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| = césure
HUG_3/HUG578
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
IV
LE CYCLE HÉROÏQUE CHRÉTIEN
Le Jour des rois
I
L'aube sur les grands monts se leva frémissante 6+6 a
Le six janvier de l'an du Christ huit cent soixante, 6+6 a
Comme si dans les cieux cette clarté savait 6+6 b
Pourquoi l'homme de fer et d'acier se revêt 6+6 b
5 Et quelle ombre il prépare aux livides journées. 6+6 a
Une blême blancheur baigne les Pyrénées ; 6+6 a
Le louche point du jour de la morne saison, 6+6 b
Par places, dans le large et confus horizon, 6+6 b
Brille, aiguise un clocher, ébauche un monticule ; 6+6 a
10 Et la plaine est obscure, et dans le crépuscule 6+6 a
L'Egba, l'Arga, le Cil, tous ces cours d'eau rampants, 6+6 b
Font des fourmillements d'éclairs et de serpents ; 6+6 b
Le bourg Chagres est là près de sa forteresse. 6+6 a
II
Le mendiant du pont de Crassus, où se dresse 6+6 a
15 L'autel d'Hercule offert aux Jeux aragonaux, 6+6 b
Est, comme à l'ordinaire, entre deux noirs créneaux 6+6 b
Venu s'asseoir, tranquille et muet, dès l'aurore. 6+6 a
La larve qui n'est plus ou qui n'est pas encore 6+6 a
Ressemble à ce vieillard, spectre aux funèbres yeux, 6+6 b
20 Grelottant dans l'horreur d'un haillon monstrueux ; 6+6 b
C'est le squelette ayant faim et soif dans la tombe. 6+6 a
Dans ce siècle où sur tous l'esclavage surplombe, 6+6 a
Où tout être, perdu dans la nuit, quel qu'il soit, 6+6 b
Même le plus petit, même le plus étroit, 6+6 b
25 Offre toujours assez de place pour un maître, 6+6 a
Où c'est un tort de vivre, où c'est un crime d'être, 6+6 a
Ce pauvre homme est chétif au point qu'il est absous ; 6+6 b
Il habite le coin du néant, au-dessous 6+6 b
Du dernier échelon de la souffrance humaine, 6+6 a
30 Si bas, que les heureux ne prennent pas la peine 6+6 a
D'ajouter sa misère à leur joyeux orgueil, 6+6 b
Ni les infortunés d'y confronter leur deuil ; 6+6 b
Penche sur le tombeau plein de l'ombre mortelle, 6+6 a
Il est comme un cheval attendant qu'on dételle ; 6+6 a
35 Abject au point que l'homme et la femme, les pas, 6+6 b
Les bruits, l'enterrement, la noce, les trépas, 6+6 b
Les fêtes, sans l'atteindre autour de lui s'écoulent, 6+6 a
Et le bien et le mal sans le voir sur lui roulent ; 6+6 a
Tout au plus raille-t-on ce gueux sur son fumier ; 6+6 b
40 Tout le tumulte humain, soldats au fier cimier, 6+6 b
Moines tondus, l'amour, le meurtre, la bataille, 6+6 a
Ignore cette cendre ou rit de cette paille ; 6+6 a
Qu'est-il ? Rien, ver de terre, ombre ; et même l'ennui 6+6 b
N'a pas le temps de perdre un coup de pied sur lui ; 6+6 b
45 Il rampe entre la chose et la bête de somme ; 6+6 a
Tibère, sans marcher dessus, verrait cet homme, 6+6 a
Cet être obscur, infect, pétrifié, dormant, 6+6 b
Ne valant pas l'effort de son écrasement ; 6+6 b
Celui qui le voit, dit : C'est l'idiot ! et passe ; 6+6 a
50 Son regard fixe semble effaré par l'espace ; 6+6 a
