Métrique en Ligne
HUG_3/HUG575
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
IV
LE CYCLE HÉROÏQUE CHRÉTIEN
Le Mariage de Roland
Ils se battent — combat terrible ! — corps à corps. 6+6 a
Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts ; 6+6 a
Ils sont là seuls tous deux dans une île du Rhône. 6+6 b
Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune, 6+6 b
5 Le vent trempe en sifflant les brins d'herbe dans l'eau. 6+6 a
L'archange saint Michel attaquant Apollo 6+6 a
Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre. 6+6 b
Déjà, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre. 6+6 b
Qui, cette nuit, eût vu s'habiller ces barons, 6+6 a
10 Avant que la visière eût dérobé leurs fronts, 6+6 a
Eût vu deux pages blonds, roses comme des filles. 6+6 b
Hier, c'étaient deux enfants riant à leurs familles, 6+6 b
Beaux, charmants ; — aujourd'hui, sur ce fatal terrain, 6+6 a
C'est le duel effrayant de deux spectres d'airain, 6+6 a
15 Deux fantômes auxquels le démon prête une âme, 6+6 b
Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme. 6+6 b
Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés. 6+6 a
Les bateliers pensifs qui les ont amenés 6+6 a
Ont raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine, 6+6 b
20 Et d'oser, de bien loin, les épier à peine : 6+6 b
Car de ces deux enfants, qu'on regarde en tremblant, 6+6 a
L'un s'appelle Olivier et l'autre a nom Roland. 6+6 a
Et, depuis qu'ils sont là, sombres, ardents, farouches, 6+6 b
Un mot n'est pas encor sorti de ces deux bouches. 6+6 b
25 Olivier, sieur de Vienne et comte souverain, 6+6 a
A pour père Gérard et pour aïeul Garin. 6+6 a
Il fut pour ce combat habillé par son père. 6+6 b
Sur sa targe est sculpté Bacchus faisant la guerre 6+6 b
Aux normands, Rollon ivre, et Rouen consterné, 6+6 a
30 Et le dieu souriant par des tigres traîné, 6+6 a
Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre ; 6+6 b
Son casque est enfoui sous les ailes d'une hydre ; 6+6 b
Il porte le haubert que portait Salomon ; 6+6 a
Son estoc resplendit comme l'œil d'un démon ; 6+6 a
35 Il y grava son nom afin qu'on s'en souvienne, 6+6 b
Au moment du départ, l'archevêque de Vienne 6+6 b
A béni son cimier de prince féodal. 6+6 a
Roland a son habit de fer, et Durandal. 6+6 a
Ils luttent de si près avec de sourds murmures, 6+6 b
40 Que leur souille âpre et chaud s'empreint sur leurs armures ; 6+6 b
Le pied presse le pied ; l'île à leurs noirs assauts 6+6 a
Tressaille au loin ; l'acier mord le fer ; des morceaux 6+6 a
De heaume et de haubert, sans que pas un s'émeuve, 6+6 b
Sautent à chaque instant dans l'herbe et dans le fleuve ; 6+6 b
45 Leurs brassards sont rayés de longs filets de sang 6+6 a
Qui coule de leur crâne et dans leurs yeux descend. 6+6 a
Soudain, sire Olivier, qu'un coup affreux démasque, 6+6 b
Voit tomber à la fois son épée et son casque. 6+6 b
Main vide et tête nue, et Roland l'œil en feu ! 6+6 a
50 L'enfant songe à son père et se tourne vers Dieu. 6+6 a
Durandal sur son front brille. Plus d'espérance ! 6+6 b
— Çà, dit Roland, je suis neveu du roi de France, 6+6 b
Je dois me comporter en franc neveu de roi. 6+6 a
Quand j'ai mon ennemi désarmé devant moi, 6+6 a
55 Je m'arrête. Va donc chercher une autre épée. 6+6 b
Et tâche, cette fois, qu'elle soit bien trempée. 6+6 b
Tu feras apporter à boire en même temps, 6+6 a
Car j'ai soif.
— Fils, merci, dit Olivier.
— J'attends, 6+6 a
Dit Roland, hâte-toi.
Sire Olivier appelle 6+6 b
60 Un batelier caché derrière une chapelle. 6+6 b
— Cours à la ville, et dis à mon père qu'il faut 6+6 a
Une autre épée à l'un de nous, et qu'il fait chaud. 6+6 a
Cependant les héros, assis dans les broussailles, 6+6 b
S'aident à délacer leurs captichons de mailles, 6+6 b
65 Se lavent le visage, et causent un moment. 6+6 a
Le batelier revient, il a fait promptement ; 6+6 a
L'homme a vu le vieux comte ; il rapporte une épée 6+6 b
Et du vin, de ce vin qu'aimait le grand Pompée 6+6 b
Et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont. 6+6 a
70 L'épée est cette illustre et fière Closamont, 6+6 a
Que d'autres quelquefois appellent Haute-Claire. 6+6 b
L'homme a fui. Les héros achèvent sans colère 6+6 b
Ce qu'ils disaient, le ciel rayonne au-dessus d'eux ; 6+6 a
Olivier verse à boire à Roland ; puis tous deux 6+6 a
75 Marchent droit l'un vers l'autre, et le duel recommence. 6+6 b
Voilà que par degrés de sa sombre démence 6+6 b
Le combat les enivre, il leur revient au cœur 6+6 a
Ce je ne sais quel dieu qui veut qu'on soit vainqueur, 6+6 a
Et qui, s'exaspérant aux armures frappées, 6+6 b
80 Mêle l'éclair des yeux aux lueurs des épées. 6+6 b
Ils combattent, versant à flots leur sang vermeil. 6+6 a
Le jour entier se passe ainsi. Mais le soleil 6+6 a
Baisse vers l'horizon. La nuit vient.
