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HUG_3/HUG565
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
I
D'ÈVE À JÉSUS
Les Lions
Les lions dans la fosse étaient sans nourriture. 6+6 a
Captifs, ils rugissaient vers la grande nature 6+6 a
Qui prend soin de la brute au fond des antres sourds. 6+6 b
Les lions n'avaient pas mangé depuis trois jours. 6+6 b
5 Ils se plaignaient de l'homme, et, pleins de sombres haines, 6+6 a
A travers leur plafond de barreaux et de chaînes, 6+6 a
Regardaient du couchant la sanglante rougeur ; 6+6 b
Leur voix grave effrayait au loin le voyageur 6+6 b
Marchant à l'horizon dans les collines bleues. 6+6 a
10 Tristes, ils se battaient le ventre de leurs queues ; 6+6 a
Et les murs du caveau tremblaient, tant leurs yeux roux 6+6 b
A leur gueule affamée ajoutaient de courroux. 6+6 b
La fosse était profonde ; et, pour cacher leur fuite 6+6 a
Og et ses vastes fils l'avaient jadis construite ; 6+6 a
15 Ces enfants de la terre avaient creusé pour eux 6+6 b
Ce palais colossal dans le roc ténébreux ; 6+6 b
Leurs têtes en ayant crevé la large voûte, 6+6 a
La lumière y tombait et s'y répandait toute, 6+6 a
Et ce cachot de nuit pour dôme avait l'azur. 6+6 b
20 Nabuchodonosor, qui régnait dans Assur, 6+6 b
En avait fait couvrir d'un dallage le centre ; 6+6 a
Et ce roi fauve avait trouvé bon que cet antre, 6+6 a
Qui jadis vit les Chams et les Deucalions, 6+6 b
Bâti pour les géants, servît pour les lions. 6+6 b
25 Ils étaient quatre, et tous affreux. Une litière 6+6 a
D'ossements tapissait le vaste bestiaire ; 6+6 a
Les rochers étageaient leur ombre au-dessus d'eux ; 6+6 b
Ils marchaient, écrasant sur le pavé hideux 6+6 b
Des carcasses de bête et des squelettes d'homme. 6+6 a
30 Le premier arrivait du désert de Sodome ; 6+6 a
Jadis, quand il avait sa fauve liberté, 6+6 b
Il habitait le Sin, tout à l'extrémité 6+6 b
Du silence terrible et de la solitude ; 6+6 a
Malheur à qui tombait sous sa patte au poil rude ; 6+6 a
Et c'était un lion des sables.
35 Le second 6+6 b
Sortait de la forêt de l'Euphrate fécond ; 6+6 b
Naguère, en le voyant vers le fleuve descendre, 6+6 a
Tout tremblait ; on avait eu du mal à le prendre, 6+6 a
Car il avait fallu les meutes de deux rois ; 6+6 b
40 Il grondait ; et c'était une bête des bois. 6+6 b
Et le troisième était un lion des montagnes. 6+6 a
Jadis il avait l'ombre et l'horreur pour compagnes, 6+6 a
Dans ce temps-là, parfois, vers les ravins bourbeux 6+6 b
Se ruaient des galops de moutons et de bœufs ; 6+6 b
45 Tous fuyaient, le pasteur, le guerrier et le prêtre ; 6+6 a
Et l'on voyait sa face effroyable apparaître. 6+6 a
Le quatrième, monstre épouvantable et fier, 6+6 b
Était un grand lion des plages de la mer. 6+6 b
Il rôdait près des flots avant son esclavage. 6+6 a
50 Gur, cité forte, était alors sur le rivage ; 6+6 a
Ses toits fumaient ; son port abritait un amas 6+6 b
De navires mêlant confusément leurs mâts ; 6+6 b
Le paysan portant son gomor plein de manne 6+6 a
S'y rendait ; le prophète y venait sur son âne ; 6+6 a
55 Ce peuple était joyeux comme un oiseau lâché ; 6+6 b
Gur avait une place avec un grand marché, 6+6 b
Et l'abyssin venait y vendre des ivoires, 6+6 a
L'amorrhéen, de l'ambre et des chemises noires, 6+6 a
Ceux d'Ascalon, du beurre, et ceux d'Aser, du blé ; 6+6 b
60 Du vol de ses vaisseaux l'abîme était troublé, 6+6 b
Or, ce lion était gêné par cette ville ; 6+6 a
Il trouvait, quand le soir il songeait immobile, 6+6 a
Qu'elle avait trop de peuple et faisait trop de bruit. 6+6 b
Gur était très farouche et très haute ; la nuit, 6+6 b
65 Trois lourds barreaux fermaient l'entrée inabordable ; 6+6 a
Entre chaque créneau se dressait, formidable, 6+6 a
Une corne de buffle ou de rhinocéros ; 6+6 b
Le mur était solide et droit comme un héros ; 6+6 b
Et l'océan roulait à vagues débordées 6+6 a
70 Dans le fossé, profond de soixante coudées. 6+6 a
Au lieu de dogues noirs jappant dans le chenil, 6+6 b
Deux dragons monstrueux pris dans les joncs du Nil 6+6 b
Et dressés par un mage à la garde servile 6+6 a
Veillaient des deux côtés de la porte de ville. 6+6 a
75 Or, le lion s'était une nuit avancé, 6+6 b
Avait franchi d'un bond le colossal fossé, 6+6 b
Et broyé, furieux, entre ses dents barbares, 6+6 a
La porte de la ville avec ses triples barres, 6+6 a
Et, sans même les voir, mêlé les deux dragons 6+6 b
80 Au vaste écrasement des verrous et des gonds ; 6+6 b
