Métrique en Ligne
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| = césure
HUG_3/HUG580
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
V
LES CHEVALIERS ERRANTS
Le Petit Roi de Galice
I
LE RAVIN D'ERNULA
Ils sont là tous les dix, les enfants d'Asturie. 6+6 a
La même affaire unit dans la même prairie 6+6 a
Les cinq de Santillane aux cinq d'Oviedo. 6+6 b
C'est midi ; les mulets, très las, ont besoin d'eau, 6+6 b
5 L'âne a soif, le cheval souffle et baisse un œil terne 6+6 a
Et la troupe a fait halte auprès d'une citerne ; 6+6 a
Tout à l'heure on ira plus loin, bannière au vent ; 6+6 b
Ils atteindront le fond de l'Asturie avant 6+6 b
Que la nuit ait couvert la sierra de ses ombres ; 6+6 a
10 Ils suivent le chemin qu'à travers ces monts sombres 6+6 a
Un torrent, maintenant à sec, jadis creusa, 6+6 b
Comme S'il voulait joindre Espos à Tolosa ; 6+6 b
Un prêtre est avec eux qui lit son bréviaire. 6+6 a
Entre eux et Compostelle ils ont mis la rivière. 6+6 a
15 Ils sont près d'Ernula, bois où le pin verdit, 6+6 b
Où Pélage est si grand, que le chevrier dit : 6+6 b
« Les arabes faisaient la nuit sur la patrie. 6+6 a
Combien sont-ils ? criaient les peuples d'Asturie. 6+6 a
Pélage en sa main prit la forêt d'Ernula, 6+6 b
20 Alluma cette torche, et, tant qu'elle brûla, 6+6 b
Il put voir et compter, du haut de la montagne, 6+6 a
Les maures ténébreux jusqu'au fond de l'Espagne. » 6+6 a
II
LEURS ALTESSES
L'endroit est désolé, les gens sont triomphants. 6+6 b
C'est un groupe tragique et fier que ces infants, 6+6 b
25 Précédés d'un clairon qu'à distance accompagne 6+6 a
Une bande des gueux les plus noirs de l'Espagne ; 6+6 a
Sur le front des soldats, férocement vêtus, 6+6 b
La montera de fer courbe ses crocs pointus, 6+6 b
Et Mauregat n'a point d'estafiers plus sauvages, 6+6 a
30 Et le forban Dragut n'a pas sur les rivages 6+6 a
Écumé de forçats pires, et Gaïffer 6+6 b
N'a pas, dans le troupeau qui le suit, plus d'enfer ; 6+6 b
Les casques sont d'acier et les cœurs sont de bronze ; 6+6 a
Quant aux infants, ce sont dix noms sanglants ; Alonze, 6+6 a
35 Don Santos Pacheco le Hardi, Froïla, 6+6 b
Qui, si l'on veut Satan, peut dire : Me voilà ! 6+6 b
Ponce, qui tient la mer d'Irun à Biscarosse, 6+6 a
Rostabat le Géant, Materne le féroce, 6+6 a
Blas, Ramon, Jorge, et Ruy le Subtil, leur né, 6+6 b
40 Blond, le moins violent et le plus acharné. 6+6 b
Le mont, complice et noir, s'ouvre en gorges désertes. 6+6 a
Ils sont frères ; c'est bien ; sont-ils amis ? non, certes. 6+6 a
Ces Caïns pour lien ont la perte d'autrui. 6+6 b
Blas, du reste, est l'ami de Materne, et don Ruy 6+6 b
45 De Ramon, comme Atrée est l'ami de Thyeste. 6+6 a
III
NUÑO
Les chefs parlent entre eux, les soldats font la sieste, 6+6 a
Les chevaux sont parqués à part, et sont gardés 6+6 b
Par dix hommes riant, causant, jouant aux dés, 6+6 b
Qui sont dix intendants, ayant titres de maîtres, 6+6 a
50 Armés d'épieux, avec des poignards à leurs guêtres. 6+6 a
Le sentier a l'air traître et l'arbre a l'air méchant ; 6+6 b
Et la chèvre qui broute au flanc du mont penchant, 6+6 b
Entre les grès lépreux trouve à peine une câpre, 6+6 a
Tant la ravine est fauve et tant la roche est âpre : 6+6 a
55 De distance en distance, on voit des puits bourbeux 6+6 b
Où finit le sillon des chariots à bœufs ; 6+6 b
Hors un peu d'herbe autour des puits, tout est aride ; 6+6 a
Tout du grand midi sombre a l'implacable ride ; 6+6 a
Les arbres sont gercés, les granits sont fendus ; 6+6 b
60 L'air rare et brûlant manque aux oiseaux éperdus. 6+6 b
On distingue des tours sur l'épine dorsale 6+6 a
D'un mont lointain qui semble une ourse colossale. 6+6 a
Quand où Dieu met le roc l'homme bâtit le fort, 6+6 b
Quand à la solitude il ajoute la mort, 6+6 b
65 Quand de l'inaccessible il fait l'inexpugnable, 6+6 a
C'est triste. Dans des plis d'ocre rouge et de sable, 6+6 a
Les hauts sentiers des cols, vagues linéaments, 6+6 b
S'arrêtent court, brusqués par les escarpements. 6+6 b
Vers le nord, le troupeau des nuages qui passe, 6+6 a
70 Poursuivi par le vent, chien hurlant de l'espace, 6+6 a
S'enfuit, à tous les pics laissant de sa toison. 6+6 b
Le Corcova remplit le fond de l'horizon. 6+6 b
On entend dans les pins que l'âge use et mutile 6+6 a
Lutter le rocher hydre et le torrent reptile ; 6+6 a
75 Près du petit pré vert pour la halte choisi, 6+6 b
Un précipice obscur, sans pitié, sans merci, 6+6 b
Aveugle, ouvre son flanc, plein d'une pâle brume 6+6 a
