Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_25/HUG1494
Victor HUGO
DIEU
1855
LE SEUIL DU GOUFFRE
[L'ESPRIT HUMAIN]
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et je voyais au loin | sur ma tête un point noir. 6+6 a
Comme on voit une mouche | au plafond se mouvoir, 6+6 a
Ce point allait, venait ; | et l'ombre était sublime. 6+6 a
Et l'homme, quand il pense, | étant ailé, l'abîme 6+6 a
5 M'attirant dans sa nuit | toujours de plus en plus, 6+6 a
Comme une algue qu'entraîne | un ténébreux reflux, 6+6 a
Vers ce point noir, planant | dans la profondeur blême, 6+6 a
Je me sentais déjà | m'envoler de moi-même 6+6 a
Quand je fus arrêté | par quelqu'un qui me dit 6+6 a
— Demeure. —
10 En même temps | une main s'étendit. 6+6 a
J'étais déjà très haut | dans la nuée obscure. 6+6 a
Et je vis apparaître | une étrange figure ; 6+6 a
Un être tout semé | de bouches, d'ailes, d'yeux ; 6+6 a
Vivant, presque lugubre | et presque radieux. 6+6 a
15 Vaste, il volait ; plusieurs | des ailes étaient chauves. 6+6 a
En s'agitant, les cils | de ses prunelles fauves 6+6 a
Jetaient plus de rumeur | qu'une troupe d'oiseaux 6+6 a
Et ses plumes faisaient | un bruit de grandes eaux. 6+6 a
Cauchemar de la chair | ou vision d'apôtre, 6+6 a
20 Selon qu'il se montrait | d'une face ou de l'autre, 6+6 a
Il semblait une bête | ou semblait un esprit. 6+6 a
Il paraissait, dans l'air | où mon vol le surprit, 6+6 a
Faire de la lumière | et faire des ténèbres. 6+6 a
Calme, il me regardait | dans les brouillards funèbres. 6+6 a
25 Et je sentais en lui | quelque chose d'humain. 6+6 a
— Qu'es-tu donc, toi qui viens | me barrer le chemin, 6+6 a
Être obscur, frissonnant | au souffle de ces brumes ? 6+6 a
Lui dis-je.
Il répondit : | — Je suis une des plumes 6+6 a
De la nuit, sombre oiseau | de nue et de rayons, 6+6 a
30 Noir paon épanoui | des constellations. 6+6 a
Je suis ce qui court, vole, | erre, s'enfle, s'apaise ; 6+6 a
Je suis en même temps | ce qui retombe, pèse, 6+6 a
Saisit l'aile qui va, | retient l'essor qui fuit, 6+6 a
Et descend ; car le fond | de mon être est la nuit. 6+6 a
— Ton nom ? dis-je.
Il reprit : |
35 — Pour toi qui, loin des causes, 6+6 a
Vas flottant, et ne peux | voir qu'un côté des choses, 6+6 a
Je suis l'Esprit Humain. |
Mon nom est Légion, 6+6 a
Je suis, l'essaim des bruits | et la contagion 6+6 a
Des mots vivants allant | et venant d'âme en âme. 6+6 a
40 Je suis Souffle. Je suis | cendre, fumée et flamme. 6+6 a
Tantôt l'instinct brutal, | tantôt l'élan divin. 6+6 a
Je suis ce grand passant, | vaste, invincible et vain, 6+6 a
Qu'on nomme vent ; et j'ai | l'étoile et l'étincelle 6+6 a
Dans ma parole, étant | l'haleine universelle ; 6+6 a
45 L'haleine et non la bouche ; | un zéphir me grandit 6+6 a
Et m'abat ; et quand j'ai | respiré, j'ai tout dit. 6+6 a
Je suis géant et nain, | faux, vrai, sourd et sonore, 6+6 a
Populace dans l'ombre | et peuple dans l'aurore ; 6+6 a
Je dis moi, je dis nous ; | j'affirme, nous nions. 6+6 a
50 Je suis le flux des voix | et des opinions, 6+6 a
Le fantôme de l'an, | du mois, de la semaine, 6+6 a
Fait du groupe fuyant | de la nuée humaine. 6+6 a
Homme, toujours en moi | la contradiction 6+6 a
Tourne sa roue obscure | et j'en suis l'Ixion. 6+6 a
55 Démos, c'est moi. C'est moi | ce qui marche, attend, roule, 6+6 a
Pleure et rit, nie et croit ; | je suis le démon Foule. 6+6 a
Je suis comme la trombe, | ouragan et pilier. 6+6 a
En même temps je vis | dans l'âtre familier. 6+6 a
Oui, j'arrache au tison | la soudaine étincelle 6+6 a
60 Qui heurte un germe obscur | que le crâne recèle, 6+6 a
Et qui, des fronts courbés | perçant les épaisseurs, 6+6 a
Fait faire explosion | à l'esprit des penseurs. 6+6 a
Je vis près d'eux, veilleur | intime ; je combine 6+6 a
Le vieux houblon de Flandre | et la vigne sabine, 6+6 a
65 La franche joie attique | et le rire gaulois ; 6+6 a
L'antique insouciance | avec ses douces lois, 6+6 a
Paix, liberté, gaîté, | bon sens, est mon breuvage ; 6+6 a
J'en grise Érasme et Sterne, | et même mon sauvage, 6+6 a
Diderot ; et j'en fais | couler quelques filets 6+6 a
70 De la coupe d'Horace | au broc de Rabelais. — 6+6 a
Il poursuivit :
— Je crie | à quiconque commence, 6+6 a
— Assez. — Finis. — Je suis | le Médiocre immense. 6+6 a
Toutes les fois qu'on parle | et qu'on dit : — Mitoyen, 6+6 a
Mode, médiateur, | méridien, moyen, 6+6 a
75 Par chacun de ces mots | on m'évoque, on m'adjure, 6+6 a
Et tantôt c'est louange, | et tantôt c'est injure. 6+6 a
Je suis l'esprit Milieu ; | l'être neutre qui va 6+6 a
Bas sans trouver Iblis, | haut sans voir Jéhovah ; 6+6 a
Dans le nombre, je suis | Multitude ; dans l'être, 6+6 a
80 Borne. Je m'oppose, homme, | a l'excès de connaître, 6+6 a
De chercher, de trouver, | d'errer, d'aller au bout ; 6+6 a
Je suis Tous, l'ennemi | mystérieux de Tout. 6+6 a
Je suis la loi d'arrêt, | d'enceinte, de ceinture 6+6 a
Et d'horizon, qui sort | de toute la nature ; 6+6 a
85 L'éther irrespirable | et bleu sur la hauteur, 6+6 a
Dans le gouffre implacable | et sourd, la pesanteur. 6+6 a
C'est moi qui dis : — Voici | ta sphère. Attends. Arrête. 6+6 a
Tout être a sa frontière, | homme ou pierre, ange ou bête, 6+6 a
Et doit, sans dilater | sa forme d'aujourd'hui, 6+6 a
90 Subir le nœud des lois | qui se croisent en lui. 6+6 a
Je me nomme Limite | et je me nomme Centre. 6+6 a
Je garde tous les seuils | de tous les mondes. Rentre. 6+6 a
Tout est par moi, saisi, | pris, circonscrit, dompté. 6+6 a
Je me défie, ayant | peur de l'extrémité, 6+6 a
95 De la folie un peu, | beaucoup de la sagesse. 6+6 a
Je tiens l'enthousiasme | et l'appétit en laisse ; 6+6 a
Pour qu'il aille au réel | sans s'écarter du bien, 6+6 a
J'attelle au genre humain | ce lion et ce chien ; 6+6 a
Et, comme je suis souffle | et poids, nul ne m'évite, 6+6 a
100 Car tout, comme esprit, flotte, | et, comme corps, gravite. 6+6 a
Et l'explication, | je te l'ai dit, vivant, 6+6 a
C'est que je suis l'esprit | matériel, le vent ; 6+6 a
Et je suis la matière | impalpable, la force. 6+6 a
Je contrains toute sève | à rester sous l'écorce ; 6+6 a
105 Et tout piège miroir | par mon souffle est terni. 6+6 a
Contre l'enivrement | du sinistre infini 6+6 a
Je garde les penseurs, | ces pauvres mouches frêles. 6+6 a
Je tiens les pieds de ceux | dont l'azur prend les ailes. 6+6 a
Je suis parfum, poison, | bien, mal, silence, bruit. 6+6 a
110 Je suis en haut midi, | je suis en bas minuit ; 6+6 a
Je vais, je viens ; je suis | l'alternative sombre ; 6+6 a
Je suis l'heure qui fait | sortir en frappant l'ombre, 6+6 a
Douze apôtres le jour, | la nuit douze césars. 6+6 a
Du beau donnant sa forme | au grand, je fais les arts. 6+6 a
115 Dans les milieux humains, | dans les brumes charnelles, 6+6 a
J'erre en voyant ; je suis | le troupeau des prunelles. 6+6 a
Je suis l'universel, | je suis le partiel. 6+6 a
Je nais de la vapeur | ainsi que l'eau du ciel, 6+6 a
Et j'éclos du rocher | comme le saxifrage. 6+6 a
120 Je sors du sentier vert, | du foyer, du naufrage, 6+6 a
Du pavé du chemin, | de la borne du champ, 6+6 a
Des haillons du noyé | sur la grève séchant, 6+6 a
Du flambeau qui s'éteint, | de la fleur qui se fane 6+6 a
Je me suis appelé | Pyrrhon, Aristophane, 6+6 a
125 Démocrite, Aristote, | Ésope, Lucien, 6+6 a
Diogène, Timon, | Plaute, Pline l'ancien, 6+6 a
Cervantes, Bacon, Swift, | Locke, Rousseau, Voltaire. 6+6 a
Je suis la résultante | énorme de la terre. 6+6 a
La raison.
J'étais là, | pensif, troublé, muet ; 6+6 a
130 Pendant que j'écoutais, | l'être continuait : 6+6 a
— Homme, à nous le mystère | est ouvert. Nous en sommes. 6+6 a
Pour l'abîme, je suis | un spectre ; pour vous, hommes, 6+6 a
Je suis la Voix qui dit : | allez, mais sachez où. 6+6 a
J'erre près du néant | le long du garde-fou. 6+6 a
J'avertis.
Il reprit : |
135 — Écoute, esprit qui trembles ; 6+6 a
Et qui ne peux pas même | entrevoir les ensembles : 6+6 a
Hommes, vous m'ignorez, | mais je vous connais tous ; 6+6 a
Et je suis encor vous, | même en dehors de vous. 6+6 a
Entre les brutes, foule, | et les anges, élite, 6+6 a
140 Il est sur chaque terre | et chaque satellite, 6+6 a
Un être à part ; pensée | et chair matière esprit ; 6+6 a
Page mixte du livre | où la nature écrit, 6+6 a
Dernier feuillet du Monstre | et premier du Génie ; 6+6 a
Créature où la fange | et l'or font l'harmonie, 6+6 a
145 Dans la bête à moitié, | dans l'idée à demi, 6+6 a
Flamme accouplée avec | le corps son ennemi, 6+6 a
Double rayon tordu | d'ombre et d'aube ravie, 6+6 a
Mystère ; ayant un pied, | dans l'échelle de vie, 6+6 a
Sur une fin, un pied | sur un commencement ; 6+6 a
150 Cet être comparant, | sentant, voyant, aimant, 6+6 a
C'est l'homme. Que la mort | conserve, accroisse ou fauche 6+6 a
Cet à peu près sublime | et ce chef-d'œuvre ébauche, 6+6 a
Qu'il ait ce qu'il appelle | une âme, en ce moment 6+6 a
Je ne t'en parle pas, | je te dis seulement 6+6 a
155 Que partout l'homme existe, | étant un milieu d'êtres. 6+6 a
Il vit près des soleils, | foyers, astres ancêtres. 6+6 a
Sur des terres qui sont | plus ou moins loin du feu, 6+6 a
Il vit, domptant son globe ; | il est grand, il est peu ; 6+6 a
Par la forme divers, | mais un par sa nature ; 6+6 a
160 Il a l'hydre animal | et plante pour ceinture ; 6+6 a
Il est sur le sommet | de son visible à lui ; 6+6 a
Et, larve où deux lueurs | se croisent, point d'appui 6+6 a
De tout un phénomène, | identique à lui-même, 6+6 a
Marque partout le même | étage du problème ; 6+6 a
165 Entre l'aile, et le ventre | il est l'être debout ; 6+6 a
Il est partout le roi | planétaire ; partout 6+6 a
Il possède et régit | l'astre intermédiaire 6+6 a
Entre l'ombre et le grand | soleil incendiaire. 6+6 a
Car tout globe qui tourne | autour d'une clarté 6+6 a
170 Est planète de loin, | de près humanité. 6+6 a
Or, — puisque jusqu'a moi | ton œil plonge et pénètre, 6+6 a
C'est moi qui suis l'esprit | collectif de cet être, 6+6 a
Partout ; sous toute forme, | et dans l'immensité. 6+6 a
Tu n'es qu'homme, ô passant ; | je suis humanité. 6+6 a
175 L'être effrayant, planant | dans l'ombre inaccessible, 6+6 a
Ajouta :
— Nul ne doit | sortir de son possible. 6+6 a
Nul ne doit transgresser | son réel. Cependant 6+6 a
Je veux, puisque tu viens | dans cette ombre, imprudent, 6+6 a
Faire une exception | pour toi que je rencontre. 6+6 a
180 Quel que soit ton dessein, | va ! je n'irai pas contre ; 6+6 a
Homme, je consens même | à contenter tes vœux. 6+6 a
Étant de l'infini, | je peux ce que je veux ; 6+6 a
Ma main peut ouvrir tout | puisqu'elle peut tout clore ; 6+6 a
Qui puise de la nuit | peut puiser de l'aurore, 6+6 a
185 Et ce que tu voudras, | je te l'accorderai. 6+6 a
Que demandes-tu ? parle. |
Et dans l'effroi sacré 6+6 a
Je me taisais ; roseau | ployant, vil brin de chaume. 6+6 a
— Tu n'es pas jusqu'ici | venu, dit le fantôme, 6+6 a
Pour ne pas demander | quelque chose. Voyons, 6+6 a
190 Parle. Veux-tu des feux, | des nimbes, des rayons ? 6+6 a
Que veux-tu de ce gouffre | où, lorsque je me penche, 6+6 a
La colombe nuée | accourt, farouche et blanche ? 6+6 a
Veux-tu savoir le fond | du serpent, ou du ver ? 6+6 a
Veux-tu que je t'emporte | avec moi dans l'éther ? 6+6 a
195 Je t'obéirai. Parle. | Ou faut-il qu'on te montre 6+6 a
Comment l'aurore arrive, | et vient à la rencontre 6+6 a
Du parfum de la fleur | et du chant des oiseaux ? 6+6 a
Veux-tu que nous prenions | la tempête aux naseaux, 6+6 a
Et que nous nous roulions | tous deux dans la tourmente, 6+6 a
200 Quand la meute du vent | court sur l'onde écumante 6+6 a
Et quand l'archer tonnerre | et le chasseur éclair 6+6 a
Percent de traits la peau | d'écailles de la mer ? 6+6 a
Veux-tu qu'à pleines mains, | tous deux, dans l'invisible, 6+6 a
O passant, nous puisions | l'illusion terrible ? 6+6 a
205 Veux-tu que nous penchions | nos yeux sur les secrets, 6+6 a
Et que nous regardions | la nature de près 6+6 a
Pendant qu'elle produit | dans l'immense pénombre ? 6+6 a
Parle. Es-tu curieux | de l'accouchement sombre ? 6+6 a
Veux-tu voir dans le germe, | et voir comment éclôt 6+6 a
210 Le songe ou le rocher, | le sommeil ou le flot, 6+6 a
Et prendre sur le fait | la création, mère 6+6 a
De la réalité | comme de la chimère ? 6+6 a
Veux-tu d'une naissance | entendre la rumeur, 6+6 a
Regarder un éden | poindre, avoir la primeur 6+6 a
215 D'une sphère, d'un globe | en fleur, d'une lumière ? 6+6 a
Ou voir surgir l'idée, | éblouissante, fière, 6+6 a
Cherchant l'époux Génie | au fond du ciel lointain ? 6+6 a
Dis, veux-tu dans la nuit, | veux-tu dans le destin- 6+6 a
Voir quelque lever d'astre | ou quelque lever d'âme ? 6+6 a
220 Tu peux choisir. Demande, | interroge, réclame ; 6+6 a
Parle. J'attends. Faut-il | ressaisir, je le puis, 6+6 a
Une étoile aux cheveux | dans la fuite des nuits, 6+6 a
Et te la rapporter | splendide et frémissante ? 6+6 a
Que veux-tu ? Veux-tu voir | dix soleils, vingt, soixante, 6+6 a
225 Se lever à la fois | dans soixante univers ? 6+6 a
Veux-tu voir, sur le seuil | des cieux tout grands ouverts, 6+6 a
Le matin dételant | les sept chevaux de l'Ourse— ? 6+6 a
Ou veux-tu que, dans l'ombre | où le jour a sa source, 6+6 a
Homme, pour te donner | le temps d'examiner, 6+6 a
230 Les mondes, qu'un prodige | éternel fait tourner, 6+6 a
S'arrêtent un moment | et reprennent haleine ? 6+6 a
Parle.
L'esprit baissa | ses ailes de phalène, 6+6 a
Et se tut. L'air tremblait | sous mes pieds hasardeux. 6+6 a
Et l'âpre obscurité | qui nous voyait tous deux 6+6 a
235 Et s'étoilait au loin | de vagues auréoles, 6+6 a
Put entendre ce sombre | échange de paroles. 6+6 a
Entre l'esprit étrange | et moi, l'homme ébloui : 6+6 a
— Non, rien de tout cela — | Que, demandes-tu ? — LUI. 6+6 a
Tout sembla devant moi | se fermer ; et l'espèce 6+6 a
240 De clarté qui tremblait | dans la nuée épaisse 6+6 a
Sombra dans l'air plus noir | qu'un ciel cimmérien. 6+6 a
J'entendis un éclat | de rire, et ne vis rien. 6+6 a
Hélas ! n'étant qu'un homme, | une chair misérable, 6+6 a
Dans cette obscurité | fauve, âpre, inexorable, 6+6 a
245 Dans ces brumes sans jour ; | sans bords ; sous ce linceul, 6+6 a
Je songeai qu'il était | horrible d'être seul. 6+6 a
Puis mon esprit revint | à son but : — voir, connaître, 6+6 a
Savoir ; — pendant que l'ombre | informe, louche, traître, 6+6 a
Roulant dans ses échos | l'affreux rire moqueur, 6+6 a
250 Grandissait dans l'espace | ainsi que dans mon cœur. 6+6 a
Et je criai, ployant | mes ailes déjà lasses 6+6 a
— Dites-moi seulement | son nom, tristes espaces, 6+6 a
Pour que je le répète | à jamais dans la nuit ! — 6+6 a
Et je n'entendis rien | que la bise qui fuit. 6+6 a
255 Alors il me sembla | qu'en un sombre mirage, 6+6 a
Comme des tourbillons | que chasse un vent d'orage, 6+6 a
Je voyais devant moi | pêle-mêle passer 6+6 a
Et croître et frissonner | et fuir et s'effacer 6+6 a
Ces cryptes du vertige | et ces villes du rêve, 6+6 a
260 Rome sur ses frontons | changeant en croix son glaive, 6+6 a
Thèbes, Jérusalem, | Mecque, Médine, Hébron. 6+6 a
Des figures tenant | à la main un clairon, 6+6 a
Et des arbres, hagards, | des cavernes, des baumes 6+6 a
Où priaient, barbe au vent, | de lugubres Jérômes, 6+6 a
265 Et, parmi des Babels, | des tours, des temples grecs, 6+6 a
D'horribles fronts d'écueils | aux cheveux de varechs 6+6 a
Et tout cela, Ninive, | Éphèse, Delphe, Abdère, 6+6 a
Tombeau de saint Grégoire | où veille un lampadaire, 6+6 a
Marches de Bénarès, | pagodes de Ceylan, 6+6 a
270 Monts d'où l'aigle de mer | le soir prend son élan, 6+6 a
Minarets, parthénons, | wigwams, temple d'Aglaure 6+6 a
Où l'on voit l'aube, fleur | vertigineuse, éclore, 6+6 a
Et grotte de Calvin, | et chambre de Luther, 6+6 a
Passages d'anges bleus | dans le liquide éther, 6+6 a
275 Trépieds où flamboyaient, | des âmes, yeux de braise 6+6 a
De la chienne Scylla | sur la mer calabraise, 6+6 a
Dodone, Horeb, rochers | effarés, bois troublants, 6+6 a
Couvent d'Eschmiadzin | aux quatre clochers blancs, 6+6 a
Noir cromlech de Bretagne, | affreux cruach d'Irlande, 6+6 a
280 Pœstum où les rosiers | suspendent leur guirlande, 6+6 a
Temples des fils de Cham, | temples des fils de Seth, 6+6 a
Tout lentement flottait | et s'évanouissait 6+6 a
Dans une sorte d'âpre | et vague perspective ; 6+6 a
Et ce n'était ; devant | ma prunelle attentive, 6+6 a
285 Que de la vision | qui ne fait pas de bruit, 6+6 a
Et de la forme obscure | éparse dans la nuit. 6+6 a
Et, pâle, en moi, tout bas, | je fis cet appel sombre, 6+6 a
Sans oser élever | la voix, de peur de l'ombre : 6+6 a
Êtres ! lieux ! choses ! nuit ! | nuit froide qui te tais ! 6+6 a
290 Cèdres de Salomon, | chênes de Teutatès ; 6+6 a
Ô plongeurs de nuée, | ô rapporteurs de tables ; 6+6 a
Devins, mages, voyants, | hommes épouvantables ; 6+6 a
Thébaïdes, forêts, | solitudes ; Ombos 6+6 a
Où les docteurs, vivant | dans des creux de tombeaux, 6+6 a
295 S'emplissent d'inconnu | comme d'eau les éponges ; 6+6 a
Ô croisements obscurs | des gouffres et des songes, 6+6 a
Sommeil, blanc soupirail | des apparitions ; 6+6 a
Germes, avatars, nuit | des transformations 6+6 a
Où l'archange s'envole, | où le monstre se vautre ; 6+6 a
300 Mort, noir pont naturel | entre une étoile et l'autre, 6+6 a
Communication | entre l'homme et le ciel ; 6+6 a
Colosse de Minerve | aptère, aux pieds duquel 6+6 a
Le vent respectueux | fait tomber ceux qui passent' ; 6+6 a
Flots revenant toujours | que les rocs toujours chassent ; 6+6 a
305 Chauve Apollonius, | vieux rêveur sidéral ; 6+6 a
Ô scribes, qui, du bout | du bâton augural 6+6 a
Tracez de l'alphabet | les ténébreux jambages ; 6+6 a
Époptes grecs fakirs, | voghis, bonzes, eubages, 6+6 a
Ô tours d'où se jetaient | les circumcellions ; 6+6 a
310 Sanctuaires ; trépieds, | autels, fosse aux lions ; 6+6 a
Vous qui voyez suer | les fronts pâles des sages, 6+6 a
Cimetières, repos, | asiles, noirs passages 6+6 a
Où viennent s'essuyer | les penseurs, ces vaincus ; 6+6 a
Monstrueux caveau peint | du roi Psamméticus ; 6+6 a
315 François d'Assises, Scot, | Bruno, sainte Rhipsime 6+6 a
Ô marcheurs attirés | aux clartés de la cime ; 6+6 a
Sept sages qui parlez | dans l'ombre à Cyrselus ; 6+6 a
Du rêve et du-désert | redoutables reclus' 6+6 a
Qui chuchotez avec | les bouches invisibles ; 6+6 a
320 Fronts courbés sous les cieux | d'ou descendent les bibles ; 6+6 a
Spectres ; effarements | de lampe et de flambeau ; 6+6 a
Toi — qui vois Chanaan ; | montagne de Nébo ; 6+6 a
Moines du mont Athos, | chantant de sombres proses' ; 6+6 a
Libellules d'Asie | errant dans les jamroses ; 6+6 a
325 Isthme de Suez fermant | l'Inde comme un verrou ; 6+6 a
Ô voûtes d'Ellora, | croupes du mont Mérou 6+6 a
D'où s'échappe le Gange | aux grandes eaux sacrées ; 6+6 a
Ombre, qui n'as pas l'air | de savoir que tu crées ; 6+6 a
Ô vous qui criez : deuil ! | vous qui criez : espoir ! 6+6 a
330 Spherus qui, toujours seul | dans l'antre toujours noir, 6+6 a
Cherches Dieu — par les mille | ouvertures funèbres, 6+6 a
Blanches, tristes, que font | à l'âme les ténèbres ; 6+6 a
Prêtres qu'en votre nuit | suit le doute importun ; 6+6 a
Vous, psalmistes, David, | Éthan, grave Idithun ; 6+6 a
335 Jean, interlocuteur | de l'oiseau chéroubime ; 6+6 a
Et vous, poëtes ; Dante, | homme effrayant d'abîme, 6+6 a
Grand front tragique ombré | de feuilles de laurier, 6+6 a
Qui t'en reviens, laissant | l'obscurité crier, 6+6 a
Rapportant sous tes cils | la lueur des avernes ; 6+6 a
340 Dompteurs qui sans pâlir | allez dans les cavernes 6+6 a
Chercher le hurlement | jusque dans son chenil ; 6+6 a
Pilotes nubiens | qui remontez le Nil ; 6+6 a
Ô prodigieux cerf | aux rameaux noirs qui brames 6+6 a
Dans la forêt des djinns, | des pandits et des brames ; 6+6 a
345 Hommes enterrés vifs, | songeant dans vos cercueils ; 6+6 a
Ô pâtres accoudés ; | ô bruyères ; écueils 6+6 a
Où rêve au crépuscule | une forme sinistre ; 6+6 a
Pythie assise au front | du hideux cap Canistre ; 6+6 a
Angles mystérieux | où les songeurs entrés 6+6 a
350 Distinguent vaguement | des satrapes mitrés ; 6+6 a
Vous que la lune enivre | et trouble, sélénites ; 6+6 a
Vous, bénitiers sanglants | des seules eaux bénites, 6+6 a
Yeux en pleurs des martyrs ; | vous, savants indécis ; 6+6 a
Merlin, sous l'escarboucle | inexprimable assis ; 6+6 a
355 Toi, Job, qui te plains ; toi, | Basile, qui médites ; 6+6 a
Est-ce qu'on ne peut pas | voir un peu de jour, dites ? 6+6 a
Et, sombre, j'attendis ; | puis je continuai : 6+6 a
— Quoi ! l'homme tomberait, | hagard, exténué, 6+6 a
Comme le moucheron | qui bat la vitre blême ! 6+6 a
360 Quoi ! tout aboutirait | a du néant suprême ! 6+6 a
Tout l'effort des chercheurs | frémissants se perdrait ! 6+6 a
L'homme habiterait l'ombre | et serait au secret ! 6+6 a
Marcher serait errer ! | l'aile serait punie ! 6+6 a
L'aurore, ô cieux profonds, | serait une ironie ! 6+6 a
365 Alors, tout haut ; levant | la voix, levant les bras, 6+6 a
Éperdu, je criai : | — Cela ne se peut pas ! 6+6 a
Grand inconnu ! méchant | ou bon ! grand invisible ! 6+6 a
Je te le dis en face, | Être ! c'est impossible ! 6+6 a
On éclata de rire | une seconde fois. 6+6 a
370 Et ce rire était plus | un rictus qu'une voix ; 6+6 a
Il remua longtemps | l'ombre visionnaire, 6+6 a
Et, s'évanouissant, | roula comme un tonnerre 6+6 a
Dans ce prodigieux | silence où le néant 6+6 a
Semblait vivre, insondable, | immobile et béant. 6+6 a
375 Ô méditations ! | oh ! comme l'esprit souffre 6+6 a
Sous les porches hagards | et difformes du gouffre ! 6+6 a
Comme le souffle noir | du vide vous poursuit, 6+6 a
Sinistre, en vous jetant | du trouble et de la nuit ! 6+6 a
Comme on sent que le rêve | est un être qui vole 6+6 a
380 Et passe… — On m'adressait | dans l'ombre la parole ; 6+6 a
Et de funèbres voix | que sur mon front j'avais 6+6 a
Comme les endormis | en ont à leurs chevets, 6+6 a
Chuchotaient au-dessus | de moi des choses sombres. 6+6 a
Je sentais la terreur | muette des décombres 6+6 a
385 Et je me demandais : | — Qui donc murmure ainsi ? 6+6 a
C'était, dans le ciel morne | et de brume épaissi, 6+6 a
Comme un nuage obscur | de bouches sur ma tête ; 6+6 a
Des faces me parlaient | dans un vent de tempête ; 6+6 a
Puis ces voix s'éteignaient | comme le vague son 6+6 a
390 Qui n'est plus la parole | et devient le frisson. 6+6 a
Noirs discours ! l'ironie | y grinçait dans le râle ; 6+6 a
Des plaintes, sanglotant | dans l'ombre sépulcrale 6+6 a
Comme entre les roseaux | gémit le gavial, 6+6 a
S'achevaient en sarcasme | amer et trivial ; 6+6 a
395 Je croyais par moments | qu'en ces vagues royaumes 6+6 a
J'assistais au concile | effrayant des fantômes 6+6 a
Que nous nommons raison, | logique, utilité, 6+6 a
Certitude, calcul, | sagesse, vérité ; 6+6 a
Il me semblait, parmi | le grand murmure austère 6+6 a
400 De l'horreur, de la nuit, | du tombeau, du mystère, 6+6 a
Entendre Aristophane ; | et voir, après les pleurs, 6+6 a
Toutes sortes d'éclairs | cyniques et railleurs, 6+6 a
Moqueurs, étincelants, | percer l'ombre ennemie, 6+6 a
Et Rabelais passer | à travers Jérémie ; 6+6 a
405 J'écoutais frémissant | et par moments vaincu. 6+6 a
Était-ce des esprits | d'hommes ayant vécu ? 6+6 a
Était-ce les conseils | qui flottent dans les nues 6+6 a
Pour quiconque s'égare | aux routes inconnues ? 6+6 a
Mon front sous l'infini | ployait lugubrement. 6+6 a
410 L'espace affreux, éther, | ténèbres, firmament, 6+6 a
Espèce de taillis | sans branches étoilées, 6+6 a
Où les brouillards fuyaient | en confuses mêlées, 6+6 a
Semblait d'une forêt | le redoutable dais. 6+6 a
Qu'était-ce que ces voix ? | je ne sais. J'entendais. 6+6 a
415 Et ma raison tremblait | en moi, diminuée, 6+6 a
Dans des tressaillements | d'orage et de nuée. 6+6 a
........................................................................
Cependant par degrés | l'ombre devint visible ; 6+6
Et l'être qui m'avait | parlé précédemment 6+6 a
420 Reparut, mais grandi | jusqu'à l'effarement ; 6+6 a
Il remplissait du haut | en bas le sombre dôme 6+6 a
Comme si l'infini | dilatait ce fantôme ; 6+6 a
De sorte que l'esprit | effrayant n'offrait plus 6+6 a
Que des faces roulant | par flux et par reflux, 6+6 a
425 Un sourd fourmillement | d'hydres, d'hommes, de bêtes, 6+6 a
Et que le fond du ciel | me semblait plein de têtes. 6+6 a
Ces têtes par moments | semblaient se quereller. 6+6 a
Je voyais tous ces yeux | dans l'ombre étinceler. 6+6 a
Le monstre grandissait | en silence, sans cesse. 6+6 a
430 Et je ne savais plus | ce que c'était. Était-ce 6+6 a
Une montagne, une hydre, | un gouffre, une cité, 6+6 a
Un nuage, un amas | d'ombre, l'immensité ? 6+6 a
Je sentais tous ces yeux | sur moi fixés ensemble. 6+6 a
Tout à coup, frissonnant | comme un arbre qui tremble, 6+6 a
435 Le fantôme géant | se répandit en voix, 6+6 a
Qui sous ses flancs confus | murmuraient à la fois ; 6+6 a
Et, comme d'un brasier | tombent des étincelles, 6+6 a
Comme on voit des oiseaux | épars, pigeons, sarcelles, 6+6 a
D'un grand essaim passant | s'écarter quelquefois, 6+6 a
440 Comme un vert tourbillon | de feuilles sort d'un bois, 6+6 a
Comme, dans les hauteurs | par les vents remuées, 6+6 a
En avant d'un orage | il vole des nuées, 6+6 a
Toutes ces voix, mêlant | le cri, l'appel, le chant, 6+6 a
De l'immense être informe | et noir se détachant, 6+6 a
445 Me montrant vaguement | des masques et des bouches, 6+6 a
Vinrent sur moi bruire | avec des bruits farouches, 6+6 a
Parfois en même temps | et souvent tour à tour, 6+6 a
Comme des monts, à l'heure | où se lève le jour, 6+6 a
L'un après l'autre, au fond | de l'horizon s'éclairent 6+6 a
450 Et des formes, sortant | du monstre, me parlèrent : 6+6 a
[I]
UNE VOIX
Les rudes bûcherons | sont venus dans le bois. 6+6 a
— Si tu ne vois pas nie | et doute si tu vois, 6+6 a
A dit Cratès. — Zénon, | Gorgias, Pythagore, 6+6 a
Plaute et Sénèque ont dit : | — Si tu vois, nie encore. 6+6 a
455 Bacon a dit : — Voici | l'objet, l'être, le corps, 6+6 a
Le fait. N'en sortez pas ; | car tout tremble dehors. 6+6 a
— Quel est ce monde ? a dit | Thalès. Apollodore 6+6 a
A dit : C'est de la nuit | que de la cendre adore. 6+6 a
Et Démonax de Chypre, | Épicharme de Cos, 6+6 a
460 Pyrrhon, le grand errant | des monts et des échos, 6+6 a
Ont répondu : — Tout est | fantôme. Pas de type. 6+6 a
Tout est larve. — Et fumée, | a repris Aristippe. 6+6 a
— Rêve ! a dit Sergius, | le fatal syrien. 6+6 a
— Rencontre de l'atome | et de l'atome, et rien. — 6+6 a
465 Ces mots noirs ont été | jetés par Démocrite. 6+6 a
Ésope a dit : — À bas, | monde ! masque hypocrite ! 6+6 a
Épicure qui naît | au mois Gamélion, 6+6 a
Et Job qui parle au ver, | Dan qui parle au lion, 6+6 a
Amos et Jean troublés | par les apocalypses, 6+6 a
470 Ont dit : — On ne le voit | qu'à travers les éclipses. 6+6 a
— L'être est le premier texte | et l'homme est le second. 6+6 a
Lisible dans la fleur | et dans l'arbre fécond, 6+6 a
Et dans le calme éther | des cieux que rien n'irrite, 6+6 a
La nature est dans l'homme | obscure et mal transcrite. 6+6 a
475 Voilà ce qu'Alchindé | l'arabe a proclamé. 6+6 a
Cardan a dit : — Hélas ! | c'est fermé, c'est fermé ! 6+6 a
Alcidamas a dit : | — Miracle, autel, croyance, 6+6 a
Dogme, religion, | fondent sous la science 6+6 a
Dieu sous l'esprit humain, | tas de neige au dégel. 6+6 a
480 Et Gœthe au vaste front, | Montaigne, Fichte, Hégel, 6+6 a
Se sont penchés pendant | que le grand rieur maître, 6+6 a
Rabelais, chuchotait | sur l'abîme Peut-être. 6+6 a
Diogène a crié : | — Des flambeaux ! des flambeaux ! 6+6 a
Shakspeare a murmuré, | courbé sur les tombeaux : 6+6 a
485 — Fossoyeur, combien Dieu | pèse-t-il dans ta pelle ? 6+6 a
Et Jean-Paul a repris : | — Ce qu'ainsi l'homme appelle, 6+6 a
C'est la vague lueur | qui tremble sur le sort ; 6+6 a
C'est la phosphorescence | impalpable qui sort 6+6 a
De l'incommensurable | et lugubre matière ; 6+6 a
490 Dieu, c'est le feu follet | du monde cimetière. 6+6 a
Dante a levé les bras | en s'écriant : Pourquoi ? 6+6 a
— O nuit, j'attends que tout | s'affirme et dise : moi. 6+6 a
Quel est le sens des mots : | foi, conscience humaine, 6+6 a
Raison, devoir ? a dit | le pâle Anaximène. 6+6 a
495 Locke a dit : — On voit mal | avec ces appareils. 6+6 a
Reuchlin a demandé : | — Qu'est-ce que les soleils ? 6+6 a
Sont-ce des piloris | ou des apothéoses ? 6+6 a
Lucrèce a dit : — Quelle est | la nature des choses ? 6+6 a
Il a dit : Tout est sourd, | faux, muet, décevant. 6+6 a
500 Sous cette immense mort | quelqu'un est-il vivant ? 6+6 a
Sent-on une âme au fond | de la substance, et l'être 6+6 a
N'est-il pas tout entier | dans ce mot : apparaître ? 6+6 a
L'ombre engendre la nuit. | De quoi l'homme est-il sûr ? 6+6 a
Et le ciel, le hasard, | l'obscurité, l'azur, 6+6 a
505 Le mystère, et la vie, | et la tombe indignée 6+6 a
Retentissent encor | de ces coups de cognée. 6+6 a
Oui, les douteurs ; les fiers | incrédules, les forts, 6+6 a
Ont appelé Quelqu'un, | quoique restés dehors ; 6+6 a
Ils ont bravé l'odeur | que le sépulcre exhale ; 6+6 a
510 Le front haut, ils disaient | à l'ombre colossale : 6+6 a
— Ose donc nous montrer | ton Dieu, que nous voyions 6+6 a
Ce qu'il a de carreaux, | ce qu'il a de rayons, 6+6 a
Gouffre horrible, et si c'est | avec de la colère 6+6 a
Ou du pardon divin | que son visage éclaire ! 6+6 a
515 Et, prêts à tout subir, | sans peur, prêts à tout voir, 6+6 a
Calmes, ils regardaient | en face le ciel noir, 6+6 a
Et le sourd firmament | que l'obscurité voile, 6+6 a
Farouches, attendant | quelque chute d'étoile ! 6+6 a
Certes, ces curieux, | ces hardis ignorants, 6+6 a
520 Ces lutteurs, ces esprits, | ces hommes étaient grands, 6+6 a
Et c'étaient des penseurs | à l'âme fiers et fière 6+6 a
Qui jetaient à la nuit | ce défi de lumière. 6+6 a
Chercheur, trouveras-tu | ce qu'ils n'ont pas trouvé ? 6+6 a
Songeur, rêveras-tu | plus loin qu'ils n'ont rêvé ? 6+6 a
[II]
UNE AUTRE VOIX
525 Ne nous demande pas, | ô songeur, qui nous sommes. 6+6 a
S'ils nous entrevoyaient, | nous ferions peur aux hommes. 6+6 a
Soit en bien, soit en mal, | nous avons conseillé 6+6 a
Quiconque a médité, | cherché, pensé, veillé,- 6+6 a
Tous les grands insensés, | tous les sages célèbres : 6+6 a
530 Nous volons d'arbre en arbre | aux forêts de ténèbres ; 6+6 a
Tout ce que l'homme appelle | Énigme, Doute, Mort, 6+6 a
Brume, Silence, Effroi, | Hasard, Mystère, Sort, 6+6 a
Est pour nous, sous l'horreur | des voûtes éternelles, 6+6 a
Comme un taillis obscur | par où passent nos ailes ; 6+6 a
535 Nous sommes les flottants | de l'immense azur noir ; 6+6 a
Si quelque mage osait | essayer de nous voir, 6+6 a
De saisir un de nous, | de compter notre nombre, 6+6 a
Nous nous dissiperions | comme des oiseaux d'ombre. 6+6 a
C'est nous que vous nommez | démons ; homme, tu sens 6+6 a
540 Sous des souffles confus | tes cheveux frémissants, 6+6 a
C'est nous. Nous versons l'ombre | aux jours que tu consommes ; 6+6 a
Nous jetons des lueurs | dans ton sommeil. Nous sommes 6+6 a
Pris dans l'obscurité | comme vous dans la chair. 6+6 a
Nous, sommes les passants | sinistres de l'éclair, 6+6 a
545 Les méduses du rêve | aux robes dénouées, 6+6 a
Les visages d'abîme | épars dans les nuées. 6+6 a
Tout ce que vous voyez, | nous ne le voyons pas. 6+6 a
Nous ne distinguons point | votre terre, vos pas, 6+6 a
Vos faces, d'un soleil | invisible inondées, 6+6 a
550 Mais dans votre cerveau | nous voyons vos idées ; 6+6 a
Votre pensée est nue | à nos regards moqueurs ; 6+6 a
Nous voyons le dedans | vertigineux des cœurs. 6+6 a
L'haleine de la nuit | nous chasse et nous oublie, 6+6 a
Et fait flotter le fil | mystérieux qui lie 6+6 a
555 Vos sciences, vos plans, | vos travaux, vos desseins, 6+6 a
Vos efforts, vos projets, | vos vœux, à nos essaims. 6+6 a
Nous mêlons notre nuit | avec votre ignorance ; 6+6 a
Vous appelez cela | savoir. La transparence 6+6 a
De l'Être parfois laisse | apercevoir nos fronts. 6+6 a
560 Parfois jusqu'à vos cœurs, | la nuit, nous pénétrons, 6+6 a
En rêve, et vous sentez | comme une vague étreinte. 6+6 a
Sans cesse des courants | d'espérance ou de crainte, 6+6 a
Des flux et des reflux | de sentiments divers 6+6 a
Vont, dans les profondeurs | de l'espace, à travers 6+6 a
565 Le vide, l'aquilon, | le tombeau, le décombre, 6+6 a
De vous le peuple aveugle | à nous le peuple sombre. 6+6 a
L'Inconnu nous tient tous | dans ses mornes filets. 6+6 a
Nous sommes vos échos, | vous êtes nos reflets ; 6+6 a
Car tout est l'unité. | Forme joyeuse ou triste, 6+6 a
570 Tout se confond dans Tout, | et rien à part n'existe, 6+6 a
O vivant ! Et sais-tu | ce que dit l'abîme ? UN. 6+6 a
Sans que vous le sachiez, | nous pensons en commun ; 6+6 a
Nous tremblons au-dessus | de vous, livide armée ; 6+6 a
Et de votre feu noir | nous sommes la fumée. 6+6 a
575 Nos formes de la nuit | sont le lugubre jeu 6+6 a
Nous allons, nous flottons. | — Et toi, tu cherches Dieu ? 6+6 a
Hélas !