Et, quand il s'en était retourné vers la grève, 6+6 a
De la ville et du peuple il ne restait qu'un rêve, 6+6 a
Et, pour loger le tigre et nicher les vautours, 6+6 b
Quelques larves de murs sous des spectres de tours. 6+6 b
85 Celui-là se tenait accroupi sur le ventre. 6+6 a
Il ne rugissait pas, il bâillait ; dans cet antre 6+6 a
Où l'homme misérable avait le pied sur lui, 6+6 b
Il dédaignait la faim, ne sentant que l'ennui. 6+6 b
Les trois autres allaient et venaient ; leur prunelle, 6+6 a
90 Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile, 6+6 a
Le suivait ; et leur faim bondissait, et leur dent 6+6 b
Mâchait l'ombre à travers leur cri rauque et grondant. 6+6 b
Soudain, dans l'angle obscur de la lugubre étable, 6+6 a
La grille s'entrouvrit ; sur le seuil redoutable, 6+6 a
95 Un homme, que poussaient d'horribles bras tremblants, 6+6 b
Apparut ; il était vêtu de linceuls blancs ; 6+6 b
La grille referma ses deux battants funèbres ; 6+6 a
L'homme avec les lions resta dans les ténèbres. 6+6 a
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant, 6+6 b
100 Se ruèrent sur lui, poussant ce hurlement 6+6 b
Effroyable, où rugit la haine et le ravage 6+6 a
Et toute la nature irritée et sauvage 6+6 a
Avec son épouvante et ses rébellions ; 6+6 b
Et l'homme dit : — La paix soit avec vous, lions ! 6+6 b
105 L'homme dressa la main ; les lions s'arrêtèrent. 6+6 a
Les loups qui font la guerre aux morts et les déterrent, 6+6 a
Les ours au crâne plat, les chacals convulsifs 6+6 b
Qui pendant le naufrage errent sur les récifs, 6+6 b
Sont féroces ; l'hyène infâme est implacable ; 6+6 a
110 Le tigre attend sa proie et d'un seul bond l'accable ; 6+6 a
Mais le puissant lion, qui fait de larges pas, 6+6 b
Parfois lève sa griffe et ne la baisse pas, 6+6 b
Étant le grand rêveur solitaire de l'ombre. 6+6 a
Et les lions, groupés dans l'immense décombre, 6+6 a
115 Se mirent à parler entre eux, délibérant ; 6+6 b
On eût dit des vieillards réglant un différend, 6+6 b
Au froncement pensif de leurs moustaches blanches. 6+6 a
Un arbre mort pendait, tordant sur eux ses branches. 6+6 a
Et, grave, le lion des sables dit : — Lions, 6+6 b
120 Quand cet homme est entré, j'ai cru voir les rayons 6+6 b
De midi dans la plaine où l'ardent semoun passe, 6+6 a
Et j'ai senti le souffle énorme de l'espace ; 6+6 a
Cet homme vient à nous de la part du désert. 6+6 b
Le lion des bois dit : — Autrefois le concert 6+6 b
125 Du figuier, du palmier, du cèdre et de l'yeuse, 6+6 a
Emplissait jour et nuit ma caverne joyeuse ; 6+6 a
Même à l'heure où l'on sent que le monde se tait, 6+6 b
Le grand feuillage vert autour de moi chantait. 6+6 b
Quand cet homme a parlé, sa voix m'a semblé douce 6+6 a
130 Comme le bruit qui sort des nids d'ombre et de mousse ; 6+6 a
Cet homme vient à nous de la part des forêts. 6+6 b
Et celui qui s'était approché le plus près, 6+6 b
Le lion noir des monts dit : — Cet homme ressemble 6+6 a
Au Caucase, où jamais une roche ne tremble ; 6+6 a
135 Il a la majesté de l'Atlas ; j'ai cru voir, 6+6 b
Quand son bras s'est levé, le Liban se mouvoir 6+6 b
Et se dresser, jetant l'ombre immense aux campagnes ; 6+6 a
Cet homme vient à nous de la part des montagnes. 6+6 a
Le lion qui, jadis, au bord des flots rôdant, 6+6 b
140 Rugissait aussi haut que l'océan grondant, 6+6 b
Parla le quatrième, et dit : — Fils, j'ai coutume, 6+6 a
En voyant la grandeur, d'oublier l'amertume, 6+6 a
Et c'est pourquoi j'étais le voisin de la mer. 6+6 b
J'y regardais — laissant les vagues écumer 6+6 b
145 Apparaître la lune et le soleil éclore, 6+6 a
Et le sombre infini sourire dans l'aurore ; 6+6 a
Et j'ai pris, ô lions, dans cette intimité, 6+6 b
L'habitude du gouffre et de l'éternité ; 6+6 b
Or, sans savoir le nom dont la terre le nomme, 6+6 a
150 J'ai vu luire le ciel dans les yeux de cet homme ; 6+6 a
Cet homme au front serein vient de la part de Dieu. — 6+6 b
Quand la nuit eut noirci le grand firmament bleu, 6+6 b
Le gardien voulut voir la fosse, et cet esclave, 6+6 a
Collant sa face pâle aux grilles de la cave, 6+6 a
155 Dans la profondeur vague aperçut Daniel 6+6 b
Qui se tenait debout et regardait le ciel, 6+6 b
Et songeait, attentif aux étoiles sans nombre, 6+6 a
Pendant que les lions léchaient ses pieds dans l'ombre. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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