Où l'Ybaïchalval, épouvantable, écume. 6+6 a
De vrais brigands n'auraient pas mieux trouvé l'endroit. 6+6 b
80 Le col de la vallée est tortueux, étroit, 6+6 b
Rude, et si hérissé de broussaille et d'ortie, 6+6 a
Qu'un seul homme en pourrait défendre la sortie. 6+6 a
De quoi sont-ils joyeux ? D'un exploit. Cette nuit, 6+6 b
Se glissant dans la ville avec leurs gens, sans bruit, 6+6 b
85 Avant l'heure où commence à poindre l'aube grise, 6+6 a
Ils ont dans Compostelle enlevé par surprise 6+6 a
Le pauvre petit roi de Galice, Nuño. 6+6 b
Les loups sont là, pesant dans leur griffe l'agneau. 6+6 b
En cercle près du puits, dans le champ d'herbe verte, 6+6 a
90 Cette collection de monstres se concerte. 6+6 a
Le jeune roi captif a quinze ans ; ses voleurs 6+6 b
Sont ses oncles ; de son effroi ; pas de pleurs, 6+6 b
Il se tait ; il comprend le but qui les rassemble ; 6+6 a
Il bâille, et par moments ferme les yeux, et tremble. 6+6 a
95 Son front triste est meurtri d'un coup de gantelet. 6+6 b
En partant on l'avait lié sur un mulet ; 6+6 b
Grave et sombre, il a dit : Cette corde me blesse. 6+6 a
On l'a fait délier, dédaignant sa faiblesse ; 6+6 a
Mais ses oncles hagards fixent leurs veux sur lui. 6+6 b
100 L'orphelin sent le vide horrible et sans appui. 6+6 b
A sa mort, espérant dompter les vents contraires, 6+6 a
Le feu roi don Garci fit venir ses dix frères, 6+6 a
Supplia leur honneur, leur sang, leur cœur, leur foi, 6+6 b
Et leur recommanda ce faible enfant, leur roi. 6+6 b
105 On discute, en baissant la voix avec mystère, 6+6 a
Trois avis : le cltrer au prochain monastère, 6+6 a
L'aller vendre à Juzaph, prince des sarrasins, 6+6 b
Le jeter simplement dans un des puits voisins. 6+6 b
IV
LA CONVERSATION DES INFANTS
— La vie est un affront alors qu'on nous la laisse, 6+6 a
110 Dit Pacheco ; qu'il vive et meure de vieillesse ! 6+6 a
Tué, c'était le roi ; vivant, c'est un bâtard. 6+6 b
Qu'il vive ! au couvent !
— Mais s'il reparaît plus tard ? 6+6 b
Dit Jorge.
— Oui, s'il revient ? dit Materno l'Hyène. 6+6 a
— S'il revient ? disent Ponce et Ramon.
— Qu'il revienne ! 6+6 a
115 Réplique Pacheco. Frères, si maintenant 6+6 b
Nous le laissons vivant, nous le faisons manant. 6+6 b
Je lui dirais : Choisis ; la mort, ou bien le cloître. 6+6 a
Si, pouvant disparaître, il aime mieux décroître, 6+6 a
Je vous l'enferme au fond d'un mtier vermoulu, 6+6 b
120 Et je lui dis : C'est bon ; c'est toi qui l'as voulu. 6+6 b
Un roi qu'on avilit tombe ; on le destitue, 6+6 a
Bien quand on le méprise et mal quand on le tue. 6+6 a
Nuño mort, c'est un spectre ; il reviendrait. Mais, bah ! 6+6 b
Ayant plié le jour où mon bras le courba, 6+6 b
125 Mais s'étant laissé tondre, ayant eu la paresse 6+6 a
De vivre, que m'importe après qu'il reparaisse ? 6+6 a
Je dirais : — Le feu roi hantait les filles ; bien ; 6+6 b
A-t-il eu quelque part ce fils ? Je n'en sais rien ; 6+6 b
Mais depuis quand, bâtard et lâche, est-on des nôtres ? 6+6 a
130 Toute la différence entre un rustre et nous autres, 6+6 a
C'est que, si l'affront vient à notre choix s'offrir, 6+6 b
Le rustre voudra vivre et le prince mourir ; 6+6 b
Or, ce drôle a vécu. — Les manants ont envie 6+6 a
De devenir caducs, et tiennent à la vie ; 6+6 a
135 Ils sont bourgeois, marchands, bâtards, vont aux sermons, 6+6 b
Et meurent vieux ; mais nous, les princes, nous aimons 6+6 b
Une jeunesse courte et gaie à fin sanglante ; 6+6 a
Nous sommes les guerriers ; nous trouvons la mort lente, 6+6 a
Et nous lui crions : viens ! et nous accélérons 6+6 b
140 Son pas lugubre avec le bruit de nos clairons. 6+6 b
Le peuple nous connaît, et le sait bien ; il chasse 6+6 a
Quiconque prouve mal sa couronne et sa race, 6+6 a
Quiconque porte mal sa peau de roi. Jamais 6+6 b
Un roi n'est ressorti d'un cloître ; et je promets 6+6 b
145 De donner aux bouviers qui sont dans la prairie 6+6 a
Tous mes états d'Algarve et tous ceux d'Asturie, 6+6 a
Si quelqu'un, n'importe où, dans les pays de mer 6+6 b
Ou de terre, en Espagne, en France, dans l'enfer, 6+6 b
Me montre un capuchon d'où sort une couronne. 6+6 a
150 Le froc est un linceul que la nuit environne ; 6+6 a
Après que vous avez blêmi dans un couvent, 6+6 b
On ne veut plus de vous ; un moine, est-ce un vivant ? 6+6 b
On ne vous trouve plus la mine assez féroce. 6+6 a
— Moine, reprends ta robe ! Abbé, reprends ta crosse ! 6+6 a
155 Va-t'en. — Voilà le cri qu'on vous jette. Laissons 6+6 b
Vivre l'enfant.