[III]
UNE AUTRE VOIX
Qui que tu sois, redoute, | au gouffre où tu te plonges, 6+6 a
Le vague coudoiement | des vains passants des songes. 6+6 a
580 Fuyez d'ici, vivants, | dont l'esprit, fléchissant 6+6 a
Sous l'incompréhensible | et sous l'éblouissant, 6+6 a
Peut à peine porter | le poids d'un évangile. 6+6 a
Ce n'est pas sans danger | que des hommes d'argile, 6+6 a
Tremblants quand ils sont las, | glacés quand ils sont nus, 6+6 a
585 Dialoguent dans l'ombre | avec des inconnus. 6+6 a
À force de songer, | ô pâle solitaire, 6+6 a
Tu sentiras de l'air | sous toi ; tu perdras terre… — 6+6 a
Oh ! les souffles ! craignez | les souffles de la nuit ! 6+6 a
Où vous emportent-ils ? | Ceux qu'un rêve conduit 6+6 a
590 Deviennent rêve eux-même, | et, sans être coupables, 6+6 a
Tombent dans l'essaim noir | des faces impalpables. 6+6 a
C'est alors qu'éperdu, | terrible, tu tendras 6+6 a
Les mains comme les morts | sous leurs lugubres draps. 6+6 a
Mais à quoi bon ? Tout fuit. | Un vent qui vous pénètre 6+6 a
595 Vous roule dans l'espace | à jamais… — O deuil ! être 6+6 a
Des espèces d'esprits | misérables chassés ! 6+6 a
Oh ! n'entendre jamais | ce mot céleste : assez ! 6+6 a
Un souffle vous apporte, | un souffle vous remmène.. 6+6 a
On a, sur ce qu'on garde | encor de forme humaine, 6+6 a
600 D'obscurs attouchements | et des passages froids ; 6+6 a
Toute l'ombre n'est plus | qu'une suite d'effrois ; 6+6 a
On sent les longs frissons | des roseaux de l'abîme. 6+6 a
Jamais le jour. — Jamais | un rayon qui ranime. 6+6 a
Errer ! errer ! errer ! | errer ! faire des nœuds 6+6 a
605 D'ombre, dans l'invisible | et le vertigineux ! 6+6 a
Monter, tomber, monter, | retomber ! sort terrible ! 6+6 a
Être à jamais l'informe | égaré dans l'horrible, 6+6 a
Le contraire du jour, | de l'hymne et de l'encens ! 6+6 a
Des témoins de l'énigme, | à jamais frémissants 6+6 a
610 Devant le ténébreux, | devant l'inabordable, 6+6 a
Et face à face avec | un voile formidable ! 6+6 a
Être, en dehors de l'être, | en dehors du trépas, 6+6 a
Quelque chose d'affreux | qui souffre et ne vit pas ! 6+6 a
Être de la clameur | dans l'infini semée, 6+6 a
615 Un vague tourbillon | pleurant, une fumée 6+6 a
De larves, de regards, | de masques, de rumeurs, 6+6 a
De voix ne pouvant pas | même dire : je meurs, 6+6 a
Passant toujours, toujours, | toujours, comme un flot sombre, 6+6 a
Sous les arches sans fin | du hideux pont de l'ombre ! 6+6 a
[IV]
UNE AUTRE VOIX
620 Malheur au curieux | lugubre, — qui s'acharne 6+6 a
A la vertigineuse | et sinistre lucarne ! 6+6 a
Malheur aux imprudents | penchés, sur l'absolu ! 6+6 a
Pour avoir trop sondé, | pour avoir trop voulu, 6+6 a
Pour s'être trop plongés | dans l'abstraction triste 6+6 a
625 Où rien de saisissable | et d'humain ne persiste, 6+6 a
C'est fini ; les voilà | sur les fatals sommets, 6+6 a
Égarés en dehors | de l'homme désormais, 6+6 a
Sortis du bien, du mal, | de l'orgueil, de l'envie, 6+6 a
De l'amour, de la haine, | et plus grands que la vie ! 6+6 a
630 Leur esprit, emporté | loin de vous, ô viyants, 6+6 a
Prend, dans la vision | des gouffres décevants, 6+6 a
Dans on ne sait quoi d'âpre | et d'horrible et d'immense, 6+6 a
Cette divinité | que vous nommez démence. 6+6 a
Ils ne sont plus jamais | éveillés ni dormants. 6+6 a
635 Terrestre et claire encor | dans ses commencements, 6+6 a
Leur pensée, obscurcie | en grandissant, achève 6+6 a
D'ouvrir ses vagues yeux | dans le monde du rêve. 6+6 a
Oh ! monde redoutable ! | oh ! ce que nous voyons ! 6+6 a
Des échelles d'esprits | dans de pâles rayons ; 6+6 a
640 Les flamboiements, les feux, | les cratères, les soufres, 6+6 a
Les éclairs, gouvernés | par les anges des gouffres ; 6+6 a
Des sons de voix qu'on a | dans la joie entendus ; 6+6 a
D'affreux escarpements | dans des mondes perdus ; 6+6 a
Des astres, dans des mains | portés comme des lampes ; 6+6 a
645 Et là-bas, dans la nue | aux tortueuses rampes, 6+6 a
Errent ceux qui vivaient | et ne sont plus ; ils vont, 6+6 a
Tous ces crânes à l'œil | monstrueux et profond, 6+6 a
Tous ces squelettes blancs | venus des ossuaires ; 6+6 a
Ils vont, tous ces linceuls, | tous ces hideux suaires, 6+6 a
650 Tous ces draps frissonnants, | foule effrayante à voir, 6+6 a
Et, chassant devant lui, | dans l'affreux chemin noir, 6+6 a
Leur conscience nue | et leur âme sans voiles, 6+6 a
L'ange fouette les morts | avec son fouet d'étoiles. 6+6 a
Et l'on voit des lueurs, | on entend des appels ; 6+6 a
655 Les constellations, | flamboyants archipels, 6+6 a
Brillent au zénith sombre, | et le chaos conspue 6+6 a
Le ciel avec son eau | sinistre et corrompue. 6+6 a
Et les désespérés | passent. Qui donc sont-ils ? 6+6 a
Sont-ce des esprits morts ? | Sont-ce des corps subtils ? 6+6 a
660 Ils tombent on ne sait | de quelle obscure cime, 6+6 a
Tantôt plus noirs, tantôt | moins sombres que l'abîme ; 6+6 a
Leur chute flotte au gré | de l'air qui les poursuit ; 6+6 a
Ils seraient les flocons, | s'il neigeait de la nuit. 6+6 a
Qu'est-ce que ce nuage | inconcevable d'êtres, 6+6 a
665 Phalènes se heurtant | à de vagues fenêtres ? 6+6 a
Les uns n'ont qu'un regard | et sont comme les yeux 6+6 a
De l'infini glacé, | sourd et silencieux ; 6+6 a
D'autres vont droits et blancs | dans la profondeur blême ; 6+6 a
D'autres, plus effrayants | que les ténèbres même, 6+6 a
670 Luttent contre la nuit | dans les horreurs du vent, 6+6 a
Poussant des cris, mordant | l'ombre, n'apercevant 6+6 a
Que la lividité | des mornes étendues, 6+6 a
Ne distinguant qu'un flot | de formes éperdues, 6+6 a
Et que ce qu'on peut voir | de nuée et de cieux. 6+6 a
675 Dans des renversements | de torses furieux. 6+6 a
Et ces larves s'en vont. | Est-on sûr qu'elles soient ? 6+6 a
Et les contemplateurs | sont là. Tristes, ils voient. 6+6 a
Quoi ? l'inconnu, muré | dans sa muette loi. 6+6 a
Et qui dira jamais | ce qu'expriment d'effroi 6+6 a
680 Ces profils ténébreux, | ces postures fatales, 6+6 a
Ces yeux hagards noyés | dans des aurores pâles ? 6+6 a
Ils pensent, échoués | dans l'immobilité ; 6+6 a
La terreur sans espoir | fait leur tranquillité ; 6+6 a
Leur épaule fléchit | comme s'ils portaient toute 6+6 a
685 La charpente du monde | avec toute la voûte ; 6+6 a
Et, comme en un caveau, | goutte à goutte, la nuit 6+6 a
Filtre sous leur front blême | où leur œil fixe luit. 6+6 a
Ils ont pour vision | éternelle la Chose 6+6 a
Sans nom, sans jour, sans bruit, | sans bord, sans fin, sans cause, 6+6 a
690 Jamais ne s'arrêtant, | jamais ne s'achevant, 6+6 a
Terrible, avec des vols | de spectres dans le vent. 6+6 a
Que viens-tu demander | à ce monde nocturne ? 6+6 a
Un Dieu !Pourquoi viens-tu | plonger ta main dans l'Urne ? 6+6 a
Job en tire Satan | et Mahomet Iblis. 6+6 a
695 Les gouffres ont-ils Dieu | dans leurs profonds oublis ? 6+6 a
Ce Dieu sert-il de centre | à leurs circonférences ? 6+6 a
Le voit-on à travers | leurs sombres transparences ? 6+6 a
Ou bien est-ce ce Tout, | cette âpre immensité, 6+6 a
Ce ciel, que vous prenez | pour une volonté ? 6+6 a
700 Sont-ce ces profondeurs, | ces vents, ces fondrières, 6+6 a
Ces forêts de nuée | aux livides clairières, 6+6 a
Ces éléments, ces nuits, | ces mornes régions, 6+6 a
Que vous appelez Dieu | dans vos religions ? 6+6 a
Avez-vous pour mirage, | ô fils du cimetière, 6+6 a
705 De voir la chose-Dieu | sous la chose Matière ? 6+6 a
Est-ce Dieu qui paraît, | quand s'enfuit l'alcyon ; 6+6 a
Quand l'hydre de l'écume | entre en convulsion ; 6+6 a
Quand partout on entend | dans la sombre nature 6+6 a
Comme un bruit d'ouragan | brisant une mâture, 6+6 a
710 Quand le ciel lamentable | éclate en tristes voix ; 6+6 a
Quand le nuage accourt ; | quand les bêtes des bois 6+6 a
Tremblent ; quand les lions, | hagards, baissent-la tête 6+6 a
Sous des écrasements | d'éclairs et de tempête ? 6+6 a
Est-ce lui que la mer | appelle en sa clameur ? 6+6 a
715 Homme, est-il quelque part | un effrayant semeur 6+6 a
Qui jette dans l'azur | des chiffres et des nombres, 6+6 a
De la graine d'abîme | éclose en larves sombres, 6+6 a
Des vivants comme nous | qui te semblent des morts, 6+6 a
Des esprits comme toi | qui nous semblent des corps, 6+6 a
720 Et qui voit, dans le champ | des espaces sonores, 6+6 a
Ondoyer des épis | d'étoiles et d'aurores ? 6+6 a
Qui peut répondre oui ? | qui peut répondre non ? 6+6 a
Un geôlier rôde-t-il | autour du cabanon ? 6+6 a
Qu'importe ! Vis. Tais-toi. | Va-t'en. Aime ton père, 6+6 a
725 Ta mère et tes enfants. | Qui cherche désespère. 6+6 a
[V]
UNE AUTRE VOIX
Ah ! c'est l'obscurité, | c'est la source profonde 6+6 a
Que ton œil veut scruter, | que veut fouiller ta sonde, 6+6 a
O songeur dont la nuit | hérisse les cheveux ! 6+6 a
Ah ! c'est l'énigme Dieu | qui t'occupe ! Tu veux 6+6 a
730 Aller au fond ! tu veux | voir clair dans la nuée ! 6+6 a
Vider l'ombre ! Il te faut, | pauvre âme exténuée, 6+6 a
Cette science-là… | — Voyons : tente ; entreprends ; 6+6 a
Avec les papyrus, | les missels, les korans, 6+6 a
Les bibles que les sphynx | portaient sur leurs poitrines, 6+6 a
735 Rebâtis la charpente | informe des doctrines ; 6+6 a
Des croyances de l'homme | écrasé sous le faix, 6+6 a
Echafaude l'amas | monstrueux, et refais 6+6 a
Un édifice avec | ces poutres mal unies 6+6 a
Qu'on nomme vérités, | dogmes, théogonies ; 6+6 a
740 Restaure, démolis, | fonde. Fais des essais. 6+6 a
Remets le vieux bahut | debout sur ses vieux ais ; 6+6 a
Crois comme Jean Climaque | et Jean Catéchumène ; 6+6 a
Ou taille un meuble neuf | dans la science humaine 6+6 a
Pour y mettre sous clef | l'ombre et l'éternité. 6+6 a
745 Questionne l'autel | d'Isis ou d'Astarté, 6+6 a
Ou les temples payens, | peu salués des sages, 6+6 a
Ayant de noirs corbeaux | nichés dans leurs bossages, 6+6 a
Ou le blême Irmensul | debout dans le menhir ; 6+6 a
Creuse dans le passé, | creuse dans l'avenir ; 6+6 a
750 Regarde fixement | le Temps noir qui feuillette 6+6 a
L'homme et la vie avec | son pouce de squelette ; 6+6 a
Épèle l'univers | que le souffle créa, 6+6 a
Texte dont chaque monde | est un alinéa ; 6+6 a
Chiffre et déchiffre ; éprouve, | interprète, proclame ; 6+6 a
755 Confronte ce que l'homme | a d'ombre dans son âme 6+6 a
Avec ce que le ciel | a d'âme dans sa nuit 6+6 a
Relance Olympe ermite | au fond de son réduit ; 6+6 a
Interroge le ver | sur la toile qu'il file ; 6+6 a
Montre et vois ; fais la pâque | ainsi que Théophile 6+6 a
760 Le quatorzième jour | de la lune de mars ; 6+6 a
Visite Ammon ; tiens tête | aux colosses camards 6+6 a
Conteste, affirme ; nie, | attends ; dis ton rosaire ; 6+6 a
Sens la terre trembler — | sous toi comme Césaire ; 6+6 a
Prêche avant d'être prêtre | ainsi que Bellarmin ; 6+6 a
765 Exprime en ton cerveau | tout le savoir humain 6+6 a
Fais-toi de tout comprendre | une étrange prouesse ; 6+6 a
Vois venir au-devant | l'un de l'autre Boèce 6+6 a
Et saint-Denis, chacun | sa tête dans sa main ; 6+6 a
De la même façon | fais le même chemin ; 6+6 a
770 Hante les profondeurs | dont Pythagore est pâle ; 6+6 a
Commente nuphre, Adon, | Glareanus de Bâle 6+6 a
Sois druide, fakir, | bonze, magicien ; 6+6 a
Installe, si tu veux ; | sur le modèle ancien, 6+6 a
Au-dessus des brouillards | de l'erreur chimérique, 6+6 a
775 Une sagesse avec | entablement dorique ; 6+6 a
Sois le médiateur | des aveugles Volta 6+6 a
Dément Clairaut ; Cyrille | au front du Golgotha 6+6 a
Voit dans l'Ombre une croix | haute de quinze stades 6+6 a
Bossuet de Calvin | tance les incartades ; 6+6 a
780 L'évêque Archelaüs | poursuit l'errant Manès ; 6+6 a
Hildebrand dit : MOI SEUL. | Luther dit : HERR OMNES 6+6 a
Ce qu'adore Pascal | Diderot le diffame ; 6+6 a
Reuchlin dit : — Vos trois rois ! | conte de bonne femme ! 6+6 a
— D'où viennent-ils ? demande | Arouet à Calmet ; 6+6 a
785 De l'Inde ou de l'Afrique ? | — Et Paracelse met 6+6 a
Trois pégases de flamme | aux ordres des trois mages ; 6+6 a
Salomon sculpte l'arche ; | Huss brise les images ; 6+6 a
Pélage veut la lutte ; | Augustin veut la foi ; 6+6 a
Interviens ; crée un-centre, | une règle, une loi ; 6+6 a
790 Trouve l'axe commun | des doctrines contraires 6+6 a
A force de raison | rends les raisonneurs frères ; 6+6 a
Amalgame Épicure | avec Ézéchiel ; 6+6 a
Pour ceux-ci, l'univers | n'a que l'enfer pour ciel ; 6+6 a
C'est le cachot-du mal | dont vous êtes les proies ; 6+6 a
795 Pour ceux-là, c'est le lieu | des fêtes et des joies 6+6 a
Les uns vivent chantant : | tout est plaisir et jeu ! 6+6 a
D'autres lisent le livre | a la lueur du feu. 6+6 a
Combine ce zénith | et ce nadir des sages. 6+6 a
Fais pour ton œil, penché | sur les faits, sur les âges, 6+6 a
800 Une lentille avec | tout ce que l'homme apprit ; 6+6 a
Cherche ; dis-toi : — Je vais | faire dans mon esprit 6+6 a
Converger la clarté | pour la changer en flamme, 6+6 a
Condenser Dieu sur moi | pour allumer mon âme. 6+6 a
Fouille Alcuin, saint-Thomas, | Gorgias Léontin, 6+6 a
805 Le ménologe grec, | le rituel latin ; 6+6 a
Va de Thèbe Heptapyle | à Thèbe Hécatonpyle ; 6+6 a
Éblouis-toi d'énigme | et d'effroi la pupile ; 6+6 a
Écris et lis ; sois gond | du portail ; sois flambeau, 6+6 a
Sois cardinal avec | Sadolet et Bembo ; 6+6 a
810 Va-t'en dans le désert | manger des sauterelles 6+6 a
Comme Jean qui de l'ombre | écoutait les querelles ; 6+6 a
Fais une enquête ; prends | des informations 6+6 a
Près des vents, près des flots | où sont les alcyons ; 6+6 a
Cueille chaque chimere | et chaque schisme ; laisse 6+6 a
815 Novatus pour Eustathe, | Arius pour Mélèce ; 6+6 a
Va des juifs aux parsis, | va des esprits aux corps, 6+6 a
De la ronde des dieux | à la ronde des morts, 6+6 a
De la danse morphasme | à la danse macabre. 6+6 a
Veille ; allume ta lampe | au sombre candélabre 6+6 a
820 Que tiennent, près du trône | où Septentrion luit, 6+6 a
Persée et Sirius, | ces nègres de la nuit. 6+6 a
Interpelle le germe | et la cendre ; rédige 6+6 a
Un interrogatoire | en forme du prodige ; 6+6 a
Écoute pétiller | le feu dans l'encensoir ; 6+6 a
825 Écoute le cri sourd | de la foudre, et, le soir, 6+6 a
Dans le Campo Santo | le bruit que fait la pioche ; 6+6 a
Parle à Domnus premier, | évêque d'Antioche, 6+6 a
Et sur l'irrémissible | et sur le véniel, 6+6 a
Consulte Cassien, | Scaliger, Torniel ; 6+6 a
830 Sois le voyant ! pareil | aux tremblants aruspices, 6+6 a
Va regarder la nuit | l'horreur des précipices ; 6+6 a
Au fond de tout abîme | aie un sinistre aimant ; 6+6 a
Observe, spectateur | des deux gouffres, comment 6+6 a
L'homme entre dans la mort | et l'astre dans l'éclipse ; 6+6 a
835 Donne aux vierges ta plume | ainsi que Juste Lipse ; 6+6 a
Attends dans l'infini, | leur morne promenoir, 6+6 a
Zénon, le sage fou, | Gerbert, le pape noir ; 6+6 a
Prie, évoque, bénis, | sacre, exorcise, adjure ; 6+6 a
Accoude-toi sur l'être | obscur ; fais la gageure 6+6 a
840 De l'énigme, du sphinx, | du gouffre, de demain, 6+6 a
D'hier, de l'avenir ! | jauge, la toise en main, 6+6 a
Le ciel par kilomètre | ou bien par centiare ; 6+6 a
Drape-toi d'un suaire | ou coiffe une tiare ; 6+6 a
Tâte dans le cercueil | l'affreux nœud gordien ; 6+6 a
845 Prends-toi pour unité ; | fais-toi méridien ; 6+6 a
Ajoute ta raison, | ton but ; ta conjecture 6+6 a
Et ta pensée ainsi | qu'un faîte à la nature ; 6+6 a
Mets sur cette Chéops | le pyramidion ; 6+6 a
Sois un convertisseur | comme Spiridion ; 6+6 a
850 Sois un avertisseur | comme le coq sonore ; 6+6 a
Monte sur le cheval | terrible de Lénore, 6+6 a
Ayant pour t'éclairer | le feu de ses naseaux, 6+6 a
Et la lumière qu'ont | les spectres sur leurs os ; 6+6 a
Superpose et bâtis | comme une tour solide 6+6 a
855 Wiclef, Leibnitz ; le diacre | Ambroise, Basilide, 6+6 a
Swedenborg, Lyranus, | Rupert, Abulensis, 6+6 a
Cardan, sous l'escarboucle | inexprimable assis, 6+6 a
Photin, Cassiodore, | Alcidamas, Eusèbe, 6+6 a
Potamon d'Héraclée | et Paphnuce de Thèbe, 6+6 a
860 Tous les docteurs, vrais, faux, | grands, petits, inconnus, 6+6 a
Connus, depuis Sophron | jusqu'à Théotechnus, 6+6 a
Les devins, les savants, | Paris, Rome, Épidaure, 6+6 a
Les poëtes sereins, | ces frères de l'aurore 6+6 a
Faits de la même pourpre | et dorés du même or, 6+6 a
865 La congrégation | des pères de Saint Maur, 6+6 a
La grâce, le péché, | l'oraison impétrante, 6+6 a
Les vingt-cinq sessions | du concile de Trente, 6+6 a
Les feuillets sibyllins | tombés on ne sait d'où, 6+6 a
Le livre turc, le livre | hébreu, le livre indou ; 6+6 a
870 Passe lés jours, les nuits ; | deviens blanc dans les rêves ; 6+6 a
Sois Jérôme ; oui, sois Jean | rôdant le long des grèves ; 6+6 a
Sois Dante pour penser | et sois Newton pour voir ; 6+6 a
Sois Origène, Euler, | Platon ! Veux-tu savoir 6+6 a
Ce que tu construiras | sur Dieu ? de la fumée. 6+6 a
875 Oui, combine, l'Égypte, | et Delphe, et l'Idumée ; 6+6 a
Cherche le sens des mots | Zéus, Vichnou, Mithra ; 6+6 a
Fouille le zodiaque | obscur, de Denderah ; 6+6 a
Espère où Nicomaque | et Thalès désespèrent ; 6+6 a
Reprends les chiffres noirs, | où d'autres se trompèrent 6+6 a
880 Reprends-les tous, reprends | ceux où tu te trompas ; 6+6 a
Tous les cercles que peut | contenir ton compas, 6+6 a
Trace-les ; songe ; parle | aux arbres ; fais-leur signe ; 6+6 a
Compte, compte, recompte ; | additionne, aligne, 6+6 a
Devant l'impénétrable | et devant le fatal, 6+6 a
885 Devant ce qui n'a pas | de nombre et de total, 6+6 a
Tous tes zéros, anneaux | du rideau de la tombe ; 6+6 a
Le sépulcre, c'est :là | que toujours on retombe, 6+6 a
Se dresse devant toi, | regarde tes travaux, 6+6 a
Bons, mauvais, inexacts, | exacts, anciens, nouveaux, 6+6 a
890 Et ce tas de calculs | que, ta pensée anime, 6+6 a
Et te jette ce cri, | le seul mot de l'abîme 6+6 a
Qu'il sache, et le seul nom | qu'il se connaisse : Après ? 6+6 a
Question que se font | dans l'ombre les cyprès. 6+6 a
[VI]
UNE AUTRE VOIX
Et d'abord, de quel Dieu | veux-tu parler ? Précise. 6+6 a
895 Quel est celui qui tient | ta pensée indécise ? 6+6 a
Dis, est-ce du Dieu peint | en jaune, en rouge, en bleu ; 6+6 a
Habitant d'un triangle | où flambe un mot hébreu ; 6+6 a
Face dorée au fond | d'une nuée épaisse ; 6+6 a
Portant couronne, étole, | et glaive, et sceptre ; espèce 6+6 a
900 D'empereur, habillé | d'un habit de soleil, 6+6 a
Ayant au poing le globe | et Satan sous l'orteil, 6+6 a
Assis dans une chaire, | et dictant la sentence 6+6 a
D'Arius à Nicée | et de Huss à Constance ; 6+6 a
Niant le genre humain, | concile universel ; 6+6 a
905 Servant de majuscule | aux pages du missel ; 6+6 a
Dieu qui met Galilée | en prison, et de Maistre 6+6 a
En sentinelle au seuil | du paradis terrestre ; 6+6 a
Dieu qu'une vieille en rêve, | au bruit qu'en se choquant 6+6 a
Font dans l'immensité | des foudres de clinquant, 6+6 a
910 Sous un grand dais d'azur | que l'astre damasquine, 6+6 a
Aperçoit lui montrant | les numéros d'un quine ; 6+6 a
Dieu gothique, irritable, | intolérant, tueur, 6+6 a
Noir vitrail effrayant | qu'empourpre la lueur 6+6 a
Du bûcher qui flamboie | et pétille derrière ? 6+6 a
915 Est-ce du Dieu qui veut | la chanson pour prière, 6+6 a
Qu'on invoque en trinquant, | Dieu bon vivant, qui rit ; 6+6 a
Comprend, sait que la chair | est faible, a de l'esprit ; 6+6 a
Dieu point fâcheux qui vit | en bonne intelligence 6+6 a
Avec les passions | de votre pauvre engeance, 6+6 a
920 Excusant le péché, | l'expliquant au besoin, 6+6 a
Clignant de l'œil avec | le diable dans un coin, 6+6 a
Flânant, regardant l'homme | en sa fainéantise, 6+6 a
Mais jamais du côté | qui fait une sottise, 6+6 a
Et pas très sûr au fond | lui-même d'exister ? 6+6 a
925 Est-ce du Dieu qu'on voit | à Versailles monter 6+6 a
Aux carrosses du roi, | bien né, suivant les modes, 6+6 a
Rendant aux Montespans | les Bossuets commodes, 6+6 a
Dieu de cour, Dieu de ville, | avec soin expurgé 6+6 a
De toute humeur brutale | et de tout préjugé, 6+6 a
930 Complaisant ; paternel | aux morales mondaines ; 6+6 a
Avec les Massillons | émoussant les Bridaines ; 6+6 a
Dieu qu'un fripon coudoie | avec tranquillité ; 6+6 a
Dieu par la politique | et le siècle accepté ; 6+6 a
Lâchant son ciel ; disant : | Paris vaut une messe ; 6+6 a
935 Souple et doux, dispensant | les rois de leur promesse, 6+6 a
Point janséniste, point | pédant, point monacal ; 6+6 a
Permettant à Sanchez | d'effaroucher Pascal, 6+6 a
Au banquier d'encoffrer | cent pour cent, à la femme, 6+6 a
Laide, d'être méchante, | et, belle, d'être infame ; 6+6 a
940 Passant l'épice au juge, | au marchand le faux poids ; 6+6 a
Habile ; à Notre-Dame | accouplant Quincampoix ; 6+6 a
Sévère seulement | aux têtes raisonnantes, 6+6 a
Tuant un peu Ramus, | biffant l'édit de Nantes, 6+6 a
Mais qui, pourvu qu'on soit, | dans les grands jours, pilier 6+6 a
945 A l'église, et qu'on soit | cousin d'un marguillier, 6+6 a
Et qu'on veuille que Rome | en tout règne et s'accroisse, 6+6 a
Et qu'on rende le pain | bénit à sa paroisse, 6+6 a
Vous prend en amitié, | vous soutient chaudement, 6+6 a
Vous épouse, travaille | à votre avancement, 6+6 a
950 Parle à son excellence | et vous pousse, et procure 6+6 a
Un grade aux fils aînés, | aux cadets une cure, 6+6 a
En attendant la mitre | ou les canonicats ; 6+6 a
Dieu facile, logeable, | aimable, utile en-cas 6+6 a
Qui se contente, ayant | d'indulgence boutique, 6+6 a
955 D'un peu d'hypocrisie | et d'un peu de pratique ; 6+6 a
Dogme et religion | des dévôts positifs 6+6 a
Qui font de temps en temps | des voyages furtifs, 6+6 a
Courts, dans l'éternité, | l'abîme, le mystère, 6+6 a
Et l'insondable, avec | ce Dieu pour pied-à-terre ? 6+6 a
960 Est-ce du Dieu guerrier, | militaire, sanglant, 6+6 a
Qui s'inquiète peu | que vous mangiez du gland 6+6 a
Ou du pain, mais qui veut | pour rites et pour cultes 6+6 a
Glaives, piques, corbeaux, | scorpions, catapultes, 6+6 a
Grappin horrible où pend | un vaisseau tout entier, 6+6 a
965 Tortue avec sa claie | enduite de mortier, 6+6 a
Béliers fixes, heurtant | les murs comme des proues, 6+6 a
Telenos enlevant | des soldats, tours a roues 6+6 a
Recouvertes de mousse | et de crin de cheval ; 6+6 a
Plus tard, pierriers broyant | quelque donjon-rival 6+6 a
970 Jusqu'à ce qu'il s'en aille | en cendre et se dissoude, 6+6 a
Mangonneaux, fauconneaux, | bat-murs, pièces à coude, 6+6 a
Renversant les cités | dans leur fossé bourbeux ; 6+6 a
Volcans grégeois traînés | par trente jougs-de bœufs, 6+6 a
Canons vénitiens, | serpentines lombardes ; 6+6 a
975 Dieu qui dit à Coglione : | attelle les bombardes ; 6+6 a
Qui rit, pauvre blessé, | du grabat où tu geins, 6+6 a
Que la bataille enivre | avec tous ses engins, 6+6 a
Chaudrons à poix bouillante | et fours à boulets rouges, 6+6 a
Qui chasse les manants | éperdus de leurs bouges ; 6+6 a
980 Qui rêve Te Deum | qui s'endort aux accents 6+6 a
De l'obusier Lancastre | et du mortier Paixhans ; 6+6 a
Qui prête, quand la mine | est faite sous la brèche, 6+6 a
Son tonnerre au besoin | pour allumer la mèche, 6+6 a
Et, quand la terre s'ouvre | avec un large éclair, 6+6 a
985 S'épanouit de voir | les gens sauter en l'air ? 6+6 a
Vision du passé | par votre âge subie ! 6+6 a
Est-ce du Dieu jugeur ? | Oh ! l'étrange lubie ! 6+6 a
Dieu chancelier, portant | perruque in-folio, 6+6 a
Vidant le procès Homme | et l'Être imbroglio ! 6+6 a
990 Dieu président, siégeant | dans l'univers grand'chambre, 6+6 a
Jugeant l'âme, et bâillant, | sous un ciel de décembre, 6+6 a
Entre l'avocat ange | et l'avocat démon ? 6+6 a
Dis, est-ce le dieu guèbre, | est-ce le dieu mormon 6+6 a
Qu'il te faut ? Ou le Dieu | qui fit rouer Labarre ? 6+6 a
995 Vois. Choisis. Ou le Dieu | qui donne au turc barbare 6+6 a
Des femmes plein la tombe | et plein le firmament ? 6+6 a
Ou bien est-ce le Dieu | qui fait lugubrement 6+6 a
Chanter, quand l'heure vient | de vêpre ou de matines, 6+6 a
L'homme qui n'est plus homme | aux chapelles sixtines, 6+6 a
1000 Et qui, lui créateur, | se plaît à l'écouter ? 6+6 a
Ou parles-tu du Dieu | qu'il faudrait inventer, 6+6 a
Que dans l'ombre la peur | concède au phénomène, 6+6 a
Par les sages bâti | sur la sagesse humaine, 6+6 a
Utile à ton valet, | bon pour ton cuisinier, 6+6 a
1005 Modérateur des sauts | de l'anse du panier, 6+6 a
Dieu de raison qu'au fond | de son spectre solaire 6+6 a
Le bourgeois bienveillant | raille, exile et tolère, 6+6 a
Dieu consenti par Locke | et que Grimm refusa, 6+6 a
Très-Haut à qui d'Holbach | a donné son visa, 6+6 a
1010 Éternel maçonné | par le vivant qui passe, 6+6 a
Entrecolonnement | du temps et de l'espace, 6+6 a
Pièce d'architecture | ajoutée après coup 6+6 a
A la vie, au destin, | au bien, au mal, à tout, 6+6 a
Tour tremblante de vide | et hors-d'œuvre de l'homme ? 6+6 a
1015 Tous ces dieux, quel que soit | le nom dont on les nomme, 6+6 a
Sont tout, excepté Dieu. |
L'homme abject a besoin, 6+6 a
Étant méchant, d'un juge, | et, hideux, d'un témoin ; 6+6 a
Il veut un Dieu. C'est bien. | L'homme prend de la brique, 6+6 a
De la pierre, du plomb, | du bois, et le fabrique ; 6+6 a
1020 Chaque peuple a le sien ; | et la religion 6+6 a
A l'Unité pour masque | et pour nom Légion. 6+6 a
Un temple voit la nuit | où l'autre voit l'aurore ; 6+6 a
Chéos adore Ammon | que Jagrenat ignore ; 6+6 a
Pour Delphe Odin n'est pas ; | la solimaniéh 6+6 a
1025 Affirme Mahomet | par le dolmen nié. 6+6 a
La terre crée un monstre | et se met sous sa garde ; 6+6 a
Et c'est avec stupeur | que le grand ciel regarde 6+6 a
Croître sur vos fumiers | ce misérable Dieu. 6+6 a
Nous ne nous mettons pas | en peine de si peu, 6+6 a
1030 Nous autres les esprits | errant dans l'étendue ; 6+6 a
Et, sans nous acharner | à la lueur perdue, 6+6 a
Sans poursuivre l'obscure | et pâle vision, 6+6 a
Sans exiger de l'ombre | une solution, 6+6 a
Nous raillons dans la nuit | votre Brahma fétiche, 6+6 a
1035 Dieu qui mêle à sa barbe | un infini postiche, 6+6 a
Dieu singe pour le nègre | et Dieu peste au Thibet ; 6+6 a
Bourreau dressant sur l'homme | un immense gibet, 6+6 a
Bœuf a Memphis, dragon | à Tyr, hydre en Chaldée, 6+6 a
Chimère et non raison, | idole et non idée. 6+6 a
1040 Ton globe, vieil enfant, | joue avec ce hochet. 6+6 a
Homme, esprit fou qu'en vain | Diogène cherchait, 6+6 a
Homme, tu fais pitié | même aux êtres du gouffre, 6+6 a
Même à l'obscurité | qui frissonne et qui souffre ; 6+6 a
Car ton monde étroit rêve | un rêve limité ; 6+6 a
1045 Il se compose un Dieu | de son infirmité ; 6+6 a
Et, dans l'abjection | de ses passions vaines, 6+6 a
Instinct, science, amour, | colère, guerres, haines, 6+6 a
Il se fait de sa fange | une divinité ! 6+6 a
Il pétrit de la terre | avec l'éternité ! 6+6 a
1050 Et quand dans sa furie, | et quand dans sa débauche, 6+6 a
Inepte, il a forgé | cette effroyable ébauche, 6+6 a
Ce géant muet, sourd, | aveugle, dur, fatal, 6+6 a
Ce spectre d'ombre ayant | l'horreur pour piédestal, 6+6 a
Il achève ce Dieu | de laideur, d'imposture, 6+6 a
1055 De nuit, avec la peur | qu'il a de la nature. 6+6 a
O toi qui passes là, | que veux-tu donc ?