Infirme, il ne pouvait manier des outils ; 6+6 b
C'est un de ces vivants lugubres, engloutis 6+6 b
Dans cette extrémité de l'ombre où se termine 6+6 a
La maladie en lèpre et l'ordure en vermine ; 6+6 a
55 C'est à lui que les maux en bas sont limités ; 6+6 b
Du rendez-vous des deuils et des calamités 6+6 b
Sa loque, au vent flottante, est l'effroyable enseigne ; 6+6 a
Sous ses ongles crispés sa peau s'empourpre et saigne ; 6+6 a
Il regarde, voit-il ? il écoute, entend-il ? 6+6 b
60 Si cet être aperçoit l'homme, c'est de profil, 6+6 b
Nul visage n'étant tourné vers ses ténèbres ; 6+6 a
La famine et la fièvre ont ployé ses vertèbres ; 6+6 a
On voudrait balayer son ombre du pavé ; 6+6 b
Au passant qui lui donne, il bégaie un ave ; 6+6 b
65 Sa parole ébauchée en murmure s'achève ; 6+6 a
Et si, dans sa stupeur et du fond de son rêve, 6+6 a
Parfois à quelque chose ici-bas il répond, 6+6 b
C'est à ce que dit l'eau sous les arches du pont ; 6+6 b
Sa maigreur est hideuse aux trous de sa guenille ; 6+6 a
70 Et le seul point par où ce fantôme-chenille 6+6 a
Touche aux hommes courbés le soir et le matin, 6+6 b
C'est, à l'aube, au couchant, sa prière en latin, 6+6 b
Dans l'ombre, d'une voix lente, psalmodiée. 6+6 a
III
Flamme au septentrion. C'est Vich incendiée. 6+6 a
75 Don Pancho s'est rué sur Vich au point du jour. 6+6 b
Sancho, roi d'Oloron, commande au carrefour 6+6 b
Des trois pertuis profonds qui vont d'Espagne en France ; 6+6 a
Voulant piller, il a donné la préférence 6+6 a
A Vich, qui fait commerce avec Tarbe et Cahors ; 6+6 b
80 Pancho, fauve au-dedans, est difforme au-dehors ; 6+6 b
Il est camard, son nez étant sans cartilages, 6+6 a
Et si méchant, qu'on dit que les gens des villages 6+6 a
Ramassent du poil d'ours où cet homme a passé. 6+6 b
Il a brisé la porte, enjambé le fossé, 6+6 b
85 Est entré dans l'église, et sous les sombres porches 6+6 a
S'est dressé, rouge spectre, ayant aux poings deux torches ; 6+6 a
Et maintenant maisons, tours, palais spacieux, 6+6 b
Toute la ville monte en lueur dans les cieux. 6+6 b
Flamboiement au midi. C'est Girone qui brûle. 6+6 a
90 Le roi Blas a jadis eu d'Inez la matrulle 6+6 a
Deux bâtards, ce qui fait qu'à cette heure l'on a 6+6 b
Gil, roi de Luz, avec Jean, duc de Cardona ; 6+6 b
L'un règne à Roncevaux et l'autre au col d'Andorre. 6+6 a
Quiconque voit des dieux dans les loups, les adore. 6+6 a
95 Ils ont, la veille au soir, quitté leurs deux donjons, 6+6 b
Ensemble, avec leur bande, en disant : Partageons ! 6+6 b
N'étant pas trop de deux pour ce qu'ils ont à faire. 6+6 a
En route, le plus jeune a crié : — Bah ! mon frère, 6+6 a
Rions ; et renonçons à la chose, veux-tu ? 6+6 b
100 Revenons sur nos pas ; je ne suis point têtu ; 6+6 b
Si tu veux t'en ôter, c'est dit, je me retire : 6+6 a
— Ma règle, a dit l'aîné, c'est de ne jamais rire 6+6 a
Ni reculer, ayant derrière moi l'enfer. — 6+6 b
Et c'est ainsi qu'ils ont, ces deux princes de fer, 6+6 b
