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| = césure
HUG_3/HUG581
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
V
LES CHEVALIERS ERRANTS
Éviradnus
I
DÉPART DE L'AVENTURIER POUR L'AVENTURE
Qu'est-ce que Sigismond et Ladislas ont dit ? 6+6 a
Je ne sais si la roche ou l'arbre l'entendit ; 6+6 a
Mais, quand ils ont tout bas parlé dans la broussaille, 6+6 a
L'arbre a fait un long bruit de taillis qui tressaille, 6+6 a
5 Comme si quelque bête en passant l'eût troublé, 6+6 a
Et l'ombre du rocher ténébreux a semblé 6+6 a
Plus noire, et l'on dirait qu'un morceau de cette ombre 6+6 a
A pris forme et s'en est allé dans le bois sombre, 6+6 a
Et maintenant on voit comme un spectre marchant 6+6 a
10 Là-bas dans la clarté sinistre du couchant. 6+6 a
Ce n'est pas une bête en son gîte éveillée, 6+6 a
Ce n'est pas un fantôme éclos sous la feuillée, 6+6 a
Ce n'est pas un morceau de l'ombre du rocher 6+6 a
Qu'on voit là-bas au fond des clairières marcher ; 6+6 a
15 C'est un vivant qui n'est ni stryge ni lémure ; 6+6 a
Celui qui marche là, couvert d'une âpre armure, 6+6 a
C'est le grand chevalier d'Alsace, Éviradnus. 6+6 a
Ces hommes qui parlaient, il les a reconnus ; 6+6 a
Comme il se reposait dans le hallier, ces bouches 6+6 a
20 Ont passé, murmurant des paroles farouches, 6+6 a
Et jusqu'à son oreille un mot est arrivé ; 6+6 a
Et c'est pourquoi ce juste et ce preux s'est levé. 6+6 a
Il connaît ce pays qu'il parcourut naguère. 6+6 a
Il rejoint l'écuyer Gasclin, page de guerre, 6+6 a
25 Qui l'attend dans l'auberge, au plus profond du val, 6+6 a
Où tout à l'heure il vient de laisser son cheval 6+6 a
Pour qu'en hâte on lui donne à boire, et qu'on le ferre. 6+6 a
Il dit au forgeron : — Faites vite. Une affaire 6+6 a
M'appelle. — Il monte en selle et part.
II
ÉVIRADNUS
Éviradnus, 6+6 a
30 Vieux, commence à sentir le poids des ans chenus ; 6+6 a
Mais c'est toujours celui qu'entre tous on renomme, 6+6 a
Le preux que nul n'a vu de son sang économe ; 6+6 a
Chasseur du crime, il est nuit et jour à l'affût ; 6+6 a
De sa vie il n'a fait d'action qui ne fût 6+6 a
35 Sainte, blanche et loyale, et la grande pucelle, 6+6 a
L'épée, en sa main pure et sans tache étincelle. 6+6 a
C'est le Samson chrétien, qui, survenant à point, 6+6 a
N'ayant pour enfoncer la porte que son poing, 6+6 a
Entra, pour la sauver, dans Sickingen en flamme ; 6+6 a
40 Qui, s'indignant de voir honorer un infâme, 6+6 a
Fit, sous son dur talon, un tas d'arceaux rompus 6+6 a
Du monument bâti pour l'affreux duc Lupus, 6+6 a
Arracha la statue, et porta la colonne 6+6 a
Du munster de Strasbourg au pont de Wasselonne, 6+6 a
45 Et là, fier, la jeta dans les étangs profonds ; 6+6 a
On vante Éviradnus d'Altorf à Chaux-de-Fonds ; 6+6 a
Quand il songe et s'accoude, on dirait Charlemagne ; 6+6 a
Rôdant, tout hérissé, du bois à la montagne, 6+6 a
Velu, fauve, il a l'air d'un loup qui serait bon ; 6+6 a
50 Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon ; 6+6 a
Tout entier au devoir qu'en sa pensée il couve, 6+6 a
Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouve 6+6 a
Que les hommes sont bas et que les lits sont courts ; 6+6 a
Il écoute partout si l'on crie au secours ; 6+6 a
55 Quand les rois courbent trop le peuple, il le redresse 6+6 a
Avec une intrépide et superbe tendresse ; 6+6 a
Il défendit Alix comme Diègue Urraca ; 6+6 a
Il est le fort, ami du faible ; il attaqua 6+6 a
Dans les antres les rois du Rhin, et dans leurs bauges 6+6 a
60 Les barons effrayants et difformes des Vosges ; 6+6 a
De tout peuple orphelin il se faisait l'aïeul ; 6+6 a
Il mit en liberté les villes ; il vint seul 6+6 a
De Hugo Tête-d'Aigle affronter la caverne ; 6+6 a
Bon, terrible, il brisa le carcan de Saverne, 6+6 a
65 La ceinture de fer de Schelestadt, l'anneau 6+6 a
De Colmar et la chaîne au pied de Haguenau. 6+6 a
Tel fut Éviradnus. Dans l'horrible balance 6+6 a
Où les princes jetaient le dol, la violence, 6+6 a
L'iniquité, l'horreur, le mal, le sang, le feu, 6+6 a
70 Sa grande épée était le contre-poids de Dieu. 6+6 a
Il est toujours en marche, attendu qu'on moleste 6+6 a
Bien des infortunés sous la voûte céleste, 6+6 a
Et qu'on voit dans la nuit bien des mains supplier ; 6+6 a
Sa lance n'aime pas moisir au râtelier ; 6+6 a
75 Sa hache de bataille aisément se décroche ; 6+6 a
Malheur à l'action mauvaise qui s'approche 6+6 a
Trop près d'Éviradnus, le champion d'acier ! 6+6 a
La mort tombe de lui comme l'eau du glacier. 6+6 a
Il est héros ; il a pour cousine la race 6+6 a
80 Des Amadis de France et des Pyrrhus de Thrace. 6+6 a
Il rit des ans. Cet homme, à qui le monde entier 6+6 a
N'eût pas fait dire Grâce ! et demander quartier, 6+6 a
Ira-t-il pas crier au temps : Miséricorde ! 6+6 a
Il s'est, comme Baudoin, ceint les reins d'une corde ; 6+6 a
85 Tout vieux qu'il est, il est de la grande tribu ; 6+6 a
Le moins fier des oiseaux n'est pas l'aigle barbu. 6+6 a
Qu'importe l'âge ? il lutte. Il vient de Palestine, 6+6 a
Il n'est point las. Les ans s'acharnent ; il s'obstine. 6+6 a
III
DANS LA FORÊT
Quelqu'un qui s'y serait perdu ce soir, verrait 6+6 a
90 Quelque chose d'étrange au fond de la forêt ; 6+6 a
C'est une grande salle éclairée et déserte. 6+6 a
Où ? Dans l'ancien manoir de Corbus.
L'herbe verte, 6+6 a
Le lierre, le chiendent, l'églantier sauvageon, 6+6 a
Font, depuis trois cents ans, l'assaut de ce donjon ; 6+6 a
95 Le burg, sous cette abjecte et rampante escalade, 6+6 a
Meurt, comme sous la lèpre un sanglier malade ; 6+6 a
Il tombe ; les fossés s'emplissent des créneaux ; 6+6 a
La ronce, ce serpent, tord sur lui ses anneaux ; 6+6 a
Le moineau franc, sans même entendre ses murmures, 6+6 a
100 Sur ses vieux pierriers morts vient becqueter les mûres ; 6+6 a
L'épine sur son deuil prospère insolemment ; 6+6 a
Mais, l'hiver, il se venge ; alors, le burg dormant 6+6 a
S'éveille, et, quand il pleut pendant des nuits entières, 6+6 a
Quand l'eau glisse des toits et s'engouffre aux gouttières, 6+6 a
105 Il rend grâce à l'ondée, aux vents, et, content d'eux, 6+6 a
Profite, pour cracher sur le lierre hideux, 6+6 a
Des bouches de granit de ses quatre gargouilles. 6+6 a
Le burg est aux lichens comme le glaive aux rouilles ; 6+6 a
Hélas ! et Corbus, triste, agonise. Pourtant 6+6 a
110 L'hiver lui plaît ; l'hiver, sauvage combattant, 6+6 a
Il se refait, avec les convulsions sombres 6+6 a
Des nuages hagards croulant sur ses décombres, 6+6 a
Avec l'éclair qui frappe et fuit comme un larron, 6+6 a
Avec des souffles noirs, qui sonnent du clairon, 6+6 a
115 Une sorte de vie effrayante, à sa taille ; 6+6 a
La tempête est la sœur fauve de la bataille ; 6+6 a
Et le puissant donjon, féroce, échevelé, 6+6 a
Dit : Me voilà ! sitôt que la bise a sifflé ; 6+6 a
Il rit quand l'équinoxe irrité le querelle 6+6 a
120 Sinistrement, avec son haleine de grêle ; 6+6 a
Il est joyeux, ce burg, soldat encor debout, 6+6 a
Quand, jappant comme un chien poursuivi par un loup, 6+6 a
Novembre, dans la brume errant de roche en roche, 6+6 a
Répond au hurlement de janvier qui s'approche. 6+6 a
125 Le donjon crie : En guerre ! ô tourmente, es-tu là ? 6+6 a
Il craint peu l'ouragan, lui qui vit Attila. 6+6 a
Oh ! les lugubres nuits ! Combats dans la bruine ; 6+6 a
La nuée attaquant, farouche, la ruine ! 6+6 a
Un ruissellement vaste, affreux, torrentiel, 6+6 a
130 Descend des profondeurs furieuses du ciel ; 6+6 a
Le burg brave la nue ; on entend les gorgones 6+6 a
Aboyer aux huit coins de ses tours octogones ; 6+6 a
Tous les monstres sculptés sur l'édifice épars 6+6 a
Grondent, et les lions de pierre des remparts 6+6 a
135 Mordent la brume, l'air et l'onde, et les tarasques 6+6 a
Battent de l'aile au souffle horrible des bourrasques ; 6+6 a
L'âpre averse en fuyant vomit sur les griffons ; 6+6 a
Et, sous la pluie entrant par les trous des plafonds, 6+6 a
Les guivres, les dragons, les méduses, les drées, 6+6 a
140 Grincent des dents au fond des chambres effondrées ; 6+6 a
Le château de granit, pareil au preux de fer, 6+6 a
Lutte toute la nuit, résiste tout l'hiver ; 6+6 a