Et moi : 6+6 a
— Je veux le nom du vrai, | criai-je plein d'effroi, 6+6 a
Pour que je le redise | à la terre inquiète. 6+6 a
[VII]
UNE AUTRE VOIX
Est-ce que tu serais | par hasard un poète ? 6+6 a
1060 Qui te rend si hardi ? | réponds, questionneur. 6+6 a
Viens-tu comme Shakspeare | à la tour d'Elseneur ? 6+6 a
Pour entrer dans la brume | où s'éteint la science, 6+6 a
Pour tenter le mystère, | aurais-tu confiance, 6+6 a
Homme dont l'ombre fuit | les pas trop approchants, 6+6 a
1065 Dans le pouvoir suave | et sinistre des chants ? 6+6 a
Oui, c'est vrai, le poète | est puissant. Qui l'ignore ? 6+6 a
L'esprit, force et clarté, | sort de sa voix sonore. 6+6 a
Trophonius est seul | dans son caveau divin ; 6+6 a
L'homme lui dit : poëte ! | et l'abîme : devin ! 6+6 a
1070 Amphion chante et met | en mouvement les pierres ; 6+6 a
Orphée errant du tigre | éblouit les paupières ; 6+6 a
Homère est dans la tombe, | et son âme, à travers, 6+6 a
Pousse au Gange Alexandre | enivré de ses vers ; 6+6 a
Prenant forme au plus noir | de l'antre, les fantômes 6+6 a
1075 Blanchissent à l'appel | des blêmes Chrysostômes 6+6 a
Isaïe en criant : | Deuil ! malheur ! fait hennir 6+6 a
Le féroce Orient | qui dit : je vais venir ! 6+6 a
Euripide, Sophocle, | Eschyle qu'un dieu mine, 6+6 a
Sont comme le trépied | d'où jaillit Salamine ; 6+6 a
1080 Élie a son gré vide | et lance au peuple hébreu 6+6 a
Les flèches de la pluie | ou le carquois du feu ; 6+6 a
L'âpre Archiloque avec | le marteau de l'ïambe 6+6 a
Enfonce le clou sombre | où se pendra Lycambe ; 6+6 a
Dante dit, l'œil fixé | sur un homme passant 6+6 a
1085 — Je t'ai vu dans l'enfer ! | L'homme, pâle, y descend. 6+6 a
La Marseillaise énorme | est un bruit de mêlée ; 6+6 a
Tyrtée est une lyre | effrayante ; envolée 6+6 a
Au-devant des combats | et des drapeaux mouvants, 6+6 a
Et traînant, après elle | un peuple dans les vents. 6+6 a
1090 Les poètes profonds, | hommes de la stature 6+6 a
Des éléments, du bien, | du mal, de la nature, 6+6 a
Vivaient jadis, géants, | en familiarité 6+6 a
Avec le jour, la nuit, | l'ombre et l'éternité ; 6+6 a
Ils méditaient, ayant, | dans l'horreur solennelle, 6+6 a
1095 Toujours devant leur âme | et devant leur prunelle 6+6 a
La contemplation ; | ce mur vertigineux ; 6+6 a
Ils avaient la science | et l'ignorance en eux ; 6+6 a
Épars, ils blanchissaient | le fond des solitudes ; 6+6 a
Ils rêvaient ; ils avaient | diverses attitudes ; 6+6 a
1100 Les uns, calmes, restaient, | leur menton dans leur main, 6+6 a
Du côté des vivants, | sur le rivage humain ; 6+6 a
Ils regardaient passer | les foules pêle-mêle, 6+6 a
Homme, femme, vieillard, | enfant à la mamelle, 6+6 a
Chocs de glaives, pavois ; | codes, mœurs, échafauds, 6+6 a
1105 Les cintres pleins d'azur | des grands arcs triomphaux, 6+6 a
Le trône avec son roi, | le prêtre avec son livre ; 6+6 a
Et devant tout ce flot, | forcené, bruyant, ivre, 6+6 a
Triste, joyeux, confus, | violent, inclément, 6+6 a
Sourd, ignorant la chute | et l'âpre escarpement, 6+6 a
1110 Ils contemplaient de loin | la mort, sombre barrage. 6+6 a
Les autres se tenaient | hors du terrestre orage, 6+6 a
Comme s'ils étaient morts, | et de l'autre côté ; 6+6 a
Ils regardaient, roulant | vers eux, l'humanité 6+6 a
S'engouffrer sous leurs pieds, | race à race engloutie ; 6+6 a
1115 De ce faîte, ils étaient | présents à la sortie 6+6 a
Des empires, des faits, | des grands événements, 6+6 a
Des prines, de puissance | et de guerre écumants, 6+6 a
Et voyaient peuples, rois ; | tout ce qu'en la, nuit noire 6+6 a
Dégorge le sépulcre ; | énorme vomitoire. 6+6 a
1120 Ils rayonnaient ; leurs yeux | sereins étincelaient ; 6+6 a
Ils devenaient eux-même | ombre et souffle, et semblaient 6+6 a
Au genre humain, perdu | dans ses mornes délires, 6+6 a
Des fantômes chantants, | passant avec des lyres. 6+6 a
Quelques-uns, murés, sourds, | n'avaient plus de regard 6+6 a
1125 Que l'œil intérieur, | lumineux et hagard, 6+6 a
Et ces hommes sacrés, | semblables à des mânes, 6+6 a
Hors du monde, habitaient | dans l'antre de leurs crânes ; 6+6 a
D'autres vivaient aux bois, | et leurs esprits songeaient, 6+6 a
Et, laissant là leurs corps, | éblouis, voyageaient ; 6+6 a
1130 Ils erraient d'être en être | et du fait a la cause ; 6+6 a
Voyaient s'épanouir | l'arbre en apothéose ; 6+6 a
Ils allaient, pénétrant | au-delà du réel, 6+6 a
Par la racine au gouffre | et par la fleur au ciel, 6+6 a
Dans la création | entraient le plus possible, 6+6 a
1135 Tordaient l'insaisissable | avec l'inaccessible, 6+6 a
Étudiaient comment | se forment les métaux 6+6 a
Dans la forge invisible | aux ténébreux marteaux, 6+6 a
Et la seve, et le feu | des volcans, et les haltes 6+6 a
Des laves sous l'écorce | affreuse des basaltes ; 6+6 a
1140 Le vent chantait pour eux | un sublime pæan ; 6+6 a
Ils observaient l'hiver, | l'Ouragan, l'océan, 6+6 a
L'avalanche, l'écueil, | les grêles épaissies, 6+6 a
Les vagues, effarés | de ces épilepsies ; 6+6 a
Et, pensifs ; saisissant, | jusqu'aux plus hauts zéniths, 6+6 a
1145 Les intersections | de tous les infinis, 6+6 a
L'endroit où le bien nuit, | l'endroit où le mal aime, 6+6 a
Ils tâchaient de trouver | le point fatal, suprême, 6+6 a
Terrible, surprenant, | caché sous le linceul, 6+6 a
Sombre, où tous les secrets | se fondent en un seul ! 6+6 a
1150 Dans les grottes de l'Inde | ou dans les rocs d'Eubée, 6+6 a
Lieux où l'on croit toujours | être à la nuit tombée, 6+6 a
À Cartlane où la fleur | mandragore chanta, 6+6 a
À Delphe, à Sunium, | dans l'île Éléphanta, 6+6 a
Ou dans la Bactriane | ou dans la Sogdiane, 6+6 a
1155 Ou dans les monts qu'emplit | la sinistre Diane, 6+6 a
Dans les déserts où l'être | a l'air de se mouvoir 6+6 a
En dégageant un sombre | et lugubre pouvoir, 6+6 a
Les pâtres rencontraient | un homme dont la face 6+6 a
Semblait une lueur | étrange de l'espace, 6+6 a
1160 Dont la bouche parlait, | et dont l'égarement 6+6 a
Ramenait tout à lui | comme un farouche aimant ; 6+6 a
Le loup craignait cet homme, | et les brutes fuyantes 6+6 a
S'en allaient de son ombre | encor plus effrayantes ; 6+6 a
Et toute chose douce | à ses pieds triomphait, 6+6 a
1165 L'agneau, l'aube ; et c'était | le poète en effet. 6+6 a
Et de quoi vivait-il ? | Nul ne le sait. Son âme 6+6 a
Aspirait l'inconnu | comme un puissant dictame ; 6+6 a
Sa chair s'oubliait l'homme | était en lui dissous ; 6+6 a
Du, splendide Univers | il tâtait le dessous ; 6+6 a
1170 Livide, il assistait | aux blancheurs idéales, 6+6 a
Aux détonations | d'aurores boréales, 6+6 a
Aux déluges roulant | dans leurs vastes limons 6+6 a
Des hydres qui semblaient | des gouffres et des monts, 6+6 a
Aux chaos combattant | la vie, aux héroïsmes 6+6 a
1175 Des : globes traversant | ces rudes cataclysmes, 6+6 a
Au miracle, à l'atome ; | et son regard voyait 6+6 a
Des naissances d'édens | dans l'abîme inquiet, 6+6 a
Des jets d'étoiles d'or, | des chutes de décombres, 6+6 a
Et des explosions | de créations sombres. 6+6 a
1180 Et pendant qu'il rêvait, | immobile,voyant 6+6 a
L'inouï, — l'ignoré, | le-trouble, l'ondoyant, 6+6 a
Les visions, l'azur | indicible, feux, nimbes, 6+6 a
Masques crispés d'enfants | sanglotant dans les limbes, 6+6 a
Et la torche de l'astre | allant mettre le feu 6+6 a
1185 A des mondes perdus | au fond du vide bleu, 6+6 a
Et la larve, à travers | les brumes décuplantes, 6+6 a
Entre les doigts des pieds | il lui poussait des plantes, 6+6 a
Et les feuilles, qui font | leur ouvrage sans bruit, 6+6 a
Couvraient cet homme ainsi | qu'un chêne dans la nuit. 6+6 a
1190 Et cette intimité | formidable avec l'être 6+6 a
Faisait de e songeur | farouche, plus : qu'un prêtre, 6+6 a
Plus qu'un augure, plus | qu'un pontife ; un esprit ; 6+6 a
Un spectre à qui, la mort | radieuse sourit. 6+6 a
Et c'est de là que vient | cette auguste puissance 6+6 a
1195 Faite d'immensité, | d'épouvante, d'essence, 6+6 a
Qu'a le poète saint | et, qu'on sent dans ses vers 6+6 a
Les prodiges au fond | du mystère entr'ouverts 6+6 a
Mêlent leur rayon fauve | à son âme élargie, 6+6 a
Presque jusqu'à l'horreur | et jusqu'à la magie, 6+6 a
1200 Et qui parfois côtoie, | ainsi qu'un noir plongeur ; 6+6 a
Le cercle où de l'enfer | commence la rougeur. 6+6 a
Oui, le poète peut | ce qu'il veut ; le poète 6+6 a
Arrête en lui parlant | l'immense gypaète ; 6+6 a
Il domine la ville | et le désert ; il peut 6+6 a
1205 Unir la terre au ciel ; | et, dans le même nœud, 6+6 a
L'idéal au réel, | et tisser une toile 6+6 a
Avec des fils de chanvre | et des rayons d'étoile ; 6+6 a
Il dégage de tout, | du fait, vaste ou petit, 6+6 a
De tout ce qu'on apprend, | dé tout ce qu'on bâtit, 6+6 a
1210 Du progrès, du tombeau, |de la matière même, 6+6 a
Une grande Uranie | azurée et suprême ; 6+6 a
Il met sur la science | un plafond sidéral ; 6+6 a
Il fait tomber la haine | et l'épine et le mal 6+6 a
De la ronce hideuse | et de l'âme méchante ; 6+6 a
1215 Tendre, il plane au-dessus | du cirque horrible et chante 6+6 a
Pour les martyrs un chant | qui fait honte aux lions ; 6+6 a
A la guerre civile | il fait dire : oublions ! 6+6 a
Il prend les cœurs lointains | des peuples et les mêle, 6+6 a
Accouple à la raison | la foi, sa sœur jumelle, 6+6 a
1220 Calme la foule, endort | le flot, dompte le feu, 6+6 a
Change l'homme ; il peut tout ; | hors ceci : nommer Dieu. 6+6 a
Nommer Dieu de façon | que l'abîme comprenne. 6+6 a
Il peut tout, hors ceci : | faire à l'aube sereine, 6+6 a
Au lys, à l'astre, à l'hydre, | à l'éclair enflammé, 6+6 a
1225 Dire dans l'étendue | obscure : il l'a nommé ! 6+6 a
Ce nom déborde vaste, | inouï, réfractaire, 6+6 a
Quelque être que ce soit, | au ciel et sur la terre. 6+6 a
O passant, entends-tu | bégayer à la fois 6+6 a
Par toutes les rumeurs | et par toutes les voix 6+6 a
1230 De la création | ténébreuse et murée, 6+6 a
Par toute l'étendue | et toute la durée, 6+6 a
Ce nom mystérieux, | énorme, illimité ? 6+6 a
Le printemps et l'automne | et l'hiver et l'été 6+6 a
Sont quatre accents divers | de ce grand nom qui gronde ; 6+6 a
1235 La syllabe du vent | n'est pas elle de l'onde ; 6+6 a
Chaque être dit la sienne | et la murmure à part ; 6+6 a
L'antilope en a peur | quand c'est le léopard. 6+6 a
Qui le proclame au fond | de la forêt sonore ; 6+6 a
Et la nuit le prononce | autrement, que l'aurore. 6+6 a
1240 L'homme à saisir ce mot | s'est parfois occupé ; 6+6 a
Mais en vain ; car ce nom | ineffable est coupé 6+6 a
En autant de tronçons | qu'il est de créatures ; 6+6 a
Il est épars au loin | dans les autres natures ; 6+6 a
Personne n'a l'alpha, | personne l'oméga ; 6+6 a
1245 Ce nom, qu'en expirant | le passé nous légua, 6+6 a
Sera continué | par ceux qui sont a naître ; 6+6 a
Et tout l'univers n'a | qu'un objet : nommer l'être ! 6+6 a
Et des soleils sont morts | et des soleils mourront, 6+6 a
Et l'espace où l'étoile | éclôt, la flamme au front, 6+6 a
1250 A vu naître et pâlir | dans ses profondeurs fauves 6+6 a
Des feux qui ne sont plus | que de vieux astres chauves ; 6+6 a
L'heure apporte et reprend | les jours, les mois, les ans, 6+6 a
Et la mémoire avorte | à compter ces passants, 6+6 a
Et l'ombre épouvantable | en ses aveugles ondes 6+6 a
1255 Roule des millions | de millions de mondes, 6+6 a
Et le sillon engendre | et la fosse enfouit, 6+6 a
Et tout se développe | et tout s'évanouit, 6+6 a
Et tout brille et s'éteint ; | mon phosphore et le-vôtre, 6+6 a
Et les êtres confus | tombent l'un après l'autre, 6+6 a
1260 Et toujours, à jamais, | sans qu'il cesse un moment 6+6 a
D'emplir le jour, la nuit, |l'éther, le firmament, 6+6 a
Sans qu'aucun autre bruit | l'interrompe et s'y mêle, 6+6 a
Le nom infini sort | de la bouche éternelle ! 6+6 a
[VIII]
UNE AUTRE VOIX
Est-ce que, voyageur | fatal, tu prémédites 6+6 a
1265 Des actions de rêve | étranges et maudites, 6+6 a
D'aller, de forcer l'Ombre, | et fouillant, et bravant, 6+6 a
De t'enfoncer plus loin | que les ailes du vent ? 6+6 a
Dis. Parle. Oh ! les songeurs | ont une sombre envie 6+6 a
Ils voudraient tous avoir | déjà franchi la vie, 6+6 a
1270 Pour connaître, pour être | ailleurs, pour voir plus loin. 6+6 a
Pour eux, vivre est l'Obstacle | et savoir le besoin. 6+6 a
En attendant la tombe, | ils s'en vont aux nuées, 6+6 a
Par les rêves de l'homme | en bas continuées, 6+6 a
Aux vents, aux monts ; aux lieux | déserts, aux lieux secrets, 6+6 a
1275 À tout ce qui contient | de l'abîme, forêts, 6+6 a
Antres, écueils des mers, | nids d'où tombe la plume, 6+6 a
À la, fleur qui s'entr'ouvre, | à l'astre qui s'allume, 6+6 a
A tout ce qui voit l'ombre | et tremble sur le bord, 6+6 a
Désaltérer leur soif | lugubre de la mort. 6+6 a
1280 As-tu donc aussi, toi, | cette soif surhumaine ? 6+6 a
Veux-tu voir ? Est-ce là, | passant, ce qui t'amène ? 6+6 a
Sois tranquille, homme. Attends : | Cela finit toujours 6+6 a
Par s'ouvrir devant toi, | pauvre ombre aux instants courts. 6+6 a
Le mystère, à présent | sans clef, sans déchirure, 6+6 a
1285 Clos, fermé par la nuit, | la sinistre serrure, 6+6 a
T'apparaît, recouvrant | on ne sait quel écrou, 6+6 a
Barré, farouche, ayant | tout l'azur pour verrou ; 6+6 a
Ton cadavre en tombant | défonce cette porte. 6+6 a
Le ciel noir plie et s'ouvre | au, poids de la chair morte. 6+6 a
1290 L'homme entre enfin au gouffre | exécrable ou béni. 6+6 a
Par la fente que fait | la mort à l'infini. 6+6 a
Attends donc cette mort | qui fait l'âme complète, 6+6 a
La pénétration | de Dieu dans ton squelette, 6+6 a
Les astres, plus nombreux, | quand l'homme n'est pas noir, 6+6 a
1295 Dans les plis du linceul | que dans les plis du soir ; 6+6 a
Attends l'ascension | suprême de la chute ; 6+6 a
Attends la fin du songe, | homme, et de la minute. 6+6 a
Cette explication | qu'on nomme éternité. 6+6 a
Tout ce que tu peux faire | en ton humanité, 6+6 a
1300 — Écoute, — dans ta chair, | homme, dans ta bassesse, 6+6 a
C'est de chercher, partout, | de contempler sans cesse, 6+6 a
De loin, de près, avec | ton cœur et ta raison, 6+6 a
Le trépas qui jamais | ne manque à l'horizon, 6+6 a
C'est d'observer toujours, | à travers ta souffrance, 6+6 a
1305 Ce visage sinistre | et noir de l'espérance, 6+6 a
Homme, et de ne jamais | quitter des yeux la mort, 6+6 a
Et de vivre tourné, | comme l'aiguille au nord, 6+6 a
Vers ce but de ta route ; | ô pauvre âme asservie ! 6+6 a
La mort est la veilleuse | étrange de la vie, 6+6 a
1310 La lueur allumée | au sommet du destin. 6+6 a
Rougeur du soir ayant | des blancheurs de matin, 6+6 a
Elle fait apparaître | à sa clarté des rives, 6+6 a
Des cieux toute l'énigme | en pâles perspectives, 6+6 a
Les cimes des flots d'ombre | au fond des gouffres noirs, 6+6 a
1315 Et le bien et le mal, | mystérieux miroirs ; 6+6 a
Vivante, incorruptible, | égale, elle prolonge 6+6 a
A travers l'apparence, | et la brume, et le songe, 6+6 a
Et tout le faux dont l'être | éperdu fait l'essai, 6+6 a
Une lumière intègre | et terrible de vrai ; 6+6 a
1320 Elle montre la vie ; | elle met en saillie 6+6 a
Tous ces masques, amour, | haine, raison, folie, 6+6 a
Qui flottent dans le vent | pêle-mêle, et qui vont ; 6+6 a
Elle blêmit le bord | du sans fin, du sans fond 6+6 a
D'où l'on ne revient pas | avec la même forme ; 6+6 a
1325 Elle jette un rayon | sur une entrée énorme, 6+6 a
Effleure ces rondeurs, | ciel, globe, crâne nu, 6+6 a
Et, tranquille ; avertit, | de quoi ? de l'inconnu. 6+6 a
Elle éclaire un port vague | où l'on se réfugie. 6+6 a
On voit sur l'infini | cette sombre vigie. 6+6 a
Donc, attends.
1330 Autrement, | sache, qui que tu sois, 6+6 a
Qu'un voyage en cette ombre | est un lugubre choix ; 6+6 a
Le vertige saisit | les ; noirs plongeurs tenaces 6+6 a
Qui du-grand ciel farouche | affrontent les menaces ; 6+6 a
L'immobile infini, | fait un nain du géant. 6+6 a
1335 Avant d'aller plus loin, | regarde ton néant. 6+6 a
Car tu ne pourras, pas, | quelle que soit ta course, 6+6 a
Aborder l'inconnu, | l'origine, la source, 6+6 a
Le lieu fatal où tout | s'explique et se rejoint, 6+6 a
Car tu n'entreras-point, | car tu n'atteindras point, 6+6 a
1340 Car, l'océan de nuit, | de bitume et de soufre, 6+6 a
Jamais tu ne pourras | le franchir, car, le gouffre, 6+6 a
Tu ne le vaincras pas, | quand même tu serais 6+6 a
Une espèce d'esprit | des monts et des forêts, 6+6 a
Un cœur sentant en soi | la nature bruire ; 6+6 a
1345 Un homme traversé | par une énorme lyre ! 6+6 a
Quand même tu serais | une âme aux yeux ardents 6+6 a
Dont la fauve pensée | a pris le mors aux dents, 6+6 a
Et qui, dans la caverne | où le trépas seul entre, 6+6 a
Fuit, terrible, aspirant | tous les souffles de l'antre ! 6+6 a
1350 Quand même tu serais | un de ces mages fiers 6+6 a
Que nous voyons parfois, | blêmes passants des airs, 6+6 a
Se ruer dans le gouffre | où, comme eux, tu te plonges, 6+6 a
Pâles, les poings crispés | aux rênes de leurs songes, 6+6 a
Se penchant, se dressant, | lâchant et retenant 6+6 a
1355 On ne sait quoi d'obscur, | d'envolé, de tonnant, 6+6 a
Regardant, dispersant | leurs prunelles livides, 6+6 a
Comme s'ils conduisaient | dans l'ombre à grandes guides 6+6 a
A travers l'éther vague | et le tourbillon fou, 6+6 a
Dans la brume, au hasard, | devant eux, n'importe où, 6+6 a
1360 Peut-être vers la nuit, | peut-être vers la cime, 6+6 a
Un char que, traîneraient, | avec-un bruit d'abîme, 6+6 a
Croupes sombres, fuyant, | s'abaissant, s'élevant ; 6+6 a
Six cents chevaux d'éclair, | de nuée et de vent ! 6+6 a
[IX]
UNE AUTRE VOIX
Te figures-tu donc | être, par aventure, 6+6 a
1365 Autre chose qu'un point | dans l'aveugle-nature ? 6+6 a
Toi, l'homme, cendre et chair, | te persuades-tu 6+6 a
Que d'une fonction | l'ombre t'a revêtu ? 6+6 a
Quel droit te crois-tu donc | à chercher, à poursuivre, 6+6 a
A saisir ce qui peut | exister, durer, vivre, 6+6 a
1370 A surprendre, à connaître, | à savoir, toi qui n'es 6+6 a
Qu'une larve, et qui meurs | aussitôt que tu nais ? 6+6 a
J'admire ton néant | inouï s'il suppose' 6+6 a
Qu'il est par l'absolu | compté pour quelque chose ! 6+6 a
Quelle idée, ô songeur | du songe humanité, 6+6 a
1375 As-tu de ton cerveau | pour croire, en vérité, 6+6 a
Qu'il peut prendre ou laisser | une empreinte à l'abîme ? 6+6 a
Ta pensée est abjecte ; | étroite, folle, infime 6+6 a
L'homme est de la fumée | obscure qui descend. 6+6 a
T'imagines-tu donc | laisser trace ; ô passant ? 6+6 a
1380 Rêves-tu l'absolu | comme ton fleuve Seine. 6+6 a
Coulant entre les quais | de ta ville malsaine, 6+6 a
Recueillant les égouts | de toutes tes maisons, 6+6 a
Doctrines, volontés, | illusions, raisons ; 6+6 a
Ayant dans son courant, | si quelqu'un te réclame, 6+6 a
1385 Quelque pont de Saint-Cloud | où l'on repêche l'âme ? 6+6 a
Crois-tu que cette eau vaste | et sourde, Immensité, 6+6 a
Ne t'enveloppe pas | d'oubli, de cécité, 6+6 a
De silence, et sanglote | à ta chute, et soit triste ? 6+6 a
Crois-tu que ta chimère | en ce gouffre persiste, 6+6 a
1390 Qu'elle y garde sa forme, | espoir, rêve, action ; 6+6 a
Et qu'on retrouve, après | ta disparition, 6+6 a
Quelque chose de toi, | ton cadavre ou ton ombre, 6+6 a
Aux noirs filets flottants | de l'éternité sombre ? 6+6 a
[X]
UNE AUTRE VOIX
As-tu vu les penseurs | s'en aller dans les cieux ? 6+6 a
1395 Les as-tu vus partir, | hautains, séditieux, 6+6 a
Jetant dans l'inconnu | leur voix terrifiante, 6+6 a
Espérant abuser | de la nuit confiante, 6+6 a
Méditant des larcins | prodigieux, rêvant 6+6 a
D'aller toujours plus loin | et toujours plus avant, 6+6 a
1400 Se proposant d'atteindre | à la source première, 6+6 a
Au centre, au but ; de prendre | ou l'ombre ou la lumière 6+6 a
Ou l'être, et de saisir | le météore au vol, 6+6 a
Emportés comme Élie, | ailés comme saint Paul, 6+6 a
Et de trouver le fond, | dût-on faire le vide, 6+6 a
1405 Dût-on escalader | le mystère livide, 6+6 a
L'obscurité, les cieux | brumeux, les cieux vermeils, 6+6 a
Avec effraction | d'azurs et de soleils ! 6+6 a
Les as-tu vus, fuyants, | blanche robe du prêtre, 6+6 a
Bras levés du devin, | décroître et disparaître 6+6 a
1410 Dans la profondeur sourde | où tout s'évanouit ? 6+6 a
Parle ? et les as-tu vus | devenir de la nuit ? 6+6 a
Es-tu resté tremblant, | cherchant leur trace vague ? 6+6 a
Puis, regardant l'éther, | les ténèbres, le vague, 6+6 a
Passant les jours, les nuits, | debout sur une tour, 6+6 a
1415 O songeur, as-tu vu | ces hommes au retour ? 6+6 a
Les as-tu vus de l'ombre | énorme redescendre ? 6+6 a
Et toi, l'obscur veilleur | vêtu du sac de cendre, 6+6 a
Te dressant au-devant | de leur vol éperdu, 6+6 a
Leur as-tu dit : — Eh bien ? | — Et qu'ont-ils répondu, 6+6 a
1420 Ces noirs navigateurs | sans navire et sans voiles ? 6+6 a
Et qu'ont-ils rapporté, | ces oiseleurs d'étoiles ? 6+6 a
Ils n'ont rien rapporté | que des fronts sans couleur 6+6 a
Où rien n'avait grandi, | si ce n'est la pâleur. 6+6 a
Tous sont hagards après | cette aventure étrange ; 6+6 a
1425 Songeur ! tous ont, empreints | au front, des ongles d'ange, 6+6 a
Tous ont dans le regard | comme un songe qui fuit, 6+6 a
Tous ont l'air monstrueux | en sortant de la nuit ! 6+6 a
On en voit quelques-uns | dont l'âme saigne et souffre, 6+6 a
Portant de toutes parts | les morsures du gouffre. 6+6 a
[XI]
UNE AUTRE VOIX
1430 Les monts sont vieux ; cent fois | et cent fois séculaires, 6+6 a
Muets, drapés de nuit | sous leurs manteaux polaires, 6+6 a
Leur âge monstrueux | épouvante l'esprit ; 6+6 a
Sur leur front ténébreux | tout l'abîme est écrit ; 6+6 a
Une neige de jours | a neigé sur leur tête ; 6+6 a
1435 Le temps est un morceau | de leur masse ; leur faîte, 6+6 a
De loin morne profil | qui s'efface de près, 6+6 a
Livre au vent une barbe | épaisse de forêts ; 6+6 a
Ils ont vu tous les deuils, | toutes les défaillances, 6+6 a
Toutes les morts passer | autour de leurs silences ; 6+6 a
1440 Ils ont vu s'écrouler | des mondes dans le puits 6+6 a
De l'horreur infinie | et sourde ; ils ont depuis 6+6 a
Bien des millions d'ans | la lassitude d'être ; 6+6 a
Eh bien, sur leurs noirs flancs | décrépits, le vent traître, 6+6 a
L'orage furieux, | l'éclair fauve, ce ver 6+6 a
1445 Qui serpente dans l'ombre | immense de l'hiver, 6+6 a
L'ouragan qui, farouche, | aux grands sommets essuie 6+6 a
Sa chevelure d'air, | de tempête et de pluie, 6+6 a
L'aquilon qui revient | quand on croit qu'il s'enfuit, 6+6 a
La grêle, et l'avalanche, | et la trombe, et le bruit, 6+6 a
1450 Toutes les visions | des affreuses nuées, 6+6 a
La tourmente et ses chocs, | la bise et ses huées, 6+6 a
S'acharnent ; et ne font, | sous leurs dais de brouillards, 6+6 a
Pas même remuer | ces effrayants vieillards. 6+6 a
Sois comme eux : si tu vas | dans l'espace terrible, 6+6 a
1455 Ne chancelle pas, homme ; | et garde un calme horrible. 6+6 a
[XII]
[AUTRES VOIX]
Remonte aux premiers jours | de ton globe ; voilà 6+6 a
Une muraille ; elle est | prodigieuse ; elle a 6+6 a
Dix mille pieds de haut, | et de largeur dix lieues. 6+6 a
Falaise, alluvion, | dans les profondeurs bleues 6+6 a
1460 Ce haut boulevard monte, | altier ; froid, surprenant, 6+6 a
Et d'une mer à l'autre | il barre un continent : 6+6 a
Vaste géométrie, | on dirait que l'équerre ; 6+6 a
Assise par assise, | a fait ce mont calcaire, 6+6 a
Et que, forgeant l'espace, | on ne sait quels marteaux 6+6 a
1465 L'un sur l'autre ont cloué | ses plans horizontaux. 6+6 a
L'escarpement à pic | montre en bandes étroites 6+6 a
Ses couches s'allongeant | fermes, égales, droites, 6+6 a
Rides profondes, plis | de ce front de la nuit. 6+6 a
Contre ce mur se heurte | et flotte et roule, et fuit 6+6 a
1470 Ce que chaque saison | pêle-mêle charrie. 6+6 a
Ce massif colossal | de la maçonnerie 6+6 a
Terrible, que construit | et détruit l'élément, 6+6 a
Semble un coffre de pierre | immense renfermant 6+6 a
Les archives d'une âpre | et sombre catastrophe, 6+6 a
1475 Et tout un monde mort | ployé comme une étoffe, 6+6 a
Avec ses fleurs, ses champs, | ses rocs boisés ou nus, 6+6 a
Et ses fourmillements | de monstres inconnus. 6+6 a
Dans des millions d'ans, | ses pierres ruinées, 6+6 a
Ses moellons croulants | seront les Pyrénées. 6+6 a
1480 En attendant, vois : large, | auguste, encombrant l'air, 6+6 a
Il est encor tout neuf, | comme bâti d'hier ; 6+6 a
Rien n'ébrèche sa ligne | entière et régulière ; 6+6 a
Et son sommet correct | semble une seule pierre 6+6 a
Plate comme le toit | d'un palais d'orient ; 6+6 a
1485 Le matin et le soir, | en se contrariant, 6+6 a
Font de cette muraille | épouvantable et sombre 6+6 a
Tantôt un banc d'aurore | et tantôt un bloc d'ombre. 6+6 a
Et fais attention | a présent : — l'air s'émeut ; 6+6 a
Voici que sur le haut, | du mur géant, il pleut. 6+6 a
1490 La pluie erre et s'en va, | par le vent emportée ; 6+6 a
Mais une goutte d'eau | sur le faîte est restée. 6+6 a
Le lendemain, la brume, | humide et blanc rideau, 6+6 a
Revient ; il pleut encore ; | une autre goutte d'eau 6+6 a
S'ajoute à la première ; | et ; sous cette :rosée, 6+6 a
1495 Une vasque s'ébauche, | et la pierre est creusée. 6+6 a
Désormais sur ce point | l'eau va s'obstiner. Vois ; 6+6 a
Il pleut ; et l'on entend | comme une triste voix ; 6+6 a
Peut-être est-ce un démon | sous la roche, qui grince 6+6 a
De sentir l'eau plus forte | et la pierre plus mince. 6+6 a
1500 Il pleut, il pleut, il pleut ; | janvier lugubre et mort 6+6 a
Passe avec l'ombre, il pleut ; | la goutte tombe, mord, 6+6 a
Et creuse ; avril arrive | et rapporte la nue, 6+6 a
Il pleut ; la goutte d'eau, | féroce, continue ; 6+6 a
Et la première assise | est percée ; et déjà 6+6 a
1505 La deuxième, qu'en vain | le granit protégea, 6+6 a
Est atteinte ; et la goutte, | implacable, acharnée, 6+6 a
Qui dépense le siècle | aussi bien que l'année, 6+6 a
Revient, et plonge, et troue | et mine, dur foret, 6+6 a
Et le dedans du mont, | formidable, apparaît, 6+6 a
1510 Zone à zone, et voilà | que, là-haut, l'aube éclaire, 6+6 a
La goutte étant sphérique, | un bassin circulaire. 6+6 a
Un étang que le ciel | dore, azure, rougit, 6+6 a
Sur le plateau désert | s'étale et s'élargit. 6+6 a
La goutte d'eau revient, | revient, revient encore, 6+6 a
1515 Et tombe opiniâtre, | et se fait dès l'aurore 6+6 a
Rapporter par le vent | qui, la nuit, l'enleva, 6+6 a
Et fait ses volontés | dans la montagne, et va, 6+6 a
Vient, soumettant le marbre | à ses lois triomphantes, 6+6 a
Et passe entre deux plans, | et glisse entre deux fentes, 6+6 a
1520 Et démolit et sculpte, | infatigable main. 6+6 a
Urne hier, aujourd'hui | réservoir, lac demain, 6+6 a
L'œuvre augmente et s'enfonce, | et l'œil qui veut la suivre 6+6 a
Croit voir un-trou qu'un ver | fait aux pages d'un livre. 6+6 a
Penche-toi : devant nous, | comme si nous rêvions, 6+6 a
1525 Forant ce monstrueux | monceau d'alluvions, 6+6 a
D'une lame percée | allant à l'autre lame, 6+6 a
Obéissant au poids | qui d'en bas la réclame, 6+6 a
Hydre outil, vilbrequin ; | pioche, trompe, suçoir, 6+6 a
Commençant le matin, | recommençant le soir, 6+6 a
1530 Descendant l'escalier | de l'épaisseur des couches, 6+6 a
Polissant leurs largeurs | en murailles farouches, 6+6 a
Élargissant le haut, | baissant l'âpre fond noir, 6+6 a
Évasant et fouillant | sans cesse l'entonnoir, 6+6 a
Cognant partout, toujours, | hiver, printemps, automne, 6+6 a
1535 Son petit marteau sombre, | effrayant, monotone, 6+6 a
Usant le mont, coupant | le roc, sciant le grès, 6+6 a
Complétant sa ruine | et faisant son progrès, 6+6 a
Et profitant d'un creux | pour creuser davantage, 6+6 a
Et d'une argile à l'autre, | et d'étage en étage, 6+6 a
1540 Du haut en bas, de bloc | en bloc, de banc en banc, 6+6 a
Errant, roulant, brisant, | sapant, taillant, courbant, 6+6 a
La goutte d'eau travaille, | et, terrible ouvrière, 6+6 a
Tord en cercles profonds | l'énorme fondrière. 6+6 a
Le vaste mont, battu | des aquilons sifflants, 6+6 a
1545 Frémit de voir creuser | dans ses ténébreux flancs 6+6 a
Ce puits prodigieux | par ette vrille infime, 6+6 a
Et de sentir l'atome | en lui créer l'abîme. 6+6 a
Sur ce qui s'édifie | et ce qui se détruit, 6+6 a
Laissons rouler du temps, | du gouffre et de la nuit. 6+6 a
Et maintenant regarde : |
1550 Un cirque ! un hippodrome, 6+6 a
Un théâtre où Stamboul, | Tyr, Memphis, Londres, Rome, 6+6 a
Avec leurs millions | d'hommes pourraient s'asseoir, 6+6 a
Où Paris flotterait | comme un essaim du soir ! 6+6 a
Gavarnie ! un miracle ! | un rêve !