105 Après avoir rompu le mur qui la couronne, 6+6 a
Brûlé la belle ville heureuse de Girone, 6+6 a
Et fait noir l'horizon que le Seigneur fait bleu. 6+6 b
Rougeur à l'orient. C'est Lumbier en feu. 6+6 b
Ariscat l'est venu piller pour se distraire. 6+6 a
110 Ariscat est le roi d'Aguas ; ce téméraire, 6+6 a
Car, en basque, Ariscat veut dire le Hardi, 6+6 b
A son donjon debout près du pic du Midi, 6+6 b
Comme s'il s'égalait à la montagne immense. 6+6 a
Il brûle Lumbier comme on brûla Numance ; 6+6 a
115 L'histoire est quelquefois l'infidèle espion, 6+6 b
Elle oublie Ariscat et vante Scipion ; 6+6 b
N'importe ! le roi basque est invincible, infâme, 6+6 a
Superbe, comme un autre, et fait sa grande flamme ; 6+6 a
Cette ville n'est plus qu'un bûcher ; il est fier ; 6+6 b
120 Et le tas de tisons d'Ariscat, Lumbier, 6+6 b
Vaut bien Tyr, le monceau de braises d'Alexandre. 6+6 a
Fumée à l'occident. C'est Teruel en cendre. 6+6 a
Le roi du mont Jaxa, Gesufal le Cruel, 6+6 b
Pour son baiser terrible a choisi Teruel ; 6+6 b
125 Il vient d'en approcher ses deux lèvres funèbres, 6+6 a
Et Teruel se tord dans un flot de ténèbres. 6+6 a
Le fort que sur un pic Gesufal éleva 6+6 b
Est si haut, que du faite on voit tout l'Alava, 6+6 b
Tout l'Èbre, les deux mers, et le merveilleux golfe 6+6 a
130 Où tombe Phaéton et d'où s'envoie Astolphe. 6+6 a
Gesufal est ce roi, gai comme les démons, 6+6 b
Qui disait aux pays gisant au pied des monts, 6+6 b
Sol inquiet, tremblant comme une solfatare 6+6 a
— Je suis ménétrier ; je mets à ma guitare 6+6 a
135 La corde des gibets dressés sur le chemin ; 6+6 b
Dansez, peuples ! j'ai deux royaumes dans ma main ; 6+6 b
Aragon et Léon sont mes deux castagnettes. — 6+6 a
C'est lui qui dit encor : — Je fais les places nettes. 6+6 a
Et Teruel, hier une ville, aujourd'hui 6+6 b
140 Est de l'ombre. O désastre, ô peuple sans appui ! 6+6 b
Des tourbillons de nuit et d'étincelles passent, 6+6 a
Les façades au fond des fournaises s'effacent, 6+6 a
L'enfant cherche la femme et la femme l'enfant, 6+6 b
Un râle horrible sort du foyer étouffant ; 6+6 b
145 Les flammèches au vent semblent d'affreux moustiques ; 6+6 a
On voit dans le brasier le comptoir des boutiques 6+6 a
Où le marchand vendait la veille, et les tiroirs 6+6 b
Sont là béants, montrant de l'or dans leurs coins noirs. 6+6 b
Le feu poursuit la foule et sur les toits s'allonge ; 6+6 a
150 On crie, on tombe, on fuit, tant la vie est un songe ! 6+6 a
IV
Qu'est-ce que ce torrent de rois ? Pourquoi ce choix, 6+6 b
Quatre villes ? Pourquoi toutes quatre à la fois ? 6+6 b
Sont-ce des châtiments, ou n'est-ce qu'un carnage ? 6+6 a
Pas de choix. Le hasard, ou bien le voisinage, 6+6 a
155 Voilà tout ; le butin pour but et pour raison ; 6+6 b
Quant aux quatre cités brûlant à l'horizon, 6+6 b
Regardez, vous verrez bien d'autres rougeurs sombres. 6+6 a
Toute la perspective est un tas de décombres. 6+6 a
La montagne a jeté sur la plaine ses rois, 6+6 b