En vain le ciel s'essouffle, en vain janvier se rue ; 6+6 a
En vain tous les passants de cette sombre rue 6+6 a
145 Qu'on nomme l'infini, l'ombre et l'immensité, 6+6 a
Le tourbillon, d'un fouet invisible hâté, 6+6 a
Le tonnerre, la trombe où le typhon se dresse, 6+6 a
S'acharnent sur la fière et haute forteresse ; 6+6 a
L'orage la secoue en vain comme un fruit mûr ; 6+6 a
150 Les vents perdent leur peine à guerroyer ce mur, 6+6 a
Le fôhn bruyant s'y lasse, et sur cette cuirasse 6+6 a
L'aquilon s'époumone et l'autan se harasse, 6+6 a
Et tous ces noirs chevaux de l'air sortent fourbus 6+6 a
De leur bataille avec le donjon de Corbus. 6+6 a
155 Aussi, malgré la ronce et le chardon et l'herbe, 6+6 a
Le vieux burg est resté triomphal et superbe ; 6+6 a
Il est comme un pontife au cœur du bois profond, 6+6 a
Sa tour lui met trois rangs de créneaux sur le front ; 6+6 a
Le soir, sa silhouette immense se découpe ; 6+6 a
160 Il a pour trône un roc, haute et sublime croupe ; 6+6 a
Et, par les quatre coins, sud, nord, couchant, levant, 6+6 a
Quatre monts, Crobius, Bléda, géants du vent, 6+6 a
Aptar où croît le pin, Toxis que verdit l'orme, 6+6 a
Soutiennent au-dessus de sa tiare énorme 6+6 a
165 Les nuages, ce dais livide de la nuit. 6+6 a
Le pâtre a peur, et croit que cette tour le suit ; 6+6 a
Les superstitions ont fait Corbus terrible ; 6+6 a
On dit que l'Archer Noir a pris ce burg pour cible, 6+6 a
Et que sa cave est l'antre où dort le Grand Dormant ; 6+6 a
170 Car les gens des hameaux tremblent facilement, 6+6 a
Les légendes toujours mêlent quelque fantôme 6+6 a
A l'obscure vapeur qui sort des toits de chaume, 6+6 a
L'âtre enfante le rêve, et l'on voit ondoyer 6+6 a
L'effroi dans la fumée errante du foyer. 6+6 a
175 Aussi, le paysan rend grâce à sa roture 6+6 a
Qui le dispense, lui, d'audace et d'aventure, 6+6 a
Et lui permet de fuir ce burg de la forêt 6+6 a
Qu'un preux, par point d'honneur belliqueux, chercherait. 6+6 a
Corbus voit rarement au loin passer un homme. 6+6 a
180 Seulement, tous les quinze ou vingt ans, l'économe 6+6 a
Et l'huissier du palais, avec des cuisiniers 6+6 a
Portant tout un festin dans de larges paniers, 6+6 a
Viennent, font des apprêts mystérieux, et partent ; 6+6 a
Et, le soir, à travers les branches qui s'écartent, 6+6 a
185 On voit de la lumière au fond du burg noirci, 6+6 a
Et nul n'ose approcher. Et pourquoi ? Le voici. 6+6 a
IV
LA COUTUME DE LUSACE
C'est l'usage, à la mort du marquis de Lusace, 6+6 a
Que l'héritier du trône, en qui revit la race, 6+6 a
Avant de revêtir les royaux attributs, 6+6 a
190 Aille, une nuit, souper dans la tour de Corbus ; 6+6 a
C'est de ce noir souper qu'il sort prince et margrave ; 6+6 a
La marquise n'est bonne et le marquis n'est brave 6+6 a
Que s'ils ont respiré les funèbres parfums 6+6 a
Des siècles dans ce nid des vieux maîtres défunts. 6+6 a
195 Les marquis de Lusace ont une haute tige, 6+6 a
Et leur source est profonde à donner le vertige ; 6+6 a
Ils ont pour père Antée, ancêtre d'Attila ; 6+6 a
De ce vaincu d'Alcide une race coula ; 6+6 a
C'est la race, autrefois payenne, puis chrétienne, 6+6 a
200 De Lechus, de Platon, d'Othon, d'Ursus, d'Étienne, 6+6 a
Et de tous ces seigneurs des rocs et des forêts 6+6 a
Bordant l'Europe au nord, flot d'abord, digue après. 6+6 a
Corbus est double ; il est burg au bois, ville en plaine. 6+6 a
Du temps où l'on montait sur la tour châtelaine, 6+6 a
205 On voyait, au-delà des pins et des rochers, 6+6 a
Sa ville perçant l'ombre au loin de ses clochers ; 6+6 a
Cette ville a des murs ; pourtant ce n'est pas d'elle 6+6 a
Que relève l'antique et noble citadelle ; 6+6 a
Fière, elle s'appartient ; quelquefois un château 6+6 a
210 Est l'égal d'une ville ; en Toscane, Prato, 6+6 a
Barletta dans la Pouille, et Crême en Lombardie, 6+6 a
Valent une cité, même forte et hardie ; 6+6 a
Corbus est de ce rang. Sur ses rudes parois 6+6 a
Ce burg a le reflet de tous les anciens rois ; 6+6 a
215 Tous leurs événements, toutes leurs funérailles, 6+6 a
Ont, chantant ou pleurant, traversé ses murailles, 6+6 a
Tous s'y sont mariés, la plupart y sont nés ; 6+6 a
C'est là que flamboyaient ces barons couronnés ; 6+6 a
Corbus est le berceau de la royauté scythe. 6+6 a
220 Or, le nouveau marquis doit faire une visite 6+6 a
A l'histoire qu'il va continuer. La loi 6+6 a
Veut qu'il soit seul pendant la nuit qui le fait roi. 6+6 a
Au seuil de la forêt, un clerc lui donne à boire 6+6 a
Un vin mystérieux versé dans un ciboire, 6+6 a
225 Qui doit, le soir venu, l'endormir jusqu'au jour ; 6+6 a
Puis on le laisse, il part et monte dans la tour ; 6+6 a
Il trouve dans la salle une table dressée ; 6+6 a
Il soupe et dort ; et l'ombre envoie à sa pensée 6+6 a
Tous les spectres des rois depuis le duc Bela : 6+6 a
230 Nul n'oserait entrer au burg cette nuit-là ; 6+6 a
Le lendemain, on vient en foule, on le délivre ; 6+6 a
Et, plein des visions du sommeil, encore ivre 6+6 a
De tous ces grands aïeux qui lui sont apparus, 6+6 a
On le mène à l'église où dort Borivorus ; 6+6 a
235 L'évêque lui bénit la bouche et la paupière, 6+6 a
Et met dans ses deux mains les deux haches de pierre 6+6 a
Dont Attila frappait juste comme la mort, 6+6 a
D'un bras sur le midi, de l'autre sur le nord. 6+6 a
Ce jour-là, sur les tours de la ville, on arbore 6+6 a
240 Le menaçant drapeau du marquis Swantibore 6+6 a
Qui lia dans les bois et fit manger aux loups 6+6 a
Sa femme et le taureau dont il était jaloux. 6+6 a
Même quand l'héritier du trône est une femme, 6+6 a
Le souper de la tour de Corbus la réclame ; 6+6 a
245 C'est la loi ; seulement, la pauvre femme a peur. 6+6 a
V
LA MARQUISE MAHAUD
La nièce du dernier marquis, Jean le Frappeur, 6+6 a
Mahaud, est aujourd'hui marquise de Lusace. 6+6 a
Darne, elle a la couronne, et, femme, elle a la grâce. 6+6 a
Une reine n'est pas reine sans la beauté. 6+6 a
250 C'est peu que le royaume, il faut la royauté. 6+6 a
Dieu dans son harmonie également emploie 6+6 a
Le cèdre qui résiste et le roseau qui ploie, 6+6 a
Et, certes, il est bon qu'une femme parfois 6+6 a
Ait dans sa main les mœurs, les esprits et les lois, 6+6 a
255 Succède au maître altier, sourie au peuple, et mène, 6+6 a
En lui parlant tout bas, la sombre troupe humaine ; 6+6 a
Mais la douce Mahaud, dans ces temps de malheur, 6+6 a
Tient trop le sceptre, hélas ! comme on tient une fleur ; 6+6 a
Elle est gaie, étourdie, imprudente et peureuse. 6+6 a
260 Toute une Europe obscure autour d'elle se creuse ; 6+6 a
Et quoiqu'elle ait vingt ans, on a beau la prier, 6+6 a
Elle n'a pas encor voulu se marier. 6+6 a
Il est temps cependant qu'un bras viril l'appuie ; 6+6 a
Comme l'arc-en-ciel rit entre l'ombre et la pluie, 6+6 a
265 Comme la biche joue entre le tigre et l'ours, 6+6 a
Elle a, la pauvre belle aux purs et chastes jours, 6+6 a
Deux noirs voisins qui font une noire besogne, 6+6 a
L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne. 6+6 a
VI
LES DEUX VOISINS
Toute la différence entre ce sombre roi 6+6 a
270 Et ce sombre empereur, sans foi, sans Dieu, sans loi, 6+6 a
C'est que l'un est la griffe et que l'autre est la serre ; 6+6 a
Tous deux vont à la messe et disent leur rosaire, 6+6 a
Ils n'en passent pas moins pour avoir fait tous deux 6+6 a
Dans l'enfer un traité d'alliance hideux ; 6+6 a
275 On va même jusqu'à chuchoter à voix basse, 6−6 a
Dans la foule où la peur d'en haut tombe et s'amasse, 6+6 a
L'affreux texte d'un pacte entre eux et le pouvoir 6+6 a
Qui s'agite sous l'homme au fond du monde noir ; 6+6 a
Quoique l'un soit la haine et l'autre la vengeance, 6+6 a
280 Ils vivent côte à côte en bonne intelligence ; 6+6 a
Tous les peuples qu'on voit saigner à l'horizon 6+6 a
Sortent de leur tenaille et sont de leur façon ; 6+6 a
Leurs deux figures sont lugubrement grandies 6+6 a
Par de rouges reflets de sacs et d'incendies ; 6+6 a
285 D'ailleurs, comme David, suivant l'usage ancien, 6+6 a
L'un est poète, et l'autre est bon musicien ; 6+6 a
Et, les déclarant dieux, la renommée allie 6+6 a
Leurs noms dans les sonnets qui viennent d'Italie. 6+6 a