Architectures 6+6 a
1555 Sans constructeurs connus, | sans noms, sans signatures, 6+6 a
Qui dans l'obscurité | gardez votre secret, 6+6 a
Arches, temples qu'Aaron | ou Moïse sacrait, 6+6 a
O champ clos de Tarquin | où trois-cent milles têtes 6+6 a
Fourmillaient, où l'Atlas | hideux vidait ses bêtes, 6+6 a
1560 Casbahs, At-meïdans, | tours, Kremlins, Rhamséions, 6+6 a
Où nous, spectres, venons, | où nous nous asseyons, 6+6 a
Panthéons, parthénons, | cathédrales qu'ont faites 6+6 a
De puissants charpentiers | aux âmes de prophètes, 6+6 a
Monts creusés en pagode | où vivent des airains, 6+6 a
1565 Aux plafonds monstrueux, | sombres ciels souterrains, 6+6 a
Cirques, stades, Élis, | Thèbe, arènes de Nîmes ; 6+6 a
Noirs monuments, géants, | témoins, grands anonymes, 6+6 a
Vous n'êtes rien, palais, | dômes, temples, tombeaux, 6+6 a
Devant ce colysée | inouï du chaos ! 6+6 a
1570 Vois : l'homme fait ici | le bruit de l'éphémère : 6+6 a
C'est l'apparition, | l'énigme, la chimère 6+6 a
Taillée à pans coupés | et tirée au cordeau. 6+6 a
L'aube est sur le fronton | comme un sacré bandeau, 6+6 a
Et cette énormité | songe, auguste et tranquille. 6+6 a
1575 Morceau d'Olympe ; reste | étrange d'une ville 6+6 a
De l'infini, qu'un être | inconnu démembra ; 6+6 a
Cour des lions d'un vague | et sinistre Alhambra ; 6+6 a
Gageure de Dédale | et de Titan ; démence 6+6 a
Du compas ivre et roi | dans la montagne immense ; 6+6 a
1580 Stupeur du voyageur | qui suspend son chemin ; 6+6 a
Exagération | du monument humain. 6+6 a
Jusqu'à la vision, | jusqu'à l'apothéose ; 6+6 a
Monde qui n'est pas l'homme | et qui n'est plus la chose ; 6+6 a
Entrée inexprimable | et sombre du granit 6+6 a
1585 Dans le rêve, où la pierre | en prodige finit 6+6 a
Problème ; précipice | édifice ; sculpture 6+6 a
Du mystère ; œuvre d'art | de la fauve nature ; 6+6 a
Construction que nie | et que voit la raison, 6+6 a
Et qu'achève, au delà | du terrestre horizon ; 6+6 a
1590 Sur le mur de la nuit, | la fresque de L'abîme ; 6+6 a
C'est Vignole à la base | et l'éclair sur la cime. 6+6 a
C'est le spectre de tout | ce que l'homme bâtit, 6+6 a
Terrible, raillant l'homme, | et le faisant petit. 6+6 a
La grande pyramide | ici serait la borne. 6+6 a
1595 Où le taureau courbé | vient aiguiser sa corne, 6+6 a
Et tu demanderais : | quel est donc ce caillou ? 6+6 a
Plante dans le pavé | du cirque d'Arle un clou, 6+6 a
Et ce clou jettera | dans l'herbe qui se fane 6+6 a
La même ombre qu'ici | la colonne trajane. 6+6 a
1600 Quel joueur gigantesque | a laissé là ce dé ? 6+6 a
Un mont dort dans un angle, | un autre est accoudé 6+6 a
Et la brume à son cou | s'enfle et pend comme un goître. 6+6 a
Vois croître vers la cime | et vers le bas décroître, 6+6 a
Écaillant de lichens | leurs lourds granits vermeils, 6+6 a
1605 Ces grands cercles de bancs | superposés, pareils 6+6 a
A des boas roulés | l'un au-dessus de l'autre. 6+6 a
Avec on ne sait quelle | attitude d'apôtre, 6+6 a
Un rocher rêve au seuil, | et, le long des degrés, 6+6 a
D'autres blocs stupéfaits, | voilés, désespérés, 6+6 a
1610 Semblent des Niobés, | des Rachels, des Hécubes. 6+6 a
Vois ces pavés ; le moindre | a dix mille pieds cubes. 6+6 a
La forme est simple, c'est | le cirque ; mais le mur, 6+6 a
A force de grandeur | et de vie, est obscur ; 6+6 a
Qu'est-ce que c'est qu'un mur | vertical, rouillé, fruste, 6+6 a
1615 Où, comme un bas-relief, | le glacier blanc s'incruste ? 6+6 a
Des albâtres, des gneiss, | des porphyres caducs 6+6 a
Mêlent à ses créneaux | des arches d'aqueducs, 6+6 a
Et là-bas la vapeur | sous des frontons estompe 6+6 a
Des éléphants portant | des blocs, baissant leur trompe ; 6+6 a
1620 Ces tours sont les piliers | angulaires ; de quoi— ? 6+6 a
Du vide, de l'éther, | du souffle, de l'effroi. 6+6 a
L'impossible est ici | debout ; l'aigle seul brave 6+6 a
Cette incommensurable | et farouche architrave. 6+6 a
Comme, lorsque la terre | a tremblé, sont confus 6+6 a
1625 Dans l'herbe, les claveaux, | les chapiteaux, les fûts, 6+6 a
Tout se mêle, l'art grec | avec l'art syriaque. 6+6 a
Sous les portes croupit | l'ombre hypocondriaque. 6+6 a
Vois : tours où l'on dirait | que chante Beethoven, 6+6 a
Pylône, imposte, cippe, | obélisque, peulven, 6+6 a
1630 Tout en foule apparaît ; | soubassements, balustres 6+6 a
Où l'eau nacrée étale | au jour ses vagues lustres ; 6+6 a
Crevasses où pourraient | tenir des bataillons ; 6+6 a
Sur les parois des creux | pareils à ces sillons 6+6 a
Qu'aux temps diluviens | faisaient aux seuils des antres 6+6 a
1635 Et dans les grands roseaux | des passages de ventres ; 6+6 a
Là, des courbes, des arcs, | des dômes ; par endroits 6+6 a
Des murs carrés, des plans | égaux, des angles droits ; 6+6 a
Partout la symétrie | inconcevable et sûre ; 6+6 a
Des gradins dont on semble | avoir pris la mesure 6+6 a
1640 Aux angles des genoux | des archanges assis ! 6+6 a
Des pinacles géants | portent des oasis ; 6+6 a
Ordre et gouffre ; les pins | semblent sous les arcades 6+6 a
L'herbe ; et les arcs-en-ciel | s'envolent des cascades. 6+6 a
Tout est cyclopéen, | vaste, stupéfiant ; 6+6 a
1645 Le bord fait reculer | le chamois défiant ; 6+6 a
L'édifice, étageant | ses marches que l'œil compte ; 6+6 a
Blanchit de plus en plus | à mesure qu'il monte, 6+6 a
Et, de tous les reflets | de l'heure s'empourprant, 6+6 a
Passe du roc calcaire | au marbre pur, et prend, 6+6 a
1650 Comme pour consacrer | sa forme solennelle, 6+6 a
Sa dernière corniche | à la neige éternelle 6+6 a
Combien a-t-il de haut ? | demande au ciel profond, 6+6 a
Au vent, à l'avalanche, | aux vols d'oiseaux qui vont, 6+6 a
Aux douze chutes d'eau | que l'ombre entend se plaindre 6+6 a
1655 Dans cet épouvantable | et tournoyant cylindre, 6+6 a
Aux gaves, épuisés, | d'écume et de combats, 6+6 a
Qui s'écroulent ; torrent | en haut, fumée en bas ! 6+6 a
Piranèse effaré, | maçon d'apocalypses, 6+6 a
Seul comprendrait ce nœud | d'angles, d'orbes, d'ellipses ; 6+6 a
1660 Pourtant l'œil peut encore | en mesurer, le jour, 6+6 a
La forme inexprimable | et l'effrayant contour, 6+6 a
Mais sitôt qu'effaçant | le bord, le fond, le centre, 6+6 a
Le soir dans l'édifice | ainsi qu'un brouillard entre, 6+6 a
La forme disparaît ; | c'est sous le firmament. 6+6 a
1665 Une espèce d'étrange | et morne entassement 6+6 a
De brèches, dé frontons, | de cavernes, de porches 6+6 a
Où les astres :hagards | tremblent comme des torches, 6+6 a
Et, dans on ne sait quel | cintre démesuré, 6+6 a
De l'étoilé qui flotte | avec de l'azuré. 6+6 a
1670 Entre encor plus avant | dans la chose géante : 6+6 a
Ce cirque, ce bassin, | embouchure béante, 6+6 a
Imprime un mouvement | de roue à l'aquilon, 6+6 a
Et fait de tout le vent | qui passe un tourbillon ; 6+6 a
La bise habite :là, | traître et battant de l'aile, 6+6 a
1675 Et la trombe y tournoie | en spirale éternelle. 6+6 a
Embûche formidable | à prendre l'ouragan ! 6+6 a
Le précipice s'ouvre | en gueule de volcan, 6+6 a
Et malheur au nuage | errant qui se hasarde 6+6 a
A venir regarder | par quelque âpre lézarde ! 6+6 a
1680 Sitôt qu'il y pénètre, | il ne-peut-plus sortir ; 6+6 a
Il a beau reculer, | trembler, se repentir, 6+6 a
Le tourbillon le tient : | C'est fini. Le nuage 6+6 a
Lutte, bat le courant | comme un homme qui nage ; 6+6 a
Il roule. Il est saisi ! | Vois, entends-le gronder. 6+6 a
1685 Il fait de vains efforts, | il cherche à s'évader ; 6+6 a
On dirait que le gouffre | implacable le raille ; 6+6 a
Il monte, il redescend ; | le long de la muraille, 6+6 a
Fauve, il quête une issue, | un soupirail, un trou ; 6+6 a
Étreint par la rafale, | égaré, fuyant, fou, 6+6 a
1690 Il vomit ses grêlons, | crache sa pluie, et crible 6+6 a
D'aveugles coups d'éclair | l'escarpement terrible ; 6+6 a
Et le vieux mont s'émeut, | car les rocs convulsifs 6+6 a
Tremblent quand, s'accrochant | aux pitons, aux récifs, 6+6 a
Du haut de l'azur calme | où toujours elle rôde, 6+6 a
1695 Libre et sans soupçonner | l'immensité de fraude, 6+6 a
A ce sombre entonnoir | trébuchant brusquement, 6+6 a
Et de son épouvante | et de son hurlement 6+6 a
ébranlant la paroi, | les tours, la plate-forme, 6+6 a
La tempête, ce loup, | tombe en ce piège énorme ! 6+6 a
1700 Voisinage effrayant | pour les arbres, tordus 6+6 a
Par le vent ou roulés | dans l'abîme, éperdus ! 6+6 a
Du brin d'herbe au rocher, | du chêne à la broussaille, 6+6 a
Tout l'horizon autour | du cirque noir tressaille, 6+6 a
Le gave a peur, le pic, | par l'orage mouillé, 6+6 a
1705 A le frisson dans l'ombre, | et le pâtre éveillé, 6+6 a
Pâle, écoute, et, parmi | les sapins centenaires, 6+6 a
Entend rugir la nuit | cette fosse aux tonnerres ! 6+6 a
Et ce cirque qui met, | au lieu de loups et d'ours, 6+6 a
Les ouragans aux fers | dans ses cabanons sourds, 6+6 a
1710 Ce large amphithéâtre | au mur inaccessible, 6+6 a
Cet édifice fou, | redoutable, impossible, 6+6 a
Fait a l'esprit, et même | au delà des titans, 6+6 a
Rêver de tels combats | et de tels combattants 6+6 a
Qu'on le croirait bâti, | qui sait ? pour la mêlée 6+6 a
1715 Des hydres que d'en bas | la terre humble et troublée 6+6 a
Entrevoit dans l'horreur | du taillis sidéral ; 6+6 a
Qu'il semble en ce champ clos | étrange et sépulcral, 6+6 a
Que, sous cette splendide | et sublime falaise, 6+6 a
Les constellations | pourraient se tordre à l'aise ; 6+6 a
1720 Et que, dans cette arène | inouïe, on a peur 6+6 a
Parfois d'y voir descendre | à travers la vapeur, 6+6 a
Pour s'entre-dévorer, | les bêtes des étoiles ; 6+6 a
Et d'entendre lutter, | là, sous de sombres voiles, 6+6 a
Et hurler et rugir | le taureau, monstre ailé, 6+6 a
1725 L'effrayant capricorne | aux nuages mêlé, 6+6 a
Le lion flamboyant, | tout semé d'yeux funèbres, 6+6 a
Bâillant de la lumière | et mâchant des ténèbres, 6+6 a
Le scorpion tenant | dans ses pattes le soir, 6+6 a
Et, se ruant sur tous, | le sagittaire noir, 6+6 a
1730 Ce chasseur au carquois | rempli de météores, 6+6 a
Dont par moments on voit, | ainsi que des aurores 6+6 a
Qui passent et s'en vont | et qu'un sillon d'or suit, 6+6 a
Les flèches d'astres luire | et tomber dans la nuit ! 6+6 a
Immensité ! l'esprit | frissonne. Quel Vitruve 6+6 a
1735 A bâti ce vertige | et creusé cette cuve ? 6+6 a
Quel Scopas, quel Sostrate | ou quel Eutinopus 6+6 a
A construit cet attique | avec des monts rompus ? 6+6 a
Quel Phidias du ciel | a fait à sa stature 6+6 a
L'âpre sérénité | de cette architecture ? 6+6 a
1740 Qui forgea les crampons ? | qui broya les ciments ? 6+6 a
O nature, qui donc | à ces escarpements 6+6 a
A lié les torrents, | ces chevaux dont les queues 6+6 a
Pendent en crins d'argent | dans les cascades bleues ? 6+6 a
Du haut de quel zénith | tomba le fil à plomb ? 6+6 a
1745 Qui mesura, toisa ; | régla ; tailla ? le long 6+6 a
De quel mur idéal | a-t-on tracé l'épure ? 6+6 a
De quelle région | de la vision pure 6+6 a
Est sorti le rêveur | de ce rêve inouï ? 6+6 a
Quel cyclope savant | de l'âge évanoui, 6+6 a
1750 Quel être monstrueux, | plus grand que les idées ; 6+6 a
A pris un compas haut | de cent mille coudées, 6+6 a
Et, le tournant d'un doigt | prodigieux et sûr, 6+6 a
A tracé ce grand cercle | au niveau de l'azur, 6+6 a
Rondeur sinistre ayant | le gouffre pour fenêtre, 6+6 a
1755 Puits qui, lorsque le soir | le noircit, pourrait être 6+6 a
La coupe d'ombre énorme | où vient boire la-nuit ? 6+6 a
Aux temps où, rien n'étant | complètement construit, 6+6 a
Du chaos encor proche | on sentait le mélange, 6+6 a
Quand la montagne était | encore un tas de-fange ; 6+6 a
1760 Quelque étrange géant, | fils de Cham ou de Bel, 6+6 a
A-t-il pris brusquement | et retourné Babel, 6+6 a
Et l'a-t-il appuyée | à ce mont, comme on scelle. 6+6 a
Un cachet sur la cire | ardente qui ruisselle, 6+6 a
De sorte que, léguant, | dans le mont affaissé ; 6+6 a
1765 Sa forme renversée | au trou qu'elle a laissé, 6+6 a
La tour s'est dans le roc | imprimée en citerne, 6+6 a
Avec sa rampe où l'ombre | après le jour alterne, 6+6 a
Et ses escaliers noirs | et ses étages ronds ; 6+6 a
Et ses portails : s'ouvrant | en bouches de clairons 6+6 a
1770 Si bien que maintenant | l'œil voit ce moule horrible, 6+6 a
Et le creux dont Babel | fut le relief terrible ! 6+6 a
L'auteur, je te l'ai dit ; | c'est l'atome ; l'auteur, 6+6 a
C'est ce fil brun rayant | l'azur sur la hauteur, 6+6 a
C'est un peu de brouillard | d'où tombe un peu de pluie, 6+6 a
1775 C'est le grain de cristal | qu'un souffle tiède essuie, 6+6 a
C'est, au jour ou dans l'ombre, | au matin comme au soir, 6+6 a
La molécule d'eau | qui coule du ciel noir, 6+6 a
C'est la larme échappée | aux cils de la nuée ; 6+6 a
C'est ce qui tremble au bout | de l'herbe remuée, 6+6 a
1780 Ce qui n'a pas de nom, | ce qui ressemble aux pleurs ; 6+6 a
C'est ce que la lumière, | en traversant, les fleurs, 6+6 a
Prend et roule en son vol | sans en être chargée, 6+6 a
Ce qu'un petit oiseau | boit dans une gorgée ! 6+6 a
Oui ; ce cirque et ses tours, | édifice sacré 6+6 a
1785 Où le drapeau d'azur | du gouffre est arboré, 6+6 a
Ce théâtre où le vent | combat la trombe enfuie, 6+6 a
Voilà ce qu'a construit | un atome de pluie. 6+6 a
Quel besoin as-tu donc | d'un Vishnou, d'un Allah, 6+6 a
D'un Bouddha, d'un Ammon | cornu, pour tout cela ? 6+6 a
1790 Pourquoi sortir du cercle | où le réel t'enferme ? 6+6 a
A quoi bon détrôner | l'élément et le germe ? 6+6 a
Pourquoi donc à la chose | ôter sa mission ? 6+6 a
Pourquoi forcer l'atome | a l'abdication ? 6+6 a
Pourquoi destituer, | homme, le grain de sable ? 6+6 a
1795 Quelqu'un qui dise moi | t'est-il indispensable ? 6+6 a
Tu mets en haut de tout | un pronom personnel ! 6+6 a
Quelle rage as-tu donc | d'un faiseur éternel ? 6+6 a
Ne peux-tu faire un pas | sans un Très-Haut quelconque ? 6+6 a
L'océan se va-t-il | ruer hors de sa conque, 6+6 a
1800 Tout mordre et tout ronger | si ton Zéus n'est là 6+6 a
Pour le saisir aux crins | et mettre le holà ? 6+6 a
Tout n'est-il qu'une grotte | à loger ce druide ? 6+6 a
Crois-tu que le solide | étreindra le fluide, 6+6 a
Que la mer manquera | d'onde et de gonflement, 6+6 a
1805 Que le soleil fuira, | s'éteignant et fumant, 6+6 a
Que le germe oubliera | le secret de la vie, 6+6 a
Que la terre prendra | la route qui dévie, 6+6 a
Ou que la lune va | perdre un de ses quartiers, 6+6 a
Si tu n'as dans un coin, | pilant dans les mortiers, 6+6 a
1810 Forgeant, créant, sculptant | les os, broyant les poudres, 6+6 a
Un fantôme forgé | d'étoiles et de foudres ? 6+6 a
Dis, sans cet arrangeur, | vivant, perpétuel, 6+6 a
Soulignant ce qu'il faut | changer au rituel, 6+6 a
Dont tu doutes, songeur, | pendant que tu l'implores, 6+6 a
1815 Les lys pâliront-ils | sur les robes des flores, 6+6 a
Les violettes, dis, | perdront-elles la clé 6+6 a
De la boîte aux parfums | dans l'herbe et dans le blé ? 6+6 a
Entre l'ombre passée | et la flamme future, 6+6 a
Dis, l'homme sera-t-il, | en sa sombre aventure, 6+6 a
1820 Englouti par hier | ou détruit par demain, 6+6 a
Si tu n'as, pour sauver | le triste germe humain, 6+6 a
Quelque Janus bifront, | faisant face aux deux hydres ? 6+6 a
La minute va donc | figer dans les clepsydres, 6+6 a
Le temps, cet ouvrier | mystérieux qui court, 6+6 a
1825 Au cabestan du ciel | va donc s'arrêter court, 6+6 a
La lumière, l'aimant, | la sève, l'atmosphère, 6+6 a
Vont se déconcerter | et ne savoir que faire, 6+6 a
Tout le mouvement va | s'interrompre transi 6+6 a
Si ton Brahma ne vient | leur crier par ici ! 6+6 a
1830 Avril a-t-il besoin | d'un mot d'ordre ? Un tonnerre 6+6 a
Est-il un frissonnant | et noir fonctionnaire 6+6 a
Attendant que quelqu'un | lui fixe son emploi ? 6+6 a
Faut-il donc un veilleur | toujours présent, sans quoi 6+6 a
Les astres manqueraient | les heures des aurores ? 6+6 a
1835 Le monde est une tour | pleine de bruits sonores ; 6+6 a
Faut-il un horloger | derrière le cadran, 6+6 a
Réglant les poids dans l'ombre | et tant de fois par an, 6+6 a
Mettant de l'ordre au ciel, | versant l'huile aux rouages 6+6 a
Des globes, des saisons, | des vents et des nuages ; 6+6 a
1840 Disant : Vesper, Vénus, | rentrez ! sors, Jupiter ! 6+6 a
Donnant à chaque sphère | à son tour dans l'éther 6+6 a
Ou la note qui chante, | ou la note qui prie, 6+6 a
Et remontant la vaste | et sombre sonnerie ? 6+6 a
Prends-tu pour des pantins | et pour des jacquemards 6+6 a
1845 Orion, Sirius, | Vesta, Saturne et Mars ? 6+6 a
Et la création | est-elle une fontaine 6+6 a
A mécanique ainsi | que la Samaritaine ? 6+6 a
As-tu donc peur de voir | le monde aller tout seul ? 6+6 a
Faut-il que la forêt | dise : — Père, un tilleul ! 6+6 a
1850 Un chêne ! des sapins ! | donnez-moi de la mousse 6+6 a
Pour que le bruit du vent | dans mes antres s'émousse ! 6+6 a
Quoi ! cet échange vaste | et saint d'attraction, 6+6 a
Ce flux et ce reflux | de la création 6+6 a
Qui jette dehors l'être | et sans fin le résorbe, 6+6 a
1855 L'univers, ne peut-il | rouler, cercle, flamme, orbe, 6+6 a
Sans que ta terreur crie : | il nous fait des étais ! 6+6 a
Sans que l'homme, appelant | à l'aide Teutatès, 6+6 a
Irmensul, Bhagavan, | Chronos, Théos, échine 6+6 a
Un travailleur divin | à tourner la machine ? 6+6 a
1860 Fais ce rêve, homme ! et marche | où L'erreur te conduit. 6+6 a
Quant à moi ; qui suis l'ombre | et qui vais dans la nuit, 6+6 a
Je n'accepterais pas, | pour faire des prodiges, 6+6 a
Pour creuser un puits sombre | et l'emplir de vertiges, 6+6 a
Pour soulever un monde, | effroyable fardeau, 6+6 a
1865 L'échange de ton Dieu | contre ma goutte d'eau. 6+6 a
— Oui, mais la goutte d'eau, | criai-je, qui l'a faite ? 6+6
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[XIII]
UNE AUTRE VOIX
Swedenborg prit un jour | la coupe de Platon, 6+6
Et, pensif, s'en alla | boire à l'azur terrible. 6+6 a
1870 Il entra sous le porche | obscur de l'invisible 6+6 a
Et disparut. Où donc | alla-t-il ? Qui le sait ? 6+6 a
Peut-être aux lieux sacrés | où Socrate pensait, 6+6 a
Où, dans l'ombre, effleuré | de l'urne des Homères, 6+6 a
Le vin de l'idéal | sort du puits des chimères. 6+6 a
1875 Peut-être égara-t-il | ses pas plus haut encor ; 6+6 a
Jusqu'au gouffre inconnu, | jusqu'aux pléiades d'or, 6+6 a
Jusqu'au ruissellement | des fontaines d'aurore, 6+6 a
Jusqu'à l'ombre où l'on voit | l'inexprimable éclore ; 6+6 a
La sont les cuves : sève, | esprit, immensité ; 6+6 a
1880 Là vit, abonde et croît | la vigne de clarté 6+6 a
Où l'on ne trouve pas | un seul astre qui dorme, 6+6 a
Où les créations | font leur vendange énorme ; 6+6 a
Où la grappe de vie | à flots ruisselle, ayant 6+6 a
La pierre du tombeau | pour pressoir effrayant ; 6+6 a
1885 Là sont les infinis, | la cause, le principe, 6+6 a
L'être qui s'évapore | en mondes, se dissipe 6+6 a
En astres, et s'épanche | en ciel démesuré : 6+6 a
Il revint éperdu, | chancelant, effaré, 6+6 a
Ployant sous la lueur | farouche des étoiles ; 6+6 a
1890 Voyant l'homme à travers | des épaisseurs de voiles 6+6 a
Et de tremblants rideaux | de lumière où, sans fin 6+6 a
Multipliés ; flottaient | l'ange et le séraphin ; 6+6 a
Ayant dans son cerveau | l'ombre et tous ses délires, 6+6 a
De ses doigts écartés | cherchant de vagues lyres, 6+6 a
1895 Nu, bégayant l'abîme | et balbutiant Dieu ; 6+6 a
Rapportant cette joie | étrange du ciel bleu 6+6 a
Qui fait peur à la vie | et trouble les fils d'Ève, 6+6 a
Et laissant voir, ainsi | que le monde du rêve, 6+6 a
Dans de blêmes rayons | tombés on ne sait d'où, 6+6 a
1900 Un paradis sinistre | au fond de son œil fou. 6+6 a
La raison l'attendait, | grave, et lui dit : Ivrogne ! 6+6 a
Esprit, fais ton sillon, | homme, fais ta besogne. 6+6 a
Ne va pas au delà. | Cherche Dieu. Mais tiens-toi, 6+6 a
Pour le voir, dans l'amour | et non pas dans l'effroi. 6+6 a
L'OCÉAN D'EN HAUT
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
I
1905 Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir. 6+6 a
Et ce point noir semblait | une mouche du soir 6+6 a
Volant à l'heure où, l'ombre | à prier nous invite. 6+6 a
Et, l'homme, quand il pense, | étant ailé, j'eus vite, 6+6 a
Franchi l'éther, qui s'ouvre | à l'essor des esprits 6+6 a
1910 Et cette mouche était | une chauve-souris. 6+6 a
Et ce lugubre oiseau | volait seul dans l'espace 6+6 a
Et disait : — C'est énorme | et hideux. Ce qui passe 6+6 a
Devant mes yeux me fait | trembler. C'est effrayant. 6+6 a
Quand donc serai-je hors | de l'ombre ? Et, me voyant, 6+6 a
Il cria :
1915 Que veux-tu | de moi, passant rapide ? 6+6 a
Je regarde, éperdu, | la matière stupide. 6+6 a
Homme, écoute : je suis | l'oiseau noir que trouva 6+6 a
Démogorgon en Grece | et dans l'Inde Shiva 6+6 a
Je contemple l'horreur | de la sombre nature. 6+6 a
1920 Homme, quel est le sens | de l'affreuse aventure 6+6 a
Qu'on appelle univers ? | Je le cherche et j'ai peur. 6+6 a
J'interroge ce bloc | qui n'est qu'une vapeur ; 6+6 a
J'observe l'infini | monstrueux, et je scrute 6+6 a
La taupe et le soleil, | l'homme, l'arbre et la brute. 6+6 a
1925 Je suis triste. O passant, | comprends-tu ce mot : Rien ! 6+6 a
Ce qu'on nomme le mal | est peut-être le bien. 6+6 a
Quand un gouffre se comble, | un autre puits se creuse. 6+6 a
Tourment, volupté, rire | et clameur douloureuse, 6+6 a
Flux et reflux, le juste | et l'injuste, le bon, 6+6 a
1930 Le mauvais, blanc et noir, | diamant et charbon, 6+6 a
Vrai, faux, pourpre et haillon, | le carcan, l'auréole, 6+6 a
Jour et nuit, vie et mort, | oui, non ; navette folle 6+6 a
Que pousse le hasard, | tisserand de la nuit ! 6+6 a
Connaît-on ce qui sert, | et sait-on ce qui nuit ? 6+6 a
1935 Tout germe est un fléau, | tout choc est un désastre ; 6+6 a
La comète, brûlot | des mondes, détruit l'astre ; 6+6 a
Le même être est victime | et bourreau tour à tour, 6+6 a
Et pour le moucheron | l'hirondelle est vautour. 6+6 a
Les cailloux sont broyés | par la bête de somme, 6+6 a
1940 L'âne paît le chardon, | l'homme dévore l'homme, 6+6 a
L'agneau broute la fleur, | le loup broute l'agneau, 6+6 a
Sombre chaîne éternelle | où l'anneau mord l'anneau ! 6+6 a
Et ce qu'on voit n'est rien ; | les fils tuant les pères, 6+6 a
Les requins, les Nérons, | les Séjans, les vipères, 6+6 a
1945 Cela n'est que peu d'ombre | et que peu de terreur ; 6+6 a
L'infiniment petit | contient la grande horreur ; 6+6 a
L'atome est un bandit | qui dévore l'atome ; 6+6 a
L'araignée a sa toile | et le ver son royaume ; 6+6 a
Les fourmilières sont | des Babels ; l'animal 6+6 a
1950 En se rapetissant | se rapproche du mal ; 6+6 a
Plus la force décroît, | plus la bête est difforme ; 6+6 a
Et, quand il les regarde | avec son œil énorme, 6+6 a
Homme, les gouttes d'eau | font peur à l'océan ; 6+6 a
La rosée en sa perle | a Typhon et Satan ; 6+6 a
1955 Ils s'y tordent tous deux | à jamais ; l'éphémère 6+6 a
Est Moloch ; l'infusoire, | effroyable chimère, 6+6 a
Grince, et si le géant | pouvait voir l'embryon, 6+6 a
Le béhémoth fuirait | devant le vibrion. 6+6 a
Le Moindre grain de sable | est un globe qui roule 6+6 a
1960 Traînant comme la terre | une lugubre foule 6+6 a
Qui s'abhorre et s'acharne | et s'exècre, et sans fin 6+6 a
Se dévore ; la haine | est au fond de la faim. 6+6 a
La sphère impereptible | à la grande est pareille ; 6+6 a
Et le songeur entend, | quand, il penche l'oreille, 6+6 a
1965 Une rage tigresse | et des cris léonins 6+6 a
Rugir profondément | dans ces univers nains. 6+6 a
Toute gueule est un gouffre, | et qui mange assassine. 6+6 a
L'animal a sa griffe | et l'arbre a sa racine ; 6+6 a
Et la racine affreuse | et pareille aux serpents 6+6 a
1970 Fait dans l'obscurité | de sombres guet-apens ; 6+6 a
Tout se tient et s'embrasse | et s'étreint pour se mordre ; 6+6 a
Un crime universel | et monstrueux est l'ordre ; 6+6 a
Tout être boit un sang | immense, ruisselant 6+6 a
De la création | comme d'un vaste flanc. 6+6 a
1975 On lutte, on frappe, on blesse, | on saigne, on souffre, on pleure. 6+6 a
Tout ce que vous voyez | est larve ; tout vous leurre, 6+6 a
Et tout rapidement | fond dans l'ombre ; car tout 6+6 a
Tremble dans le mystère | immense et se dissout ; 6+6 a
La nuit reprend le spectre | ainsi que l'eau la neige. 6+6 a
1980 La voix s'éteint avant | d'avoir crié : Que sais-je ? 6+6 a
Le printemps, le soleil, | les bêtes en chaleur, 6+6 a
Sont une chimérique | et monstrueuse fleur ; 6+6 a
A travers son sommeil | ce monde effaré souffre ; 6+6 a
Avril n'est que le rêve | érotique du gouffre ; 6+6 a
1985 Une pollution | nocturne de ruisseaux, 6+6 a
De rameaux, de parfums, | d'aube et de chants d'oiseaux. 6+6 a
L'horreur seule survit, | par tout continuée. 6+6 a
Et par moments un vent | qui sort de la nuée 6+6 a
Dessine des contours, | des rayons et des yeux 6+6 a
1990 Dans ce noir tourbillon | d'atomes furieux. 6+6 a
O toi qui vas ! l'esprit, | le vent, la feuille morte, 6+6 a
Le silence, le bruit, | cette aile qui t'emporte, 6+6 a
Le jour que tu crois voir | par moments, ce qui luit, 6+6 a
Ce qui tremble, le ciel, | l'être, tout est la nuit ! 6+6 a
1995 Et la création | tout entière, avec l'homme, 6+6 a
Avec ce que l'œil voit | et ce que la voix nomme, 6+6 a
Ses mondes, ses soleils, | ses courants inouïs, 6+6 a
Ses météores fous | qui volent éblouis, 6+6 a
Avec ses globes d'or | pareils à de grands dômes, 6+6 a
2000 Avec son éternel | passage de fantômes, 6+6 a
Le flot, l'essaim, l'oiseau, | le lys qu'on croit béni, 6+6 a
N'est qu'un vomissement | d'ombre dans l'infini ! 6+6 a
La nuit produit, le mal, | le mal produit le pire. 6+6 a
Écoute maintenant | ce que je vais te dire : 6+6 a
2005 L'oiseau noir s'arrêta, | d'épouvante troublé, 6+6 a
Puis, sombre et frémissant, | reprit :
Je suis allé 6+6 a
Jusqu'au fond de cette ombre, | et je n'ai vu personne. 6+6 a
Je tressaillis. L'oiseau | poursuivit :
J'en frissonne 6+6 a
À jamais, dans ce gouffre | où j'erre plein d'effroi ! 6+6 a
2010 Dans cette Obscurité | personne ne dit : moi ! 6+6 a
Noire ébauche de rien | que personne n'achève ! 6+6 a
L'univers est un monstre | et le ciel est un rêve ; 6+6 a
Ni volonté, ni loi, | ni pôles, ni milieu ; 6+6 a
Un chaos composé | de néants ; pas de Dieu. 6+6 a
2015 Dieu, pourquoi ? L'idéal | est absent. Dans ce monde, 6+6 a
La naissance est obscène | et l'amour est immonde. 6+6 a
D'ailleurs, est-ce qu'on naît ? | est-ce qu'on vit ? quel est 6+6 a
Le vivant, le réel, | le certain, le complet ? 6+6 a
Les penseurs, dont la nuit | je bats les fronts moroses, 6+6 a
2020 Questionnent en vain | la surdité des choses ; 6+6 a
L'eau coule, l'arbre croît, | l'âne brait, l'oiseau pond, 6+6 a
Le loup hurle, le ver | mange ; rien ne répond. 6+6 a
La profondeur sans but, | triste, idiote et blême ; 6+6 a
Quelque chose d'affreux | qui s'ignore soi-même ; 6+6 a
2025 C'est tout : sous mon linceul | voilà ce que je sais. 6+6 a
Et l'infini m'écrase, | et j'ai beau dire : assez ! 6+6 a
C'est horrible. Toujours | cette vision morne ! 6+6 a
Jamais le fond, jamais | la fin, jamais la borne ! 6+6 a
Donc je te le redis, | puisque tu passes là : 6+6 a
2030 J'entends crier en bas, | Jéhovah, Christ, Allah ! 6+6 a
Tout n'est qu'un sombre amas | d'apparitions folles ; 6+6 a
Rien n'existe ; et comment | exprimer en paroles 6+6 a
La stupéfaction | immense de la nuit ? 6+6 a
L'invisible s'efface | et l'impalpable fuit ; 6+6 a
2035 L'ombre dort ; les, fœtus | se mêlent aux décombres ; 6+6 a
Les formes, aspects vains, | se perdent dans les nombres ; 6+6 a
Rien n'a de sens ; et tout, | l'objet, l'espoir, l'effort, 6+6 a
Tout est insensé, vide | et faux, même la mort ; 6+6 a
L'infini sombre au fond | du tombeau déraisonne ; 6+6 a
2040 La bière est un grelot | où le cadavre sonne ; 6+6 a
Si quelque chose vit, | ce n'est pas encor né. 6+6 a
Muet, quoique béant, | sourd, lugubre, étonné, 6+6 a
Les ténèbres en lui, | hors de lui les ténèbres, 6+6 a
Sans qu'un rayon, éclos | dans ces brumes funèbres, 6+6 a
2045 Vienne jamais blanchir | l'horizon infini, 6+6 a
Pas même criminel, | et pas même puni, 6+6 a
Le monde erre au hasard | dans la nuit éternelle, 6+6 a
Et, n'ayant pas d'aurore, | il n'a pas de prunelle. 6+6 a
Le monde est à tâtons | dans son propre néant. 6+6 a
2050 La nuit triste emplissait | le ciel comme un géant ; 6+6 a
Et la chauve-souris | rentra dans l'ombre horrible ; 6+6 a
Et j'entendis l'oiseau, | disparu, mais terrible, 6+6 a
Qui criait : — Dieu n'est pas ! | Dieu n'est pas ! désespoir ! 6+6 a
II
Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir ; 6+6 a
2055 Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