160 Rien de plus. Quant au fait, le voici. Navarrois, 6+6 b
Basques, aragonais, catalans, ont des terres ; 6+6 a
Pourquoi ? Pour enrichir les princes. Monastères 6+6 a
Et seigneurs sont le but du paysan. Le droit 6+6 b
Est l'envers du pouvoir dont la force est l'endroit ; 6+6 b
165 Depuis que le puissant sur le faible se rue, 6+6 a
Entre l'homme d'épée et l'homme de charrue 6+6 a
Il existe une loi dont l'article premier 6+6 b
C'est que l'un est le maître et l'autre le fermier ; 6+6 b
Les enfants sont manants, les femmes sont servantes. 6+6 a
170 A quoi bon discuter ? Sans cessions ni ventes, 6+6 a
La maison appartient au fort, source des lois, 6+6 b
Et le bourg est à qui peut pendre le bourgeois ; 6+6 b
Toute chose est à l'homme armé ; les cimeterres. 6+6 a
Font les meilleurs contrats et sont les bons notaires ; 6+6 a
175 Qui peut prendre doit prendre, et le tabellion 6+6 b
Qui sait le mieux signer un bail, c'est le lion. 6+6 b
Cela posé, qu'ont fait ces peuples ? Leur délire 6+6 a
Fut triste. L'autre mois, les rois leur ont fait dire 6+6 a
D'alimenter les monts d'où l'eau vers eux descend, 6+6 b
180 Et d'y mener vingt bœufs et vingt moutons sur cent, 6+6 b
Plus, une fanéga d'orge et de blé par homme. 6+6 a
La plaine est ouvrière et partant économe ; 6+6 a
Les pays plats se sont humblement excusés, 6+6 b
Criant grâce, alléguant qu'ils n'ont de rien assez, 6+6 b
185 Que maigre est l'Aragon et pauvre la Navarre. 6+6 a
Peuple pauvre, les rois prononcent peuple avare ; 6+6 a
De là, frémissement et colère là-haut. 6+6 b
Ordre aux arrière-bans d'accourir au plus tôt ; 6+6 b
Et Gesufal, celui d'où tombent les sentences, 6+6 a
190 A fait venir devant un monceau de potences 6+6 a
Les alcades des champs et les anciens des bourgs, 6+6 b
Affirmant qu'il irait, au son de ses tambours, 6+6 b
Pardieu ! chercher leurs bœufs chez eux sous des arcades 6+6 a
Faites de pieds d'anciens et de jambes d'alcades. 6+6 a
195 Le refus persistant, les rois sont descendus. 6+6 b
V
Et c'est pourquoi, s'étant par message entendus, 6+6 b
En bons cousins, étant convenus en famille 6+6 a
De sortir à la fois, vers l'heure où l'aube brille, 6+6 a
Chacun de sa montagne et chacun de sa tour, 6+6 b
200 Ils vont fêtant le jour des rois, car c'est leur jour, 6+6 b
Par un grand bêlement de villes dans la plaine. 6+6 a
Déroute ; enfants, vieillards, bœufs, moutons ; clameur vaine ; 6+6 a
Trompettes, cris de guerre : exterminons ! frappons ! 6+6 b
Chariots s'accrochant aux passages des ponts ; 6+6 b
205 Les champs hagards sont pleins de sombres débandades, 6+6 a
La même flamme court sur les cinq Mérindades ; 6+6 a
Olite tend les bras à Tudela qui fuit 6+6 b
Vers la pâle Estrella sur qui le brandon luit ; 6+6 b
Et Sanguesa frémit, et toutes quatre ensemble 6+6 a
210 Appellent au secours Pampelune qui tremble. 6+6 a
Comme on sait tous les noms de ces rois, Gilimer, 6+6 b
Torismondo, Garci, grand maître de la mer, 6+6 b