L'antique hiérarchie a l'air mise en oubli, 6+6 a
290 Car, suivant le vieil ordre en Europe établi, 6+6 a
L'empereur d'Allemagne est duc, le roi de France 6+6 a
Marquis ; les autres rois ont peu de différence ; 6+6 a
Ils sont barons autour de Rome, leur pilier, 6+6 a
Et le roi de Pologne est simple chevalier ; 6+6 a
295 Mais dans ce siècle on voit l'exception unique 6+6 a
Du roi sarmate égal au césar germanique. 6+6 a
Chacun s'est fait sa part ; l'allemand n'a qu'un soin, 6+6 a
Il prend tous les pays de terre ferme au loin ; 6+6 a
Le polonais, ayant le rivage baltique, 6+6 a
300 Veut des ports, il a pris toute la mer Celtique, 6+6 a
Sur tous les flots du nord il pousse ses dromons, 6+6 a
L'Islande voit passer ses navires démons ; 6+6 a
L'allemand brûle Anvers et conquiert les deux Prusses, 6+6 a
Le polonais secourt Spotocus, duc des russes, 6+6 a
305 Comme un plus grand boucher en aide un plus petit ; 6+6 a
Le roi prend, l'empereur pille, usurpe, investit ; 6+6 a
L'empereur fait la guerre à l'ordre teutonique, 6+6 a
Le roi sur le Jutland pose son pied cynique ; 6+6 a
Mais, qu'ils brisent le faible ou qu'ils trompent le fort, 6+6 a
310 Quoi qu'ils fassent, ils ont pour loi d'être d'accord ; 6+6 a
Des geÿsers du pôle aux cités transalpines, 6+6 a
Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines, 6+6 a
Égratignent le pâle et triste continent. 6+6 a
Et tout leur réussit. Chacun d'eux, rayonnant, 6+6 a
315 Mène à fin tous ses plans lâches ou téméraires, 6+6 a
Et règne ; et, sous Satan paternel, ils sont frères ; 6+6 a
Ils s'aiment ; l'un est fourbe et l'autre est déloyal ; 6+6 a
Ils sont les deux bandits du grand chemin royal. 6+6 a
O les noirs conquérants ! et quelle œuvre éphémère ! 6+6 a
320 L'ambition, branlant ses têtes de chimère, 6+6 a
Sous leur crâne brumeux, fétide et sans clarté, 6+6 a
Nourrit la pourriture et la stérilité ; 6+6 a
Ce qu'ils font est néant et cendre ; une hydre allaite, 6+6 a
Dans leur âme nocturne et profonde, un squelette. 6+6 a
325 Le polonais sournois, l'allemand hasardeux, 6+6 a
Remarquent qu'à cette heure une femme est près d'eux ; 6+6 a
Tous deux guettent Mahaud. Et naguère avec rage, 6+6 a
De sa bouche qu'empourpre une lueur d'orage 6+6 a
Et d'où sortent des mots pleins d'ombre et teints de sang, 6+6 a
330 L'empereur a jeté cet éclair menaçant : 6+6 a
— L'empire est las d'avoir au dos cette besace 6+6 a
Qu'on appelle la haute et la basse Lusace, 6+6 a
Et dont la pesanteur, qui nous met sur les dents, 6+6 a
S'accroît quand par hasard une femme est dedans. — 6+6 a
335 Le polonais se tait, épie et patiente. 6+6 a
Ce sont deux grands dangers ; mais cette insouciante 6+6 a
Sourit, gazouille et danse, aime les doux propos, 6+6 a
Se fait bénir du pauvre et réduit les impôts ; 6+6 a
Elle est vive, coquette, aimable et bijoutière ; 6+6 a
340 Elle est femme toujours ; dans sa couronne altière, 6+6 a
Elle choisit la perle, elle a peur du fleuron ; 6+6 a
Car le fleuron tranchant, c'est l'homme et le baron. 6+6 a
Elle a des tribunaux d'amour qu'elle préside ; 6+6 a
Aux copistes d'Homère elle paye un subside ; 6+6 a
345 Elle a tout récemment accueilli dans sa cour 6+6 a
Deux hommes, un luthier avec un troubadour, 6+6 a
Dont on ignore tout, le nom, le rang, la race, 6+6 a
Mais qui, conteurs charmants, le soir, sur la terrasse, 6+6 a
A l'heure où les vitraux aux brises sont ouverts, 6+6 a
350 Lui font de la musique et lui disent des vers. 6+6 a
Or, en juin, la Lusace, en août, les Moraves, 6+6 a
Font la fête du trône et sacrent leurs margraves : 6+6 a
C'est aujourd'hui le jour du burg mystérieux ; 6+6 a
Mahaud viendra ce soir souper chez ses aïeux. 6+6 a
355 Qu'est-ce que tout cela fait à l'herbe des plaines, 6+6 a
Aux oiseaux, à la fleur, au nuage, aux fontaines ? 6+6 a
Qu'est-ce que tout cela fait aux arbres des bois, 6+6 a
Que le peuple ait des jougs et que l'homme ait des rois ? 6+6 a
L'eau coule, le vent passe, et murmure : Qu'importe ? 6+6 a
VII
LA SALLE À MANGER
360 La salle est gigantesque ; elle n'a qu'une porte ; 6+6 a
Le mur fuit dans la brume et semble illimité ; 6+6 a
En face de la porte, à l'autre extrémité, 6+6 a
Brille, étrange et splendide, une table adossée 6+6 a
Au fond de ce livide et froid rez-de-chaussée ; 6+6 a
365 La salle a pour plafond les charpentes du toit ; 6+6 a
Cette table n'attend qu'un convive ; on n'y voit 6+6 a
Qu'un fauteuil, sous un dais qui pend aux poutres noires ; 6+6 a
Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires, 6+6 a
Le fier combat du roi des vendes Thassilo 6+6 a
370 Contre Nemrod sur terre et Neptune sur l'eau, 6+6 a
Le fleuve Rhin trahi par la rivière Meuse, 6+6 a
Et, groupes blêmissants sur la paroi brumeuse, 6+6 a
Odin, le loup Fenris et le serpent Asgar ; 6+6 a
Et toute la lumière éclairant ce hangar, 6+6 a
375 Qui semble d'un dragon avoir été l'étable, 6+6 a
Vient d'un flambeau sinistre allumé sur la table ; 6+6 a
C'est le grand chandelier aux sept branches de fer 6+6 a
Que l'archange Attila rapporta de l'enfer 6+6 a
Après qu'il eut vaincu le Mammon, et sept âmes 6+6 a
380 Furent du noir flambeau les sept premières flammes. 6+6 a
Toute la salle semble un grand linéament 6+6 a
D'abîme, modelé dans l'ombre vaguement ; 6+6 a
Au fond, la table éclate avec la brusquerie 6+6 a
De la clarté heurtant des blocs d'orfèvrerie ; 6+6 a
385 De beaux faisans tués par les traîtres faucons, 6+6 a
Des viandes froides, force aiguières et flacons 6+6 a
Chargent la table où s'offre une opulente agape ; 6+6 a
Les plats bordés de fleurs sont en vermeil ; la nappe 6+6 a
Vient de Prise, pays célèbre par ses draps ; 6+6 a
390 Et, pour les fruits, brugnons, fraises, pommes, cédrats, 6+6 a
Les pâtres de la Murg ont sculpté les sébiles ; 6+6 a
Ces orfèvres du bois sont des rustres habiles 6+6 a
Qui font sur une écuelle ondoyer des jardins 6+6 a
Et des monts où l'on voit fuir des chasses aux daims ; 6+6 a
395 Sur une vasque d'or aux anses florentines, 6+6 a
Des actéons cornus et chaussés de bottines 6+6 a
Luttent, l'épée au poing, contre des lévriers ; 6+6 a
Des branches de glaïeuls et de genévriers, 6+6 a
Des roses, des bouquets d'anis, une jonchée 6+6 a
400 De sauge tout en fleur nouvellement fauchée, 6+6 a
Couvrent d'un frais parfum de printemps répandu 6+6 a
Un tapis d'Ispahan sous la table étendu. 6+6 a
Dehors, c'est la ruine et c'est la solitude. 6+6 a
On entend, dans sa rauque et vaste inquiétude, 6+6 a
405 Passer sur le hallier par l'été rajeuni 6+6 a
Le vent, onde de l'ombre et flot de l'infini. 6+6 a
On a remis partout des vitres aux verrières 6+6 a
Qu'ébranle la rafale arrivant des clairières ; 6+6 a
L'étrange dans ce lieu ténébreux et rêvant, 6+6 a
410 Ce serait que celui qu'on attend fût vivant ; 6+6 a
Aux lueurs du sept-bras, qui fait flamboyer presque 6+6 a
Les vagues yeux épars sur la lugubre fresque, 6+6 a
On voit le long des murs, par place, un escabeau, 6+6 a
Quelque long coffre obscur à meubler le tombeau, 6+6 a
415 Et des buffets chargés de cuivre et de faïence ; 6+6 a
Et la porte, effrayante et sombre confiance, 6+6 a
Est formidablement ouverte sur la nuit. 6+6 a
Rien ne parle en ce lieu d'où tout homme s'enfuit. 6+6 a
La terreur, dans les coins accroupie, attend l'hôte. 6+6 a
420 Cette salle à manger de titans est si haute, 6+6 a
Qu'en égarant, de poutre en poutre, son regard 6+6 a
Aux étages confus de ce plafond hagard, 6+6 a
On est presque étonné de n'y pas voir d'étoiles. 6+6 a
L'araignée est géante en ces hideuses toiles 6+6 a
425 Flottant là-haut, parmi les madriers profonds 6+6 a
Que mordent aux deux bouts les gueules des griffons. 6+6 a
La lumière a l'air noire et la salle a l'air morte. 6+6 a
La nuit retient son souffle. On dirait que la porte 6+6 a
A peur de remuer tout haut ses deux battants. 6+6 a
VIII
CE QU'ON Y VOIT ENCORE
430 Mais ce que cette salle, antre obscur des vieux temps, 6+6 a
A de plus sépulcral et de plus redoutable, 6+6 a
Ce n'est pas le flambeau, ni le dais, ni la table ; 6+6 a
C'est, le long de deux rangs d'arches et de piliers, 6+6 a