Et rien n'avait de borne | et rien n'avait de nombre ; 6+6 a
Et tout se confondait | avec tout ; l'aquilon 6+6 a
Et la nuit ne faisaient | qu'un même tourbillon. 6+6 a
Quelques ; formes sans nom, | larves exténuées, 6+6 a
2060 Ou souffles noirs, passaient | dans les sourdes nuées ; 6+6 a
Et tout le reste était | immobile et voilé. 6+6 a
Alors, montant, montant, | montant, je m'envolai 6+6 a
Vers ce point qui semblait | reculer dans la brume ; 6+6 a
Car c'est la loi de l'être | en qui l'esprit s'allume 6+6 a
2065 D'aller vers ce qui fuit | et vers ce qui se tait. 6+6 a
Or ce que j'avais pris | pour une mouche était 6+6 a
Un hibou, triste, froid, | morne, et de sa prunelle 6+6 a
Il tombait moins de jour | que de nuit de son aile. 6+6 a
Et ce hibou parlait | devant lui, sans rien voir, 6+6 a
2070 Comme s'il se savait | écouté dans le noir. 6+6 a
Inquiet, palpitant, | il regardait, avide, 6+6 a
Le fond muet de l'ombre | inexprimable et vide, 6+6 a
Et, l'œil fixe, attentif, | sans louer, sans huer, 6+6 a
Disait :
— Quelqu'un est là. | J'ai senti remuer. — 6+6 a
2075 Puis il reprit, parlant | à la nuée épaisse : 6+6 a
— Quelqu'un est là. Mais qui ? |Doute ! angoisse ! énigme ! Est-ce 6+6 a
Le Juste ou l'Inégal, | le Bon ou le Méchant ? 6+6 a
Son nom est-il un cri ? | son nom est-il un chant ? 6+6 a
Est-ce un père qui doit | plus tard, chassant la crainte, 6+6 a
2080 Resplendir, éclaireur | du profond labyrinthe ? 6+6 a
Est-ce un hermaphrodite, | homme et femme, ange et nuit, 6+6 a
Vers qui tout monte et vole | et devant qui tout fuit ? 6+6 a
Est-ce un capricieux | qui réprouve ou préfère ? 6+6 a
Est-ce un contemplateur | calme qui laisse faire ? 6+6 a
2085 Est-ce un hideux semeur | de vrai, de faux, subtil 6+6 a
Et fort, puissant et traître ? | Il est là ; mais qu'est-il ? 6+6 a
Alors je m'approchai | de cette silhouette, 6+6 a
Et je lui demandai : | que fais-tu là, chouette ? 6+6 a
Et le noir chat huant | me dit : Je guette Dieu. 6+6 a
2090 Je suis la larve affreuse | aspirant au ciel bleu ; 6+6 a
Je suis l'œil flamboyant | des ténèbres ; j'épie 6+6 a
La grande forme obscure | en l'abîme accroupie. 6+6 a
Moi, je ne la vois pas ; | mais je crois qu'elle est là. 6+6 a
Un jour dans l'étendue | une voix m'appela. 6+6 a
2095 — Hibou ! me dit Hermès | j'étouffais dans le vide ; 6+6 a
Mais Hermès ægyptus, | le grand songeur livide, 6+6 a
M'a pris, tout en rêvant | son sacré Pœmander, 6+6 a
Et c'est lui qui m'a fait | respirer un peu d'air. 6+6 a
Je suis-esprit par l'aile | et démon par la griffe. 6+6 a
2100 Dans un long papyrus ; | informe hiéroglyphe, 6+6 a
Lourd manuscrit de brume | humaine submergé, 6+6 a
Hermès avait écrit | ce qu'il avait songé. 6+6 a
Un soir Hermès, à l'heure | où l'on sent l'être vivre, 6+6 a
Vit passer l'Inconnu | qui lisait dans un livre ; 6+6 a
2105 Et l'Ombre s'approcha | du blanc magicien, 6+6 a
Prit le livre d'Hermès | et lui laissa le sien. 6+6 a
C'est ce livre que l'Inde | épèle, et qu'en sa crypte 6+6 a
La bête Sphynx traduit | tout bas au monstre Égypte, 6+6 a
Car il est défendu | de parler haut ; on sent, 6+6 a
2110 Au silence du monde | effrayé ; Dieu présent. 6+6 a
Dieu ! J'ai dit Dieu. Pourquoi ? | Qui le voit ? Qui le prouve ? 6+6 a
C'est le vivant qu'on cherche | et le cercueil qu'on trouve. 6+6 a
Qui donc peut adorer ? | qui donc peut affirmer ? 6+6 a
Dès qu'on croit ouvrir l'être, | on le sent se fermer. 6+6 a
2115 Dieu ! cri sans but peut-être, | et nom vide et terrible ! 6+6 a
Souhait que fait l'esprit | devant l'inaccessible ! 6+6 a
Invocation vaine | aventurée au fond 6+6 a
Du précipice aveugle | où nos songes s'en vont ! 6+6 a
Mot qui te porte, ô monde, | et sur lequel tu vogues ! 6+6 a
2120 Nom mis en question | dans les lourds dialogues 6+6 a
Du spectre avec le rêve, | ô nuit, et des douleurs 6+6 a
Avec l'homme, et de l'astre | avec les sombres fleurs 6+6 a
Qu'éveillent sur l'étang | les froids rayons lunaires ! 6+6 a
Sujet de la querelle | énorme des tonnerres ! 6+6 a
2125 Solution que va | nuit et jour poursuivant 6+6 a
La polémique obscure | et confuse du vent ! 6+6 a
Dieu ! conception folle | ou sublime mystère ! 6+6 a
Notion que nul — crâne, | au ciel ou sur la — terre, 6+6 a
Fût-il surnaturel, | ne saurait contenir ! 6+6 a
2130 Quel que soit le passé, | quel que soit l'avenir, 6+6 a
Nul ne la saisira, | nul ne l'a possédée ; 6+6 a
Et, dans l'urne où l'on veut | mettre une telle idée, 6+6 a
On sent de toutes parts | des fuites d'infini. 6+6 a
Le ciel à force d'ombre | était comme aplani. 6+6 a
2135 Et l'oiseau, dont l'œil rond | jette un reflet de soufre, 6+6 a
Me dit :
Viens, je vais tout | t'apprendre. Il est un gouffre. 6+6 a
Comme s'il eût tout dit | dans ce mot, le hibou 6+6 a
S'arrêta ; puis reprit : |
Quand ? pourquoi ? comment ? où ? 6+6 a
Tout se tait, tout est clos, | tout est sourd ; tout recule. 6+6 a
2140 Tout vit dans l'insondable | et fatal crépuscule. 6+6 a
L'être mortel médite | et songe avec effroi 6+6 a
En attendant qu'un jour | quelqu'un dise : c'est moi. 6+6 a
La taciturnité | de l'ombre est formidable. 6+6 a
Il semble qu'au delà | du nimbe inabordable, 6+6 a
2145 Une sorte de front | vaste et mystérieux 6+6 a
Se meuve vaguement | au plus obscur des cieux ; 6+6 a
Et Dieu, s'il est un Dieu, | fit à sa ressemblance 6+6 a
L'universelle nuit | et l'éternel silence. 6+6 a
Moi, j'attends. Qui va naître ? | Est-ce l'aube, ou le soir ? 6+6 a
2150 Un de mes yeux est foi ; | mais l'autre est désespoir. 6+6 a
J'examine et je plane. | O brumes éternelles ! 6+6 a
La nuit rit du regard, | l'infini rit des ailes. 6+6 a
Tout devant moi se perd, | se mêle et se confond. 6+6 a
Je tâche de saisir, | là-bas, dans le profond, 6+6 a
2155 Un moment de clarté, | d'oubli, de transparence, 6+6 a
Ou d'entrevoir du moins | le cadavre Espérance, 6+6 a
Afin de pouvoir dire | au monde épouvanté : 6+6 a
C'est un tombeau ! Le fond, | le fait, la vérité, 6+6 a
Le réel, quel qu'il soit, | vide ou source féconde, 6+6 a
2160 Voilà ce qu'il me faut, | voilà ce que je sonde. 6+6 a
Je suis le regardeur | formidable du puits ; 6+6 a
Je suis celui qui veut | savoir pourquoi ; je suis. 6+6 a
L'œil que le torturé | dans la torture entr'ouvre ; 6+6 a
Je suis, si par hasard | dans le deuil qui le couvre, 6+6 a
2165 Ce monde est le jouet | de quelque infâme esprit, 6+6 a
La curiosité | de ceux dont on se rit ; 6+6 a
Devant l'âme de tout, | hélas, peut-être absente, 6+6 a
Je suis l'Anxiété | lugubre et grandissante ; 6+6 a
Et je serais géant, | si je n'étais hibou. 6+6 a
2170 L'abîme, c'est le monde, | et le monde est mon trou. 6+6 a
Triste, je rêve au creux | de l'univers ; et l'ombre 6+6 a
Agite sur mon front | son grand branchage sombre. 6+6 a
Je regarde le vide | et l'éther fixement, 6+6 a
Et l'ouragan, et l'air, | et le sourd firmament, 6+6 a
2175 Et les contorsions | sinistres des nuées. 6+6 a
Mes paupières se sont | au gouffre habituées. 6+6 a
Toute l'obscurité | du ciel vertigineux 6+6 a
Entre en mon crâne, et tient | dans mon œil lumineux. 6+6 a
Je sens frémir sur moi | le bord vague du cercle ; 6+6 a
2180 L'urne Peut-être ayant | l'infini pour couvercle ! 6+6 a
J'ai pour spectacle, au fond | de ces limbes hagards, 6+6 a
Pour but à mon esprit, | pour but à mes regards, 6+6 a
Pour méditation, | pour raison, pour démence, 6+6 a
Le cratère inouï | de la noirceur immense ; 6+6 a
2185 Et je suis devenu, | n'ayant ni jour ni bruit, 6+6 a
Une espèce de vase | horrible de la nuit, 6+6 a
Qu'emplissent lentement | la chimère, le rêve, 6+6 a
Les aspects ténébreux, | la profondeur sans grève, 6+6 a
Et, sur le seuil du vide | aux vagues entonnoirs, 6+6 a
2190 L'âpre frémissement | des escarpements noirs. 6+6 a
Homme, il se fait parfois | dans cette léthargie, 6+6 a
Dans cette épaisseur triste | à jamais élargie, 6+6 a
Comme une déchirure | au vent de l'infini. 6+6 a
Alors, moi, le veilleur | solitaire et banni, 6+6 a
2195 Je tressaille ; un rayon | sort de la plénitude, 6+6 a
Et la création, | difforme multitude, 6+6 a
M'apparaît ; et j'entends | des bruits, des pas, des voix 6+6 a
Et, dans une clarté | de vision, je vois 6+6 a
Ce livide univers, | vaste danse macabre, 6+6 a
2200 Où l'astre tourbillonne, | où la vague se cabre, 6+6 a
Où tout s'enfuit ! Je vois | les sépulcres, les nids, 6+6 a
Le hallier, la montagne, | et les rudes granits, 6+6 a
Du vieux squelette monde | informes ankyloses, 6+6 a
La plaine vague ouvrant | ses pâles fleurs écloses, 6+6 a
2205 Les flots démesurés | poussant de longs abois, 6+6 a
Et les gestes hideux | des arbres dans les bois. 6+6 a
Et d'en bas il m'arrive | une musique, obscure, 6+6 a
L'hymne qu'après Hermès | entendit Épicure ; 6+6 a
Tout vibre, et tout devient | instrument ; le désert 6+6 a
2210 Chante, et la forêt donne | au farouche concert 6+6 a
Son branchage sonore | et triste, et le navire 6+6 a
Son gréement, dont le vent | fait une sombre lyre. 6+6 a
Tout se transforme et court | dans le brouillard trompeur ; 6+6 a
Les morts et les vivants | qui sont une vapeur, 6+6 a
2215 Se mêlent ; le volcan, | crête et bouche enflammée, 6+6 a
Vomit un long siphon | de cendre et de fumée ; 6+6 a
L'air se tord, sans qu'on sache | où l'aquilon conduit 6+6 a
Les miasmes pervers | et traîtres de la nuit ; 6+6 a
La marée, immuable | et hurlante bascule, 6+6 a
2220 Balance l'océan | dans l'affreux crépuscule ; 6+6 a
Et la création | n'est qu'un noir tremblement. 6+6 a
On ne sait quelle vie | émeut lugubrement 6+6 a
L'homme, l'esquif, le mât, | l'onde, l'écueil, le havre ; 6+6 a
Et la lune répand | sa lueur de cadavre. 6+6 a
2225 Je cherche, un soupirail. | Quel sens peut donc avoir 6+6 a
Ce monde aveugle et sourd, | cet édifice noir, 6+6 a
Cette création | ténébreuse et cloîtrée, 6+6 a
Sans fenêtre, sans toit, | sans porte, sans entrée, 6+6 a
Sans issue, ô terreur ! | par moment des blancheurs 6+6 a
2230 Passent ; on aperçoit | vaguement des chercheurs, 6+6 a
Sans savoir si ce sont | réellement des êtres, 6+6 a
Et si tous ces sondeurs | du gouffre, mages, prêtres, 6+6 a
Eux-mêmes ne sont pas | de l'ombre à qui les vents 6+6 a
Donnent dans le brouillard | des formes de vivants ; 6+6 a
2235 On voit les grands fronts blancs | d'Égypte et de Chaldée ; 6+6 a
Et, comme les forçats | immenses de l'idée, 6+6 a
On voit passer au loin | les esprits hasardeux 6+6 a
Traînant la pesanteur | des problèmes hideux, 6+6 a
Savants, prophètes, djinns, | démons, devins, poètes ; 6+6 a
2240 Et l'abîme leur dit : | qu'êtes-vous, si vous êtes ? 6+6 a
Quel est cet univers ? | et quel en est l'aïeul ? 6+6 a
Ce qu'on prend pour un ciel | est peut-être un linceul. 6+6 a
Qui peut dire où l'on vogue | et qui sait où l'on erre ? 6+6 a
Oh ! l'eau terrible ayant | des rumeurs de tonnerre ! 6+6 a
2245 Les sourds chuchotements | du vent sous l'horizon ! 6+6 a
Entre le jour et nous | quelle épaisse cloison ! 6+6 a
Ténèbres. Pourquoi tout | parle-t-il à voix basse ? 6+6 a
Tout visage qui rit | a, dans l'horrible espace, 6+6 a
Derrière lui pour ombre | une tête de mort. 6+6 a
2250 Naître ! mourir ! On entre, | entrez. — Sortez, on sort ! — 6+6 a
Et je songe à jamais ! | à jamais mon œil sombre 6+6 a
Voit aller et venir | l'onde énorme de l'ombre ! 6+6 a
A quoi bon ? et vous tous, | à quoi bon ? vous vivez ; 6+6 a
Vivez-vous ? et d'ailleurs, | pourquoi ? pensez, rêvez, 6+6 a
2255 Mourez ! heurtez vos fronts | à la sourde clôture ! 6+6 a
Qu'est-ce que le destin ? | qu'est-ce que la nature ? 6+6 a
N'est-ce qu'un même texte | en deux langues traduit ? 6+6 a
N'est-ce qu'un rameau double | ayant le même fruit ? 6+6 a
Le lierre qui verdit | à travers le décombre, 6+6 a
2260 La mer par le couchant | chauffée au rouge sombre, 6+6 a
Les nuages ayant | les cimes pour récifs, 6+6 a
Les tourmentes volant | en groupes convulsifs, 6+6 a
La foudre, les Etnas | jetant des pierres ponces, 6+6 a
Les crimes s'envoyant | les fléaux pour réponses, 6+6 a
2265 L'antre surnaturel, | l'étang plein de typhus, 6+6 a
Les prodiges hurlant | sous les chênes touffus, 6+6 a
La matière, chaos, | profondeur où s'étale 6+6 a
L'air furieux, le feu | féroce, l'eau brutale ; 6+6 a
La nuit, cette prison, | ce noir cachot mouvant 6+6 a
2270 Où l'on entend la sombre | évasion du vent, 6+6 a
Tout est morne. On a peur | quand l'aube qui s'éveille 6+6 a
Fait une plaie au bas | des cieux, rouge et vermeille ; 6+6 a
On a peur quand la bise | épand son long frisson ; 6+6 a
On a peur quand on voit, | vague, à fleur d'horizon, 6+6 a
2275 Montrant, dans l'étendue | au crépuscule ouverte, 6+6 a
Son dos mystérieux | d'or et de nacre verte, 6+6 a
Ramper le scarabée | effroyable du soir. 6+6 a
On a peur quand minuit | sur les monts vient s'asseoir. 6+6 a
Pourtant, dans cette masse | informe et frémissante, 6+6 a
2280 Il semble par moments | qu'on saisisse et qu'on sente 6+6 a
Comme un besoin d'hymen | et de' paix émouvant, 6+6 a
Toutes ces profondeurs | de nuée et de vent ; 6+6 a
Tout cherche à se parler | et tout cherche à s'entendre ; 6+6 a
La terre, à l'océan | jetant un regard tendre, 6+6 a
2285 Attire à son flanc vert | ce sombre apprivoisé 6+6 a
Mais l'eau quitte le bord | après l'avoir baisé, 6+6 a
Et retombe, et s'enfonce, | et redevient, tourmente ; 6+6 a
Il n'est rien qui n'hésite | et qui ne se démente ; 6+6 a
Le bien prête son voile | au mal qui vient s'offrir ; 6+6 a
2290 Hélas ! l'autre côté | de savoir, C'est souffrir ; 6+6 a
Aube et soir, vie et deuil | ont les mêmes racines ; 6+6 a
Le sort fait la recherche | et l`angoisse voisines ; 6+6 a
D'où jaillit le regard | on voit sortir le pleur ; 6+6 a
Et, si l'œil dit Lumière, | il dit aussi Douleur. 6+6 a
2295 Tout est morne. Il n est pas | d'objet qui ne paraisse 6+6 a
Faire dans l'infini | des signes de détresse 6+6 a
Et pendant que, lugubre | et vague, autour de lui, 6+6 a
Dans la blême fumée | et dans le vaste `ennui, 6+6 a
— Le tourbillon des faits | et des choses s'engouffre, 6+6 a
2300 Ce spectre de la vie | appelé l'homme, souffre, 6+6 a
Ces deux tragiques voix, | Nature, Humanité, 6+6 a
Se font écho, chacune | en son extrémité 6+6 a
La tristesse de l'un | sur-l'autre se replie ; 6+6 a
La pâle angoisse humaine | a la mélancolie 6+6 a
2305 Du plaintif univers | pour explication ; 6+6 a
Et les gémissements | de là création 6+6 a
Sont pleins de la misère | insondable de l'homme. 6+6 a
Pourtant vous n'êtes rien | que des larves en somme ! 6+6 a
Vous marchez l'un sur l'autre ; | obscurs, troubles, dormants, 6+6 a
2310 Fuyants, et tous vos pas | sont des effacements. 6+6 a
Il ne reste de vous, | s'il reste quelque chose, 6+6 a
Que l'embryon, peut-être | effet, peut-être cause, 6+6 a
Que les rudiments sourds, | muets, primordiaux. 6+6 a
L'être éternel est fait | d'atomes idiots. 6+6 a
2315 Lui-même est-il ? voilà | le sinistre problème. 6+6 a
O semeur, montre-nous | du moins la main qui sème ! 6+6 a
Hermès, mais qui peut voir | ce qu'a vu l'œil d'Hermès ? 6+6 a
M'a dit qu'il avait vu, | du haut des grands sommets, 6+6 a
Au delà du réel, | au delà du possible, 6+6 a
2320 Une clarté, reflet | du visage invisible ; 6+6 a
Elle éclairait la brume | où nous nus abîmons ; 6+6 a
Tout le bloc frissonnant | des êtres ; arbres, monts, 6+6 a
Ailes, regards, rameaux, | était penché sur elle ; 6+6 a
Et, jetant des éclairs | soudains, surnaturelle, 6+6 a
2325 Cette lueur sans fond, | qu'on n'osait approcher, 6+6 a
Épouvantait parfois | le chêne et le rocher 6+6 a
Même le plus terrible | et le plus intrépide. 6+6 a
Comme c'est immobile, | et comme c'est rapide ! 6+6 a
Comme cela s'échappe | à de certains moments ! 6+6 a
2330 Comme l'abîme fait | d'étranges mouvements ! 6+6 a
Oh ! j'ai beau vouloir fuir, | et fuir, et fuir encore ! 6+6 a
La contemplation | du gouffre me dévore. 6+6 a
Oui, je te l'ai dit, oui, | sur la sombre hauteur, 6+6 a
Je vois le monde !
Aimants, | fluides, pesanteur, 6+6 a
2335 Axes, pôles, chaleur, | gaz, rayons, feu sublime, 6+6 a
Toutes les forces sont | les chevaux de l'abîme ; 6+6 a
Chevaux prodigieux | dont le pied toujours fuit, 6+6 a
Et qui tirent le monde | à travers l'âpre nuit ; 6+6 a
Et jamais de sommeil | à leur fauve prunelle, 6+6 a
2340 Et jamais d'écurie | à leur course éternelle ! 6+6 a
Ils vont, ils vont, ils vont, | fatals alérions, 6+6 a
Franchissant les zéniths | et les septentrions ; 6+6 a
Traînant-tous les soleils | dans toutes, les ténèbres, 6+6 a
L'homme sent la terreur | lui glacer les vertèbres 6+6 a
2345 Quand d'en bas il entend | leur pas mystérieux. 6+6 a
Il dit : — Comme l'orage | est profond dans les cieux ! 6+6 a
Comme les vents d'ouest | soufflent là-bas au large ! 6+6 a
Comme les bâtiments | doivent jeter leur charge, 6+6 a
Et comme-l'océan | doit être affreux a voir ! 6+6 a
2350 Comme il pleut cette nuit ! | comme il tonne ce soir ! 6+6 a
O vivants, fils du temps, | de l'espace et du nombre, 6+6 a
Ce sont les noirs chevaux | du chariot de l'ombre. 6+6 a
Écoutez-les passer. | L'ouragan tortueux, 6+6 a
La foudre, tout ce bruit | difforme et monstrueux 6+6 a
2355 Des souffles dans les monts, | des vagues sur la plage, 6+6 a
Sont les hennissements | du farouche attelage. 6+6 a
Cette création | est toujours en travail ; 6+6 a
L'astre refait son or, | et l'aube son émail, 6+6 a
La nuit détruit le jour, | l'onde détruit la digue, 6+6 a
2360 Incessamment, sans fin, | sans repos, sans fatigue. 6+6 a
Sans cesse les noirceurs, | les germes, les clartés, 6+6 a
Les croisements d'éclairs | dans les immensités, 6+6 a
Les effluves, les feux, | les métaux, les mercures, 6+6 a
Les déluges profonds, | ablutions obscures, 6+6 a
2365 Font des enfantements | dans la destruction ; 6+6 a
La matière est pensée | et l'idée action ; 6+6 a
On naît, on se féconde, | on vit, on meurt, sans trêve ; 6+6 a
Et parfois j'aperçois, | même au delà du rêve, 6+6 a
Dans des fonds ou mes yeux | n'étaient jamais venus, 6+6 a
2370 Des levers effrayants | de mondes inconnus. 6+6 a
Oh ! pourquoi ces chaos, | si tout vient d'un génie ? 6+6 a
Oh ! si c'est le néant, | pourquoi cette harmonie ? 6+6 a
Est-il, Lui ? L'univers | m'apparaît tour à tour 6+6 a
Convulsion, puis ordre ; | obscurité, puis jour. 6+6 a
2375 S'Il est, pourquoi sent-on | le froid de la couleuvre ? 6+6 a
S'Il est, d'où vient qu'un ver | ronge toute son œuvre, 6+6 a
La mère dans l'enfant, | la fleur dans son pistil ? 6+6 a
Et pourquoi souffre-t-on ? | Et pourquoi permet-il 6+6 a
La Douleur, cette immense | et sombre calomnie ? 6+6 a
2380 Qu'est-ce que fait le mal | dans l'univers ? il nie. 6+6 a
Il dit : — vous rêvez Dieu | quand c'est moi qui vous suis. 6+6 a
La preuve qu'il n'est pas, | vivants, c'est que je suis. 6+6 a
Est-ce mauvais ou bon ? | est-ce splendide ou triste ? 6+6 a
Tout cela suffit-il | pour prouver qu'Il existe ? 6+6 a
2385 Et qu'il est quelque part | un Auteur, un Voyant, 6+6 a
Un être épouvantable | ou secourable, ayant 6+6 a
La distance du mal | au bien pour envergure ? 6+6 a
Esprit fait monde avec | l'abîme pour figure ! 6+6 a
Grand inconnu tenant | la pensée en arrêt ! 6+6 a
2390 Mais qui nous dit que l'ombre | est ce qu'elle paraît ? 6+6 a
Est-elle unité sombre ? | est-elle foule horrible ? 6+6 a
Ne voit-on de clarté | que par les trous d'un crible ? 6+6 a
Cela roule ; sur qui ? | Cela tourne ; sur quoi ? 6+6 a
D'où vient-on ? où va-t-on ? | Je ne sais rien. Et toi ? 6+6 a
2395 Et l'oiseau regarda | de ses deux Yeux mon âme ; 6+6 a
Et je vis de la nuit | tout au fond de leur flamme. 6+6 a
Et, comme je restais | pensif, il poursuivit : 6+6 a
Ombre sur ce qui meurt ! | ombre sur ce qui vit ! 6+6 a
J'ai lu ceci, qu'Hermès | écrivit sur sa table : 6+6 a
2400 — « Pyrrhon d'Élée était | un mage redoutable. 6+6 a
« L'abîme en le voyant | se mettait à _hennir. 6+6 a
« Il vint un jour au ciel ; | Dieu le laissa venir ; 6+6 a
« Il vit la vérité, | Dieu la lui laissa prendre. 6+6 a
« Comme il redescendait — | car il faut redescendre ; 6+6 a
2405 « L'Idéal met dehors | les sages enivrés ; — 6+6 a
« Comme il redescendait | de degrés en degrés, 6+6 a
« De parvis en parvis, | de pilastre en, pilastre, 6+6 a
« De la terre aperçu, | tenant dans sa main l'astre, 6+6 a
« Soudain, sombre, il tourna | vers les grands cieux brûlants 6+6 a
2410 « Son poing terrible et plein | de rayons aveuglants, 6+6 a
« Et laissant de ses doigts | jaillir l'astre, le sage 6+6 a
« Dit : je te lâche, ô Dieu, | ton étoile au visage ! 6+6 a
« Et la clarté plongea | jusqu'au fond de la nuit ; 6+6 a
« On vit un instant Dieu, | puis tout s'évanouit. » 6+6 a
2415 Hermès contait encore | avoir vu dans un songe. 6+6 a
Un esprit qui lui dit : | — Homme, un doute me ronge. 6+6 a
Je ne me souviens point | d'avoir été créé. 6+6 a
J'étais, je flottais, seul, | pensif, pas effrayé ; 6+6 a
Forme au vent agrandie, | au vent diminuée, 6+6 a
2420 J'étais dans la nuée | et j'étais la nuée ; 6+6 a
Je nageais dans le rêve | et dans la profondeur. 6+6 a
Tout a coup l'univers | naquit ; cette rondeur 6+6 a
Entra dans l'horizon | qui devint formidable ; 6+6 a
Je ne supposais pas | le vide fécondable ; 6+6 a
2425 J'eus un moment d'effroi ; | depuis, avec stupeur, 6+6 a
J'examine ce monde | inquiétant ; j'ai peur 6+6 a
D'être dans l'ombre avec | quelqu'un de redoutable. 6+6
Hermès s'en est allé | les deux mains étendues. 6+6 a
Il cherchait, il sondait | les profondeurs perdues ; 6+6 a
2430 Et comme lui je cherche ; | et dans ce que je fais 6+6 a
J'étouffe, comme avant | de chercher, j'étouffais. 6+6 a
Car la nuit me punit | de vouloir la connaître. 6+6 a
C'est une obscénité | de lever, fût-on prêtre, 6+6 a
Le grand voile pudique | et sacré de l'horreur. 6+6 a
2435 D'ailleurs, que trouve-t-on ? | faux sens, fumée, erreur. 6+6 a
L'illusion, riant | de son rire sinistre, 6+6 a
Sort de l'ombre, écrit : FIN, | et ferme le registre. 6+6 a
On se perd à descendre, | on s'égare à monter. 6+6 a
Chercher, c'est offenser ; | tenter, c'est attenter ; 6+6 a
2440 Savoir, c'est ignorer. | Isis au bandeau triple 6+6 a
A la surdité morne | et froide pour disciple. 6+6 a
Ne pas vouloir est bien, | ne pas pouvoir est mieux. 6+6 a
Porte envie à l'aveugle, | et n'ouvre pas les yeux. 6+6 a
Tais-toi ! tais-toi ! S'il est | quelques bouches frivoles 6+6 a
2445 Qui parlent, ô vivant, | sache que les paroles 6+6 a
Troublent l'énormité | menaçante des cieux. 6+6 a
Le muet est plus saint | que le silencieux. 6+6 a
Oui, se murer l'oreille | avec, le mur silence ; 6+6 a
Ne jeter aucun poids | dans aucune balance ; 6+6 a
2450 Ne pas toucher aux plis | lugubres du rideau ; 6+6 a
Oui, garder le bâillon, | oui, garder le bandeau ; 6+6 a
Végéter sans vouloir, | sans tenter, sans atteindre ; 6+6 a
Laisser les yeux se clore | et les soleils s'éteindre ; 6+6 a
Telle est la loi.
Pourtant | je veux ; mais je ne puis. 6+6 a
2455 — Cherche, m'a dit Hermès. | Je n'ai rien vu depuis. 6+6 a
Nuée en bas, nuée | en haut, nuée au centre ; 6+6 a
Nuit et nuit ; rien devant, | rien derrière ; rien entre. 6+6 a
Par moments, des essaims | d'atomes vains et fous 6+6 a
Qui flottent ; ce-qu'on voit | de plus réel, c'est vous, 6+6 a
2460 Mort, tombe, obscurité | des blêmes sépultures, 6+6 a
Cimetières, de Dieu | ténébreuses cultures. 6+6 a
Mais pourquoi donc ce mot | me revient-il toujours ? 6+6 a
Est-ce qu'il est l'écho | de ces grands porches sourds ? 6+6 a
Oh ! n'est-il pas plutôt | le vide où tout s'achève ; 6+6 a
2465 L'éclat de rire vague | et sinistre du rêve ? 6+6 a
Cependant il faut bien | un axe à ce qu'on voit ; 6+6 a
Et, quelque chose étant ; | il faut que quelqu'un soit. 6+6 a
Haine ou sagesse, joie | ou deuil, paix ou colère, 6+6 a
Il faut la clef de voûte | et la pierre, angulaire ; 6+6 a
2470 Il faut le point d'appui, | le pivot, le milieu. 6+6 a
A la roue univers | il faut bien un essieu. 6+6 a
Croyons ! croyons ! Sans voir | la source, on peut conclure 6+6 a
De l'œuvre à l'ouvrier, | et de la chevelure 6+6 a
A la tête, et du cercle | au centre d'où : tout part, 6+6 a
2475 Et du parfum partout | à la fleur quelque part. 6+6 a
Homme, l'Être doit être. | Homme, il n'est pas possible 6+6 a
Que la flèche esprit vole | et n'ait pas une cible. 6+6 a
Il ne se peut, si vain | et si croulant que soit 6+6 a
Ce monde où l'on voit fuir | tout ce qu'on aperçoit ; 6+6 a
2480 Il ne se peut, ô tombe ! | ô nuit ! que la nature 6+6 a
Ne soit qu'une inutile | et creuse couverture, 6+6 a
Que le fond soit de l'ombre | aveugle, que le bout 6+6 a
Soit le vide, et que Rien | ait pour écorce Tout. 6+6 a
Il ne se peut qu'avec | l'amas crépusculaire 6+6 a
2485 De ses grands bas-reliefs | qu'un jour lugubre éclaire, 6+6 a
Avec son bloc de nuit, | de brume et de clarté, 6+6 a
La création soit, | devant l'immensité, 6+6 a
Un piédestal ayant | le néant pour statue. 6+6 a
Croyons. En disant non, | l'esprit se prostitue. 6+6 a
2490 L'Être a beau se cacher, | tout nous dit : le voilà ! 6+6 a
Croyons. —
Je me répète, | ô songeur, tout cela ; 6+6 a
Mais c'est au-doute affreux | que toujours je retombe ; 6+6 a
Tant la fleur et la foudre, | et l'étoile et la trombe, 6+6 a
Et l'homme et le sépulcre, | et la terre et le ciel, 6+6 a
2495 Font trembler et fléchir | le rayon visuel ! 6+6 a
Tant ce qu'on aperçoit | trouble ce qu'on suppose ! 6+6 a
Tant l'effet noir voit peu | directement la cause ! 6+6 a
Tant, même aux meilleurs yeux, | la brume et le rayon, 6+6 a
Les éléments toujours | en-contradiction, 6+6 a
2500 Les souffles déchaînés | et les ailes captives, 6+6 a
Ouvrent sur l'inconnu | de louches perspectives ! 6+6 a
Tant il est malaisé | de crier : Vérité ! 6+6 a
Et tant, la certitude | a d'obliquité ! 6+6 a
Je regarde et je cherche | et j'attends et je songe, 6+6 a
2505 Et le silence froid | devant moi se prolonge. 6+6 a
Par moments, dans l'espace | où son fantôme a l'air 6+6 a
D'errer avec le vent, | la nuée et l'éclair, 6+6 a
Je vois passer Hermès, | mon prodigieux maître. 6+6 a
Abordant ou fuyant | l'inconnu qu'il pénètre, 6+6 a
2510 Il rêve, il pense, il tend | ses deux bras pour prier ; 6+6 a
J'entends alors sa voix | formidable crier : 6+6 a
— Oh ! l'être ! l'être ! l'être | effrayant ! il m'accable 6+6 a
Sous son nom inouï, | sombre, incommunicable ! 6+6 a
Je ne le dirai pas ! | Sois tranquille, infini ! 6+6 a
2515 Puis il passe terrible, | après m'avoir béni. 6+6 a
Et moi je reste là, | tressaillant, dans la nue. 6+6 a
Et l'oscillation | des gouffres continue. 6+6 a
Oh ! toujours revenir | au point d'où l'on partit ! 6+6 a
Et derrière le grand | toujours voir le petit. 6+6 a
2520 J'ai beau creuser la vie | et creuser la nature ; 6+6 a
J'ai des lueurs de-tout | dans ma science obscure, 6+6 a
Mais j'y respire un air | de sépulcre ; et j'ai froid. 6+6 a
Oh ! que cet univers, | s'il est vide, est étroit ! 6+6 a
Oh ! toujours se heurter | aux mêmes apparences ! 6+6 a
2525 Oh ! toujours se briser | aux mêmes ignorances ! 6+6 a
S'il existe, d'où vient | qu'il se cache et qu'il fuit ? 6+6 a
Est-il dans l'univers | comme un grain dans le fruit, 6+6 a
Comme le sel dans l'eau, | comme le vin dans l'outre ? 6+6 a
Oh ! percer la matière | horrible d'outre en outre ! 6+6 a
2530 Faire, à travers le bien, | le mal ; l'onde et le feu, 6+6 a
L'homme, l'astre et la bête ; | une trouée a Dieu ! 6+6 a
Qui le pourra ? personne. | Oh ! tout n'est qu'ironie. 6+6 a
Sage celui qui doute | et fort celui qui nie ! 6+6 a
Tu cherches aussi l'Être, | ô passant ! je te plains. 6+6 a
2535 Les firmaments d'abîme | et d'abîme sont pleins. 6+6 a
La route est longue, va ! | l'éternel, parallèle 6+6 a
A l'infini, t'aura | bien vite brisé l'aile. 6+6 a
Cours, vole, essaie, et cherche, | et plane, et sois puni ! 6+6 a
Moi, — l'œil fixe suffit | tant qu'il n'est pas terni, — 6+6 a
2540 Je reste où je suis. Va, | monte ! Et prends garde en route 6+6 a
Aux visions qui font | qu'on s'égare et qu'on doute. 6+6 a
Tu trouveras peut-être | à quelque seuil d'enfers 6+6 a
Des fantômes de feu, | de pâles Lucifers, 6+6 a
Punis pour s'être mis | au front un peu d'aurore, 6+6 a
2545 Larrons de feu céleste | ou d'infernal phosphore, 6+6 a
Noirs dénicheurs de nids | d'astres dans les rameaux 6+6 a
D'où tombent les terreurs, | les songes et les maux. 6+6 a
Passe, et va devant toi, | sois méfiant, et rôde, 6+6 a
Sans croire à la clarté, | dans la nuit, cette fraude ; 6+6 a
2550 Ne suis pas ce qu'on voit, | ne suis pas ce qui luit. 6+6 a
A force de vouloir | aveugler tout, la nuit 6+6 a
Finit par faire éclore | une lueur athée ; 6+6 a
Et les flamboiements sont | de l'ombre révoltée. 6+6 a
J'en suis moi-même.