Don Ruy, le chef des trahisons, 6+6 b
Froid, se parle à lui-même et dit :
— Cette mesure 6+6 a
Aurait ceci de bon qu'elle serait très sûre. 6+6 a
— Laquelle ? dit Ramon.
Mais Ruy, sans se hâter : 6+6 b
160 — Je ne sais rien de mieux, dit-il, pour compléter 6+6 b
Les choses de l'état et de la politique, 6+6 a
Et les actes prudents qu'on fait et qu'on pratique 6+6 a
Et qui ne doivent pas du vulgaire être sus, 6+6 b
Qu'un puits profond, avec une pierre dessus. 6+6 b
165 Cela se dit pendant que les gueux, pêle-mêle, 6+6 a
Boivent l'ombre et le rêve à l'obscure mamelle 6+6 a
Du sommeil ténébreux et muet, et pendant 6+6 b
Que l'enfant songe, assis sous le soleil ardent. 6+6 b
Le prêtre mange, avec les prières d'usage. 6+6 a
V
LES SOLDATS CONTINUENT DE DORMIR
ET LES INFANTS DE CAUSER
170 Une faute ; on n'a point fait garder le passage. 6+6 a
O don Ruy le Subtil, à quoi donc pensez-vous ? 6+6 b
Mais don Ruy répondrait : — J'ai la ronce et le houx, 6+6 b
Et chaque pan de roche est une sentinelle ; 6+6 a
La fauve solitude est l'amie éternelle 6+6 a
175 Des larrons, des voleurs et des hommes de nuit ; 6+6 b
Ce pays ténébreux comme un antre est construit, 6+6 b
Et nous avons ici notre aire inabordable ; 6+6 a
C'est un vieux recéleur que ce mont formidable ; 6+6 a
Sinistre, il nous accepte, et, quoi que nous fassions, 6+6 b
180 Il cache dans ses trous toutes nos actions ; 6+6 b
Et que pouvons-nous donc craindre dans ces provinces, 6+6 a
Étant bandits aux champs et dans les villes princes ? 6+6 a
Le débat sur le roi continue. — Il faudrait, 6+6 b
Dit l'infant Ruy, trouver quelque couvent discret, 6+6 b
185 Quelque in-pace bien calme où cet enfant vieillisse ; 6+6 a
Soit. Mais il vaudrait mieux abréger le supplice, 6+6 a
Et s'en débarrasser dans l'Ybaïchalval. 6+6 b
Prenez vite un parti, vite ! Ensuite à cheval ! 6+6 b
Dépêchons.
Et, voyant que l'infant don Materne 6+6 a
190 Jette une pierre, et puis une autre, à la citerne, 6+6 a
Et qu'il suit du regard les cercles qu'elles font, 6+6 b
L'infant Ruy s'interrompt, dit : — Pas assez profond. 6+6 b
J'ai regardé. — Puis, calme, il reprend :
Une affaire 6+6 a
Perd sa première forme alors qu'on la diffère. 6+6 a
195 Un point est déci dès qu'il est éclairci. 6+6 b
Nous sommes tous d'accord en bons frères ici, 6+6 b
L'enfant nous gêne. Il faut que de la vie il sorte ; 6+6 a
Le cloître n'est qu'un seuil, la tombe est une porte. 6+6 a
Choisissez. Mais que tout soit fait avant demain. 6+6 b
VI
QUELQU'UN
200 Alerte ! un cavalier passe dans le chemin. 6+6 b
C'est l'heure où les soldats, aux yeux lourds, aux fronts blêmes, 6+6 a
La sieste finissant, se réveillent d'eux-mêmes. 6+6 a
Le cavalier qui passe est habillé de fer ; 6+6 b
Il vient par le sentier du côté de la mer ; 6+6 b
205 Il entre dans le val, il franchit la chaussée ; 6+6 a
Calme, il approche. Il a la visière baissée ; 6+6 a
Il est seul ; son cheval est blanc.
Bon chevalier, 6+6 b
Qu'est-ce que vous venez faire dans ce hallier ? 6+6 b
Bon passant, quel hasard funeste vous amène 6+6 a
210 Parmi ces rois ayant de la figure humaine 6+6 a
Tout ce que les démons peuvent en copier ? 6+6 b
Quelle abeille êtes-vous pour entrer au guêpier ? 6+6 b
Quel archange êtes-vous pour entrer dans l'abîme ? 6+6 a
Les princes, occupés de bien faire leur crime, 6+6 a
215 Virent, hautains d'abord, sans trop se soucier, 6+6 b
Passer cet inconnu sous ce voile d'acier ; 6+6 b
Lui-même, il paraissait, traversant la clairière, 6+6 a
Regarder vaguement leur bande aventurière ; 6+6 a
Comme si ses poumons trouvaient l'air étouffant, 6+6 b
220 Il se hâtait ; soudain il aperçut l'enfant ; 6+6 b
Alors il marcha droit vers eux, mit pied à terre, 6+6 a
Et, grave, il dit :
— Je sens une odeur de panthère, 6+6 a
Comme si je passais dans les monts de Tunis. 6+6 b
Je vous trouve en ce lieu trop d'hommes réunis ; 6+6 b
225 Fait-on le mal ici par hasard ? Je soupçonne 6+6 a
Volontiers les endroits où ne passe personne. 6+6 a
Qu'est-ce que cet enfant ? Et que faites-vous là ? 6+6 b
Un rire, si bruyant qu'un vautour s'envola, 6+6 b
Fut du fier Pacheco la première réponse ; 6+6 a
Puis il cria :
230 — Pardieu, mes frères ! Jorge, Ponce, 6+6 a
Ruy, Rostabat, Alonze, avez-vous entendu ? 6+6 b