Deux files de chevaux avec leurs chevaliers. 6+6 a
435 Chacun à son pilier s'adosse et tient sa lance ; 6+6 a
L'arme droite, ils se font vis-à-vis en silence ; 6+6 a
Les chanfreins sont lacés ; les harnais sont bouclés ; 6+6 a
Les chatons des cuissards sont barrés de leurs clés ; 6+6 a
Les trousseaux de poignards sur l'arçon se répandent ; 6+6 a
440 Jusqu'aux pieds des chevaux les caparaçons pendent ; 6+6 a
Les cuirs sont agrafés ; les ardillons d'airain 6+6 a
Attachent l'éperon, serrent le gorgerin ; 6+6 a
La grande épée à mains brille au croc de la selle ; 6+6 a
La hache est sur le dos, la dague est sous l'aisselle ; 6+6 a
445 Les genouillères ont leur boutoir meurtrier, 6+6 a
Les mains pressent la bride et les pieds l'étrier ; 6+6 a
Ils sont prêts ; chaque heaume est masqué de son crible ; 6+6 a
Tous se taisent ; pas un ne bouge ; c'est terrible. 6+6 a
Les chevaux monstrueux ont la corne au frontail ; 6+6 a
450 Si Satan est berger, c'est là son noir bétail. 6+6 a
Pour en voir de pareils dans l'ombre, il faut qu'on dorme ; 6+6 a
Ils sont comme engloutis sous la housse difforme ; 6+6 a
Les cavaliers sont froids, calmes, graves, armés, 6+6 a
Effroyables, les poings lugubrement fermés ; 6+6 a
455 Si l'enfer tout à coup ouvrait ces mains fantômes, 6+6 a
On verrait quelque lettre affreuse dans leurs paumes. 6+6 a
De la brume du lieu leur stature s'accroît. 6+6 a
Autour d'eux l'ombre a peur et les piliers ont froid. 6+6 a
O nuit, qu'est-ce que c'est que ces guerriers livides ? 6+6 a
460 Chevaux et chevaliers sont des armures vides, 6+6 a
Mais debout. Ils ont tous encor le geste fier, 6+6 a
L'air fauve, et, quoique étant de l'ombre, ils sont du fer. 6+6 a
Sont-ce des larves ? Non ; et sont-ce des statues ? 6+6 a
Non. C'est de la chimère et de l'horreur, vêtues 6+6 a
465 D'airain, et, des bas-fonds de ce monde puni, 6+6 a
Faisant une menace obscure à l'infini ; 6+6 a
Devant cette impassible et morne chevauchée, 6+6 a
L'âme tremble et se sent des spectres approchée, 6+6 a
Comme si l'on voyait la halte des marcheurs 6+6 a
470 Mystérieux que l'aube efface en ses blancheurs. 6+6 a
Si quelqu'un, à cette heure, osait franchir la porte, 6+6 a
A voir se regarder ces masques de la sorte, 6+6 a
Il croirait que la mort, à de certains moments, 6+6 a
Rhabillant l'homme, ouvrant les sépulcres dormants, 6+6 a
475 Ordonne, hors du temps, de l'espace et du nombre, 6+6 a
Des confrontations de fantômes dans l'ombre. 6+6 a
Les linceuls ne sont pas plus noirs que ces armets ; 6+6 a
Les tombeaux, quoique sourds et voilés pour jamais, 6+6 a
Ne sont pas plus glacés que ces brassards ; les bières 6+6 a
480 N'ont pas leurs ais hideux mieux joints que ces jambières ; 6+6 a
Le casque semble un crâne, et, de squames couverts, 6+6 a
Les doigts des gantelets luisent comme des vers ; 6+6 a
Ces robes de combat ont des plis de suaires ; 6+6 a
Ces pieds pétrifiés siéraient aux ossuaires ; 6+6 a
485 Ces piques ont des bois lourds et vertigineux 6+6 a
Où des têtes de mort s'ébauchent dans les nœuds. 6+6 a
Ils sont tous arrogants sur la selle, et leurs bustes 6+6 a
Achèvent les poitrails des destriers robustes ; 6+6 a
Les mailles sur leurs flancs croisent leurs durs tricots ; 6+6 a
490 Le mortier des marquis près des tortils ducaux 6+6 a
Rayonne, et sur l'écu, le casque et la rondache, 6+6 a
La perle triple alterne avec les feuilles d'ache ; 6+6 a
La chemise de guerre et le manteau de roi 6+6 a
Sont si larges qu'ils vont du maître au palefroi ; 6+6 a
495 Les plus anciens harnais remontent jusqu'à Rome ; 6+6 a
L'armure du cheval sous l'armure de l'homme 6+6 a
Vit d'une vie horrible, et guerrier et coursier 6+6 a
Ne font qu'une seule hydre aux écailles d'acier. 6+6 a
L'histoire est là ; ce sont toutes les panoplies 6+6 a
500 Par qui furent jadis tant d'œuvres accomplies ; 6+6 a
Chacune, avec son timbre en forme de delta, 6+6 a
Semble la vision du chef qui la porta ; 6+6 a
Là sont les ducs sanglants et les marquis sauvages 6+6 a
Qui portaient pour pennons au milieu des ravages 6+6 a
505 Des saints dorés et peints sur des peaux de poissons. 6+6 a
Voici Geth, qui criait aux slaves : Avançons ! 6+6 a
Mundiaque, Ottocar, Platon, Ladislas Cunne, 6+6 a
Welf, dont l'écu portait : « Ma peur se nomme Aucune. » 6+6 a
Zultan, Nazamustus, Othon le Chassieux ; 6+6 a
510 Depuis Spignus jusqu'à Spartibor aux trois yeux, 6−6 a
Toute la dynastie effrayante d'Antée 6+6 a
Semble là sur le bord des siècles arrêtée. 6+6 a
Que font-ils là, debout et droits ? Qu'attendent-ils ? 6+6 a
L'aveuglement remplit l'armet aux durs sourcils. 6+6 a
515 L'arbre est là sans la sève et le héros sans l'âme ; 6+6 a
Où l'on voit des yeux d'ombre on vit des yeux de flamme ; 6+6 a
La visière aux trous ronds sert de masque au néant ; 6+6 a
Le vide s'est fait spectre et rien s'est fait géant ; 6+6 a
Et chacun de ces hauts cavaliers est l'écorce 6+6 a
520 De l'orgueil, du défi, du meurtre et de la force : 6+6 a
Le sépulcre glacé les tient ; la rouille mord 6+6 a
Ces grands casques épris d'aventure et de mort, 6+6 a
Que baisait leur maîtresse auguste, la bannière ; 6+6 a
Pas un brassard ne peut remuer sa charnière ; 6+6 a
525 Les voilà tous muets, eux qui rugissaient tous, 6+6 a
Et, grondant et grinçant, rendaient les clairons fous ; 6+6 a
Le heaume affreux n'a plus de cri dans ses gencives ; 6+6 a
Ces armures, jadis fauves et convulsives, 6+6 a
Ces hauberts, autrefois pleins d'un souffle irrité, 6+6 a
530 Sont venus s'échouer dans l'immobilité, 6+6 a
Regarder devant eux l'ombre qui se prolonge, 6+6 a
Et prendre dans la nuit la figure du songe. 6+6 a
Ces deux files, qui vont depuis le morne seuil 6+6 a
Jusqu'au fond où l'on voit la table et le fauteuil, 6+6 a
535 Laissent entre leurs fronts une ruelle étroite ; 6+6 a
Les marquis sont à gauche et les ducs sont à droite ; 6+6 a
Jusqu'au jour où le toit que Spignus crénela, 6+6 a
Chargé d'ans, croulera sur leur tête, ils sont là, 6+6 a
Inégaux face à face, et pareils côte à côte. 6+6 a
540 En dehors des deux rangs, en avant, tête haute, 6+6 a
Comme pour commander le funèbre escadron 6+6 a
Qu'éveillera le bruit du suprême clairon, 6+6 a
Les vieux sculpteurs ont mis un cavalier de pierre, 6+6 a
Charlemagne, ce roi qui de toute la terre 6+6 a
545 Fit une table ronde à douze chevaliers. 6+6 a
Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers, 6+6 a
Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes, 6+6 a
Sirènes aux seins nus, mélusines, licornes, 6+6 a
Farouches bois de cerfs, aspics, alérions, 6+6 a
550 Sur la rigidité des pâles morions, 6+6 a
Semblent une forêt de monstres qui végète ; 6+6 a
L'un penche en avant, l'autre en arrière se jette ; 6+6 a
Tous ces êtres, dragons, cerbères orageux, 6+6 a
Que le bronze et le rêve ont créés dans leurs jeux, 6+6 a
555 Lions volants, serpents ailés, guivres palmées, 6+6 a
Faits pour l'effarement des livides armées, 6+6 a
Espèces de démons composés de terreur, 6+6 a
Qui sur le heaume altier des barons en fureur 6+6 a
Hurlaient, accompagnant la bannière géante, 6+6 a
560 Sur les cimiers glacés songent, gueule béante, 6+6 a
Comme s'ils s'ennuyaient, trouvant les siècles longs ; 6+6 a
Et, regrettant les morts saignant sous les talons, 6+6 a
Les trompettes, la poudre immense, la bataille, 6+6 a
Le carnage, on dirait que l'Épouvante bâille. 6+6 a
565 Le métal fait reluire, en reflets durs et froids, 6+6 a
Sa grande larme au mufle obscur des palefrois ; 6+6 a
De ces spectres pensifs l'odeur des temps s'exhale ; 6+6 a
Leur ombre est formidable au plafond de la salle ; 6+6 a
Aux lueurs du flambeau frissonnant, au-dessus 6+6 a
570 Des blêmes cavaliers vaguement aperçus, 6+6 a
Elle remue et croît dans les ténébreux faîtes ; 6+6 a
Et la double rangée horrible de ces têtes 6+6 a
Fait, dans l'énormité des vieux combles fuyants, 6+6 a
De grands nuages noirs aux profils effrayants. 6+6 a
575 Et tout est fixe, et pas un coursier ne se cabre 6+6 a
Dans cette légion de la guerre macabre ; 6+6 a
Oh ! ces hommes masqués sur ces chevaux voilés, 6+6 a
Chose affreuse !