Alors | le hibou frémissant 6+6 a
2555 Se tourna vers la nuit, | cherchant l'énorme absent. 6+6 a
On eût dit que sa tête | et ses deux ailes grises 6+6 a
Dans un pesant filet | invisible étaient prises ; 6+6 a
Il tremblait, puis restait | rêveur comme un vieillard. 6+6 a
Tout à coup il cria | dans l'immense brouillard : 6+6 a
2560 Profondeurs ! Profondeurs ! | Profondeurs formidables ! 6+6 a
Embryons éternels, | atomes imperdables, 6+6 a
D'où sortez-vous ? Substance, | air, flamme, moule humain, 6+6 a
Terre ! avez-vous été | pétris par une main ? 6+6 a
O parturition | ténébreuse de l'Être ! 6+6 a
2565 Je veux trouver, je veux | savoir, je veux connaître ! 6+6 a
Le vide est impossible, | et tout est plein ; tout vit. 6+6 a
Qui le sait ? Le ciel croule | aussitôt qu'on gravit. 6+6 a
Si l'univers nous dit | de douter ; ou nous somme 6+6 a
De croire, je l'ignore : | Oh ! que dit l'aube à l'homme ? 6+6 a
2570 Que dit le froid mistral | et le semoun ardent ? 6+6 a
Vision ! la mer triste | entrechoque en grondant, 6+6 a
Sous les nuages lourds | que les souffles assemblent, 6+6 a
Ses monstrueux airains | en fusion, qui tremblent ! 6+6 a
Les flots font un fracas | de boucliers affreux 6+6 a
2575 Se heurtant et l'éclair | sépulcral est sur eux ! 6+6 a
Quelle est la foi, le dogme | et la philosophie 6+6 a
Que toute cette horreur | sombre nous signifie ? 6+6 a
L'étendue, où, vaincu ; | mon vol s'est arrêté, 6+6 a
Est si lugubrement | faite d'obscurité, 6+6 a
2580 L'obstacle est si fatal, | l'ombre est si dérisoire, 6+6 a
Que j'arrive à ne plus | comprendre, à ne rien croire ; 6+6 a
Et je dis à la nuit : | pas un être n'est sûr 6+6 a
Même d'un peu de Dieu, | nuit, dans un peu d'azur ! 6+6 a
Oh ! la création | est-elle volontaire ? 6+6 a
2585 Un maître y dit-il moi ? | Ciel ! Ciel ! de quel cratère 6+6 a
Du vieux volcan chaos ; | sous l'énigme englouti, 6+6 a
Ce monde, éruption | sinistre, est-il sorti ? 6+6 a
Quelqu'un a-t-il soufflé | sur ses torrents funèbres : 6+6 a
Pour en faire la pierre | énorme des ténèbres ? 6+6 a
2590 Quelqu'un l'a-t-il vu lave | avant qu'il fût granit ? 6+6 a
Qui donc, sur le versant | monstrueux du zénith, 6+6 a
Figea cette coulée | effrayante d'étoiles ? 6+6 a
Est-il ? S'il est, qu'il parle ! | Oh ! dis-moi qui tu voiles ; 6+6 a
Ciel morne ! L'être est-il | parce que la vue est ? 6+6 a
2595 Je sens sous l'infini | ce fantôme muet : 6+6 a
Je le sens ; mais est-il ? | Et j'ai beau le poursuivre ; 6+6 a
L'ombre incommensurable | et fuyante m'enivre. 6+6 a
Toute ma découverte | est, cendre et chute. O deuil ! 6+6 a
Le strabisme effrayant | du doute est dans mon œil ! 6+6 a
2600 Le fil de l'infini | devant moi se dévide. 6+6 a
Que la création | soit une chose vide, 6+6 a
Cela ne se peut pas. | Où serait la raison ? 6+6 a
Mais d'un autre côté, | dans le vaste horizon 6+6 a
Tout souffre ; et tout répond | aux questions : je pleure ! 6+6 a
2605 L'esprit comme la chair, | le siècle comme l'heure, 6+6 a
Le colosse et l'atome | infinitésimal. 6+6 a
O nuit ! pourquoi le vide ? | Oui, mais pourquoi le mal ? 6+6 a
Oh ! si je trouvais Dieu ! | Si je pouvais, à force 6+6 a
D'user ma griffe obscure | à saisir cette écorce, 6+6 a
2610 Déchirer l'ombre ! voir | ce front, et le voir nu ! 6+6 a
Ôter enfin la nuit | du visage inconnu ! 6+6 a
Mais rien ! Le ciel est faux, | l'astre ment, l'aube est traître ! 6+6 a
Je n'ai qu'un seul effort, | je me cramponne à l'être ; 6+6 a
Je me cramponne à Dieu | dans l'ombre sans parois ; 6+6 a
2615 Si Dieu n'existait pas ! | Oh ! par moments je crois 6+6 a
Voir pleurer la paupière | horrible de l'abîme. 6+6 a
Si Dieu n'existait pas ? | si rien n'avait de cime ? 6+6 a
Si les gouffres n'avaient | qu'une ombre au milieu d'eux ? 6+6 a
Oh ! serais-je tout seul | dans l'infini hideux ? 6+6 a
2620 O vous, les quatre vents | soufflant dans le prodige, 6+6 a
Est-il ? est-il ? est-il ? | est-il ? Moi-même suis-je ? 6+6 a
Ne verrai-je jamais | blanchir les bleus sommets ? 6+6 a
Et devons-nous rester | face à face à jamais, 6+6 a
Sous l'énigme, idiote | et monstrueuse voûte, 6+6 a
2625 Lui qui s'appelle Nuit, | moi qui m'appelle Doute ! 6+6 a
Et rien ne répondit ; | et l'oiseau curieux 6+6 a
Et funèbre, crispant | son ongle furieux, 6+6 a
Frémit ; et, se ruant | sur l'espèce de face 6+6 a
Qui toujours dans la brume | apparaît et s'efface, 6+6 a
2630 Poursuivant l'éternel | évanouissement, 6+6 a
Tâchant de retenir | le vide, le moment, 6+6 a
L'éclair, le phénomène | informe, le problème, 6+6 a
Et tout ce rien fuyant | qu'il ne voyait pas même, 6+6 a
Cherchant un pli, cherchant | un nœud, faisant effort 6+6 a
2635 Pour prendre l'impalpable | et l'obscur par le bord, 6+6 a
Et pour saisir, dans l'ombre | où tout essor avorte, 6+6 a
La nuit par le trou noir | de quelque étoile morte, 6+6 a
Las, rauque, haletant | dans l'insondable exil : 6+6 a
— Mais, spectre, arrache donc | ce masque ! cria-t-il. 6+6 a
2640 Et je ne le vis plus ; | l'ombre avait saisi l'être 6+6 a
Qui voulait saisir l'ombre ; | et tout doit disparaître, 6+6 a
Et tout doit s'effacer, | et tout, Rhodope, Ossa, 6+6 a
Athos, tout doit passer, | et cet oiseau passa. 6+6 a
Seulement, comme un souffle | a peine saisissable, 6+6 a
2645 Comme un bruit de fourmi | roulant un grain de sable, 6+6 a
Dans le gouffre où venait | d'entrer l'oiseau d'Hermès, 6+6 a
J'entendis murmurer | tout bas ce mot : jamais ! 6+6 a
Toute l'ombre exhalait | un brouillard léthifère. 6+6 a
Et je demeurai là, | ne sachant plus que faire 6+6 a
2650 De mes ailes, n'osant | ni chercher, ni vouloir. 6+6 a
III
Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir ; 6+6 a
Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
Dans le profond nadir | que la ruine encombre, 6+6 a
Où sans cesse, à jamais, | sinistre et se taisant, 6+6 a
2655 Quelque chose de sombre | et d'inconnu descend, 6+6 a
Les brouillards indistincts, | et gris, fumée énorme, 6+6 a
S'enfonçaient et perdaient | lugubrement leur forme, 6+6 a
Pareils à des : chaos | l'un sur l'autre écroulés. 6+6 a
Montant toujours, laissant | sous mes talons ailés 6+6 a
2660 L'abîme d'en bas, plein | de l'ombre inférieure, 6+6 a
Je volai, dans la brume | et dans le vent qui pleure, 6+6 a
Vers l'abîme d'en haut, | obscur comme un tombeau ; 6+6 a
J'approchai de la mouche, | et c'était un corbeau. 6+6 a
Et ce corbeau disait : |
Ils sont deux ! Zoroastre. 6+6 a
2665 L'un est l'esprit de vie, | au vol d'aigle, aux yeux d'astre, 6+6 a
Qui rayonne, crée, aime, | illumine, construit ; 6+6 a
Et l'autre est l'araignée | énorme de la nuit. 6+6 a
Ils sont deux ; l'un est l'hymne | et l'autre est la huée. 6+6 a
Ils sont deux ; le linceul | et l'être, la nuée 6+6 a
2670 Et le ciel, la paupière | et l'œil, l'ombre et le jour, 6+6 a
La haine affreuse, noire, | implacable, et l'amour. 6+6 a
Ils sont deux combattants. | Le combat, c'est le monde. 6+6 a
L'un, qui mêle à l'azur | sa chevelure blonde, 6+6 a
Est l'ange ; il est celui | qui, dans le gouffre obscur, 6+6 a
2675 Apporte la clarté, | le lys, le-bonheur pur ; 6+6 a
Du monstre aux pieds hideux | il traverse les voiles ; 6+6 a
Sur sa robe frissonne | un tremblement d'étoiles ; 6+6 a
Il est beau ! Semant l'être | et le germe aux limons, 6+6 a
Allumant des blancheurs | sur la cime des monts, 6+6 a
2680 Et pénétrant d'un feu | mystérieux les choses, 6+6 a
Il vient, et l'on voit l'aube | à travers ses doigts roses ; 6+6 a
Et tout rit ; l'herbe est verte | et les hommes sont doux. 6+6 a
L'autre surgit à l'heure | où pleurent à genoux. 6+6 a
Les mères et les sœurs, | Rachel, Hécube, Électre ; 6+6 a
2685 Le soir monstrueux fait | apparaître le spectre ; 6+6 a
Il sort du vaste ennui | de l'ombre qui descend ; 6+6 a
Il arrête la sève | et fait couler le sang ; 6+6 a
Le jardin sous ses pieds | se change en ossuaire ; 6+6 a
De l'horreur infinie | il traîne le suaire ; 6+6 a
2690 Il sort pour faire faire | aux ténèbres le mal ; 6+6 a
Morne, en l'être charnel | comme en l'être aromal, 6+6 a
Il pénètre ; et pendant | qu'à l'autre bout du monde, 6+6 a
Abattant les rameaux | du crime qu'il émonde, 6+6 a
L'éblouissant Ormus | met sur son front vermeil. 6+6 a
2695 Cette tiare d'or | qu'on nomme le soleil, 6+6 a
Lui, sur l'horizon noir, | sinistre, à la nuit brune, 6+6 a
Se dresse avec le masque | horrible de la lune, 6+6 a
Et, jetant à tout astre | un regard de côté, 6+6 a
Rôde, voleur de l'ombre | et de l'immensité. 6+6 a
2700 Grâce à lui, l'incendie | éclos d'une étincelle, 6+6 a
Le jaguar qui dévore | à jamais la gazelle, 6+6 a
La peste, le poison, | l'épine, la noirceur, 6+6 a
L'âpre ciguë à qui | le serpent dit : ma sœur, 6+6 a
Le feu qui ronge tout, | l'eau sur qui tout chavire, 6+6 a
2705 L'avalanche, le roc | qui brise le navire, 6+6 a
Le vent qui brise l'arbre, | étalent sous le ciel 6+6 a
La vaste impunité | du forfait éternel. 6+6 a
Il se penche effrayant | sur les dormeurs qui rêvent ; 6+6 a
C'est vers lui qu'à travers | l'obscurité s'élèvent 6+6 a
2710 L'hymne d'amour du monstre | et le feu du bûcher, 6+6 a
Les langues des serpents | cherchant à le lécher, 6+6 a
Tous les dos caressants | des bêtes qu'il anime, 6+6 a
Et les miaulements | énormes de l'abîme. 6+6 a
Il pousse tous les cris | de guerre des humains ; 6+6 a
2715 Dans leurs combats hideux | c'est lui qui bat des mains, 6+6 a
Et qui, lâchant la mort | sur les têtes frappées, 6+6 a
Attache cette foudre | à l'éclair des épées. 6+6 a
Il marche environné | de la meute des maux ; 6+6 a
Il heurte aux rochers l'onde | et l'homme aux animaux. 6+6 a
2720 Chaque nuit il est près | de triompher ; il noie 6+6 a
Les cieux ; il tend la main, | il va saisir la proie, 6+6 a
Le monde ; — l'océan | frémit, le gouffre bout, 6+6 a
Ses dents claquent de joie, | il grince, et tout à coup, 6+6 a
A l'heure où les parsis, | les mages et les guèbres 6+6 a
2725 Entendent ce bandit | rire dans les ténèbres, 6+6 a
Voilà que de l'abîme | un rayon blanc jaillit, 6+6 a
Et que, sur le malade | expirant dans son lit, 6+6 a
Sur les mères tordant | leurs mains désespérées, 6+6 a
Sur le râle éperdu | des lugubres marées, 6+6 a
2730 Sur le juste au tombeau, | sur l'esclave au carcan, 6+6 a
Sur l'écueil, sur le bois | profond, sur le volcan, 6+6 a
Sur tout cet univers | que l'ombre veut proscrire, 6+6 a
L'aurore épanouit | son immense sourire ! 6+6 a
Sous l'univers, hagard, | lié d'un triple nœud, 6+6 a
2735 Un être, qui ne sait | s'il existe, se meut ; 6+6 a
C'est l'idiot ; le sombre | enchaîné de la cave, 6+6 a
Chaos, s'il est permis | de nommer cet esclave. 6+6 a
Stupide, il rêve là, | connu des spectres seuls, 6+6 a
Caché sous tous les plis | que font tous les linceuls, 6+6 a
2740 Ébauche par en haut | et par en bas décombre, 6+6 a
Mendiant sourdement | un peu de jour dans l'ombre, 6+6 a
Sanglottant au hasard, | formidable pleûreur, 6+6 a
Il tord ses deux moignons, | ignorance et terreur ; 6+6 a
Et la pluie éternelle | et lugubre l'inonde. 6+6 a
2745 Il rampe dans un trou ; | fondrière du monde ; 6+6 a
Sans yeux, sans pieds, sans voix, | mordant et dévoré, 6+6 a
Se heurtant aux parois | des gouffres, effaré 6+6 a
D'éclairs pleuvant sur lui | comme sur une cible, 6+6 a
Espèce d'affreux tronc | ayant pour gaine horrible 6+6 a
2750 La coque de l'œuf noir | d'où l'univers sortit 6+6 a
Son crâne sous le poids | du néant s'aplatit ; 6+6 a
Et l'on voit vaguement | tâtonner dans l'informe, 6+6 a
Au fond de l'infini, | ce cul-de-jatte énorme. 6+6 a
Il n'entend même pas | le bruit que font en haut 6+6 a
2755 Les deux principes dieux, | ébranlant son cachot, 6+6 a
Et leurs trépignements | sur sa morne demeure. 6+6 a
Le méchant veut qu'il vive | et le bon veut qu'il meure. 6+6 a
Ainsi luttent, hélas ! |'ces deux égaux puissants ; 6+6 a
L'un, roi de l'esprit ; l'autre, | empoisonneur des sens ; 6+6 a
2760 Les choses à leur souffle | expirent ou végètent. 6+6 a
Rien n'est au-dessus d'eux. | Ils sont seuls. Ils se jettent 6+6 a
L'hiver et le printemps, | l'éclair et le rayon ; 6+6 a
Ils sont l'effrayant duel | de la création. 6+6 a
Tout est leur guerre ; ils sont | dans la flamme, dans l'onde, 6+6 a
2765 Dans la terre où les monts | fument, dans l'air qui gronde ; 6+6 a
Leurs chocs font tressaillir | les firmaments, et font 6+6 a
Trembler les soleils d'or | à ce sombre plafond ; 6+6 a
Et le nid, dans la mousse, | est leur champ de bataille. 6+6 a
L'abîme est entr'ouvert | quand Arimane bâille ; 6+6 a
2770 Alors l'essaim hagard | des hydres se répand. 6+6 a
Les deux colosses, l'un | planant, l'autre rampant, 6+6 a
S'étreignent. Où l'on voit | deux cœurs qui se haïssent, 6+6 a
Deux dragons qui la nuit | l'un vers l'autre se glissent, 6+6 a
Deux forces s'attaquant | à grand bruit, deux guerriers 6+6 a
2775 Combattant, deux poignards | dont les coups meurtriers 6+6 a
Se croisent, et parfois | deux bouches qui se baisent, 6+6 a
Ce sont eux. Noirs assauts | qu'aucuns repos n'apaisent ! 6+6 a
Jamais de trêve. Ils sont ; | et rien n'existe qu'eux. 6+6 a
Les éléments sont pleins | de leurs cris belliqueux. 6+6 a
2780 Et partout où l'on pleure | et partout où l'on chante, 6+6 a
Dans l'homme, dans le vent, | dans la ronce méchante, 6+6 a
Dans la bête des bois | et dans les cieux émus, 6+6 a
L'ombre hurle Arimane | et le jour dit Ormus ! 6+6 a
Et dans les profondeurs | cette lutte s'étale ; 6+6 a
2785 Et l'oscillation | est heureuse ou fatale, 6+6 a
Et le large roulis | nous bere, ou son reflux 6+6 a
N'emporte que clameurs | et sanglots superflus, 6+6 a
Et le boa s'enroule | au tronc du sycomore, 6+6 a
Jérusalem voit naître | à son côté Gomorrhe, 6+6 a
2790 Thèbes lègue un linceul | de sables à Memphis, 6+6 a
Nemrod luit, Marc-Aurèle | a Commode pour fils, 6+6 a
Ou l'océan sourit, | et l'abîme et l'étoile 6+6 a
S'entendent pour sauver | une petite voile, 6+6 a
Le bois chante ; les nids | palpitent, les oiseaux 6+6 a
2795 Réjouissent les fleurs | en buvant aux ruisseaux, 6+6 a
La mère, en qui l'orgueil | à l'extase se mêle, 6+6 a
Emplit d'elle l'enfant | qui presse sa mamelle, 6+6 a
Et l'homme semble un dieu | de sagesse vêtu, 6+6 a
Et tout grandit en grâce, | en puissance, en vertu, 6+6 a
2800 Ou dans le flot du mal | tout naufrage et tout sombre, 6+6 a
Selon que le hasard, | roi de la lutte sombre, 6+6 a
Précipite Arimane | ou voile Ormus terni, 6+6 a
Et fait pencher, au fond | du livide infini, 6+6 a
L'un ou l'autre plateau | de la balance énorme. 6+6 a
2805 Arimane aux yeux d'ombre | attend qu'Ormus s'endorme ; 6+6 a
Ce jour-là, le chaos | et le mal le verront 6+6 a
Saisir dans ses bras noirs | le ciel au vaste front, 6+6 a
Et, fouillant tout orbite | et perçant tous les voiles, 6+6 a
De ce crâne éternel | arracher les étoiles ; 6+6 a
2810 Ormus, tout en dormant, | frémira de terreur ; 6+6 a
L'immensité, pareille | au bœuf qu'un laboureur 6+6 a
A laissé dans un champ | ténébreux, et qui beugle, 6+6 a
O nuit, s'éveillera | le lendemain aveugle, 6+6 a
Et, dans l'espace affreux | sous la brume enfoui, 6+6 a
2815 L'astre éteint cherchera | le monde évanoui ! 6+6 a
Et le corbeau rentra | dans l'ombre formidable. 6+6 a
L'infini sous mes pieds | reflétait l'insondable ; 6+6 a
Des lueurs y flottaient | comme dans un miroir. 6+6 a
IV
Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir, 6+6 a
2820 Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
J'y volai. L'eau des mers, | sous son flot le plus sombre, 6+6 a
A des monstres obscurs | qui vont, seuls ou nombreux, 6+6 a
Et l'éther cache aussi | des êtres ténébreux ; 6+6 a
Sous les ombres on vit | comme on vit sous les ondes. 6+6 a
2825 Je franchis ces hauteurs | lugubres et profondes, 6+6 a
Et cette mouche tait | un vautour.
Il planait 6+6 a
Dans le vide, que nul | ne sonde et ne connaît, 6+6 a
Criant :
— Hé ! le géant ! | Hé ! l'homme de l'abîme ! 6+6 a
Est-ce que tu n'es pas | fatigué ? de ma cime, 6+6 a
2830 J'entends le craquement | éternel de tes os. 6+6 a
Ta livide sueur | pleut dans l'affreux chaos. 6+6 a
Es-tu bien las ? Réponds. | Sur ton immense épaule 6+6 a
Pèse l'énormité | monstrueuse du pôle ; 6+6 a
Le globe, avec les cieux, | et les monts chevelus, 6+6 a
2835 Avec les mers roulant | les flux et les reflux, 6+6 a
Avec ses dieux ayant | des gouffres pour ancêtres, 6+6 a
Avec sa fourmilière | épouvantable d'êtres, 6+6 a
Avec ses millions | de chocs, de bruits, de pas, 6+6 a
Ses vivants et ses morts… | — c'est très lourd, n'est-ce pas ? 6+6 a
2840 Nulle voix ne sortit | du vide pour répondre ; 6+6 a
Et tout continua | d'être horrible, et de fondre 6+6 a
La cécité muette | avec l'obscurité. 6+6 a
Et le vautour me vit, | et, s'étant arrêté, 6+6 a
Grave et hideux, me dit : |
Passant, sache les choses. 6+6 a
2845 Il est des dieux. Ils sont | les dieux, mais non les causes. 6+6 a
Il poursuivit :
Je suis | le grand vautour béant. 6+6 a
J'étais sur la montagne | et j'avais un géant. 6+6 a
Pas l'être à qui je viens | de parler, mais un autre. 6+6 a
Vous, hommes, votre loi, | c'est d'apprendre ; la nôtre, 6+6 a
2850 A nous, les becs d'acier, | craints même des tombeaux, 6+6 a
C'est d'arracher la vie | et la chair par lambeaux 6+6 a
Il faut au dur vautour | la proie ensanglantée. 6+6 a
La mienne me plaisait ; | je mangeais Prométhée ; 6+6 a
Quand Orphée apparut, | et me dit : Viens. J'allai, 6+6 a
2855 Rauque et tout frémissant, | vers cet homme étoilé. 6+6 a
Il chantait, et son hymne | était une prière, 6+6 a
Et, lui, marchait devant, | et je volais derrière ; 6+6 a
Et tout ce que je sais, | ténèbres, c'est l'esprit, 6+6 a
C'est Orphée au front calme | et doux, qui me l'apprit ; 6+6 a
2860 Stupide, j'ai suivi | cette voix enchantée ; 6+6 a
Et c'est ainsi que fut | délivré Prométhée. 6+6 a
Écoute. En écoutant | l'esprit se forme et naît. 6+6 a
Prométhée, à travers | les, tourments, m'enseignait ; 6+6 a
Orphée a complété | l'œuvre de Prométhée ; 6+6 a
Sache à ton tour.
2865 Le monde | est de l'ombre agitée ; 6+6 a
L'ombre en heurtant ses flots | produit le chaos noir, 6+6 a
D'où sort la masse informe | et brute, laissant voir 6+6 a
Dans ses plis ces noirceurs, | ces larves, ces chimères 6+6 a
Que la nuit sombre appelle | à voix basse les Mères ; 6+6 a
2870 Et le père de tout, | c'est le vague étoilé. 6+6 a
L'univers a sur lui, | globe d'ombre mêlé, 6+6 a
Trois déesses qui sont | trois aveugles terribles. 6+6 a
Maîtresses du réseau | des forces invisibles, 6+6 a
Elles ouvrent sans bruit | leurs bras insidieux, 6+6 a
2875 Et prennent les titans, | les hommes et les dieux ; 6+6 a
L'œil partout voit surgir | une sombre inconnue ; 6+6 a
Sur la terre Vénus, | la grande nymphe nue, 6+6 a
En bas, dans l'âpre lieu | des mânes redouté, 6+6 a
Le spectre Hécate, en haut | l'ombre Fatalité ; 6+6 a
2880 Vénus étreint la vie | et rien ne lui résiste, 6+6 a
Hécate tient l'enfer, | et, comme un geôlier triste, 6+6 a
L'ombre Destin s'adosse | au grand ciel constellé. 6+6 a
On voit sur l'azur noir | ce fantôme voilé. 6+6 a
Ainsi le monde, enfer, | terre et cieux, plein de haines, 6+6 a
2885 Est triple pour souffrir | et frémit sous trois chaînes. 6+6 a
Tout par une noirceur | vers un gouffre est conduit. 6+6 a
Hécate, c'est la nuit, | le Destin, c'est la nuit, 6+6 a
Et Vénus, c'est la nuit ; | Vénus, fauve et fatale, 6+6 a
A deux filles, la mort | et la volupté pâle ; 6+6 a
2890 Et Mort et Volupté | sont deux ombres qui font 6+6 a
Chacune sous la vie | un abîme sans fond. 6+6 a
Ô déités, tenant, | les noires et la blonde, 6+6 a
Les entrailles, le cœur | et le cerveau du monde, 6+6 a
Et toute la nature | attachée à trois fils ! 6+6 a
2895 Les astres sont leurs yeux, | les nuits sont leurs profils. 6+6 a
Rien ne peut les fléchir ; | c'est en vain qu'on réclame ; 6+6 a
Le sort est tigre, Hécate | est sphynx, Vénus est femme. 6+6 a
Une cariatide | immense porte tout : 6+6 a
Tellus en deuil, Neptune | amer, Pluton qui bout, 6+6 a
2900 Arbres, moissons, déserts, | flots confus, rocs inertes, 6+6 a
Fleuves laissant traîner | leurs longues barbes vertes, 6+6 a
Hommes et champs d'où sort | un bruit sourd, tournoiements 6+6 a
Des nuages, de jour | ou d'orage écumants, 6+6 a
Et Pan, qui, dérangeant | les branchages des ormes, 6+6 a
2905 Apparaît vaguement | au fond des bois énormes. 6+6 a
Tout est un groupe obscur | d'aspects fallacieux ; 6+6 a
Les astres font un bruit | de lyres dans les cieux ; 6+6 a
Le porche sidéral, | antre du sort, gouverne 6+6 a
Ce monde triple, ciel, | terre en fleurs, rouge Averne. 6+6 a
2910 Une grâce lugubre | est mêlée à l'effroi. 6+6 a
Partout quelque chaos, | dont quelque monstre est roi, 6+6 a
Obéit, dans l'écume | ou la flamme ou l'épine, 6+6 a
Aux yeux d'une Amphitrite | ou d'une Proserpine 6+6 a
Ou de quelque Cybèle | au front blond et serein. 6+6 a
2915 Partout se croisent l'eau, | le feu, l'autan sans frein, 6+6 a
Les satyres dansants, | les nymphes chasseresses, 6+6 a
Et dans le sombre azur | des essors de déesses. 6+6 a
Et, tour à tour, et l'un | après l'autre, au plus noir 6+6 a
De l'antre, que blanchit | l'aube et qu'ombre le soir, 6+6 a
2920 On voit passer, forgeant | la lumière ou la brume 6+6 a
Sur l'Heure, étincelante | et ténébreuse enclume, 6+6 a
Le Jour, la Nuit, géants, | cyclopes à l'œil rond, 6+6 a
Ayant, l'un le soleil, | l'autre la lune, au front. 6+6 a
La Matière est au centre, | au fond des sombres voûtes, 6+6 a
2925 Hydre, divinité, | la plus noire de toutes ! 6+6 a
Tout cherche tout, sans but ; | sans trêve, sans repos. 6+6 a
Ces femmes qu'un dieu pousse | et dont les blanches peaux 6+6 a
En touchant l'arbre ému, | font frémir les écorces, 6+6 a
Ces démons composés | d'ivresses et de forces, 6+6 a
2930 Les Ménades aux seins | de Sirène, aux yeux fous, 6+6 a
Passent levant leur robe | au-dessus des genoux, 6+6 a
Mêlant les voix, le luth, | la timbale et le cistre. 6+6 a
O monde ténébreux, | éblouissant, sinistre ! 6+6 a
La fange se soulève | et veut lécher les cieux. 6+6 a
2935 Les cieux n'abhorrent pas | cet hymen monstrueux. 6+6 a
Omphale aux blonds cheveux | étreint le vaste Hercule. 6+6 a
Tout frémit. Dans le vague | et trouble crépuscule 6+6 a
Les temples entrevus | dressent leurs noirs piliers ; 6+6 a
Les flamboiements des yeux | errent dans les halliers : 6+6 a
2940 Le pâtre attend Phœbé ; | l'ombre qui se déchire 6+6 a
Laisse voir le dragon, | l'elfe, l'hécatonchyre, 6+6 a
Tâchant de s'enlacer, | de s'unir, de sentir ; 6+6 a
La blanche vision | des nymphes fait sortir 6+6 a
Sylvain des bois, Triton | des eaux, Vulcain des forges ; 6+6 a
2945 Pan contemple effaré | la nudité des gorges ; 6+6 a
L'arbre est un faune ardent | qu'on ne peut assoupir, 6+6 a
Et les antres sont pleins | d'un immense soupir, 6+6 a
Dans l'orageux banquet | des thyrses et des lyres, 6+6 a
Et de toutes les soifs | buvant tous les délires, 6+6 a
2950 Bacchus, environné | de tigres, chante et rit ; 6+6 a
Et, dégorgeant au fond | des cerveaux qu'il flétrit, 6+6 a
Sa fumée âcre où vont | et viennent des fantômes, 6+6 a
Spectres bleus de l'éther, | larves des noirs royaumes, 6+6 a
Les cris, les coups, la rage | et le baiser lascif, 6+6 a
2955 Le vin cynique emplit | les coupes d'or massif. 6+6 a
On fait un nid de l'ombre, | un lit de la matière. 6+6 a
Se ruant les seins nus | sur la nature entière, 6+6 a
Étonnés, hérissés, | debout, couchés, assis, 6+6 a
Les mages de Cybèle | et les mages d'Isis, 6+6 a
2960 L'éphèbe au front charmant, | les vierges, les prêtresses ; 6+6 a
Les bacchantes livrant | aux vents leurs folles tresses, 6+6 a
Naïades, chèvre-pieds, | kabyres, ægipans, 6+6 a
Et les hommes chevaux | et les femmes serpents, 6+6 a
Les prêtres qu'en passant, | bouc rêveur, tu salues, 6+6 a
2965 Les troglodytes roux | aux poitrines velues, 6+6 a
Polyphème, Astarté, | Cerbère, Hylas, Atys, 6+6 a
Toutes les passions | et tous les, appétits, 6+6 a
S'accouplent, Évohé ! | rugissent, balbutient, 6+6 a
Et sous l'œil du destin | calme et froid, associent 6+6 a
2970 Le râle et le baiser, | la morsure et le chant, 6+6 a
La cruauté joyeuse | et le bonheur méchant, 6+6 a
Et toutes les fureurs | que la démence invente ; 6+6 a
Et célèbrent, devant | l'esprit qui s'épouvante, 6+6 a
Devant l'aube, devant | l'astre, devant l'éclair, 6+6 a
2975 Le mystère splendide | et hideux de la chair ; 6+6 a
Et cherchant les lieux sourds, | les rocs inabordables, 6+6 a
Échevelés, pâmés, | amoureux, formidables, 6+6 a
Ivres, l'un qui s'échappe | et l'autre qui poursuit, 6+6 a
Dansent dans l'impudeur | farouche de la nuit ! 6+6 a
2980 Au faîte de l'orgie | et dans le bruit des coupes, 6+6 a
La géante qui plonge | aux flots ses larges croupes, 6+6 a
Dont chaque mouvement | pour l'homme est un fléau, 6+6 a
Le monstre aux millions | de visages, Géo, 6+6 a
Sur des Alpes couchée | et montagne comme elles, 6+6 a
2985 Prodigue ses amours, | ses lèvres, ses mamelles, 6+6 a
Et, s'ouvrant sans relâche | aux longs embrassements, 6+6 a
Engouffre en ses flancs noirs | tout un monde d'amants, 6+6 a
Le devin, le rôdeur, | des monts, l'homme de l'antre, 6+6 a
Épicure, l'esprit, | et Silène, le ventre, 6+6 a
2990 Le rayon, le fumier, | et tout l'impur troupeau 6+6 a
Des êtres vils ayant | des toisons sur la peau, 6+6 a
L'ours, l'hyène et le tigre | et la louve échauffée, 6+6 a
Et derrière ce groupe | affreux, le pâle Orphée ! 6+6 a
Elle se donne à tous | ensemble, et, tour à tour, 6+6 a
2995 Les fait rugir de haine | et se tordre d'amour, 6+6 a
Les étreint, les ravit, | les baise et les dévore. 6+6 a
A ses cils ténébreux | elle mêle l'aurore. 6+6 a
L'homme la voit qui guette | au milieu des roseaux. 6+6 a
Laissant ses cheveux d'herbe | ondoyer dans les eaux. 6+6 a
3000 Elle chante, appuyant | à sa hanche écaillée 6+6 a
Ses coudes de branchage | et ses mains de feuillée : 6+6 a
— Viens ! je suis la Nature ! | — Et, charmés, palpitants, 6+6 a
Vaincus, de tous les points | du monde en même temps, 6+6 a
Les bergers, les songeurs, | les voyants, les colosses, 6+6 a
3005 Les mornes dieux de l'Inde | aux têtes de molosses, 6+6 a
Les lourds typhons d'en bas, | le peuple hydre et géant, 6+6 a
Pullulant, fécondant, | multipliant, créant, 6+6 a
Frémissant d'approcher | peut-être de leur mère, 6+6 a
Fixent leurs fauves yeux | sur l'obscène chimère ! 6+6 a
3010 Et l'écume embrassant | le roc sauvage et brut, 6+6 a
Les baisers de l'orage | et des vagues en rut, 6+6 a
L'entourent ; et son souffle | émeut la bête immonde ; 6+6 a
Et, sans cesse, à jamais, | dans l'air, la flamme et l'onde, 6+6 a
A travers l'éternelle | et livide vapeur, 6+6 a
3015 La prunelle des nuits | regarde avec stupeur, 6+6 a
Et l'ouragan flagelle, | et l'océan caresse 6+6 a
La prostitution | de la sombre déesse ! 6+6 a
C'est ainsi que tout vit | et tout meurt, haletant. 6+6 a
L'astre est une étincelle | et le siècle un instant. 6+6 a
3020 Le souffle de la mort | couvre à chaque rafale 6+6 a
D'ombres le fleuve Styx, | d'oiseaux le lac Stymphale, 6+6 a
Et la guerre aux longs cris | plane, et les pestes vont 6+6 a
S'accoupler pêle-mêle | au bas du ciel profond, 6+6 a
Elles se dressent, sœurs | du meurtre et de l'envie, 6+6 a
3025 Et leurs regards de larve | épouvantent la vie. 6+6 a
Et l'on entend, au fond | des brouillards soucieux, — 6+6 a
Hurler la bête fauve | effrayante des cieux, 6+6 a
Le Tonnerre, et, troublés, | et prêts à se dissoudre, 6+6 a
Les mers, les bois, les monts, | sous les pas de la foudre, 6+6 a
3030 Tremblent, et le vent jette | à travers ses éclats 6+6 a
Les imprécations | du portefaix Atlas. 6+6 a
Car tout pèse sur lui. | Je te l'ai dit, le monde, 6+6 a
Avec l'air bleu, le feu | vermeil, l'eau verte et ronde, 6+6 a
Avec l'éther, l'espace, | et les ascensions 6+6 a
3035 Splendides et sans fin, | des constellations, 6+6 a
Oscille, soutenu | sur ce vivant pilastre. 6+6 a
Au sommet resplendit | l'Olympe, caverne astre. 6+6 a
L'Olympe est couronné | de spectres radieux 6+6 a
Qui seraient des brigands | s'ils n'étaient pas des dieux ; 6+6 a
3040 L'Olympe a pour fleurons | les douze dieux sublimes. 6+6 a
Leur rayonnement calme | aveugle les abîmes. 6+6 a
Au-dessous, les Titans, | les mammons, les géants, 6+6 a
L'hydre Glaucus gonflant | sa croupe d'océans, 6+6 a
Rampent, et les sylvains, | les trichines, les dives, 6+6 a
3045 Dans les eaux, sous les plis | des algues maladives, 6+6 a
Serpentent avec l'orphe | horrible, et l'anthia, 6+6 a
Et l'impur Géryon | qu'Alcide châtia ; 6+6 a
Et l'on distingue en bas | la race lapidaire, 6+6 a
Gorgone, que la lune | en tremblant considère, 6+6 a
3050 Les trois parques branlant | la tête sur le bruit 6+6 a
Du rouet où le jour | est filé par la nuit, 6+6 a
Chronos, face à quatre yeux, | Derceto pisciforme ; 6+6 a
Et, comme lé brin d'herbe | entre le cèdre et l'orme, 6+6 a
L'homme entre le titan | et le dieu disparaît, 6+6 a
3055 Les monstres sur son front | faisant une forêt. 6+6 a
Les douze dieux, ayant | triomphé, sont tranquilles 6+6 a
Et féroces ; ils ont | les temples : dans les villes, 6+6 a
Les forêts dans la plaine | et les rocs sur les monts ; 6+6 a
Vulcain, par les Brontès | et par les Pyracmons, 6+6 a
3060 Leur fait forger la foudre | et le vent en armures ; 6+6 a
Dodone les salue | avec de sourds murmures ; 6+6 a
Ils sont grands et sereins, | et chacun de leurs pas 6+6 a
Mesure un tiers du ciel | dans son vaste compas. 6+6 a
Toute pudeur sur tiers | à leur souffle se fane ; 6+6 a
3065 Jupiter est tyran, | Cypris est courtisane ; 6+6 a
Phœbus est assassin ; | Pallas tue ; et Junon 6+6 a
A le meurtre au regard | fixe pour compagnon ; 6+6 a
Éole fou vomit | la pluie échevelée ; 6+6 a
Neptune est la tempête | et Mars est la mêlée ; 6+6 a
3070 Saturne abat la vie | avec sa large faulx ; 6+6 a
Parmi les dieux méchants | Mercure est le dieu faux ; 6+6 a
Le serpent le soupçonne | et le renard le flaire ; 6+6 a
En haut, l'horrible Amour ; | pire que la colère, 6+6 a
Règne, et perçant les cœurs | de flèches, diaprant 6+6 a
3075 La terre de rosiers | et de tombeaux, il prend 6+6 a
L'univers par les dieux | et les dieux par la femme ; 6+6 a
Telle est l'orgie ; et l'œil | va, dans ce monde infâme, 6+6 a
De la substance énorme | à l'esprit odieux. 6+6 a
Les fléaux sont titans | et les vices sont dieux. 6+6 a
3080 On entend les dieux rire ; | on voit leurs vagues trônes 6+6 a
Resplendir au-dessus | des monts Acrocéraunes, 6+6 a
La vie est autour d'eux | un sourd frémissement ; 6+6 a
La prière à leurs pieds | boîte ; l'oracle ment ; 6+6 a
La moitié de la terre | est un marais qui trempe 6+6 a
3085 Dans le chaos, cloaque | où l'être informe rampe ; 6+6 a
Et le ciel est trop bas | pour qu'Othryx le géant 6+6 a
Se puisse à son réveil | mettre sur son séant. 6+6 a
Et Tout, c'est toi, Substance ! |
Oui, l'ombre où Pythagore 6+6 a
Voit passer le triton, | la nymphe et l'égrégore ; 6+6 a
3090 La Syrène, la nuit, | quand brille le halo, 6+6 a
Ouvrant son chant dans l'air, | ses nageoires dans l'eau, 6+6 a
C'est toi ; c'est toi, Téthys, | la femme aux mains palmées ; 6+6 a
Ces dieux, c'est toi ; c'est toi, | ces monstres ; ces pygmées 6+6 a
Et ces géants, c'est toi ; | tous ces masques béants, 6+6 a
3095 Corybantes hurlant | les cyniques pæans, 6+6 a
Stryges, psylles, c'est toi ; | c'est toi, ces myriades 6+6 a
De méduses, d'éons, | de faunes, de dryades ; 6+6 a
C'est toi, cette stupeur, | c'est toi, ce mouvement, 6+6 a
Matière ! bloc inerte | et noir fourmillement ! 6+6 a
3100 Et, devant ce chaos, | toute philosophie 6+6 a
Pousse un cri, puis se tait, | rêve et se pétrifie. 6+6 a
Quant à l'homme, qu'est-il ? | Rien. Et je te l'ai dit. 6+6 a
Fait d'un peu de limon | que Jupiter perdit, 6+6 a
N'ayant, sous l'affreux ciel | d'où tombe la sentence, 6+6 a
3105 Ni loi, ni liberté, | ni droit, ni résistance, 6+6 a
Il n'est que le hochet | des monstres.