Les arbres du ravin demandent un pendu ; 6+6 b
Qu'ils prennent patience, ils l'auront tout à l'heure ; 6+6 a
Je veux d'abord répondre à l'homme. Que je meure 6+6 a
235 Si je lui cèle rien de ce qu'il veut savoir ! 6+6 b
Devant moi d'ordinaire, et dès que l'on croit voir 6+6 b
Quelque chose qui semble aux manants mon panache, 6+6 a
Vite on clôt les volets des maisons, on se cache, 6+6 a
On se bouche l'oreille et l'on ferme les yeux ; 6+6 b
240 Je suis content d'avoir enfin un curieux. 6+6 b
Il ne sera pas dit que quelqu'un sur la terre, 6+6 a
Princes, m'aura vu faire une chose et la taire, 6+6 a
Et que, questionné, j'aurai balbutié. 6+6 b
Le hardi qui fait peur, muet, ferait pitié. 6+6 b
245 Ma main s'ouvre toujours, montrant ce qu'elle sème. 6+6 a
J'étalerais mon âme à Dieu, vînt-il lui-même 6+6 a
M'interroger du haut des cieux, moi, Pacheco, 6+6 b
Ayant pour voix la foudre et l'enfer pour écho. 6+6 b
Çà, qui que tu sois, homme, écoute, misérable, 6+6 a
250 Nous choisirons après ton chêne ou ton érable, 6+6 a
Selon qu'il peut te plaire, en ce bois d'Ernula, 6+6 b
Pendre à ces branches-ci plutôt qu'à celles-là. 6+6 b
Écoute. Ces seigneurs à mines téméraires, 6+6 a
Et moi, le Pacheco, nous sommes les dix frères. 6+6 a
255 Nous sommes les infants d'Asturie ; et ceci, 6+6 b
C'est Nuño, fils de feu notre frère Garci, 6+6 b
Roi de Galice, ayant pour ville Compostelle ; 6+6 a
Nous, ses oncles, avons sur lui droit de tutelle ; 6+6 a
Nous l'allons verrouiller dans un couvent. Pourquoi ? 6+6 b
260 C'est qu'il est si petit, qu'il est à peine roi, 6+6 b
Et que ce peuple-ci veut de fortes ées ; 6+6 a
Tant de haines autour du maître sont groues 6+6 a
Qu'il faut que le seigneur ait la barbe au menton ; 6+6 b
Donc, nous avons ô du trône l'avorton, 6+6 b
265 Et nous allons l'offrir au bon Dieu. Sur mon âme, 6+6 a
Cela vous a la peau plus blanche qu'une femme ! 6+6 a
Mes frères, n'est-ce pas ? c'est mou, c'est grelottant ; 6+6 b
On ignore s'il voit, on ne sait s'il entend ; 6+6 b
Un roi, ça ! rien qu'à voir ce petit on s'ennuie. 6+6 a
270 Moi, du moins, j'ai dans l'œil des flammes, et la pluie, 6+6 a
Le soleil et le vent, ces farouches tanneurs, 6+6 b
M'ont fait le cuir robuste et ferme, messeigneurs ! 6+6 b
Ah ! pardieu, s'il est beau d'être prince, c'est rude ; 6+6 a
Avoir du combattant l'éternelle attitude, 6+6 a
275 Vivre casqué, suer l'été, geler l'hiver, 6+6 b
Être le ver affreux d'une larve de fer, 6+6 b
Coucher dans le harnais, boire à la calebasse, 6+6 a
Le soir être si las qu'on va la tête basse, 6+6 a
Se tordre un linge aux pieds, les souliers vous manquant, 6+6 b
280 Guerroyer tout le jour, la nuit garder le camp, 6+6 b
Marcher à jeun, marcher vaincu, marcher malade, 6+6 a
Sentir suinter le sang par quelque estafilade, 6+6 a
Manger des oignons crus et dormir par hasard, 6+6 b
Voilà. Vissez-moi donc le heaume et le brassard 6+6 b
285 Sur ce fœtus, à qui bientôt on verra croître 6+6 a
Par derrière une mitre et par devant un goître ! 6+6 a
A la bonne heure, moi ! je suis le compagnon 6+6 b
Des coups d'épée, et j'ai la colère pour nom. 6+6 b
Et les poils de mon bras font peur aux bêtes fauves. 6+6 a
290 Ce nain vivra tondu parmi les vieillards chauves ; 6+6 a
Il se pourrait aussi, pour le bien de l'état, 6+6 b
Si l'on trouvait un puits très creux, qu'on l'y jetât ; 6+6 b
Moi, je l'aimerais mieux moine en quelque cachette, 6+6 a
Servant la messe au prêtre avec une clochette. 6+6 a
295 Pour nous, chacun de nous étant prince et géant, 6+6 b
Nous gardons sceptre et lance, et rien n'est mieux séant 6+6 b
Qu'aux enfants la chapelle et la bataille aux hommes. 6+6 a
Il a précisément dix comtés, et nous sommes 6+6 a
Dix princes ; est-il rien de plus juste ? A présent, 6+6 b
300 N'est-ce pas, tu comprends cette affaire, passant ? 6+6 b
Elle est simple, et l'on peut n'en pas faire mystère, 6+6 a
Et le jour ne va pas s'éclipser, et la terre 6+6 a
Ne va pas refuser aux hommes le maïs, 6+6 b
Parce que dix seigneurs partagent un pays, 6+6 b
305 Et parce qu'un enfant rentre dans la poussière. 6+6 a
Le chevalier leva lentement sa visière. 6+6 a
— Je m'appelle Roland, pair de France, dit-il. 6+6 b
VII
DON RUY LE SUBTIL
Alors l'né prudent, le chef, Ruy le Subtil, 6+6 b
Sourit.