A la brume éternelle mêlés, 6+6 a
Ayant chez les vivants fini leur tâche austère, 6+6 a
580 Muets, ils sont tournés du côté du mystère ; 6+6 a
Ces sphinx ont l'air, au seuil du gouffre où rien ne luit, 6+6 a
De regarder l'énigme en face dans la nuit, 6+6 a
Comme si, prêts à faire, entre les bleus pilastres, 6+6 a
Sous leurs sabots d'acier étinceler les astres, 6+6 a
585 Voulant pour cirque l'ombre, ils provoquaient d'en bas, 6+6 a
Pour on ne sait quels fiers et funèbres combats, 6+6 a
Dans le champ sombre où n'ose aborder la pensée, 6+6 a
La sinistre visière au fond des cieux baissée. 6+6 a
IX
BRUIT QUE FAIT LE PLANCHER
C'est là qu'Éviradnus entre ; Gasclin le suit. 6+6 a
590 Le mur d'enceinte étant presque partout détruit, 6+6 a
Cette porte, ancien seuil des marquis patriarches 6+6 a
Qu'au-dessus de la cour exhaussent quelques marches, 6+6 a
Domine l'horizon, et toute la forêt 6+6 a
Autour de son perron comme un gouffre apparaît. 6+6 a
595 L'épaisseur du vieux roc de Corbus est propice 6+6 a
A cacher plus d'un sourd et sanglant précipice ; 6+6 a
Tout le burg, et la salle elle-même, dit-on, 6+6 a
Sont bâtis sur des puits faits par le duc Platon ; 6+6 a
Le plancher sonne ; on sent au-dessous des abîmes. 6+6 a
600 — Page, dit ce chercheur d'aventures sublimes, 6+6 a
Viens. Tu vois mieux que moi, qui n'ai plus de bons yeux, 6+6 a
Car la lumière est femme et se refuse aux vieux ; 6+6 a
Bah ! voit toujours assez qui regarde en arrière. 6+6 a
On découvre d'ici la route et la clairière ; 6+6 a
605 Garçon, vois-tu là-bas venir quelqu'un ? — Gasclin 6+6 a
Se penche hors du seuil ; la lune est dans son plein, 6+6 a
D'une blanche lueur la clairière est baignée. 6+6 a
— Une femme à cheval. Elle est accompagnée. 6+6 a
— De qui ? Gasclin répond : — Seigneur, j'entends les voix 6+6 a
610 De deux hommes parlant et riant, et je vois 6+6 a
Trois ombres de chevaux qui passent sur la route. 6+6 a
— Bien, dit Éviradnus. Ce sont eux. Page, écoute. 6+6 a
Tu vas partir d'ici. Prends un autre chemin. 6+6 a
Va-t'en sans être vu. Tu reviendras demain 6+6 a
615 Avec nos deux chevaux, frais, en bon équipage, 6+6 a
Au point du jour. C'est dit. Laisse-moi seul. — Le page 6+6 a
Regardant son bon maître avec des yeux de fils, 6+6 a
Dit : — Si je demeurais ? Ils sont deux. — Je suffis. 6+6 a
Va.
X
ÉVIRADNUS IMMOBILE
Le héros est seul sous ces grands murs sévères. 6+6 a
620 Il s'approche un moment de la table où les verres 6+6 a
Et les hanaps, dorés et peints, petits et grands, 6+6 a
Sont étagés, divers pour les vins différents ; 6+6 a
Il a soif ; les flacons tentent sa lèvre avide ; 6+6 a
Mais la goutte qui reste au fond d'un verre vide 6+6 a
625 Trahirait que quelqu'un dans la salle est vivant ; 6+6 a
Il va droit aux chevaux. Il s'arrête devant 6+6 a
Celui qui le plus près de la table étincelle, 6+6 a
Il prend le cavalier et l'arrache à la selle ; 6+6 a
La panoplie en vain lui jette un pâle éclair, 6+6 a
630 Il saisit corps à corps le fantôme de fer, 6+6 a
Et l'emporte au plus noir de la salle ; et, pliée 6+6 a
Dans la cendre et la nuit, l'armure humiliée 6+6 a
Reste adossée au mur comme un héros vaincu ; 6+6 a
Éviradnus lui prend sa lance et son écu, 6+6 a
635 Monte en selle à sa place, et le voilà statue. 6+6 a
Pareil aux autres, froid, la visière abattue, 6+6 a
On n'entend pas un souffle à sa lèvre échapper, 6+6 a
Et le tombeau pourrait lui-même s'y tromper. 6+6 a
Tout est silencieux dans la salle terrible. 6+6 a
XI
UN PEU DE MUSIQUE
640 Écoutez ! — Comme un nid qui murmure invisible, 6+6 a
Un bruit confus s'approche, et des rires, des voix, 6+6 a
Des pas, sortent du fond vertigineux des bois. 6+6 a
Et voici qu'à travers la grande forêt brune 6+6 a
Qu'emplit la rêverie immense de la lune, 6+6 a
645 On entend frissonner et vibrer mollement, 6+6 a
Communiquant au bois son doux frémissement, 6+6 a
La guitare des monts d'Inspruck, reconnaissable 6+6 a
Au grelot de son manche où sonne un grain de sable ; 6+6 a
Il s'y mêle la voix d'un homme, et ce frisson 6+6 a
650 Prend un sens et devient une vague chanson. 6+6 a
« Si tu veux, faisons un rêve. 7 a
Montons sur deux palefrois ; 7 b
Tu m'emmènes, je t'enlève. 7 a
L'oiseau chante dans les bois. 7 b
655 « Je suis ton maître et ta proie ; 7 a
Partons, c'est la fin du jour ; 7 b
Mon cheval sera la joie, 7 a
Ton cheval sera l'amour. 7 b
« Nous ferons toucher leurs têtes ; 7 a
660 Les voyages sont aisés ; 7 b
Nous donnerons à ces bêtes 7 a
Une avoine de baisers. 7 b
« Viens ! nos doux chevaux mensonges 7 a
Frappent du pied tous les deux, 7 b
665 Le mien au fond de mes songes, 7 a
Et le tien au fond des cieux. 7 b
« Un bagage est nécessaire ; 7 a
Nous emporterons nos vœux, 7 b
Nos bonheurs, notre misère, 7 a
670 Et la fleur de tes cheveux. 7 b
« Viens, le soir brunit les chênes, 7 a
Le moineau rit ; ce moqueur 7 b
Entend le doux bruit des chaînes 7 a
Que tu m'as mises au cœur. 7 b
675 « Ce ne sera point ma faute 7 a
Si les forêts et les monts, 7 b
En nous voyant côte à côte, 7 a
Ne murmurent pas : Aimons ! 7 b
« Viens, sois tendre, je suis ivre. 7 a
680 O les verts taillis mouillés ! 7 b
Ton souffle te fera suivre 7 a
Des papillons réveillés. 7 b
« L'envieux oiseau nocturne, 7 a
Triste, ouvrira son œil rond ; 7 b
685 Les nymphes, penchant leur urne, 7 a
Dans les grottes souriront, 7 b
« Et diront : « Sommes-nous folles ! 7 a
« C'est Léandre avec Héro ; 7 b
« En écoutant leurs paroles 7 a
690 « Nous laissons tomber notre eau. » 7 b
« Allons-nous-en par l'Autriche ! 7 a
Nous aurons l'aube à nos fronts ; 7 b
Je serai grand, et toi riche, 7 a
Puisque nous nous aimerons. 7 b
695 Allons-nous-en par la terre, 7 a
Sur nos deux chevaux charmants, 7 b
Dans l'azur, dans le mystère, 7 a
Dans les éblouissements ! 7 b
« Nous entrerons à l'auberge, 7 a
700 Et nous paierons l'hôtelier 7 b
De ton sourire de vierge, 7 a
De mon bonjour d'écolier. 7 b
Tu seras dame, et moi comte ; 7 a
Viens, mon cœur s'épanouit, 7 b
705 Viens, nous conterons ce conte 7 a
Aux étoiles de la nuit. » 7 b
La mélodie encor quelques instants se traîne 6+6 a
Sous les arbres bleuis par la lune sereine, 6+6 a
Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait 6+6 a
710 S'éteint comme un oiseau se pose ; tout se tait. 6+6 a
XII
LE GRAND JOSS ET LE PETIT ZÉNO
Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois têtes 6+6 a
Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes ; 6+6 a
Deux hommes, une femme en robe de drap d'or. 6+6 a
L'un des hommes paraît trente ans ; l'autre est encor 6+6 a
715 Plus jeune, et sur son dos il porte en bandoulière 6+6 a
La guitare où s'enlace une branche de lierre ; 6+6 a
Il est grand et blond ; l'autre est petit, pâle et brun ; 6+6 a
Ces hommes, qu'on dirait faits d'ombre et de parfum, 6+6 a
Sont beaux, mais le démon dans leur beauté grimace ; 6+6 a
720 Avril a de ces fleurs où rampe une limace. 6+6 a
— Mon grand Joss, mon petit Zéno, venez ici. 6+6 a
Voyez. C'est effrayant.
Celle qui parle ainsi 6+6 a
C'est madame Mahaud ; le clair de lune semble 6+6 a
Caresser sa beauté qui rayonne et qui tremble, 6+6 a
725 Comme si ce doux être était de ceux que l'air 6+6 a
Crée, apporte et remporte en un céleste éclair. 6+6 a
— Passer ici la nuit ! Certe, un trône s'achète ! 6+6 a
Si vous n'étiez venus m'escorter en cachette, 6+6 a
Dit-elle, je serais vraiment morte de peur. 6+6 a
730 La lune éclaire auprès du seuil, dans la vapeur, 6+6 a
Un des grands chevaliers adossés aux murailles. 6+6 a
— Comme je vous vendrais à l'encan ces ferrailles ! 6+6 a
Dit Zéno ; je ferais, si j'étais le marquis, 6+6 a
De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis, 6+6 a
735 Des galas, des tournois, des bouffons, et des femmes. 6+6 a
Et, frappant cet airain d'où sort le bruit des âmes, 6+6 a
Cette armure où l'on voit frémir le gantelet, 6+6 a
Calme et riant, il donne au sépulcre un soufflet. 6+6 a
— Laissez donc mes aïeux, dit Mahaud qui murmure. 6+6 a
740 Vous êtes trop petit pour toucher cette armure. 6+6 a
Zéno Pâlit. Mais Joss : — Ça, des aïeux ! J'en ris. 6+6 a
Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris. 6+6 a
Pardieu ! pendant qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils songent, 6+6 a
Écoutez, on entend le bruit des dents qui rongent. 6+6 a
745 Et dire qu'en effet autrefois tout cela 6+6 a
S'appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela ! 6+6 a
Hélas ! la fin n'est pas plaisante, et déconcerte. 6+6 a
Soyez donc ducs et rois ! Je ne voudrais pas, certe, 6+6 a
Avoir été colosse, avoir été héros, 6+6 a
750 Madame, avoir empli de morts des tombereaux, 6+6 a
Pour que, sous ma farouche et fière bourguignote, 6+6 a
Moi prince et spectre, un rat paisible me grignote ! 6+6 a
— C'est que ce n'est point là votre état, dit Mahaud. 6+6 a
Chantez, soit ; mais ici ne parlez pas trop haut. 6+6 a
755 — Bien dit, reprit Zéno. C'est un lieu de prodiges. 6+6 a
Et, quant à moi, je vois des serpentes, des stryges, 6+6 a
Tout un fourmillement de monstres, s'ébaucher 6+6 a
Dans la brume qui sort des fentes du plancher. 6+6 a
Mahaud frémit.