Harizetta, Wermond, Barbo, l'homme égrégore, 6+6 a
Juan, prince de Héas, Guy, comte de Bigorre, 6+6 a
215 Blas-el-Matador, Gil, Francavel, Favilla, 6+6 b
Et qu'enfin c'est un flot terrible qui vient là, 6+6 b
Devant toutes ces mains dans tant d'horreurs trempées, 6+6 a
On n'a pas songé même à courir aux épées ; 6+6 a
On sent qu'en cet essaim que la rage assembla, 6+6 b
220 Chaque monstre est un grain de cendre d'Attila, 6+6 b
Qu'ils sont fléaux, qu'ils ont en eux l'esprit de guerre ; 6+6 a
Qu'ouverts comme Oyarzun, fermés comme Figuère, 6+6 a
Tous les bourgs sont égaux devant l'effrayant vol 6+6 b
De ces chauves-souris du noir ciel espagnol, 6+6 b
225 Et que tours et créneaux croulent comme des rêves 6+6 a
Au tourbillonnement farouche de leurs glaives ; 6+6 a
Nul ne résiste ; on meurt. Tant d'hommes poursuivis ! 6+6 b
Pas une ville n'a dressé son pont-levis, 6+6 b
Croyant fléchir les rois écumants de victoire 6+6 a
230 Par l'acceptation tremblante de leur gloire. 6+6 a
On se cache, on s'enfuit, chacun avec les siens. 6+6 b
Ils ont vers Gesufal envoyé leurs anciens, 6+6 b
Pieds nus, la corde au cou, criant miséricorde ; 6+6 a
Fidèle à sa promesse, il a serré la corde. 6+6 a
235 On n'a pas même à Reuss, ô fureur de ces rois ! 6+6 b
Épargné le couvent des Filles de la Croix ; 6+6 b
Comme on force un fermoir pour feuilleter un livre, 6+6 a
Ils en ont fait briser la porte au soldat ivre. 6+6 a
Hélas ! Christ abritait sous un mur élevé 6+6 b
240 Ces anges où Marie est lisible, où l'ave 6+6 b
Est écrit, mot divin, sur des pages fidèles, 6+6 a
Vierges pures ayant la Vierge sainte en elles, 6+6 a
Reliure d'ivoire à l'exemplaire d'or ! 6+6 b
La grille ouverte, ils ont franchi le corridor ; 6+6 b
245 Les normes frémissaient au fond du sanctuaire ; 6+6 a
En vain le couvent sombre agitait son suaire, 6+6 a
En vain grondait au seuil le vieux foudre romain, 6+6 b
En vain l'abbesse, blanche, en deuil, la crosse en main, 6+6 b
Sinistre, protégeait son tremblant troupeau d'âmes ; 6+6 a
250 Devant des mécréants, des saintes sont des femmes ; 6+6 a
L'homme parfois à Dieu jette d'affreux défis ; 6+6 b
L'autel, l'horreur du lieu, le sanglant crucifix, 6+6 b
Le cloître avec sa nuit, l'abbesse avec sa crosse, 6+6 a
Tout s'est évanoui dans un rire féroce. 6+6 a
255 Et ceci fut l'exploit de Blas-el-Matador. 6+6 b
Partout on voit l'alcade et le corrégidor 6+6 b
Pendus, leurs noms au dos, à la potence vile, 6+6 a
L'un devant son hameau, l'autre devant sa ville. 6+6 a
Tous les bourgs ont tendu leurs gorges au couteau. 6+6 b
260 Chagres, comme le reste, est mort sur son coteau, 6+6 b
O deuil ! ce fut pendant une journée entière, 6+6 a
Entre les parapets de l'étroit pont de pierre 6+6 a
Que bâtit là Crassus, lieutenant de César, 6+6 b
Comme l'écrasement d'un peuple sous un char. 6+6 b
265 Ils voulaient s'évader, les manants misérables ; 6+6 a
Mais les pointes d'épée, âpres, inexorables, 6+6 a