— Sire Roland, ma pente naturelle 6+6 a
310 Étant de ne chercher à personne querelle, 6+6 a
Je vous salue, et dis : Soyez le bienvenu ! 6+6 b
Je vous fais remarquer que ce pays est nu, 6+6 b
Rude, escarpé, désert, brutal, et que nous sommes 6+6 a
Dix infants bien armés avec dix majordomes, 6+6 a
315 Ayant derrière nous cent coquins fort méchants, 6+6 b
Et que, s'il nous plaisait, nous pourrions dans ces champs 6+6 b
Laisser de la charogne en pâture aux voes 6+6 a
De corbeaux que le soir chasse dans les vallées. 6+6 a
Vous êtes dans un vrai coupe-gorge ; voyez, 6+6 b
320 Pas un toit, pas un mur, des sentiers non frayés, 6+6 b
Personne ; aucun secours possible ; et les cascades 6+6 a
Couvrent le cri des gens tombés aux embuscades. 6+6 a
On ne voyage guère en ce val effrayant. 6+6 b
Les songe-creux, qui vont aux chimères bayant, 6+6 b
325 Trouvent les âpretés de ces ravins fort belles ; 6+6 a
Mais ces chemins pierreux aux passants sont rebelles, 6+6 a
Ces pics repoussent l'homme, ils ont des coins hagards 6+6 b
Hantés par des vivants aimant peu les regards, 6+6 b
Et, quand une vallée est à ce point rocheuse, 6+6 a
330 Elle peut devenir aux curieux fâcheuse. 6+6 a
Bon Roland, votre nom est venu jusqu'à nous. 6+6 b
Nous sommes des seigneurs bienfaisants et très doux, 6+6 b
Nous ne voudrions pas vous faire de la peine, 6+6 a
Allez-vous-en. Parfois la montagne est malsaine. 6+6 a
335 Retournez sur vos pas, ne soyez point trop lent, 6+6 b
Retournez.
— Décidez mon cheval, dit Roland ; 6+6 b
Car il a l'habitude étrange et ridicule 6+6 a
De ne pas m'obéir quand je veux qu'il recule. 6+6 a
Les infants un moment se parlèrent tout bas. 6+6 b
Et Ruy dit à Roland :
340 — Tant d'illustres combats 6+6 b
Font luire votre gloire, ô grand soldat sincère, 6+6 a
Que nous vous aimons mieux compagnon qu'adversaire. 6+6 a
Seigneur, tout invincible et tout Roland qu'on est, 6+6 b
Quand il faut, pied à pied, dans l'herbe et le genêt, 6+6 b
345 Lutter seul, et, n'ayant que deux bras, tenir tête 6+6 a
A cent vingt durs garçons, c'est une sombre fête ; 6+6 a
C'est un combat d'un sang généreux empourpré, 6+6 b
Et qui pourrait finir, sur le sinistre pré, 6+6 b
Par les os d'un héros réjouissant les aigles. 6+6 a
350 Entendons-nous plutôt. Les états ont leurs règles ; 6+6 a
Et vous êtes tom dans un arrangement 6+6 b
De famille, inutile à conter longuement ; 6+6 b
Seigneur, Nuño n'est pas possible ; je m'explique. 6+6 a
L'enfantillage nuit à la chose publique ; 6+6 a
355 Mettre sur un tel front la couronne, l'effroi, 6+6 b
La guerre, n'est-ce pas stupide ? Un marmot roi ! 6+6 b
Allons donc ! en ce cas, si le contre-sens règne, 6+6 a
Si l'absurde fait loi, qu'on me donne une duègne, 6+6 a
Et dites aux brebis de rugir, ordonnez 6+6 b
360 Aux biches d'emboucher les clairons forcenés ; 6+6 b
En même temps, soyez conséquent, qu'on affuble 6+6 a
L'ours des monts et le loup des bois d'une chasuble, 6+6 a
Et qu'aux pattes du tigre on plante un goupillon. 6+6 b
Seigneur, pour être sage, on n'est pas un félon ; 6+6 b
365 Et les choses qu'ici je vous dis sont certaines 6+6 a
Pour les docteurs autant que pour les capitaines. 6+6 a
J'arrive au fait ; soyons amis. Nous voulons tous 6+6 b
Faire éclater l'estime où nous sommes de vous ; 6+6 b
Voici. Leso n'est pas une bourgade vile, 6+6 a
370 La ville d'Oyarzun est une belle ville, 6+6 a
Toutes deux sont à vous ; si, pesant nos raisons, 6+6 b
Vous nous prêtez main-forte en ce que nous faisons, 6+6 b
Nous vous donnons les gens, les bois, les métairies. 6+6 a
Donc vous voilà seigneur de ces deux seigneuries ; 6+6 a
375 Il ne nous reste plus qu'à nous tendre la main. 6+6 b
Nous avons de la cire, un prêtre, un parchemin, 6+6 b
Et pour que votre grâce en tout point soit contente, 6+6 a
Nous allons vous signer ici votre patente ; 6+6 a
C'est dit.
Avez-vous fait ce rêve ? dit Roland. 6+6 b
380 Et, présentant au roi son beau destrier blanc : 6+6 b
— Tiens, roi ! pars au galop, hâte-toi, cours, regagne 6+6 a
Ta ville, et saute au fleuve et passe la montagne, 6+6 a
Va ! —
L'enfant-roi bondit en selle éperdument, 6+6 b
Et le voilà qui fuit sous le clair firmament, 6+6 b
385 A travers monts et vaux, pâle, à bride abattue. 6+6 a
— Çà, le premier qui monte à cheval, je le tue, 6+6 a
Dit Roland.
Les infants se regardaient entre eux 6+6 b
Stupéfaits.