Nu, fatal, 6+6 a
L'homme commet le crime | et les dieux font le mal, 6+6 a
L'homme, face au vil souffle | et bouche aux plaintes vaines, 6+6 a
Sent en lui, dans ses os, | dans ses nerfs, dans ses veines, 6+6 a
3110 Germer l'arborescence | horrible du destin. 6+6 a
Tout-banquet est suspect ; | les dieux sont du festin ; 6+6 a
Atrée offre la coupe | aux lèvres de Thyeste ; 6+6 a
Oreste est parricide | et Jocaste est inceste ; 6+6 a
Phèdre a peur, Myrrha tremble, | et Pasiphaè fuit ; 6+6 a
3115 Hélas ! elles ont bu | les philtres de la nuit ! 6+6 a
Le sort est un bandit ; | la vie est une folle. 6+6 a
Le glaive naît du glaive. | Agamemnon immole 6+6 a
Sa fille, et Clytemnestre, | immole Agamemnon. 6+6 a
— Justice ; crie Ajax, | es-tu ? — La Mort dit : Non. 6+6 a
3120 Médée est ivre et rit. | Oh ! comme vous pleurâtes, 6+6 a
Cassandre, dans l'horreur | des ombres scélérates ! 6+6 a
Quoique innocents, il vont | comme des criminels. 6+6 a
Autour d'eux à jamais | se dressent éternels 6+6 a
Le remords, le bois triste | où l'on entend des râles, 6+6 a
3125 Le meurtre ; et l'entourage, | affreux des spectres pâles. 6+6 a
Apollon forcené | se jette, sombre amant, 6+6 a
Sur Daphné ; c'est Daphné | qu'atteint le châtiment. 6+6 a
Thémis aveugle tient | la balance incertaine. 6+6 a
Tout est dragon, serpent, | hydre, polype, antenne, 6+6 a
3130 Griffe, ongle, serre ; et l'homme | est pris dans les anneaux 6+6 a
'De Géo, de Typhon, | d'Éole et d'Ouranos. 6+6 a
Tous les arbres de l'ombre | ont de fatales pommes. 6+6 a
Il suffit de passer | dans le taillis des hommes 6+6 a
Pour secouer la branche | exécrable des maux. 6+6 a
3135 Le crime et l'équité | sont deux néants jumeaux 6+6 a
Que dans le même abîme | emporte la même aile. 6+6 a
Sans voir, sans regarder, | sans choisir, pêle-mêle, 6+6 a
Le dieu d'en bas, l'inepte | et ténébreux Hadès 6+6 a
Jette vieillards, enfants, | guerriers, rois sous le dais, 6+6 a
3140 A l'égout Styx, où pleut | l'éternelle immondice ; 6+6 a
Sourd ; même pour Orphée, | il lui prend Eurydice. 6+6 a
Tout est dérision. | Vénus étreint Psyché. 6+6 a
Achille meurt par où | sa mère l'a touché. 6+6 a
Oh ! les mères ! Cherchez | les fils, cherchez la joie ! 6+6 a
3145 Niobé devient pierre | et nuit ; Hécube aboie. 6+6 a
Être chaste. À quoi bon ? | Vivre austère. Pourquoi ? 6+6 a
Plus de vertu contient | plus d'ombre et plus d'effroi. 6+6 a
Les assassins, creuseurs | de fosses à la hâte, 6+6 a
Le voleur, écoutant | à la, porte qu'il tâte, 6+6 a
3150 Ne sont pas plus troublés | qu'œdipe au front pieux. 6+6 a
Comme le sanglier | s'abat sous les épieux. 6+6 a
L'homme tombe percé | par les carquois célestes. 6+6 a
Les grands sont les maudits, | les bons sont les funestes. 6+6 a
Le ciel sombre est croulant | sur les hommes ; l'autel, 6+6 a
3155 Calme et froid, à celui | qui l'embrasse est mortel, 6+6 a
Une Eurydice dort | sur les marches du temple ; 6+6 a
Le meilleur, si le sort | veut en faire un exemple, 6+6 a
N'a plus de cœur ; n'a plus | d'entrailles, n'a plus d'yeux, 6+6 a
Ploie et meurt sous le poids | formidable des dieux. 6+6 a
3160 Les générations | s'envolent dissipées. 6+6 a
Les jours passent ainsi | que des lueurs d'épées. 6+6 a
Au-dessus des vivants | le sort lève le doigt. 6+6 a
Nul ne fait ce qu'il fait ; | nul ne voit ce qu'il voit. 6+6 a
Nais : la main du sort s'ouvre. | Expire : elle se ferme. 6+6 a
3165 Nul ne sait rien de plus. | Guerres sans but, sans terme, 6+6 a
Sans conscience, écume | aux dents, et glaive au poing ! 6+6 a
La bouche mord l'oreille | et ne lui parle point 6+6 a
Le sourd étreint l'aveugle ; | on lutte, on se dévore 6+6 a
On se prend ; on se quitte, | on se reprend encore ; 6+6 a
3170 Et nul n'est jamais libre | un instant sous les cieux ; 6+6 a
Ce que le destin lâche | est repris par les dieux ; 6+6 a
Ce qu'épargnent les dieux | fatigués, l'amour traître. 6+6 a
Le ressaisit ; tout saigne | et tout souffre, sans être. 6+6 a
Le penseur voit, au-bord | des noirs destins venu, 6+6 a
3175 Se prolonger sans fin | dans le gouffre inconnu, 6+6 a
Cette agitation | des vagues de ténèbres. 6+6 a
Où sont les grands, les forts, | les puissants, les célèbres ? 6+6 a
Ils sont où la fumée | est allée, où les bois 6+6 a
Ont envoyé les bruits, | les souffles et les voix ; 6+6 a
3180 Et le sourd néant dit : | ce n'était pas la peine. 6+6 a
Et maintenant, Platon, | Socrate, Callysthène, 6+6 a
Diogène, Zénon, | Démocrite, Archytas, 6+6 a
Thalès, Cratès, Pyrrhon, | Anaxagore, ô tas 6+6 a
De sages, répondez : | qu'est-ce que la sagesse ? 6+6 a
3185 Veille ou dors, viens ou fuis, | nie ou crois, prends ou laisse. 6+6 a
Sois immonde ou sois pur | sois bon ou sois pervers ; 6+6 a
Insulte l'aube, ou ris | sous les feuillages verts ; 6+6 a
Montre-toi, cache-toi ; | va-t-en,demeure, oscille ; 6+6 a
Ignore, ou bien apprends ; | pense, ou sois imbécille. 6+6 a
3190 Science humaine ! essai | de regard ! louche effort 6+6 a
Pour faire un trou de flamme | au mur brumeux du sort ! 6+6 a
Imprécation sombre | et pleine d'anathèmes ! 6+6 a
Esprit humain ! rumeur ! | passage de systèmes ! 6+6 a
Place publique où vont | et viennent, dans le soir, 6+6 a
3195 Les projets de penser | que l'homme peut avoir ! 6+6 a
Le monde est une meule | à broyer, la pensée. 6+6 a
Après une science | épuisée et lassée, 6+6 a
Une doctrine vient | criant : qu'est-ce que c'est ? 6+6 a
Et passe en redisant | ce que l'autre disait. 6+6 a
3200 Tous répètent — Pourquoi ? | pourquoi ? — Nul ne devine 6+6 a
L'obscur secret de l'ombre | infernale et divine. 6+6 a
— Comment sortir ? comment | entrer ? Vouloir, savoir, 6+6 a
Ouvrent-ils les verrous | de ce dédale noir ? 6+6 a
Essayons de la mort ! | Essayons de la vie ! 6+6 a
3205 La volonté se sent | par le destin suivie. 6+6 a
Si nous redescendions | ou si nous remontions ? 6+6 a
Quelle est l'issue, ô nuit ? | — Toutes les questions 6+6 a
Ont des portes d'énigme | et des yeux de fantôme ; 6+6 a
Et, tristes, et courbés | sous le ténébreux dôme, 6+6 a
3210 Les songeurs frissonnants | cherchent les sombres clefs 6+6 a
Dans la sereine horreur | des gouffres étoilés. 6+6 a
Et chacun d'eux, penché | sur l'ombre où tout s'achève, 6+6 a
Jette à qui passera | ces noirs conseils du rêve : 6+6 a
— La prière est sans but. | L'être est un fait hagard. 6+6 a
3215 Ne te mets pas en frais | d'amour pour le hasard. 6+6 a
Chante ou maudis. Qu'importe | au destin que tu l'aimes ? 6+6 a
Les pas du genre humain | sont-bordés de problèmes. 6+6 a
La vie est l'avenue | effrayante des sphinx. 6+6 a
L'orgueil et-la science, | yeux de paon, yeux de lynx, 6+6 a
3220 Aboutissent au même | avortement ; et l'homme. 6+6 a
Tremble, et sent des démons | dans tous les dieux qu'il nomme. 6+6 a
Prométhée a voulu | sortir de cette nuit, 6+6 a
Éclairer l'homme au fond | du mystère introduit ; 6+6 a
Labourer, enseigner, | civiliser, et faire 6+6 a
3225 Du globe une vivante | et radieuse sphère ; 6+6 a
Tirer du roc sauvage | et des halliers épais 6+6 a
Les éblouissements | de l'ordre et de la paix, 6+6 a
Défricher la forêt | monstrueuse de l'être, 6+6 a
Et faire vivre ceux | que le destin fait naître ; 6+6 a
3230 Il a voulu sacrer | la terre, ouvrir les yeux, 6+6 a
Mettre le pied de l'homme | à l'échelle des cieux, 6+6 a
Soumettre la nature | et que l'homme la mène, 6+6 a
Diminuer les dieux | de la croissance humaine, 6+6 a
Couvrir les cœurs d'un pan | de l'azur étoilé, 6+6 a
3235 Faire du ver rampant | jaillir l'esprit ailé, 6+6 a
Tendre une chaîne d'or | entre l'arbre et la ville, 6+6 a
Au Tartare à jamais | plonger la haine vile, 6+6 a
Lier le mal horrible | au chaos épineux, 6+6 a
Et fonder, dans le cœur | des hommes lumineux, 6+6 a
3240 Afin que la raison | l'achève et le bâtisse, 6+6 a
Un temple ; et remplacer | Atlas par la justice. 6+6 a
Les dieux l'ont puni. Seul, | vaincu, saignant, amer, 6+6 a
Il est tombé, pleuré | des filles de la mer ; 6+6 a
Et moi, j'ai bu le sang | de l'enchaîné terrible. 6+6 a
3245 Tout est mort maintenant ; | et, dans l'ombre inflexible, 6+6 a
Sous le rayonnement | des boucliers divins, 6+6 a
Les efforts des géants | et des hommes sont vains. 6+6 a
Toutefois, tant qu'il reste | un peu d'air ; l'oiseau vole. 6+6 a
Orphée en me quittant | m'a dit cette parole : 6+6 a
3250 « Être ailé ; l'aile est bonne | et sainte. Souviens-toi 6+6 a
Qu'espérer est la force | et qu'atteindre est la loi. 6+6 a
« L'obstacle est là ? passants ; | il attend qu'on le brise. 6+6 a
« Ce qu'a fait Prométhée | est fait ; la flamme est prise ; 6+6 a
« Elle est sur terre ; elle est | quelque part ; l'homme peut 6+6 a
3255 « La retrouver ; grandir ; | vivre, exister, s'il veut ! 6+6 a
« S'il sait penser, gravir, | creuser ; saisir, étreindre, 6+6 a
« S'il ne laisse jamais | le saint flambeau s'éteindre, 6+6 a
« S'il se souvient qu'il peut, | puisque l'idée a lui, 6+6 a
« Allumer quelque chose | en lui de plus que lui, 6+6 a
3260 « Qu'il doit lutter, que l'aube | est une délivrance, 6+6 a
« Et qu'avoir le flambeau, | c'est avoir l'espérance ; 6+6 a
« Car deux sacrés rayons | composent la clarté, 6+6 a
« Et l'un est la puissance, | et l'autre est la beauté. » 6+6 a
— Ô vautour, dans la nuit | sans fond qui nous assiège, 6+6 a
3265 Où donc est la clarté | dont tu parles ? criai-je. 6+6 a
J'attendais la réponse, | il avait disparu. 6+6 a
Il s'était effacé | sans même avoir décru. 6+6 a
Ainsi vient, tourbillonne | et fuit la feuille morte 6+6 a
Au vent que la nuit fait | quand elle ouvre sa porte, 6+6 a
3270 A l'heure où sur les monts | le pâtre vient s'asseoir. 6+6 a
V
Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir. 6+6 a
Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
Comme lorsque la lune | au fond des brouillards sombre, 6+6 a
Une vague lueur | flottait ; l'immensité 6+6 a
Blanchissait.
3275 Je repris | ma course, et je montai 6+6 a
Dans l'air que je fendais | d'une aile prompte et sûre, 6+6 a
Vers le point qu'on voyait | dans l'espace ; à mesure 6+6 a
Que je montais, l'objet | grossissait, et, pareil 6+6 a
Aux figures qu'on voit | croître dans le sommeil, 6+6 a
3280 Il prenait une forme | étrange ; et cette mouche 6+6 a
Était un aigle au vol | tournoyant et farouche. 6+6 a
Le vide était moins sombre | et le vent moins mauvais. 6+6 a
Chacun des noirs oiseaux | vers qui je m'élevais, 6+6 a
Comme jadis le mage | était loin de l'apôtre, 6+6 a
3285 Volait seul dans sa zone | et ne voyait pas l'autre. 6+6 a
L'aigle criait :
Qui donc | est là, gouffre hideux ? 6+6 a
Qui donc dit : il n'est pas ! | Qui donc dit : ils sont deux ! 6+6 a
Qui donc dit : — Ils sont douze, | ils sont cent, ils sont mille ; 6+6 a
Ils emplissent l'azur | comme un peuple une ville ; 6+6 a
3290 Et le ciel serait clair, | limpide et radieux, 6+6 a
S'il n'était obscurci | du noir essaim des dieux. — 6+6 a
Ô vents, il est ! Abîme ! | il est seul. Seul, vous dis-je ! 6+6 a
Ténèbres, demandez | aux soleils. Le prodige, 6+6 a
Ô gouffres, ce serait | qu'il ne fût pas. Je suis 6+6 a
3295 L'aigle éclairé d'en haut | qui plane au fond des nuits ; 6+6 a
Je suis la bête à qui | ressemble le génie ; 6+6 a
J'ai dans mon œil hagard | la lueur infinie ; 6+6 a
Je suis le grand voyant | et le grand inquiet. 6+6 a
J'étais près de Moïse | alors qu'il s'écriait : 6+6 a
3300 — Ô soleil ! nourricier | du monde ! anachorète ! 6+6 a
Seul au fond du grand ciel | comme en une retraite ! 6+6 a
Père de l'aube, roi | du jour ; maître du feu, 6+6 a
Écarte tes rayons, | que je puisse voir Dieu ! 6+6 a
Au pied du Sina sombre, | il dit : Qui m'accompagne ? 6+6 a
3305 J'ai dit : moi ! — J'étais là, | quand, montant la montagne, 6+6 a
Il s'enfonça, superbe | et tremblant à la fois, 6+6 a
Dans le nuage plein | de foudres et de voix ; 6+6 a
J'ai suivi le prophète | en cette ombre livide… — 6+6 a
Ô sanglots de la mère | auprès du berceau vide, 6+6 a
3310 Ô chaîne de l'esclave, | ô sceptre de Néron, 6+6 a
Toi, peste au souffle impur, | toi, guerre au fier clairon, 6+6 a
Éperviers qui guettez | la caille à sa sortie, 6+6 a
Broussailles de l'horreur, | ronce, aconit, ortie, 6+6 a
Ô Fatalité, spectre | à l'œil morne, au pas lent, 6+6 a
3315 Mal, millepieds hideux | sur l'homme fourmillant, 6+6 a
Chimère Obscurité | qui traînes tes vertèbres, 6+6 a
Chouette Nuit, crapaud | Chaos, taupes Ténèbres, 6+6 a
Vieux ciel noir du néant, | suaire du ciel bleu, 6+6 a
Vous mentez, vous mentez, | vous mentez, j'ai vu Dieu ! 6+6 a
3320 En ce moment l'oiseau | suprême et solitaire 6+6 a
M'aperçut ; fauve, il dit : |
— Quel est ce ver de terre ? 6+6 a
De quel droit voles-tu | dans l'ombre où tu rampas ? 6+6 a
Est-ce toi qui disais | tout à l'heure : il n'est pas ? 6+6 a
Si c'est toi
— je n'osais | parler —
Si c'est toi, sache 6+6 a
3325 Qu'il se montre surtout | dans tout ce qui le cache. 6+6 a
Qu'es-tu ? Réponds. Sais-tu | le but, l'objet, la loi ? 6+6 a
Sais-tu pourquoi le taon | mord la vache, pourquoi 6+6 a
L'oiseau mange la mouche | et le ver le concombre ? 6+6 a
Dis ? où sont les poumons | du vent ? Connais-tu l'ombre ? 6+6 a
3330 Es-tu dans le secret ? | Et, quand il a tonné, 6+6 a
Sais-tu ce qu'on a dit ? | As-tu questionné 6+6 a
Les flots, quand vers l'écueil | que bat leur inclémence 6+6 a
Ils viennent, commentant | dans leur rumeur immense 6+6 a
Les actes inconnus | de l'onde et de la nuit ? 6+6 a
3335 L'univers est un texte | obscur ; l'as-tu traduit ? 6+6 a
Qu'est-ce que nous voulaient | les aurores enfuies ? 6+6 a
Pourquoi le larmoiement | formidable des pluies ? 6+6 a
Comment l'arbre tient-il | dans le pépin du fruit ? 6+6 a
As-tu questionné | le Gibel et son bruit, 6+6 a
3340 L'Atlas et son semoun, | l'Alpe et son avalanche ? 6+6 a
Connais-tu la Jungfrau, | la grande vierge blanche ? 6+6 a
T'a-t-elle dit le fond | de la virginité ? 6+6 a
As-tu rempli ta cruche | au puits éternité, 6+6 a
Et ta stupidité | puise-t-elle à l'abîme ? 6+6 a
3345 Parle. Ton ignorance, | homme, est-elle la dîme 6+6 a
Que tu viens prélever, | précédé du corbeau, 6+6 a
Sur la science étrange | et morne du tombeau, 6+6 a
Brume où se sont perdus | tant de mages célèbres ? 6+6 a
T'es-tu penché pour boire | a, même les ténèbres ? 6+6 a
3350 Et t'es-tu redressé | sur le vide où tu vas, 6+6 a
Recrachant ta gorgée | et criant : Dieu n'est pas ! 6+6 a
En est-il ainsi, brute ? | En ce cas, je m'afflige 6+6 a
De te voir. C'est Dieu seul | qui règne et vit, te dis-je, 6+6 a
Et Dieu seul qui survit. | Fais-tu le froid, le chaud, 6+6 a
3355 La nuit, l'aube ? Est-ce toi | qui fais hurler là-haut 6+6 a
L'orage maniaque, | et toi qui le fais taire ? 6+6 a
Es-tu le personnage | immense du mystère ? 6+6 a
Prouve-le-moi. Voyons, | homme. Quand le torrent, 6+6 a
Cet ouvrier terrible, | inquiet, dévorant, 6+6 a
3360 Sciant les rocs, traînant | les terres aux campagnes, 6+6 a
Se met à décharner | dans l'ombre les montagnes, 6+6 a
Empêche-le donc ! dis | à l'océan à bas ! 6+6 a
Est-ce toi qui, prenant | les lions, les courbas 6+6 a
Si bien qu'on ne sait plus, | dans leurs fuites funèbres, 6+6 a
3365 Si ce sont des lions | ou si ce sont des zèbres ! 6+6 a
Es-tu de ceux qui vont | dans l'inconnu sans-voir, 6+6 a
Qui se heurtent la nuit | à l'immense mur noir, 6+6 a
Et qui, battant l'obstacle | avec leurs sombres : ailes, 6+6 a
Glissent sans fin le long, | des parois éternelles ? 6+6 a
3370 Sors-tu de quelque grotte | affreuse, aux âpres flancs, 6+6 a
Où ton œil est resté | fixe quatre mille ans, 6+6 a
Comme Satan dans l'ombre | où Dieu le fit descendre ? 6+6 a
As-tu l'esprit qu'avait | la payenne Cassandre 6+6 a
Lorsqu'elle allait voyant | d'avance Ajax brigand, 6+6 a
3375 Comptant les grands palais | en flamme, et distinguant 6+6 a
Dans la profonde nuit | le glaive nu d'Égysthe ? 6+6 a
Parle. Es-tu plein du gouffre ? | Es-tu le trismégiste, 6+6 a
Marches-tu de plain-pied | avec les cieux, disant 6+6 a
Aux douze heures : venez | me parler, à présent 6+6 a
3380 Que vous voilà sur terre, | ayant en vous chacune 6+6 a
La gaîté du soleil | ou l'horreur de la lune ? 6+6 a
As-tu vécu parmi | les bêtes dans les bois, 6+6 a
Le tigre t'indiquant | la source, et disant : bois ! 6+6 a
Et, lorsque tu songeais | la face contre terre, 6+6 a
3385 Un ange, qu'adoraient | le lynx et la panthère, 6+6 a
T'a-t-il jeté, de l'ombre | écartant les rideaux, 6+6 a
Quelque effrayant manteau | d'étoiles sur le dos ? 6+6 a
Pour parler de la sorte, | es-tu celui qui lie 6+6 a
Et qui délie ? As-tu | le double esprit d'Élie ? 6+6 a
3390 Qu'es-tu ? Dis-moi ton nom. | Les prophètes jadis, 6+6 a
A l'heure où, sur les monts | par la brume engourdis ; 6+6 a
La large lune d'or | surgissait comme un dôme, 6+6 a
Faisaient sur l'horizon | des gestes de fantôme, 6+6 a
Dialoguaient avec | les vents, et grands, et seuls, 6+6 a
3395 Ils secouaient les nuits | ainsi que des linceuls ; 6+6 a
Car le désert, prenant | de graves attitudes, 6+6 a
Jadis parlait a l'homme, | et l'homme aux solitudes ; 6+6 a
La mer ouvrant son gouffre | et l'aigle ouvrant son bec 6+6 a
Entendaient les devins, | dans Endor, dans Balbeck, 6+6 a
3400 Faire des questions | aux ténèbres, et l'ombre 6+6 a
Donner aux noirs devins | l'explication sombre. 6+6 a
Es-tu de ceux-la ? Non ! | Tu serais le dernier 6+6 a
Que tu ne serais pas | si fou de le nier. 6+6 a
Serais-tu par hasard, | ô parleur dérisoire, 6+6 a
3405 Un des grands mécontents | de l'immensité noire ? 6+6 a
Trouves-tu que les cieux | sacrés vont de travers ? 6+6 a
Peut-être étais-tu là | quand Dieu fit l'univers ? 6+6 a
Et sans doute, en ce cas, | ta peine fut cruelle 6+6 a
De voir que ce maçon | n'avait pas de truelle, 6+6 a
3410 Et qu'il bâtissait l'ombre | et l'azur et le ciel, 6+6 a
Et l'être universel | et l'être partiel, 6+6 a
Et l'étendue où fuit | le pâle météore, 6+6 a
Qu'il bâtissait le temps, | qu'il bâtissait l'aurore, 6+6 a
Qu'il bâtissait le jour | que l'aube épanouit, 6+6 a
3415 Les vastes firmaments | bleus jusque dans la nuit, 6+6 a
Et les dômes profonds | où vole la tempête, 6+6 a
Sans monter à l'échelle, | une auge sur la tête ! 6+6 a
Es-tu quelque être à qui | la clarté dit : Va-t-en ! 6+6 a
Sorti du grand flanc sombre | et triste de Satan ? 6+6 a
3420 Non ! tu n'es qu'un passant | frêle et vain. Je convie 6+6 a
Ton esprit à songer | que Dieu seul est la vie ; 6+6 a
Tout le reste est la mort ; | et je l'affirme en toi 6+6 a
A l'homme, ce buveur | de la coupe d'effroi, 6+6 a
Ce pâle choisisseur | de redoutables routes, 6+6 a
3425 Cet aveugle qui guette : | et ce sourd aux écoutes ! 6+6 a
Viens-tu braver ce Dieu | que l'ombre a combattu ? 6+6 a
Allons, parle, as-tu vu | Léviathan ? L'as-tu 6+6 a
Surpris dans l'antre où-l'eau, | baigne les granits chauves, 6+6 a
Ou dans quelque forêt | pleine de-lueurs fauves ? 6+6 a
3430 Peux-tu dire : j'ai vu | Léviathan ! voici 6+6 a
Comment il — est ! comment | il rampe ! il nage ainsi ! 6+6 a
As-tu lu seulement | ce qu'en dit Job ? Non, certes ! 6+6 a
Écoute alors :
« Son corps, | couvert de lames vertes, 6+6 a
Semble un mouvant amas | de boucliers — d'airain. 6+6 a
3435 Son sommeil fait le bruit | d'un torrent souterrain. 6+6 a
Quand il a soif, sa gueule, | ouverte, vaste, horrible, 6+6 a
Boit tout un fleuve avec | un aboîment terrible. » 6+6 a
Voilà ce que dit Job, | c'est effroyable, eh bien, 6+6 a
Moi qui l'ai vu je dis : | ce que dit Job n'est rien. 6+6 a
3440 Léviathan ! Des poils, | des crêtes, des mâchoires ; 6+6 a
Ailes qui sont des bras, | pieds qui, sont des nageoires, 6+6 a
Des griffes qu'on prendrait | pour des herbes, des nœuds, 6+6 a
Mille antennes qui font | un branchage épineux, » 6+6 a
Un nombril vert ; pareil | à là mer qui se creuse, 6+6 a
3445 C'est l'ombre faite monstre, | et qui vit ; chose affreuse ! 6+6 a
Je ne sais quoi de noir | et de prodigieux 6+6 a
Qui mord avec-des dents, | qui voit avec des yeux ! 6+6 a
La façon dont il met | ses pieds l'un devant l'autre 6+6 a
Est horrible ; le flot | rugit quand, il s'y vautre ; 6+6 a
3450 Ainsi qu'un vase au feu | sur son front la mer bout ; 6+6 a
Il sème en se traînant | ses écailles partout 6+6 a
Comme un cygne sa plume | au moment de la mue 6+6 a
La foudre tomberait | sur lui sans qu'il remue. 6+6 a
Il est l'horreur ; il est | l'hydre dont tout frémit ; 6+6 a
3455 Et quand. Léviathan | crache, Satan vomit. 6+6 a
Que cet être affreux soit | dans le monde où nous sommes 6+6 a
Et puisse regarder | le ciel comme les hommes, 6+6 a
Cela trouble l'esprit | et confond la raison. 6+6 a
Lorsqu'il passe la nuit | derrière l'horizon, 6+6 a
3460 La lueur de ses yeux | semble l'aube ; la grève 6+6 a
Blanchit ; le voyageur | dit : l'aurore se lève, 6+6 a
Et ne se doute pas, | dans sa tranquillité, 6+6 a
Que c'est Léviathan | qui fait cette-clarté. 6+6 a
Passant paisible, il songe | à l'aube douce et blonde, 6+6 a
3465 A la rosée, aux fleurs… | — Quelle terreur profonde, 6+6 a
Quel frisson si dans l'ombre | il pouvait soudain voir 6+6 a
Cette forme inouïe | et sombre se mouvoir ! 6+6 a
Parfois Léviathan | redescend vers le gouffre, 6+6 a
Et les masques ont peur | au fond du lac de soufre, 6+6 a
3470 Et l'enfer tremble avec | son geôlier pâlissant 6+6 a
Quand, là-haut, sur leurs fronts, | tout a coup surgissant, 6+6 a
Sa tête, comme un mont | qui remuerait sa cime, 6+6 a
Se dresse épouvantable | au rebord de l'abîme. 6+6 a
Toi qui viens dans mon ombre, | iras-tu le chercher 6+6 a
3475 Dans sa grande herbe verte, | ou bien sous son rocher ? 6+6 a
Iras-tu le lier | de cordes sous le ventre, 6+6 a
Et le traîneras-tu, | hideux, hors de son antre, 6+6 a
Pour faire dans ta cour, | en plein soleil, devant 6+6 a
Cet être, objet nocturne, | incroyable et vivant 6+6 a
3480 De tant de visions | et de tant d'épouvantes, 6+6 a
Attrouper les enfants | et rire les servantes ! 6+6 a
Eh bien ! dans sa main — songe | à cela, vil roseau, 6+6 a
Dieu prend Léviathan | comme on prend un oiseau ! 6+6 a
L'aigle reprit
— Moïse | était seul sous la nue ; 6+6 a
3485 Au fond resplendissait | une face inconnue, 6+6 a
Et moi, je regardai ; | la face, c'était Dieu. 6+6 a
Je l'ai vu ! Je l'annonce | à vous qui vivez peu, 6+6 a
J'ai vu l'effrayant Dieu | de l'éternité sombre ! 6+6 a
Dieu ! dernier jour du temps ! | dernier chiffre du nombre ! 6+6 a
3490 Voici ce que l'esprit | apprend sur la hauteur : 6+6 a
Avant la créature | était le créateur ; 6+6 a
Le temps sans fin était | avant le temps qui passe ; 6+6 a
Avant le monde immense | était l'immense, espace ; 6+6 a
Avant tout ce qui parle | était ce qui se tait ; 6+6 a
3495 Avant tout ce qui vit | le possible existait ; 6+6 a
L'infini sans figure | au fond de tout séjourne. 6+6 a
Au-dessus du ciel bleu | qui remue et qui tourne, 6+6 a
Où les chars des soleils | vont, viennent et s'en vont, 6+6 a
Est le ciel immobile, | éternel et profond. 6+6 a
3500 Là, vit Dieu. La durée, | ainsi qu'une couleuvre, 6+6 a
Se roule et se déroule | autour de lui. Son œuvre, 6+6 a
C'est le monde ; il la fait ; | l'œuvre faite, il s'endort. 6+6 a
Alors partout s'épand | comme une nuit de mort 6+6 a
Où les créations | flottent abandonnées ; 6+6 a
3505 Après avoir dormi | des millions d'années, 6+6 a
L'être incommensurable | à qui rien n'est pareil, 6+6 a
Dont l'œil en s'entr'ouvrant | luit comme le soleil, 6+6 a
Se réveille au milieu | d'une extase profonde 6+6 a
Et de son premier souffle | il crée un nouveau monde, 6+6 a
3510 Création splendide, | univers lumineux, 6+6 a
Où l'atome étincelle, | où se croisent des feux, 6+6 a
Clair, vivant, traversé | par des astres sans nombre, 6+6 a
Qui tourbillonne autour | de sa bouche — dans l'ombre. 6+6 a
Et puis il se rendort, | et ce monde s'en va. 6+6 a
3515 Un monde évanoui, | qu'importe à Jéhovah ? 6+6 a
Il est, lui seul existe, | et l'homme est un fantôme. 6+6 a
Pas plus que le soleil | ne s'occupe du chaume 6+6 a
Après la moisson faite | et les épis coupés, 6+6 a
L'être ne prend souci | des mondes dissipés. 6+6 a
3520 Il est. Cela suffit. | Sa plénitude ignore. 6+6 a
La forme fuit, le son | neurt dans l'onde sonore, 6+6 a
Ce qui s'éteint s'éteint, | ce qui change,est changé. 6+6 a
Il dit : je suis c'est tout. | C'est en bas qu'on dit : j'ai ! 6+6 a
L'ombre croit posséder, | d'un vain songe animée, 6+6 a
3525 Et tient des biens de endre | en des doigts de fumée. 6+6 a
Dieu-n'a rien, étant tout. | Ah ! malheur à-celui 6+6 a
Qui doute : Je vous dis | que sa face m'a lui 6+6 a
Et que j'ai vu son œil | sombre dans les tonnerres. 6+6 a
Les patriarches blancs | et huit fois centenaires 6+6 a
3530 Lui parlaient autrefois. | C'est lui ! C'est le vivant. 6+6 a
C'est dans la grande nuit | le grand soleil levant. 6+6 a
Rien n'existe que Dieu. |
Tout le craint, tout le nomme. 6+6 a
La pierre du tombeau | souffle sur l'homme, et l'homme 6+6 a
S'évanouit ; ses jours | n'ont pas de lendemain 6+6 a
3535 Il marche quelques pas | dans un obscur chemin, 6+6 a
Puis son pied se dissipe | et sa route s'efface ; 6+6 a
Il meurt, et tout est mort | Quoi qu'il tente ou qu'il fasse, 6+6 a
Il possède l'éclair, | le vent, l'instant, le lieu ; 6+6 a
Il est le rêve, et vit | le temps de dire adieu. 6+6 a
3540 Fantômes ! vous flottez | sur les heures obscures 6+6 a
Dans ce monde ou l'on voit | passer quelques figures ! 6+6 a
Hommes, qu'êtes-vous donc ? | Des visages pensifs. 6+6 a
Le mal descend de vous | comme le froid des ifs. 6+6 a
Vos desseins sont des puits | d'iniquité ; vous êtes 6+6 a
3545 Des antres où le vie | et le crime ont leurs fêtes ; 6+6 a
Vos maisons et vos seuils | et vos toits et vos murs 6+6 a
Portent plus de forfaits | qu'un cep de raisins mûrs 6+6 a
Vous incrustez d'or fin | vos lits de bois d'érable ; 6+6 a
Vous tordez les haillons | du pauvre misérable 6+6 a
3550 Et votre pourpre est faite | avec le sang qui sort ; 6+6 a
Vous changez-en hochet | le redoutable sort ; 6+6 a
Et vous jouez aux dés, | riant, perdant des sommes, 6+6 a
Pendant que «dans sa nuit | le destin joue aux hommes ; 6+6 a
Vos villes sont des bois ; | on vole, on fraude, on vend ; 6+6 a
3555 L'ignorant est le pain | que mange le savant ; 6+6 a
Et l'homme vautour tient | l'homme taupe en sa serre, 6+6 a
Et l'ânier Intérêt | fouette l'âne Misère ; 6+6 a
Vous souffrez à toute heure | et de tous les côtés. 6+6 a
A quoi bon— ? étant tous | au néant emportés. 6+6 a
3560 Vous pensez. Croyez-vous ? | Vos crânes sont des voûtes 6+6 a
Sans lampes, d'où les pleurs | suintent à larges gouttes. 6+6 a
Vous priez. Qui ? comment' ? |pourquoi ? Vous ne savez. 6+6 a
Vous aimez. O nuit sombre ! | ô cieux en vain rêvés ! 6+6 a
Vos sens sont un fumier | dont votre amour s'arrange, 6+6 a
3565 Et dans votre baiser | le porc se mêle à l'ange. 6+6 a
Et Satan a tant fait | que votre abaissement 6+6 a
Est noirceur sur la terre | et tache au firmament. 6+6 a
Donc il fit tout, ce Dieu ! | les cieux, les monts, les bêtes, 6+6 a
Tout, même votre bruit | et l'ombre que vous faites ; 6+6 a
3570 Donc il ouvrit la main, | le semeur éternel, 6+6 a
Et sema dans l'espace | à tous les vents du ciel 6+6 a
Les étoiles, poussière | ardente, cendre ignée, 6+6 a
Tout ce que vous voyez | la nuit ; cette poignée 6+6 a
De graines d'or, jetée | au sillon de clarté, 6+6 a
3575 Tombe dans l'infini | pendant l'éternité. 6+6 a
Parfois, quand Dieu regarde, | il a honte de l'homme ; 6+6 a
Et les tigres des bois | et les césars de Rome, 6+6 a
Les rois portant au front | Mané Thécel Pharès, 6+6 a
Réverbèrent, parmi | les vivants effarés, 6+6 a
3580 Le vague flamboiement | de sa colère immense. 6+6 a
Hommes, sachez ceci, | spectres pleins de démence 6+6 a
Il est, quand il lui plaît, | le Dieu farouche. Il met 6+6 a
La marque de sa foudre | à tout hautain sommet ; 6+6 a
Lorsqu'il s'éveille, il est | terrible ; il frappe, il venge. 6+6 a
3585 Il souffle sur la cendre, | il crache sur la fange ; 6+6 a
Il livre Tyr et Suze | aux onagres rayés ; 6+6 a
Il poursuit, à travers | les siècles effrayés, 6+6 a
Ainsi qu'on traque un loup | de repaire en repaire, 6+6 a
Vingt générations | pour le crime du père. 6+6 a
3590 O passants de la nuit, | marcheurs des noirs sentiers, 6+6 a
Hommes, larves sans nom, | qui mourez tout entiers, 6+6 a
Dieu montre brusquement | sa face à qui l'outrage ; 6+6 a
Et quand vous l'insultez | dans votre folle rage, 6+6 a
Comme le grand lion | surgit dans la forêt, 6+6 a
3595 Adonaï s'efface | et Sabaoth paraît ! 6+6 a
Saint, saint, saint, le seigneur | mon Dieu ! Silence, abîmes ! 6+6 a
Et l'aigle s'enfonça | dans les brumes sublimes 6+6 a
Pareil au grain de feu | tombé de l'encensoir. 6+6 a
VI
Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir ; 6+6 a
3600 Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
J'y volai.