— Ce vin que l'abbé m'a fait boire, 6+6 a
760 Va bientôt m'endormir d'une façon très noire ; 6+6 a
Jurez-moi de rester près de moi.
— J'en réponds, 6+6 a
Dit Joss ; et Zéno dit : — Je le jure. Soupons. 6+6 a
XIII
ILS SOUPENT
Et, riant et chantant, ils s'en vont vers la table. 6+6 a
— Je fais Joss chambellan et Zéno connétable, 6+6 a
765 Dit Mahaud. Et tous trois causent, joyeux et beaux, 6+6 a
Elle sur le fauteuil, eux sur des escabeaux ; 6+6 a
Joss mange, Zéno boit, Mahaud rêve. La feuille 6+6 a
N'a pas de bruit distinct qu'on note et qu'on recueille, 6+6 a
Ainsi va le babil sans force et sans lien ; 6+6 a
770 Joss par moments fredonne un chant tyrolien, 6+6 a
Et fait rire ou pleurer la guitare ; les contes 6+6 a
Se mêlent aux gaîtés fraîches, vives et promptes. 6+6 a
Mahaud dit : — Savez-vous que vous êtes heureux ? 6+6 a
— Nous sommes bien portants, jeunes, fous, amoureux, 6+6 a
775 C'est vrai. — De plus, tu sais le latin comme un prêtre, 6+6 a
Et Joss chante fort bien. — Oui, nous avons un maître 6+6 a
Qui nous donne cela par-dessus le marché. 6+6 a
— Quel est son nom ? — Pour nous Satan, pour vous Péché, 6+6 a
Dit Zéno, caressant jusqu'en sa raillerie. 6+6 a
780 — Ne riez pas ainsi, je ne veux pas qu'on rie. 6+6 a
Paix, Zéno ! Parle-moi, toi, Joss, mon chambellan. 6+6 a
— Madame, Viridis, comtesse de Milan, 6+6 a
Fut superbe ; Diane éblouissait le pâtre ; 6+6 a
Aspasie, Isabeau de Saxe, Cléopâtre, 6+6 a
785 Sont des noms devant qui la louange se tait ; 6+6 a
Rhodope fut divine ; Érylésis était 6+6 a
Si belle, que Vénus, jalouse de sa gorge, 6+6 a
La traîna toute nue en la céleste forge 6+6 a
Et la fit sur l'enclume écraser par Vulcain ; 6+6 a
790 Eh bien ! autant l'étoile éclipse le sequin, 6+6 a
Autant le temple éclipse un monceau de décombres, 6+6 a
Autant vous effacez toutes ces belles ombres ! 6+6 a
Ces coquettes qui font des mines dans l'azur, 6+6 a
Les elfes, les péris, ont le front jeune et pur 6+6 a
795 Moins que vous, et pourtant le vent et ses bouffées 6+6 a
Les ont galamment d'ombre et de rayons coiffées. 6+6 a
— Flatteur, tu chantes bien, dit Mahaud. Joss reprend : 6+6 a
— Si j'étais, sous le ciel splendide et transparent, 6+6 a
Ange, fille ou démon, s'il fallait que j'apprisse 6+6 a
800 La grâce, la gaîté, le rire et le caprice, 6+6 a
Altesse, je viendrais à l'école chez vous. 6+6 a
Vous êtes une fée aux yeux divins et doux, 6+6 a
Ayant pour un vil sceptre échangé sa baguette. — 6+6 a
Mahaud songe : — On dirait que ton regard me guette, 6+6 a
805 Tais-toi. Voyons, de vous tout ce que je connais, 6+6 a
C'est que Joss est bohême et Zéno polonais, 6+6 a
Mais vous êtes charmants ; et pauvres ; oui, vous l'êtes ; 6+6 a
Moi, je suis riche ; eh bien ! demandez-moi, poètes, 6+6 a
Tout ce que vous voudrez. — Tout ! je vous prends au mot, 6+6 a
810 Répond Joss. Un baiser. — Un baiser ! dit Mahaud, 6+6 a
Surprise en ce chanteur d'une telle pensée, 6+6 a
Savez-vous qui je suis ? — Et fière et courroucée, 6+6 a
Elle rougit. Mais Joss n'est pas intimidé. 6+6 a
— Si je ne le savais, aurais-je demandé 6+6 a
815 Une faveur qu'il faut qu'on obtienne, ou qu'on prenne ? 6+6 a
Il n'est don que de roi ni baiser que de reine. 6+6 a
— Reine ! et Mahaud sourit.
XIV
APRÈS SOUPER
Cependant, par degrés, 6+6 a
Le narcotique éteint ses yeux d'ombre enivrés ; 6+6 a
Zéno l'observe, un doigt sur la bouche ; elle penche 6+6 a
820 La tête, et, souriant, s'endort, sereine et blanche. 6+6 a
Zéno lui prend la main qui retombe.
— Elle dort ! 6+6 a
Dit Zéno ; maintenant, vite, tirons au sort. 6+6 a
D'abord, à qui l'état ? Ensuite, à qui la fille ? 6+6 a
Dans ces deux profils d'homme un œil de tigre brille. 6+6 a
825 — Frère, dit Joss, parlons politique à présent. 6+6 a
La Mahaud dort et fait quelque rêve innocent ; 6+6 a
Nos griffes sont dessus. Nous avons cette folle, 6+6 a
L'ami de dessous terre est sûr et tient parole ; 6+6 a
Le hasard, grâce à lui, ne nous a rien ôté 6+6 a
830 De ce que nous avons construit et comploté ; 6+6 a
Tout nous a réussi. Pas de puissance humaine 6+6 a
Qui nous puisse arracher la femme et le domaine. 6+6 a
Concluons. Guerroyer, se chamailler pour rien, 6+6 a
Pour un oui, pour un non, pour un dogme arien 6+6 a
835 Dont le pape sournois rira dans la coulisse, 6+6 a
Pour quelque fille ayant une peau fraîche et lisse, 6+6 a
Des yeux bleus et des mains blanches comme le lait, 6+6 a
C'était bon dans le temps où l'on se querellait 6+6 a
Pour la croix byzantine ou pour la croix latine, 6+6 a
840 Et quand Pépin tenait un synode à Leptine, 6+6 a
Et quand Rodolphe et Jean, comme deux hommes soûls, 6+6 a
Glaive au poing, s'arrachaient leur Agnès de deux sous ; 6+6 a
Aujourd'hui, tout est mieux et les mœurs sont plus douces, 6+6 a
Frère, on ne se met plus ainsi la guerre aux trousses, 6+6 a
845 Et l'on sait en amis régler un différend ; 6+6 a
As-tu des dés ?
— J'en ai.
— Celui qui gagne prend 6+6 a
Le marquisat ; celui qui perd a la marquise. 6+6 a
— Bien.
— J'entends du bruit.
— Non, dit Zéno, c'est la bise 6+6 a
Qui souffle bêtement et qu'on prend pour quelqu'un. 6+6 a
As-tu peur ?
850 — Je n'ai peur de rien, que d'être à jeun, 6+6 a
Répond Joss, et sur moi que les gouffres s'écroulent ! 6+6 a
— Finissons. Que le sort décide.
Les dés roulent. 6+6 a
— Quatre.
Joss prend les dés.
— Six. Je gagne tout net, 6+6 a
J'ai trouvé la Lusace au fond de ce cornet. 6+6 a
855 Dès demain, j'entre en danse avec tout mon orchestre. 6+6 a
Taxes partout. Payez. La corde ou le séquestre. 6+6 a
Des trompettes d'airain seront mes galoubets. 6+6 a
Les impôts, cela pousse en plantant des gibets. 6+6 a
Zéno dit : J'ai la fille. Eh bien ! je le préfère. 6+6 a
— Elle est belle, dit Joss.
— Pardieu !
860 — Qu'en vas-tu faire ? 6+6 a
— Un cadavre.
Et Zéno reprend :
— En vérité, 6+6 a
La créature m'a tout à l'heure insulté. 6+6 a
Petit ! voilà le mot qu'a dit cette femelle. 6+6 a
Si l'enfer m'eût crié, béant sous ma semelle, 6+6 a
865 Dans la sombre minute où je tenais les dés : 6+6 a
« Fils, les hasards ne sont pas encor décidés ; 6+6 a
Je t'offre le gros lot, la Lusace aux sept villes ; 6+6 a
Je t'offre dix pays de blés, de vins et d'huiles, 6+6 a
A ton choix, ayant tous leur peuple diligent ; 6+6 a
870 Je t'offre la Bohême et ses mines d'argent, 6+6 a
Ce pays le plus haut du monde, ce grand antre 6+6 a
D'où plus d'un fleuve sort, où pas un ruisseau n'entre ; 6+6 a
Je t'offre le Tyrol aux monts d'azur remplis, 6+6 a
Et je t'offre la France avec les fleurs de lys ; 6+6 a
875 Qu'est-ce que tu choisis ? J'aurais dit : « La vengeance. » 6+6 a
Et j'aurais dit : « Enfer, plutôt que cette France, 6+6 a
Et que cette Bohême, et ce Tyrol si beau, 6+6 a
Mets à mes ordres l'ombre et les vers du tombeau ! » 6+6 a
Mon frère, cette femme, absurdement marquise 6+6 a
880 D'une marche terrible où tout le nord se brise, 6+6 a
Et qui, dans tous les cas, est pour nous un danger, 6+6 a
Ayant été stupide au point de m'outrager, 6+6 a
Il convient qu'elle meure et puis, s'il faut tout dire, 6+6 a
Je l'aime ; et la lueur que de mon cœur je tire, 6+6 a
885 Je la tire du tien ; tu l'aimes aussi, toi. 6+6 a
Frère, en faisant ici, chacun dans notre emploi, 6+6 a
Les bohèmes pour mettre à fin cette équipée, 6+6 a
Nous sommes devenus, près de cette poupée, 6+6 a
Niais, toi comme un page, et moi comme un barbon, 6+6 a
890 Et, de galants pour rire, amoureux pour de bon ; 6+6 a
Oui, nous sommes tous deux épris de cette femme ; 6+6 a
Or, frère, elle serait entre nous une flamme ; 6+6 a
Tôt ou tard, et malgré le bien que je te veux, 6+6 a
Elle nous mènerait à nous prendre aux cheveux ; 6+6 a
895 Vois-tu, nous finirions par rompre notre pacte, 6+6 a
Nous l'aimons. Tuons-la.