VIII
PACHECO, FROÏLA, ROSTABAT
Et Roland :
Il serait désastreux 6+6 b
Qu'un de vous poursuivît cette proie échappée, 6+6 a
390 Je ferais deux morceaux de lui d'un coup d'ée, 6+6 a
Comme le Duero coupe Léon en deux. 6+6 b
Et, pendant qu'il parlait, à son bras hasardeux 6+6 b
La grande Durandal brillait toute joyeuse. 6+6 a
Roland s'adosse au tronc robuste d'une yeuse, 6+6 a
395 Criant : — Défiez-vous de l'épée. Elle mord. 6+6 b
— Quand tu serais femelle ayant pour nom la Mort, 6+6 b
J'irais ! J'égorgerai Nuño dans la campagne ! 6+6 a
Dit Pacheco, sautant sur son genet d'Espagne. 6+6 a
Roland monte au rocher qui barre le chemin. 6+6 b
400 L'infant pique des deux, une dague à la main, 6+6 b
Une autre entre les dents, prête à la repartie ; 6+6 a
Qui donc l'empêcherait de franchir la sortie ? 6+6 a
Ses poignets sont crispés d'avance du plaisir 6+6 b
D'atteindre le fuyard et de le ressaisir, 6+6 b
405 Et de sentir trembler sous l'ongle inexorable 6+6 a
Toute la pauvre chair de l'enfant misérable. 6+6 a
Il vient, et sur Roland il jette un long lacet ; 6+6 b
Roland, surpris, recule, et Pacheco passait… 6+6 b
Mais le grand paladin se roidit, et l'assomme 6+6 a
410 D'un coup prodigieux qui fendit en deux l'homme 6+6 a
Et tua le cheval, et si surnaturel 6+6 b
Qu'il creva le chanfrein et troua le girel. 6+6 b
— Qu'est-ce que j'avais dit ? fit Roland.
— Qu'on soit sage 6+6 a
Reprit-il ; renoncez à forcer le passage. 6+6 a
415 Si l'un de vous, bravant Durandal à mon poing, 6+6 b
A le cerveau heurté de folie à ce point, 6+6 b
Je lui ferai descendre au talon sa fêlure ; 6+6 a
Voyez.
Don Froïla, caressant l'encolure 6+6 a
De son large cheval au mufle de taureau, 6+6 b
Crie : Allons !
420 — Pas un pas de plus, Caballero ! 6+6 b
Dit Roland.
Et l'infant répond d'un coup de lance ; 6+6 a
Roland, atteint, chancelle, et Froïla s'élance ; 6+6 a
Mais Durandal se dresse, et jette Froïla 6+6 b
Sur Pacheco, dont l'âme en ce moment hurla. 6+6 b
425 Froïla tombe, étreint par l'angoisse dernière ; 6+6 a
Son casque, dont l'épée a brisé la charnière, 6+6 a
S'ouvre, et montre sa bouche où l'écume apparaît. 6+6 b
Bave épaisse et sanglante ! Ainsi, dans la forêt, 6+6 b
La sève en mai, gonflant les aubépines blanches, 6+6 a
430 S'enfle et sort en salive à la pointe des branches. 6+6 a
— Vengeance ! mort ! rugit Rostabat le Géant, 6+6 b
Nous sommes cent contre un. Tuons ce mécréant ! 6+6 b
Infants ! cria Roland, la chose est difficile ; 6+6 a
Car Roland n'est pas un. J'arrive de Sicile, 6+6 a
435 D'Arabie et d'Égypte, et tout ce que je sais, 6+6 b
C'est que des peuples noirs devant moi sont passés ; 6+6 b
Je crois avoir pla dans le ciel solitaire ; 6+6 a
Il m'a semblé parfois que je quittais la terre 6+6 a
Et l'homme, et que le dos monstrueux des griffons 6+6 b
440 M'emportait au milieu des nuages profonds ; 6+6 b
Mais, n'importe, j'arrive, et votre audace est rare, 6+6 a
Et j'en ris. Prenez garde à vous, car je déclare, 6+6 a
Infants, que j'ai toujours senti Dieu près de moi. 6+6 b
Vous êtes cent contre un ! Pardieu ! le bel effroi ! 6+6 b
445 Fils, cent maravédis valent-ils une piastre ? 6+6 a
Cent lampions sont-ils plus farouches qu'un astre ? 6+6 a
Combien de poux faut-il pour manger un lion ? 6+6 b
Vous êtes peu nombreux pour la rébellion 6+6 b
Et pour l'encombrement du chemin, quand je passe. 6+6 a
Arrière !
450 Rostabat le Géant, tête basse, 6+6 a
Crachant les grognements rauques d'un sanglier, 6+6 b
Lourd colosse, fondit sur le bon chevalier, 6+6 b
Avec le bruit d'un mur énorme qui s'écroule ; 6+6 a
Près de lui, s'avançant comme une sombre foule, 6+6 a
455 Les sept autres infants, avec leurs intendants, 6+6 b
Marchent, et derrière eux viennent, grinçant des dents, 6+6 b
Les cent coupe-jarrets à faces renégates, 6+6 a
Coiffés de monteras et chaussés d'alpargates, 6+6 a
Demi-cercle féroce, agile, étincelant ; 6+6 b
460 Et tous font converger leurs piques sur Roland. 6+6 b
L'infant, monstre de cœur, est monstre de stature ; 6+6 a
Le rocher de Roland lui vient à la ceinture ; 6+6 a
Leurs fronts sont de niveau dans ces puissants combats, 6+6 b
Le preux étant en haut et le géant en bas. 6+6 b
465 Rostabat prend pour fronde, ayant Roland pour cible, 6+6 a
Un noir grappin qui semble une araignée horrible, 6+6 a
Masse affreuse oscillant au bout d'un long anneau ; 6+6 b
Il lance sur Roland cet arrache-créneau ; 6+6 b
Roland l'esquive, et dit au géant : Bête brute ! 6+6 a
470 Le grappin égratigne un rocher dans sa chute, 6+6 a
Et le géant bondit, deux haches aux deux poings. 6+6 b
Le colosse et le preux, terribles, se sont joints. 6+6 b
— O Durandal, ayant coupé Dol en Bretagne, 6+6 a
Tu peux bien me trancher encor cette montagne, 6+6 a