— Camarade, 6+6 b
Dit Roland, je ne sais, mais je me sens malade. 6+6 b
85 Je ne me soutiens plus, et je voudrais un peu 6+6 a
De repos.
— Je prétends, avec l'aide de Dieu, 6+6 a
Dit le bel Olivier, le sourire à la lèvre, 6+6 b
Vous vaincre par l'épée et non point par la fièvre. 6+6 b
Dormez sur l'herbe verte ; et, cette nuit, Roland, 6+6 a
90 Je vous éventerai de mon panache blanc. 6+6 a
Couchez-vous et dormez.
— Vassal, ton âme est neuve, 6+6 b
Dit Roland. Je riais, je faisais une épreuve. 6+6 b
Sans m'arrêter et sans me reposer, je puis 6−6 a
Combattre quatre jours encore, et quatre nuits. 6+6 a
95 Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle. 6+6 b
Durandal heurte et suit Closamont ; l'étincelle 6+6 b
Jaillit de toutes parts sous leurs coups répétés. 6+6 a
L'ombre autour d'eux s'emplit de sinistres clartés. 6+6 a
Ils frappent ; le brouillard du fleuve monte et fume ; 6+6 b
100 Le voyageur s'effraie et croit voir dans la brume 6+6 b
D'étranges bûcherons qui travaillent la nuit. 6+6 a
Le jour naît, le combat continue à grand bruit ; 6+6 a
La pâle nuit revient, ils combattent ; l'aurore 6+6 b
Reparaît dans les cieux, ils combattent encore. 6+6 b
105 Nul repos. Seulement, vers le troisième soir, 6+6 a
Sous un arbre, en causant, ils sont allés s'asseoir ; 6+6 a
Puis ont recommencé.
Le vieux Gérard dans Vienne 6+6 b
Attend depuis trois jours que son enfant revienne. 6+6 b
Il envoie un devin regarder sur les tours ; 6+6 a
110 Le devin dit : Seigneur, ils combattent toujours. 6+6 a
Quatre jours sont passés, et l'île et le rivage 6+6 b
Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage. 6+6 b
Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lassés, 6+6 a
Froissent le glaive au glaive et sautent les fossés, 6+6 a
115 Et passent, au milieu des ronces remuées, 6+6 b
Comme deux tourbillons et comme deux nuées. 6+6 b
O chocs affreux ! terreur ! tumulte étincelant ! 6+6 a
Mais enfin Olivier saisit au corps Roland, 6+6 a
Qui de son propre sang en combattant s'abreuve, 6+6 b
120 Et jette d'un revers Durandal dans le fleuve. 6+6 b
— C'est mon tour maintenant, et je vais envoyer 6+6 a
Chercher un autre estoc pour vous, dit Olivier. 6+6 a
Le sabre du géant Sinnagog est à Vienne. 6+6 b
C'est, après Durandal, le seul qui vous convienne. 6+6 b
125 Mon père le lui prit alors qu'il le défit. 6+6 a
Acceptez-le.
Roland sourit. — Il me suffit 6+6 a
De ce bâton. — Il dit, et déracine un chêne. 6+6 b
Sire Olivier arrache un orme dans la plaine 6+6 b
Et jette son épée, et Roland, plein d'ennui, 6+6 a
130 L'attaque. Il n'aimait pas qu'on vînt faire après lui 6+6 a
Les générosités qu'il avait déjà faites. 6+6 b
Plus d'épée en leurs mains, plus de casque à leurs têtes. 6+6 b
Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants, 6+6 a
A grands coups de troncs d'arbre, ainsi que des géants. 6+6 a
135 Pour la cinquième fois, voici que la nuit tombe. 6+6 b
Tout à coup Olivier, aigle aux yeux de colombe, 6+6 b
S'arrête et dit :
— Roland, nous n'en finirons point. 6+6 a
Tant qu'il nous restera quelque tronçon au poing, 6+6 a
Nous lutterons ainsi que lions et panthères. 6+6 b
140 Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères ? 6+6 b
Écoute, j'ai ma sœur, la belle Aude au bras blanc, 6+6 a
Épouse-la.
— Pardieu ! je veux bien, dit Roland. 6+6 a
Et maintenant buvons, car l'affaire était chaude. — 6+6 b
C'est ainsi que Roland épousa la belle Aude. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 72((aa))
logo du CRISCO logo de l'université