— Ta logique est exacte, 6+6 a
Dit Joss rêveur ; mais quoi ! du sang ici ?
Zéno 6+6 a
Pousse un coin de tapis, tâte et prend un anneau, 6+6 a
Le tire, et le plancher se soulève ; un abîme 6+6 a
900 S'ouvre ; il en sort de l'ombre ayant l'odeur du crime ; 6+6 a
Joss marche vers la trappe, et, les yeux dans les yeux, 6+6 a
Zéno muet la montre à Joss silencieux ; 6+6 a
Joss se penche, approuvant de la tête le gouffre. 6+6 a
XV
LES OUBLIETTES
S'il sortait de ce puits une lueur de soufre, 6+6 a
905 On dirait une bouche obscure de l'enfer. 6+6 a
La trappe est large assez pour qu'en un brusque éclair 6+6 a
L'homme étonné qu'on pousse y tombe à la renverse ; 6+6 a
On distingue les dents sinistres d'une herse, 6+6 a
Et, plus bas, le regard flotte dans de la nuit ; 6+6 a
910 Le sang sur les parois fait un rougeâtre enduit ; 6+6 a
L'Épouvante est au fond de ce puits toute nue ; 6+6 a
On sent qu'il pourrit là de l'histoire inconnue, 6+6 a
Et que ce vieux sépulcre, oublié maintenant, 6+6 a
Cuve du meurtre, est plein de larves se traînant, 6+6 a
915 D'ombres tâtant le mur et de spectres reptiles. 6+6 a
— Nos aïeux ont parfois fait des choses utiles, 6+6 a
Dit Joss. Et Zéno dit : — Je connais le château ; 6+6 a
Ce que le mont Corbus cache sous son manteau, 6+6 a
Nous le savons, l'orfraie et moi ; cette bâtisse 6+6 a
920 Est vieille ; on y rendait autrefois la justice. 6+6 a
— Es-tu sûr que Mahaud ne se réveille point ? 6+6 a
— Son œil est clos ainsi que je ferme mon poing ; 6+6 a
Elle dort d'une sorte âpre et surnaturelle, 6+6 a
L'obscure volonté du philtre étant sur elle. 6+6 a
925 — Elle s'éveillera demain au point du jour ? 6+6 a
— Dans l'ombre.
— Et que va dire ici toute la cour, 6+6 a
Quand au lieu d'une femme ils trouveront deux hommes ? 6+6 a
— Tous se prosterneront en sachant qui nous sommes ! 6+6 a
— Où va cette oubliette ?
— Aux torrents, aux corbeaux, 6+6 a
Au néant ; finissons.
930 Ces hommes, jeunes, beaux, 6+6 a
Charmants, sont à présent difformes, tant s'efface 6+6 a
Sous la noirceur du cœur le rayon de la face, 6+6 a
Tant l'homme est transparent à l'enfer qui l'emplit. 6+6 a
Ils s'approchent ; Mahaud dort comme dans un lit. 6+6 a
— Allons !
935 Joss la saisit sous les bras, et dépose 6+6 a
Un baiser monstrueux sur cette bouche rose ; 6+6 a
Zéno, penché devant le grand fauteuil massif, 6+6 a
Prend ses pieds endormis et charmants ; et, lascif, 6+6 a
Lève la robe d'or jusqu'à la jarretière. 6+6 a
940 Le puits, comme une fosse au fond d'un cimetière, 6+6 a
Est là béant.
XIV
CE QU'IL FONT DEVIENT PLUS DIFFICILE À FAIRE
Portant Mahaud, qui dort toujours, 6+6 a
Ils marchent lents, courbés, en silence, à pas lourds, 6+6 a
Zéno tourné vers l'ombre et Joss vers la lumière ; 6+6 a
La salle aux yeux de Joss apparaît tout entière ; 6+6 a
945 Tout à coup il s'arrête, et Zéno dit : — Eh bien ? 6+6 a
Mais Joss est effrayant ; pâle, il ne répond rien, 6+6 a
Et fait signe à Zéno, qui regarde en arrière… 6+6 a
Tous deux semblent changés en deux spectres de pierre ; 6+6 a
Car tous deux peuvent voir, là, sous un cintre obscur, 6+6 a
950 Un des grands chevaliers rangés le long du mur 6+6 a
Qui se lève et descend de cheval ; ce fantôme, 6+6 a
Tranquille sous le masque horrible de son heaume, 6+6 a
Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher ; 6+6 a
On croit entendre un dieu de l'abîme marcher ; 6+6 a
955 Entre eux et l'oubliette il vient barrer l'espace, 6+6 a
Et dit, le glaive haut et la visière basse, 6+6 a
D'une voix sépulcrale et lente comme un glas : 6+6 a
— Arrête, Sigismond ! Arrête, Ladislas ! 6+6 a
Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte 6+6 a
960 Qu'elle gît à leurs pieds et paraît une morte. 6+6 a
La voix de fer parlant sous le grillage noir 6+6 a
Reprend, pendant que Joss blêmit, lugubre à voir, 6+6 a
Et que Zéno chancelle ainsi qu'un mât qui sombre : 6+6 a
— Hommes qui m'écoutez, il est un pacte sombre 6+6 a
965 Dont tout l'univers parle et que vous connaissez ; 6+6 a
Le voici : « Moi, Satan, dieu des cieux éclipsés, 6+6 a
« Roi des jours ténébreux, prince des vents contraires, 6+6 a
« Je contracte alliance avec mes deux bons frères, 6+6 a
L'empereur Sigismond et le roi Ladislas ; 6+6 a
970 « Sans jamais m'absenter ni dire : je suis las, 6+6 a
« Je les protégerai dans toute conjoncture ; 6+6 a
« De plus, je cède, en libre et pleine investiture, 6+6 a
« Étant seigneur de l'onde et souverain du mont, 6+6 a
« La mer à Ladislas, la terre à Sigismond, 6+6 a
975 « A la condition que, si je le réclame, 6+6 a
« Le roi m'offre sa tête et l'empereur son âme. 6+6 a
— Serait-ce lui ? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants, 6+6 a
Es-tu Satan ?
— Je suis plus et moins. Je ne prends 6+6 a
Que vos têtes, ô rois des crimes et des trames, 6+6 a
980 Laissant sous l'ongle noir se débattre vos âmes. 6+6 a
Ils se regardent, fous, brisés, courbant le front, 6+6 a
Et Zéno dit à Joss : — Hein ! qu'est-ce que c'est donc ? 6+6 a
Joss bégaie : — Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge. 6+6 a
De quelle part viens-tu ? Qu'es-tu, spectre ?
— Le juge. 6+6 a
— Grâce !
La voix reprend :
985 — Dieu conduit par la main 6+6 a
Le vengeur en travers de votre affreux chemin ; 6+6 a
L'heure où vous existiez est une heure sonnée ; 6+6 a
Rien ne peut plus bouger dans votre destinée ; 6+6 a
L'idée inébranlable et calme est dans le joint. 6+6 a
990 Oui, je vous regardais. Vous ne vous doutiez point 6+6 a
Que vous aviez sur vous l'œil fixe de la peine, 6+6 a
Et que quelqu'un savait dans cette ombre malsaine 6+6 a
Que Joss fût kaÿser et que Zéno fût roi. 6+6 a
Vous venez de parler tout à l'heure, pourquoi ? 6+6 a
995 Tout est dit. Vos forfaits sont sur vous, incurables, 6+6 a
N'espérez rien. Je suis l'abîme, ô misérables ! 6+6 a
Ah ! Ladislas est roi, Sigismond est césar, 6+6 a
Dieu n'est bon qu'à servir de roue à votre char ; 6+6 a
Toi, tu tiens la Pologne avec ses villes fortes ; 6+6 a
1000 Toi, Milan t'a fait duc, Rome empereur, tu portes 6+6 a
La couronne de fer et la couronne d'or : 6+6 a
Toi, tu descends d'Hercule, et toi, de Spartibor ; 6+6 a
Vos deux tiares sont les deux lueurs du monde ; 6+6 a
Tous les monts de la terre et tous les flots de l'onde 6+6 a
1005 Ont, altiers ou tremblants, vos deux ombres sur eux ; 6+6 a
Vous êtes les jumeaux du grand vertige heureux ; 6+6 a
Vous avez la puissance et vous avez la gloire ; 6+6 a
Mais, sous ce ciel de pourpre et sous ce dais de moire, 6+6 a
Sous cette inaccessible et haute dignité, 6+6 a
1010 Sous cet arc de triomphe au cintre illimité, 6+6 a
Sous ce royal pouvoir, couvert de sacrés voiles, 6+6 a
Sous ces couronnes, tas de perles et d'étoiles, 6+6 a
Sous tous ces grands exploits, prompts, terribles, fougueux, 6+6 a
Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux ! 6+6 a
1015 O dégradation du sceptre et de l'épée ! 6+6 a
Noire main de justice aux cloaques trempée ! 6+6 a
Devant l'hydre le seuil du temple ouvre ses gonds, 6+6 a
Et le trône est un siège aux croupes des dragons ! 6+6 a
Siècle infâme ! ô grand ciel étoilé, que de honte ! 6+6 a
1020 Tout rampe ; pas un front où le rouge ne monte, 6+6 a
C'est égal, on se tait, et nul ne fait un pas. 6+6 a
O peuple, million et million de bras, 6+6 a
Toi, que tous ces rois-là mangent et déshonorent, 6+6 a
Toi, que leurs majestés les vermines dévorent, 6+6 a
1025 Est-ce que tu n'as pas des ongles, vil troupeau, 6+6 a
Pour ces démangeaisons d'empereurs sur ta peau ! 6+6 a
Du reste, en voilà deux de pris ; deux âmes telles 6+6 a
Que l'enfer même rêve étonné devant elles ! 6+6 a
Sigismond, Ladislas, vous étiez triomphants, 6+6 a
1030 Splendides, inouïs, prospères, étouffants ; 6+6 a
Le temps d'être punis arrive ; à la bonne heure. 6+6 a
Ah ! le vautour larmoie et le caïman pleure. 6+6 a
J'en ris. Je trouve bon qu'à de certains instants 6+6 a
Les princes, les heureux, les forts, les éclatants, 6+6 a
1035 Les vainqueurs, les puissants, tous les bandits suprêmes, 6+6 a
A leurs fronts cerclés d'or, charges de diadèmes, 6+6 a
Sentent l'âpre sueur de Josaphat monter. 6+6 a
Il est doux de voir ceux qui hurlaient, sangloter. 6+6 a
La peur après le crime ; après l'affreux, l'immonde. 6+6 a
1040 C'est bien. Dieu tout-puissant ! quoi, des maîtres du monde, 6+6 a
