forme noire ; 6+6 b
Et, comme le marin voit croître un promontoire, 6+6 b
Les dieux dressés voyaient grandir l'être effrayant ; 6+6 a
690 Sur son front blêmissait un étrange orient ; 6+6 a
Sa chevelure était une forêt ; des ondes, 6+6 b
Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes ; 6+6 b
Ses deux cornes semblaient le Caucase et l'Atlas ; 6+6 a
Les foudres l'entouraient avec de sourds éclats ; 6+6 a
695 Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes, 6+6 b
Et ses difformités s'étaient faites montagnes ; 6+6 b
Les animaux qu'avaient attirés ses accords, 6+6 a
Daims et tigres, montaient tout le long de son corps ; 6+6 a
Des avrils tout en fleur verdoyaient sur ses membres ; 6+6 b
700 Le pli de son aisselle abritait des décembres ; 6+6 b
Et des peuples errants demandaient leur chemin, 6+6 a
Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main. 6+6 a
Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante ; 6+6 b
La lyre, devenue en le touchant géante, 6+6 b
705 Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris, 6+6 a
Les ouragans étaient dans les sept cordes pris 6+6 a
Comme des moucherons dans de lugubres toiles ; 6+6 b
Sa poitrine terrible était pleine d'étoiles. 6+6 b
Il cria :
« L'avenir, tel que les cieux le font, 6+6 a
710 C'est l'élargissement dans l'infini sans fond, 6+6 a
C'est l'esprit pénétrant de toutes parts la chose ! 6+6 b
On mutile l'effet en limitant la cause ; 6+6 b
Monde, tout le mal vient de la forme des dieux. 6+6 a
On fait du ténébreux avec le radieux ; 6+6 a
715 Pourquoi mettre au-dessus de l'Être, des fantômes ? 6+6 b
Les clartés, les éthers, ne sont pas des royaumes. 6+6 b
Place au fourmillement éternel des cieux noirs, 6+6 a
Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs ! 6+6 a
Place à l'atome saint, qui brûle ou qui ruisselle ! 6+6 b
720 Place au rayonnement de l'âme universelle ! 6+6 b
Un roi c'est de la guerre, un dieu c'est de la nuit. 6+6 a
Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit ! 6+6 a
Partout une lumière et partout un génie ! 6+6 b
Amour ! tout s'entendra, tout étant l'harmonie ! 6+6 b
725 L'azur du ciel sera l'apaisement des loups. 6+6 a
Place à Tout ! Je suis Pan ; Jupiter ! à genoux. » 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université