Comme des becs de flamme, accouraient derrière eux ; 6+6 b
Les bras levés, les cris, les pleurs étaient affreux ; 6+6 b
On n'avait jamais vu peut-être une contrée 6+6 a
270 D'un tel rayonnement de meurtre pénétrée ; 6+6 a
Le pont, d'un bout à l'autre, était un cliquetis ; 6+6 b
Les soldats arrachaient aux mères leurs petits ; 6+6 b
Et l'on voyait tomber morts et vivants dans l'Èbre, 6+6 a
Pêle-mêle et pour tous, hélas ! ce pont funèbre 6+6 a
275 Qui sortait de la ville, entrait dans le tombeau. 6+6 b
VI
Le couchant empourpra le mont Tibidabo ; 6+6 b
Le soir vint ; tirant l'âne obstiné qui recule, 6+6 a
Le soldat se remit en route au crépuscule, 6+6 a
Heure trouble assortie au cri du chat-huant ; 6+6 b
280 Lourds de butin, le long des chemins saluant 6+6 b
Les images des saints que les passants vénèrent, 6+6 a
Vainqueurs, sanglants, joyeux, les rois s'en retournèrent 6+6 a
Chacun avec ses gens, chacun vers son état ; 6+6 b
Et, reflet du couchant, ou bien de l'attentat, 6+6 b
285 La chaîne des vieux monts, funeste et vaste bouge, 6+6 a
Apparaissait, dans l'ombre horrible, toute rouge ; 6+6 a
On eût dit que, tandis qu'en bas on triomphait, 6+6 b
Quelque archange, vengeur de la plaine, avait fait 6+6 b
Remonter tout ce sang au front de la montagne. 6+6 a
290 Chaque bande, à travers la brumeuse campagne, 6+6 a
Dans des directions diverses s'enfonça. 6+6 b
Ceux-là vers Roncevaux, ceux-ci vers Tolosa ; 6+6 b
Et les pillards tâtaient leurs sacs, de peur que l'ombre 6+6 a
N'en fît tomber l'enflure ou décroître le nombre, 6+6 a
295 La crainte du voleur étant d'être volé. 6+6 b
Meurtre du laboureur et pillage du blé, 6+6 b
La journée était bonne, et les files de lances 6+6 a
Serpentaient dans les champs pleins de sombres silences ; 6+6 a
Les montagnards disaient : Quel beau coup de filet ! 6+6 b
300 Après avoir tué la plaine qui râlait, 6+6 b
Ils rentraient dans leurs monts, comme une flotte au havre, 6+6 a
Et, riant et chantant, s'éloignaient du cadavre. 6+6 a
On vit leurs dos confus reluire quelque temps, 6+6 b
Et leurs rangs se grouper sous les drapeaux flottants, 6+6 b
305 Ainsi que des chaînons ténébreux se resserrent ; 6+6 a
Puis ces farouches voix dans la nuit s'effacèrent. 6+6 a
VII
Le pont de Crassus, morne et tout mouillé de sang, 6+6 b
Resta désert.
Alors, tragique et se dressant, 6+6 b
Le mendiant, tendant ses deux main ; décharnées, 6+6 a
310 Montra sa souquenille immonde aux Pyrénées, 6+6 a
Et cria dans l'abîme et dans l'immensité : 6+6 b
— Confrontez-vous. Sentez votre fraternité, 6+6 b
O mont superbe, ô loque infâme ! neige, boue ! 6+6 a
Comparez, sous le vent des cieux qui les secoue, 6+6 a
315 Toi, tes nuages noirs, toi, tes haillons hideux, 6+6 b
O guenille, ô montagne ; et cachez toutes deux, 6+6 b
Pendant que les vivants se traînent sur leurs ventres, 6+6 a
Toi, les poux dans tes trous, toi, les rois dans tes antres ! 6+6 a
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