C'est ce que, dans la cendre et sous mes pieds, j'ai là ! 6+6 a
Quoi, ceci règne ! Quoi, c'est un césar, cela ! 6+6 a
En vérité, j'ai honte, et mon vieux cœur se serre 6+6 a
De les voir se courber plus qu'il n'est nécessaire. 6+6 a
1045 Finissons. Ce qui vient de se passer ici, 6+6 a
Princes, veut un linceul promptement épaissi. 6+6 a
Ces mêmes dés hideux qui virent le calvaire 6+6 a
Ont roulé, dans mon ombre indignée et sévère, 6+6 a
Sur une femme, après avoir roulé sur Dieu. 6+6 a
1050 Vous avez joué là, rois, un lugubre jeu. 6+6 a
Mais, soit. Je ne vais pas perdre à de la morale 6+6 a
Ce moment que remplit la brume sépulcrale. 6+6 a
Vous ne voyez plus clair dans vos propres chemins, 6+6 a
Et vos doigts ne sont plus assez des doigts humains 6+6 a
1055 Pour qu'ils puissent tâter vos actions funèbres ; 6+6 a
A quoi bon présenter le miroir aux ténèbres ? 6+6 a
A quoi bon vous parler de ce que vous faisiez ? 6+6 a
Boire de l'ombre, étant de nuit rassasiés, 6+6 a
C'est ce que vous avez l'habitude de faire, 6+6 a
1060 Rois, au point de ne plus sentir dans votre verre 6+6 a
L'odeur des attentats et le goût des forfaits. 6+6 a
Je vous dis seulement que ce vil portefaix, 6+6 a
Votre siècle, commence à trouver vos altesses 6+6 a
Lourdes d'iniquités et de scélératesses ; 6+6 a
1065 Il est las, c'est pourquoi je vous jette au monceau 6+6 a
D'ordures que des ans emporte le ruisseau ! 6+6 a
Ces jeunes gens penchés sur cette jeune fille, 6+6 a
J'ai vu cela ! Dieu bon, sont-ils de la famille 6+6 a
Des vivants, respirant sous ton clair horizon ? 6+6 a
1070 Sont-ce des hommes ? Non. Rien qu'à voir la façon 6+6 a
Dont votre lèvre touche aux vierges endormies, 6+6 a
Princes, on sent en vous des goules, des lamies, 6+6 a
D'affreux êtres sortis des cercueils soulevés. 6+6 a
Je vous rends à la nuit. Tout ce que vous avez 6+6 a
1075 De la face de l'homme est un mensonge infâme ; 6+6 a
Vous avez quelque bête effroyable au lieu d'âme ; 6+6 a
Sigismond l'assassin, Ladislas le forban, 6+6 a
Vous êtes des damnés en rupture de ban ; 6+6 a
Donc lâchez les vivants et lâchez les empires ! 6+6 a
1080 Hors du trône, tyrans ! à la tombe, vampires ! 6+6 a
Chiens du tombeau, voici le sépulcre. Rentrez. 6+6 a
Et son doigt est tourné vers le gouffre.
Atterrés, 6+6 a
Ils s'agenouillent.
— Oh ! dit Sigismond, fantôme, 6+6 a
Ne nous emmène pas dans ton morne royaume ! 6+6 a
1085 Nous t'obéirons. Dis, qu'exiges-tu de nous ? 6+6 a
Grâce !
Et le roi dit : — Vois nous sommes à genoux 6+6 a
Spectre !
Une vieille femme a la voix moins débile. 6+6 a
La figure qui tient l'épée est immobile, 6+6 a
Et se tait, comme si cet être souverain 6+6 a
1090 Tenait conseil en lui sous son linceul d'airain ; 6+6 a
Tout à coup, élevant sa voix grave et hautaine : 6+6 a
— Princes, votre façon d'être lâches me gêne. 6+6 a
Je suis homme et non spectre. Allons, debout ! mon bras 6+6 a
Est le bras d'un vivant ; il ne me convient pas 6+6 a
1095 De faire une autre peur que celle où j'ai coutume. 6+6 a
Je suis Éviradnus.
XVII
LA MASSUE
Comme sort de la brume 6+6 a
Un sévère sapin, vieilli dans l'Appenzell, 6+6 a
A l'heure où le matin au soufre universel 6+6 a
Passe, des bois profonds balayant la lisière, 6+6 a
1100 Le preux ouvre son casque, et hors de la visière 6+6 a
Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît. 6+6 a
Sigismond s'est dressé comme un dogue en arrêt ; 6+6 a
Ladislas bondit, hurle, ébauche une huée, 6+6 a
Grince des dents et rit, et, comme la nuée 6+6 a
1105 Résume en un éclair le gouffre pluvieux, 6+6 a
Toute sa rage éclate en ce cri : — C'est un vieux ! 6+6 a
Le grand chevalier dit, regardant l'un et l'autre : 6+6 a
— Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du vôtre. 6+6 a
Je vous défie à mort, laissant à votre choix 6+6 a
1110 D'attaquer l'un sans l'autre ou tous deux à la fois ; 6+6 a
Prenez au tas quelque arme ici qui vous convienne ; 6+6 a
Vous êtes sans cuirasse et je quitte la mienne ; 6+6 a
Car le châtiment doit lui-même être correct. 6+6 a
Éviradnus n'a plus que sa veste d'Utrecht. 6+6 a
1115 Pendant que, grave et froid, il déboucle sa chape, 6+6 a
Ladislas, furtif, prend un couteau sur la nappe, 6+6 a
Se déchausse, et, rapide et bras levé, pieds nus, 6+6 a
Il se glisse en rampant derrière Éviradnus ; 6+6 a
Mais Éviradnus sent qu'on l'attaque en arrière, 6+6 a
1120 Se tourne, empoigne et tord la lame meurtrière, 6+6 a
Et sa main colossale étreint comme un étau 6+6 a
Le cou de Ladislas, qui lâche le couteau ; 6+6 a
Dans l'œil du nain royal on voit la mort paraître. 6+6 a
— Je devrais te couper les quatre membres, traître, 6+6 a
1125 Et te laisser ramper sur tes moignons sanglants. 6+6 a
Tiens, dit Éviradnus, meurs vite !
Et sur ses flancs 6+6 a
Le roi s'affaisse, et, blême et l'œil hors de l'orbite, 6+6 a
Sans un cri, tant la mort formidable est subite, 6+6 a
Il expire.
L'un meurt, mais l'autre s'est dressé. 6+6 a
1130 Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé 6+6 a
Sur un banc son épée, et Sigismond l'a prise. 6+6 a
Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise ; 6+6 a
L'épée au poing, joyeux, assassin rayonnant, 6+6 a
Croisant les bras, il crie : A mon tour maintenant ! — 6+6 a
1135 Et les noirs chevaliers, juges de cette lice, 6+6 a
Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice, 6+6 a
Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé, 6+6 a
Éviradnus sans arme et Sigismond armé. 6+6 a
Le gouffre attend. Il faut que l'un des deux y tombe. 6+6 a
1140 — Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe, 6+6 a
Dit Sigismond. C'est toi le mort, c'est toi le chien ! 6+6 a
Le moment est funèbre ; Éviradnus sent bien 6+6 a
Qu'avant qu'il ait choisi dans quelque armure un glaive, 6+6 a
Il aura dans les reins la pointe qui se lève ; 6+6 a
1145 Que faire ? Tout à coup sur Ladislas gisant 6+6 a
Son œil tombe ; il sourit, terrible, et, se baissant 6+6 a
De l'air d'un lion pris qui trouve son issue : 6+6 a
— Hé ! dit-il, je n'ai pas besoin d'autre massue ! — 6+6 a
Et prenant aux talons le cadavre du roi, 6+6 a
1150 Il marche à l'empereur qui chancelle d'effroi ; 6+6 a
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue, 6+6 a
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue 6+6 a
Au-dessus de sa tête, en murmurant : Tout beau ! 6+6 a
Cette espèce de fronde horrible du tombeau, 6+6 a
1155 Dont le corps est la corde et la tête la pierre. 6+6 a
Le cadavre éperdu se renverse en arrière, 6+6 a
Et les bras disloqués font des gestes hideux. 6+6 a
Lui, crie : — Arrangez-vous, princes, entre vous deux. 6+6 a
Si l'enfer s'éteignait, dans l'ombre universelle, 6+6 a
1160 On le rallumerait, certe, avec l'étincelle 6+6 a
Qu'on peut tirer d'un roi heurtant un empereur. 6+6 a
Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d'horreur, 6+6 a
Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe ; 6+6 a
Soudain le mort s'abat et le cadavre frappe… 6+6 a
1165 Éviradnus est seul. Et l'on entend le bruit 6+6 a
De deux spectres tombant ensemble dans la nuit. 6+6 a
Le preux se courbe au seuil du puits, son œil y plonge, 6+6 a
Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe : 6+6 a
— C'est bien ! disparaissez, le tigre et le chacal ! 6+6 a
XVIII
LE JOUR REPARAÎT
1170 Il reporte Mahaud sur le fauteuil ducal, 6+6 a
Et, de peur qu'au réveil elle ne s'inquiète, 6+6 a
Il referme sans bruit l'infernale oubliette ; 6+6 a
Puis remet tout en ordre autour de lui, disant : 6+6 a
— La chose n'a pas fait une goutte de sang ; 6+6 a
C'est mieux.
1175 Mais, tout à coup, la cloche au loin éclate ; 6+6 a
Les monts gris sont bordés d'un long fil écarlate ; 6+6 a
Et voici que, portant les branches de genêt, 6+6 a
Le peuple vient chercher sa dame ; l'aube naît. 6+6 a
Les hameaux sont en branle, on accourt ; et, vermeille, 6+6 a
1180 Mahaud, en même temps que l'aurore, s'éveille ; 6+6 a
Elle pense rêver et croit que le brouillard 6+6 a
A pris ces jeunes gens pour en faire un vieillard, 6+6 a
Et les cherche des yeux, les regrettant peut-être ; 6+6 a
Éviradnus salue, et le vieux vaillant maître, 6+6 a
1185 S'approchant d'elle avec un doux sourire ami : 6+6 a
— Madame, lui dit-il, avez-vous bien dormi ? 6+6 a
mètre profils métriques : 7, 6−6
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