475 Dit Roland, assenant l'estoc sur Rostabat. 6+6 b
Comme sur ses deux pieds de devant l'ours s'abat, 6+6 b
Après s'être dressé pour étreindre le pâtre, 6+6 a
Ainsi Rostabat tombe ; et sur son cou d'albâtre 6+6 a
Laïs nue avait moins d'escarbouches luisant 6+6 b
480 Que ces fauves rochers n'ont de flaques de sang. 6+6 b
Il tombe ; la bruyère écrasée est remplie 6+6 a
De cette monstrueuse et vaste panoplie ; 6+6 a
Relevée en tombant, sa chemise d'acier 6+6 b
Laisse nu son poitrail de prince carnassier, 6+6 b
485 Cadavre au ventre horrible, aux hideuses mamelles, 6+6 a
Et l'on voit le dessous de ses noires semelles. 6+6 a
Les sept princes vivants regardent les trois morts. 6+6 b
Et, pendant ce temps-là, lâchant rênes et mors, 6+6 b
Le pauvre enfant sau fuyait vers Compostelle. 6+6 a
490 Durandal brille et fait refluer devant elle 6+6 a
Les assaillants poussant des souffles d'aquilon ; 6+6 b
Toujours droit sur le roc qui ferme le vallon, 6+6 b
Roland crie au troupeau qui sur lui se resserre : 6+6 a
— Du renfort vous serait peut-être nécessaire. 6+6 a
495 Envoyez-en chercher. A quoi bon se presser ? 6+6 b
J'attendrai jusqu'au soir avant de commencer. 6+6 b
Il raille ! Tous sur lui ! dit Jorge, et pêle-mêle ! 6+6 a
Nous sommes vautours ; l'aigle est notre sœur jumelle, 6+6 a
Fils, courage ! et ce soir, pour son souper sanglant, 6+6 b
500 Chacun de nous aura son morceau de Roland. — 6+6 b
IX
DURANDAL TRAVAILLE
Laveuses qui, dès l'heure où l'orient se dore, 6+6 a
Chantez, battant du linge aux fontaines d'Andorre, 6+6 a
Et qui faites blanchir des toiles sous le ciel ; 6+6 b
Chevriers qui routez sur le Jaïzquivel 6+6 b
505 Dans les nuages gris votre hutte isoe ; 6+6 a
Muletiers qui poussez de vallée en vallée 6+6 a
Vos mules sur les ponts que César éleva, 6+6 b
Sait-on ce que là-bas le vieux mont Corcova 6+6 b
Regarde par-dessus l'épaule des collines ? 6+6 a
510 Le mont regarde un choc hideux de javelines, 6+6 a
Un noir buisson vivant de piques, hérissé, 6+6 b
Comme au pied d'une tour que ceindrait un fossé, 6+6 b
Autour d'un homme, tête altière, âpre, escarpée, 6+6 a
Que protège le cercle immense d'une ée. 6+6 a
515 Tous d'un côté ; de l'autre, un seul ; tragique duel ! 6+6 b
Lutte énorme ! combat de l'Hydre et de Michel ! 6+6 b
Qui pourrait dire au fond des cieux pleins de huées 6+6 a
Ce que fait le tonnerre au milieu des nuées 6+6 a
Et ce que fait Roland entouré d'ennemis ? 6+6 b
520 Larges coups, flots de sang par des bouches vomis, 6+6 b
Faces se renversant en arrière livides, 6+6 a
Casques brisés roulant comme des cruches vides, 6+6 a
Flots d'assaillants toujours repoussés, blessés, morts, 6+6 b
Cris de rage. O carnage ! ô terreur ! corps à corps 6+6 b
525 D'un homme contre un tas de gueux épouvantable ! 6+6 a
Comme un usurier met son or sur une table, 6+6 a
Le meurtre sur les morts jette les morts, et rit. 6+6 b
Durandal flamboyant semble un sinistre esprit ; 6+6 b
Elle va, vient, remonte et tombe, se relève, 6+6 a
530 S'abat, et fait la fête effrayante du glaive ; 6+6 a
Sous son éclair, les bras, les cœurs, les yeux, les fronts, 6+6 b
Tremblent, et les hardis, nivelés aux poltrons, 6+6 b
Se courbent ; et l'épée éclatante et fidèle 6+6 a
Donne des coups d'estoc qui semblent des coups d'aile ; 6+6 a
535 Et sur le héros, tous ensemble, le truand, 6+6 b
Le prince, furieux, s'acharnent, se ruant, 6+6 b
Frappant, parant, jappant, hurlant, criant : main-forte ! 6+6 a
Roland est-il blessé ? Peut-être. Mais qu'importe ? 6+6 a
Il lutte. La blessure est l'altière faveur 6+6 b
540 Que fait la guerre au brave illustre, au preux sauveur, 6+6 b
Et la chair de Roland, mieux que l'acier treme, 6+6 a
Ne craint pas ce baiser farouche de l'ée. 6+6 a
Mais, cette fois, ce sont des armes de goujats, 6+6 b
Lasos plombés, couteaux catalans, navajas, 6+6 b
545 Qui frappent le héros, sur qui cette famille 6+6 a
De monstres se reploie et se tord et fourmille ; 6+6 a
Le héros sous son pied sent onduler leurs nœuds 6+6 b
Comme les gonflements d'un dragon épineux ; 6+6 b
Son armure est partout bosselée et fêe ; 6+6 a
550 Et Roland par moments songe dans la mêe : 6+6 a
— Pense-t-il à donner à boire à mon cheval ? 6+6 b
Un ruisseau de pourpre erre et fume dans le val, 6+6 b
Et sur l'herbe partout des gouttes de sang pleuvent ; 6+6 a
Cette clairière aride et que jamais n'abreuvent 6+6 a
555 Les urnes de la pluie et les vastes seaux d'eau 6+6 b
Que l'hiver jette au front des monts d'Urbistondo, 6+6 b
S'ouvre, et, toute brûlée et toute crevassée, 6+6 a
Consent joyeusement à l'horrible roe ; 6+6 a
Fauve, elle dit : C'est bon. J'ai moins chaud maintenant. 6+6 b
560 Des satyres, couchés sur le dos, égrenant 6+6 b
Des grappes de raisin au-dessus de leur tête, 6+6 a
Des ægipans aux yeux de dieux, aux pieds de bête, 6+6 a
Joutant avec le vieux Silène, s'essoufflant 6+6 b
A se vider quelque outre énorme dans le flanc, 6+6 b
565 Tétant la nymphe Ivresse en leur riante envie, 6+6 a
N'ont pas la volupté de la soif assouvie 6+6 a
Plus que ce redoutable et terrible ravin. 6+6 b
La terre boit le sang mieux qu'un faune le vin. 6+6 b
Un assaut est suivi d'un autre assaut. A peine 6+6 a
570 Roland a-t-il bro quelque gueux qui le gêne, 6+6 a
Que voilà de nouveau qu'on lui mord le talon. 6+6 b
Noir fracas ! la forêt, la lande, le vallon, 6+6 b
Les cols profonds, les pics que l'ouragan insulte, 6+6 a
N'entendent plus le bruit du vent dans ce tumulte ; 6+6 a
575 Un vaste cliquetis sort de ce sombre effort ; 6+6 b
Tout l'écho retentit. Qu'est-ce donc que la mort 6+6 b
Forge dans la montagne et fait dans cette brume, 6+6 a
Ayant ce vil ramas de bandits pour enclume, 6+6 a
Durandal pour marteau, Roland pour forgeron ? 6+6 b
X
LE CRUCIFIX
580 Et, là-bas, sans qu'il fût besoin de l'éperon, 6+6 b
Le cheval galopait toujours à perdre haleine. 6+6 a
Il passait la rivière, il franchissait la plaine, 6+6 a
Il volait ; par moments, frémissant et ravi, 6+6 b
L'enfant se retournait, tremblant d'être suivi, 6+6 b
585 Et de voir, des hauteurs du monstrueux repaire, 6+6 a
Descendre quelque frère horrible de son père. 6+6 a
Comme le soir tombait, Compostelle apparut. 6+6 b
Le cheval traversa le pont de granit brut 6+6 b
Dont saint Jacque a po les premières assises ; 6+6 a
590 Les bons clochers sortaient des brumes indécises ; 6+6 a
Et l'orphelin revit son paradis natal. 6+6 b
Près du pont se dressait, sur un haut piédestal, 6+6 b
Un Christ en pierre ayant à ses pieds la madone, 6+6 a
Un blanc cierge éclairait sa face qui pardonne, 6+6 a
595 Plus douce à l'heure où l'ombre au fond des cieux grandit 6+6 b
Et l'enfant arrêta son cheval, descendit, 6+6 b
S'agenouilla, joignit les mains devant le cierge, 6+6 a
Et dit :
— O mon bon Dieu, ma bonne sainte vierge, 6+6 a
J'étais perdu j'étais le ver sous le pavé ; 6+6 b
600 Mes oncles me tenaient ; mais vous m'avez sauvé ; 6+6 b
Vous m'avez envo ce paladin de France, 6+6 a
Seigneur ; et vous m'avez montré la différence 6+6 a
Entre les hommes bons et les hommes méchants. 6+6 b
J'avais peut-être en moi bien des mauvais penchants, 6+6 b
605 J'eusse plus tard peut-être été moi-même infâme ; 6+6 a
Mais, en sauvant la vie, ô Dieu, vous sauvez l'âme, 6+6 a
Vous m'êtes apparu dans cet homme, Seigneur ; 6+6 b
J'ai vu le jour, j'ai vu la foi, j'ai vu l'honneur, 6+6 b
Et j'ai compris qu'il faut qu'un prince compatisse 6+6 a
610 Au malheur, c'est-à-dire, ô père ! à la justice. 6+6 a
O madame Marie ! ô Jésus ! à genoux 6+6 b
Devant le crucifix où vous saignez pour nous, 6+6 b
Je jure de garder ce souvenir, et d'être 6+6 a
Doux au faible, loyal au bon, terrible au traître, 6+6 a
615 Et juste et secourable à jamais, écolier 6+6 b
De ce qu'a fait pour moi ce vaillant chevalier. 6+6 b
Et j'en prends à témoin vos saintes auréoles. — 6+6 a
Le cheval de Roland entendit ces paroles, 6+6 a
Leva la tête, et dit à l'enfant : C'est bien, roi. 6+6 b
620 L'orphelin remonta sur le blanc palefroi, 6+6 b
Et rentra dans sa ville au son joyeux des cloches. 6+6 a
XI
CE QU'A FAIT RUY LE SUBTIL
Et dans le même instant, entre les larges roches, 6+6 a
A travers les sapins d'Arnula, frémissant 6+6 b
De ce défi superbe et sombre, un contre cent, 6+6 b
625 On pouvait voir encor, sous la nuit étoie, 6+6 a
Le groupe formidable au fond de la vallée. 6+6 a
Le combat finissait ; tous ces monts radieux 6+6 b
Ou lugubres, jadis hantés des demi-dieux, 6+6 b
S'éveillaient, étonnés, dans le blanc crépuscule, 6+6 a
630 Et, regardant Roland, se souvenaient d'Hercule. 6+6 a
Plus d'infants ; neuf étaient tombés ; un avait fui, 6+6 b
C'était Ruy le Subtil ; mais la bande sans lui 6+6 b
Avait continué, car rien n'irrite comme 6+6 a
La honte et la fureur de combattre un seul homme ; 6+6 a
635 Durandal, à tuer ces coquins s'ébréchant, 6+6 b
Avait jonché de morts la terre, et fait ce champ 6+6 b
Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche ; 6+6 a
Elle s'était rompue en ce labeur farouche ; 6+6 a
Ce qui n'empêchait pas Roland de s'avancer ; 6+6 b
640 Les bandits, le croyant prêt à recommencer, 6+6 b
Tremblants comme des bœufs qu'on ramène à l'étable, 6+6 a
A chaque mouvement de son bras redoutable, 6+6 a
Reculaient, lui montrant de loin leurs coutelas ; 6+6 b
Et, pas à pas, Roland, sanglant, terrible, las, 6+6 b
645 Les chassait devant lui parmi les fondrières ; 6+6 a
Et, n'ayant plus d'épée, il leur jetait des pierres. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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