L'âpre nuit | mourait, mais sa pénombre 6+6 a
Mourait dans un jour gris | qu'on voyait poindre aux cieux. 6+6 a
Et cette mouche était | un griffon monstrueux 6+6 a
Qui faisait trembler l'ombre | avec son-aile énorme. 6+6 a
Et le griffon cria : |
3605 — Que l'aigle d'en bas dorme ! 6+6 a
Je veille : Dieu plus haut | que l'aigle m'emporta. 6+6 a
Tu viens du Sinaï, | je viens du Golgotha ; 6+6 a
Aigle, la foudre emplit | ton œ il visionnaire 6+6 a
Moi, j'ai vu le gibet | plus grand que le tonnerre ! 6+6 a
3610 Quand les bourreaux dressaient | la croix, j'étais dessus ; 6+6 a
J'ai frissonné sur l'arbre | où l'on cloua Jésus ; 6+6 a
J'ai vu cette agonie | immense et solennelle ; 6+6 a
Marc a pris pour l'écrire | une plume à mon aile ; 6+6 a
J'ai regardé Jésus | saigner et s'assoupir ; 6+6 a
3615 Je sais tout ; je suis plein | de son dernier soupir. 6+6 a
Je sème sa parole | au souffle de la bise. 6+6 a
Aigle, Christ en sait plus | que Moïse, Moïse 6+6 a
N'ayant que les rayons, | et Christ ayant les clous. 6+6 a
Non, Dieu n'est pas vengeur ! | non, Dieu n'est pas jaloux ! 6+6 a
3620 Non, Dieu ne s'endort pas, | portant toute la voûte ! 6+6 a
Non, l'homme ne meurt pas | tout entier.
Aigle, écoute : 6+6 a
Dieu, le monde étant fait, | reconnut que cela 6+6 a
N'était-rien, puisque rien | n'y disait : me voilà ; 6+6 a
Puisque rien n'y pensait | et n'y parlait ; de sorte 6+6 a
3625 Que là création | en naissant était morte ; 6+6 a
Or l'incréé voulut | engendrer l'immortel. 6+6 a
Il fit l'âme, et la mit | dans l'homme, son autel. 6+6 a
L'homme seul reçut l'âme | en l'univers visible. 6+6 a
Dieu créa pour Adam | ce faîte inacessible. 6+6 a
3630 Au-dessous dé l'homme, âme, | intelligence, esprit, 6+6 a
La matière-roula | dans la pierre, fleurit 6+6 a
Dans la plante, et hurla | dans la bête, sans vivre. 6+6 a
Voyant qu'il avait seul | une âme, Adam fut ivre ; 6+6 a
Il voulut la science | et déroba le fruit. 6+6 a
3635 C'est pourquoi Dieu jeta | les hommes dans la nuit. 6+6 a
Et depuis ce jour-là, | l'urne amère est remplie. 6+6 a
Sous la faute d'Adam | tout le genre humain plie. 6+6 a
Le labeur est ingrat | et le sillon est dur ; 6+6 a
L'homme naît mauvais, triste, | inexorable, impur ; 6+6 a
3640 L'enfantement du mal | déchire le flanc d'Ève. 6+6 a
La guerre et l'échafaud, | ces deux tranchants du glaive, 6+6 a
Vont fauchant l'ignorant, | le faible et l'innocent ; 6+6 a
Le fratricide affreux, | qui croit le père absent, 6+6 a
Fait peur aux cieux avec | le sang qu'on lui voit boire ; 6+6 a
3645 Hélas ! dans la forêt | de l'humanité noire, 6+6 a
Un éternel Caïn | tue à jamais Abel. 6+6 a
L'homme adore Moloch, | Dagon, Teutatès, Bel ; 6+6 a
Et sur les crimes rois | les monstres dieux flamboient. 6+6 a
Les vices, meute infâme, | autour de l'âme aboient. 6+6 a
3650 Toute l'humanité | tinte comme un beffroi. 6+6 a
Partout l'horreur, le râle | et le rire, et l'effroi. 6+6 a
Toute bouche est ulcère | et tout faîte est cratère. 6+6 a
Un bruit si monstrueux | sort de toute la terre 6+6 a
Que la nuit, veuve en deuil, | dit au jour qui rougit : 6+6 a
3655 C'est le tigre qui parle | ou l'homme qui rugit ! 6+6 a
Satan à l'entour vole | et plane, oiseau de proie 6+6 a
Des âmes. La douleur | formidable est sa joie. 6+6 a
Et plein de feux, de pleurs, | de tourments éperdus, 6+6 a
Et de bustes vivants | dans les flammes tordus, 6+6 a
3660 Pleins de cris qui s'en vont | au bronze de la voûte 6+6 a
Et que la surdité | de l'impossible écoute, 6+6 a
Coupole de l'abîme | ayant pour pendentifs 6+6 a
D'affreux écroulements | d'êtres noirs et plaintifs, 6+6 a
Geôle sans fond, sans jour, | sans espoir, sous la foule 6+6 a
3665 Des vivants, sous ce tas | de vanité qui roule, 6+6 a
Sous le flot des passants | de la vie et du bruit, 6+6 a
Sous le penseur, captif | du rêve qu'il construit, 6+6 a
Sous les guerriers casqués | et sous les femmes nues, 6+6 a
Sous les larges festins | qui chantent jusqu'aux nues, 6+6 a
3670 Sous tout ce qui s'allume | et tout e qui s'éteint, 6+6 a
Sous tous les pas de l'homme, | orgueil, science, instinct, 6+6 a
Sous tout être qui marche, | ou chancelle, ou trébuche, 6+6 a
L'enfer éternel guette | et s'ouvre, vaste embûche. 6+6 a
Noir sillon composé | de tous les vils limons, 6+6 a
3675 Qui reçoit des esprits | et qui rend des démons, 6+6 a
Qui produit des moissons | de spectres, et des gerbes 6+6 a
De monstres flamboyants, | lugubres et superbes, 6+6 a
D'où sort tout ce qui tue, | où croît tout ce qui ment, 6+6 a
Et qui tressaille, ému | d'un long frémissement, 6+6 a
3680 Chaque fois qu'il entend | l'affreux cri de la chute, 6+6 a
Chaque fois qu'en sa nuit | descend, essaim qui lutte, 6+6 a
Quelque tourbillon sombre | et triste où l'âme luit, 6+6 a
Et qu'il voit au-dessus | de lui, noire et-sans bruit, 6+6 a
S'ouvrir l'immense main | de son semeur sinistre ! 6+6 a
3685 Mais le livre de vie | est là, divin registre, 6+6 a
L'homme, c'est l'âme ; l'homme | est l'hôte d'un rayon, 6+6 a
Et la matière seule | est la damnation. 6+6 a
Dieu pense, et la douleur | lentement le désarme. 6+6 a
Dieu s'appelle pardon, | l'homme se nomme larme ; 6+6 a
3690 Dieu créa la pitié | le : jour où l'homme est né. 6+6 a
Devant lés actions | de l'homme infortuné 6+6 a
Souvent, la, pureté | des firmaments s'indigne ; 6+6 a
Souvent l'astre aux yeux d'aigle | et l'ange au vol de cygne 6+6 a
S'étonnent de ette ombre | et de cette noirceur ; 6+6 a
3695 Dieu, voyant l'homme fourbe, | implacable, oppresseur, 6+6 a
Est triste ; et quand, sortant | de la nuit, la Colère 6+6 a
Apparaît, face sombre | et que la foudre éclaire, 6+6 a
Rappelant au Seigneur | ce que l'homme lui doit, 6+6 a
Prête à maudire, il met | sur cette bouche un doigt. 6+6 a
3700 Ce doigt mystérieux | et doux, c'est la clémence. 6+6 a
Le pardon dit tout bas | à l'homme : recommence ! 6+6 a
Redeviens pur. Remonte | à ta source. Essayons 6+6 a
Rentre au creuset : Ton Dieu | t'offre dans les rayons : 6+6 a
Pour refaire ton âme | obscurcie et difforme, 6+6 a
3705 Le cercueil, ce berceau | de la naissance énorme. 6+6 a
Clémence, c'est le fond | de Dieu. Dieu boit le fiel. 6+6 a
Dieu ne vengé pas Dieu | devant l'azur-du ciel. 6+6 a
Il ne revomit rien | sur l'homme. Secourable, 6+6 a
Tendre, il chasse du pied | le mal, ce misérable : 6+6 a
3710 Dieu, que l'homme coupable | appelait, s'est penché, 6+6 a
Et, voyant l'univers | sanglant ; mort, desséché ; 6+6 a
Et, songeant, pour lui-même | et pour lui seul sévère, 6+6 a
Que pour sauver un monde | il suffit d'un calvaire, 6+6 a
Il a dit : Va, mon fils ! | Et son fils est allé. 6+6 a
3715 Rédemption ! mystère ! | Ô grand Christ étoilé ! 6+6 a
Soif du crucifié, | d'amertume assouvie ! 6+6 a
Linceul dont tous les-plis | font tomber de la vie ! 6+6 a
Ô gibet qui bénit | Judas et Barabbas ! 6+6 a
Qui verse à flots la sève | et l'espérance en bas, 6+6 a
3720 Croix, à tous les esprits, | arbre, à toutes les plantes ! 6+6 a
Sublime embrassement | des grandes mains sanglantes ! 6+6 a
œil mourant de Jésus | dont l'éternité luit ! 6+6 a
Ô pardon ! ô pitié | de l'azur pour la nuit ! 6+6 a
Paix céleste qui sort | de toutes les clémences ! 6+6 a
3725 Ô mont mystérieux | des oliviers immenses ! 6+6 a
Après le créateur, | le sauveur s'est montré. 6+6 a
Le sauveur a veillé | pour tous les yeux, pleuré 6+6 a
Pour tous les pleurs, saigné | pour toutes les blessures. 6+6 a
Les routes des vivants, | hélas ! ne sont pas sûres, 6+6 a
3730 Mais Christ, sur le poteau | du fatal carrefour, 6+6 a
Montre d'un bras la nuit | et de l'autre le jour ! 6+6 a
Après lui sont venus | les apôtres, ces têtes 6+6 a
Flamboyantes ; les saints ; | martyrs jetés aux bêtes, 6+6 a
Vierges louant Jésus | dans le noir tombereau, 6+6 a
3735 Femmes grosses chantant | pendant que le bourreau, 6+6 a
Effroyable, arrachait | leurs enfants de leurs ventres, 6+6 a
Et les pères des bois | et les docteurs des antres, 6+6 a
Et les voix des déserts | et des cloîtres, criant 6+6 a
A l'homme en sa nuit froide : | Orient ! Orient ! 6+6 a
3740 Oh ! vous l'avez cherché | sans l'entrevoir, sibylles, 6+6 a
Ce Dieu mystérieux | des azurs immobiles ! 6+6 a
Filles des visions, | toi, sous l'arche d'un pont, 6+6 a
Daphné ; toi, guettant l'œuf | que la chouette pond, 6+6 a
Albunée, et brûlant | une torche de cire ; 6+6 a
3745 Toi, celle de Phrygie, | épouvante d'Ancyre, 6+6 a
Parlant à l'astre et, pâle, | écoutant s'il répond ; 6+6 a
Celle d'Imbrasia ; | celle de l'Hellespont 6+6 a
Qui se dresse déesse | et qui retombe hyène ; 6+6 a
Toi, Tiburtine ; et toi, | la rauque Libyenne, 6+6 a
3750 Criant : Treize ! essayant | la loi du nombre impair ; 6+6 a
Toi dont le regard fixe | inquiétait Vesper, 6+6 a
Larve d'Endor ; et toi, | les dents blanches d'écume, 6+6 a
Les deux seins nus, ô folle | effrayante de Cume ; 6+6 a
Chaldéenne, filant | un invisible fil ; 6+6 a
3755 Sardique a l'œil de chèvre, | au tragique profil ; 6+6 a
Toi, maigre et toute nue | au soleil, Érythrée, 6+6 a
D'azur et de lumière | et d'horreur pénétrée ; 6+6 a
Toi, Persique, habitant | un sépulcre détruit, 6+6 a
Ô face à qui parlaient | les passants de la nuit 6+6 a
3760 Et les échevelés | qui se penchent dans l'ombre 6+6 a
Toi, mangeant du cresson | dans ta fontaine sombre, 6+6 a
Delphique ; âpres esprits, | toutes, vous eûtes beau 6+6 a
Hurler, frapper le vent, | remuer le tombeau, 6+6 a
Rouler vos fauves yeux | dans la profondeur noire, 6+6 a
3765 Nulle de vous n'a vu | clairement dans sa gloire 6+6 a
Ce grand Dieu du pardon | sur la terre levé. 6+6 a
Sainte-Thérèse, avec | un soupir, l'a trouvé. 6+6 a
Le pardon est phis grand | que Caïn, et le couvre. 6+6 a
La clémence de Dieu | de tous les côtés s'ouvre, 6+6 a
3770 Et c'est là le seul piège | où l'on tombe toujours. 6+6 a
La langue des muets | et l'oreille des sourds, 6+6 a
C'est le pardon : La grâce | aide clin s'abandonne. 6+6 a
C'est ce qui manque à tous | et ce qu'à, tous Dieu donne. 6+6 a
Père, il sourit aux fils | clin lui, Montrent le poing. 6+6 a
3775 Dieu serait le puni | s'il ne pardonnait point : 6+6 a
Son ciél est un regard | clément. Toutes les grâces 6+6 a
Qu'il fait à chaque instant, | s'envolent, jamais lasses, 6+6 a
Se dispersent au loin | dans tous les univers, 6+6 a
Et, du faible au méchant, | du farouche au pervers, 6+6 a
3780 Errent, abeilles d'or, | et butinent les âmes, 6+6 a
Puis reviennent, mêlant | baumes, encens, dictames, 6+6 a
Rapportant les parfums | extraits des cœurs maudits, 6+6 a
Emplir du miel pardon | la ruche paradis. 6+6 a
Clémence ! mot formé | de toutes les étoiles ! 6+6 a
3785 Dieu ! ciel de tous les yeux ! | port de toutes les voiles ! 6+6 a
Jamais, brume ou tempête, | et quel que soit le vent, 6+6 a
L'asile n'est fermé | tant que l'homme est vivant ; 6+6 a
Toute lèvre est reçue | au céleste ciboire ; 6+6 a
Le sang du sauveur coule | et toute âme y peut boire ; 6+6 a
3790 Si ténébreux que soit | l'homme qui va partir, 6+6 a
A l'heure de la mort | un cri de repentir, 6+6 a
Un appel de la foi | que le tombeau recrée, 6+6 a
Un regard attendri | vers la lueur sacrée, 6+6 a
Vers ce qu'on insultait | et ce qu'on dénigrait, 6+6 a
3795 Un sanglot, moins encore, | un soupir, un regret 6+6 a
De l'âme détestant | sa tache originelle, 6+6 a
Suffit pour qu'elle échappe | à la peine éternelle, 6+6 a
A l'enfer qui, voyant | ce que les hommes font, 6+6 a
Tord les chaînes sans fin | dans les gouffres sans fond. 6+6 a
3800 Qui que fil sois, esquif, | tourne vers Dieu ta proue. 6+6 a
Le châtiment sans terme | et sans espoir écroue, 6+6 a
Sous les éternités | plus lourdes que les monts, 6+6 a
Les démons seuls et ceux | qui deviennent démons. 6+6 a
Pour que la peine tombe | immuable et tardive, 6+6 a
3805 Il faut du dernier cri | l'horrible récidive ; 6+6 a
Dans l'éternité sombre, | Achab, Caligula, 6+6 a
Borgia qu'entre tous | la tiare étoila, 6+6 a
Philippe deux, Timour, | Phalaris, Louis onze, 6+6 a
Néron, sont au carcan | sur des trônes de bronze. 6+6 a
3810 Pourquoi ? parce qu'ils ont | dit non ! au grand moment, 6+6 a
Que leur âme est sortie | en un vomissement ! 6+6 a
L'homme n'a qu'à pleurer | pour retrouver son père. 6+6 a
Le malheur lui dit : crois. | La mort lui crie : espère ! 6+6 a
Qu'il se repente, il tient | la clef d'un sort meilleur. 6+6 a
3815 Dieu lui remplace, après | l'épreuve et la douleur, 6+6 a
Le paradis des fleurs | par l'éden des étoiles. 6+6 a
Ève, à ta nudité | Marie offre ses voiles ; 6+6 a
L'ange au glaive de feu | rappelle Adam proscrit ; 6+6 a
L'âme arrive portant | la croix de Jésus-Christ ; 6+6 a
3820 L'éternel pres de lui | fait asseoir l'immortelle. 6+6 a
Aigle, la sainteté | de l'âme humaine est telle 6+6 a
Qu'au fond du ciel suprême | où la clarté sourit, 6+6 a
Où le Père et le Fils | se mêlent dans l'Esprit, 6+6 a
Il semble que l'azur | égalise et confonde 6+6 a
3825 Jésus, l'âme de l'homme, | et Dieu, l'âme du monde ! — 6+6 a
Et, l'œil au firmament, | ne regardant plus rien, 6+6 a
Comme ivre de rayons, | le monstre aérien, 6+6 a
Lion par la crinière | et l'ongle, aigle par l'aile ; 6+6 a
Chanta :
Paix, vie et gloire | à la voûte éternelle ! 6+6 a
3830 Il est le véritable ! | Il vit. Il est présent. 6+6 a
Comme il est l'invisible, | il est l'éblouissant ; 6+6 a
Il a créé d'un mot | la chose et le mystère, 6+6 a
Tout ce qu'on peut nommer | et tout ce qu'il faut taire. 6+6 a
Quand l'homme juste meurt, | il lui ferme les yeux ; 6+6 a
3835 Le beau jardin Azur | est plein d'esprits joyeux ; 6+6 a
Ils entrent à toute heure | et par toutes les portes ; 6+6 a
Dieu fait évanouir | les gonds des villes fortes ; 6+6 a
Entre ses doigts distraits | il tord le pâle éclair ; 6+6 a
Le grand serpent lui semble | un cheveu dans la mer. 6+6 a
3840 Il est le grand poëte, | il est le grand prophète. 6+6 a
Il est la base, il est | le centre, il est le faîte ; 6+6 a
Il est celui qui songe, | il est celui qui voit ; 6+6 a
Il connaît l'avenir | auquel tout homme a droit, 6+6 a
L'Éden soleil, l'abîme | et ses chambres funèbres. 6+6 a
3845 Ceux qui marchent sans lui | s'en vont dans les ténèbres. 6+6 a
Il ordonne à la nuit | d'envelopper le jour. 6+6 a
Il met la mort, archer, | au créneau de la tour. 6+6 a
Les cèdres du Liban, | pareils à de vieux prêtres, 6+6 a
Parlent de lui tout bas ; | l'ombre de tous les êtres 6+6 a
3850 S'incline devant lui | les matins et les soirs. 6+6 a
Les vierges à ses pieds, | dans de purs encensoirs, 6+6 a
Font brûler un parfum | composé des prières 6+6 a
De tous ceux que le monde | appelle ses lumières, 6+6 a
De tous les saints qui sont | sur terre et dans le ciel ; 6+6 a
3855 Cette blanche fumée | enveloppe l'autel, 6+6 a
Et l'Incréé, caché | sous des voiles de flammes, 6+6 a
Se penche, respirant | la douce odeur des âmes. 6+6 a
Les colonnes des cieux | s'étonnent devant lui ; 6+6 a
Ces hauts piliers, chargés | de ce dôme inouï, 6+6 a
3860 Frissonnent éperdus | à son souffle, et ressemblent 6+6 a
À leur propre reflet | dans des ondes qui tremblent. 6+6 a
Ô Dieu ! roi ! père ! asile ! | espoir du criminel ! 6+6 a
Éternel laboureur ! | moissonneur éternel ! 6+6 a
Maître à la première heure | et juge à la — dernière ! 6+6 a
3865 C'est lui qui fit le monde | avec de la lumière ! 6+6 a
Le firmament — est clair | de sa sérénité. 6+6 a
Par moments, dans l'azur | splendide et redouté, 6+6 a
Ô mystère ! il se fait | des silences d'une heure ; 6+6 a
Personne en haut ne chante | et nul en bas ne pleure ; 6+6 a
3870 L'ange abaisse, pensif, | son clairon éclatant ; 6+6 a
Dieu médite ; le ciel | rêve ; l'enfer attend. 6+6 a
Et c'est ce mot qui sort | de l'ombre : Je pardonne. 6+6 a
Le griffon s'effaça, | comme l'éclair qui tonne, 6+6 a
Dans une brume où rien | ne semblait se mouvoir. 6+6 a
VII
3875 Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir ; 6+6 a
Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
La nuit derrière moi, | comme un hideux décombre, 6+6 a
Fuyait, et vers le point | lointain, vague et vivant, 6+6 a
Je volai, m'enfonçant | de plus en plus avant 6+6 a
3880 Dans le bleu firmament | doré d'une aube étrange ; 6+6 a
Et cette mouche était | un ange.
Et cet archange, 6+6 a
Immense, déployant | sur mon front qui rêvait, 6+6 a
Deux ailes, l'une blanche | et l'autre noire, avait 6+6 a
L'œil fixe, et sur son front | le jour semblait éclore ; 6+6 a
3885 Et l'aile blanche allait | se fondre dans l'aurore, 6+6 a
Et l'aile noire allait | se perdre dans la nuit. 6+6 a
Dans ce ciel où mon vol | profond m'avait conduit, 6+6 a
Mer où notre ciel noir | semblait une presqu'île, 6+6 a
L'ange apparaissait fier, | heureux, puissant, tranquille ; 6+6 a
3890 Si la nuit descendait | et si le jour montait, 6+6 a
Il ne le savait pas ; | on eût dit qu'il était 6+6 a
A jamais immobile ; | ayant trouvé la sphère 6+6 a
Où l'extase n'a plus | de mouvement à faire, 6+6 a
Et qu'il était créé, | lui l'être grand et pur, 6+6 a
3895 Pour ne rien regarder | qui ne fût pas l'azur ; 6+6 a
Il se tenait debout | sans baisser la prunelle, 6+6 a
Comme s'il ne voyait | qu'une chose éternelle. 6+6 a
Et, sentant que vers lui | d'en bas quelqu'un venait, 6+6 a
— Qu'es-tu ? dit l'ange, beau | comme l'astre qui naît, 6+6 a
3900 Et sans tourner vers moi | ses yeux ni sa figure ; 6+6 a
Et je lui dis : — O front | voisin de l'aube pure, 6+6 a
Je suis l'être à qui plaît | la tombe dans l'exil. 6+6 a
L'ange me regarda. | — Demeure, me dit-il. 6+6 a
Puis, et je vis alors | qu'il tenait une palme, 6+6 a
Il se mit à parler | au gouffre :
3905 — L'Être est calme. 6+6 a
Dieu vit. Le Oui du jour | et le Non de la nuit 6+6 a
Sont deux larves qu'un souffle | obscur forme et détruit ; 6+6 a
Le mot noir est un grain | de cendre dans la brume, 6+6 a
O gouffre, et le mot blanc | est un flocon d'écume ; 6+6 a
3910 L'infini ne sait point | ce qu'on murmure en bas ; 6+6 a
Moi, j'écoute et j'entends. | Shiva dit : — Dieu n'est pas, 6+6 a
Et du crime de tout | personne n'est coupable. 6+6 a
Hermès dit : — L'invisible | erre dans l'impalpable. 6+6 a
— Deux dieux, dit Zoroastre. | Un désordre normal. 6+6 a
3915 L'être, n'est le combat | du bien contre le mal. — 6+6 a
Orphée au chant profond | dit : — Les dieux semblent être ; 6+6 a
Mais quand on les contemple, | on les voit disparaître ; 6+6 a
Tant la Fatalité, | larve sans front, sans yeux, 6+6 a
Sans cœur, étreint la terre | et l'enfer et les cieux. 6+6 a
3920 Moïse dit : — Il n'est | qu'un Dieu. Dieu crée et venge. 6+6 a
L'homme est une ombre, et meurt. | — Et Jésus au front d'ange 6+6 a
Dit : — Dieu pardonne. Il rend | les bons au paradis. 6+6 a
L'âme humaine survit | à l'homme. — Et moi, je dis, 6+6 a
— Car, sur chaque échelon | de l'échelle où meurt l'ombre, 6+6 a
3925 Le verbe lumineux | succède au verbe sombre' ; 6+6 a
On monte à la parole | après le bégaiement 6+6 a
Je dis :
Dieu, c'est le vrai. | Ni vengeur, ni clément ; 6+6 a
Il est juste. Venger | l'affront, c'est le connaître, 6+6 a
Et c'est le mériter. | Être clément, c'est être 6+6 a
3930 Injuste pour tous eux | qu'on ne pardonne pas. 6+6 a
Quand tu vis Sabaoth, | aigle, tu te trompas. 6+6 a
Griffon, qui sur ton aile | as porté l'évangile, 6+6 a
Écoute. Écoutez tous ! | Zoroastre est d'argile ; 6+6 a
Shiva, qui n'est qu'un sage | et que l'Inde croit dieu, 6+6 a
3935 Est un morceau de terre ; | Orphée au regard bleu 6+6 a
A senti son squelette | au sépulcre descendre ; 6+6 a
Et le voleur du feu, | Prométhée, est de cendre ; 6+6 a
Moïse n'est pas près | du Seigneur Jésus-Christ 6+6 a
N'est pas près du Seigneur ; | nul prophète n'écrit 6+6 a
3940 Près de Dieu ; nul archange | ailé, nul personnage, 6+6 a
Nul saint : l'Éternité | n'a pas de voisinage. 6+6 a
Écoutez ! Gravissez | le réel pas à pas. 6+6 a
Dieu n'est point le pêcheur | qui jette des appâts 6+6 a
Au pauvre être fuyant | que l'appétit assiège ; 6+6 a
3945 Et son bonheur n'est pas | de prendre l'homme au piège. 6+6 a
Pas d'enfer éternel. |
Quoi, l'être aux instants courts, 6+6 a
Quoi, le vivant rapide | enchaîné pour toujours ! 6+6 a
Quoi, des illusions, | des erreurs, des risées, 6+6 a
Quoi, des fautes d'un jour | et d'une ombre, écrasées 6+6 a
3950 Par ce roc immobile | et monstrueux, jamais ! 6+6 a
Dieu se faisant bourreau | du haut des clairs sommets ! 6+6 a
Dieu, pire que Shylock, | le vil rogneur de piastres ! 6+6 a
L'Incréé, couronné | de comètes et d'astres, 6+6 a
Tenaillant dans sa cave | un moucheron puni ! 6+6 a
3955 La grandeur s'acharnant | aux petits ! L'infini 6+6 a
Donnant la question | à l'insecte qui pleure ! 6+6 a
L'Éternité tordant | les minutes de l'heure ! 6+6 a
Quoi ! ce juge aurait soif, | quoi ! ce père aurait faim 6+6 a
De l'angoisse sans borne | et du-tourment sans fin ! 6+6 a
3960 Il aurait pour travail | la souffrance, et pour joie 6+6 a
De faire écarteler, | dans l'enfer qui flamboie, 6+6 a
L'homme, atome éperdu, | sanglant, épouvanté, 6+6 a
Aux quatre vents de l'ombre | et de l'immensité ! 6+6 a
Chassez ce songe, vous, | fantômes, qui le faites ! 6+6 a
3965 Quoi ! ces mondes créés | dans des robes de fêtes, 6+6 a
Quoi ! la vie et le jour, | l'éther, le firmament, 6+6 a
L'azur, l'océan perle | et l'astre diamant, 6+6 a
Cette resplendissante | et profonde nature, 6+6 a
Ne seraient qu'une chambre | énorme de torture ! 6+6 a
3970 Et dans les vastes cieux | la constellation, 6+6 a
Du gouffre émerveillé | sublime vision, 6+6 a
Mêlant l'étoile bleue | et blanche au soleil rouge, 6+6 a
Éclatante, serait | la chandelle du bouge ! 6+6 a
Que quelqu'un ait rêvé | cela, c'est mon ennui. 6+6 a
3975 Et, comme les damnés, | hier, demain, aujourd'hui, 6+6 a
Toujours, brûlent au feu | qui ne doit pas s'éteindre ; 6+6 a
Et, comme ce serait | blâmer Dieu que les plaindre ; 6+6 a
Ce serait supposer | qu'il peut être meilleur ; 6+6 a
En outre, comme, étant | larme, angoisse et douleur, 6+6 a
3980 La pitié ferait tache | au paradis ; et, comme 6+6 a
Dieu ne doit rien cacher | de sa justice a l'homme, 6+6 a
A l'âme, à l'ange, aux saints, | et que l'éternel feu, 6+6 a
L'enfer, est un côté | de la vertu de Dieu ; 6+6 a
Comme, alors, les élus | devant voir la géhenne, 6+6 a
3985 Il faut qu'elle les charme, | et que pour eux la peine 6+6 a
Se résolve en bonheur, | et qu'avec son tourment 6+6 a
L'enfer soit pour le »ciel | un assaisonnement, 6+6 a
Et que l'ange se plaise | au sanglot qui s'élève ; 6+6 a
Le paradis n'est plus | qu'un balcon de la Grève, 6+6 a
3990 Où l'on vient voir, avec | un sourire serein, 6+6 a
Brûler la Brinvilliers | et rouer vif Mandrin, 6+6 a
Où l'on vient savourer | l'agonie âpre et lente, 6+6 a
Et voir l'effet que font | l'huile et la poix bouillante 6+6 a
Sur Caïn, et Judas | hurler, et Lucifer 6+6 a
3995 Rugir à chaque coup | de la barre de fer ! 6+6 a
Il se tut ; puis rouvrit | ses deux lèvres vermeilles 6+6 a
D'où les mots s'envolaient | ainsi qûe des abeilles, 6+6 a
Comme s'ouvre la ruche | après que l'aube a lui : 6+6 a
— Personne n'est puni | pour la faute d'autrui. 6+6 a
4000 D'ailleurs, hommes, le fruit | est fait, pour qu'on le cueille. 6+6 a
Le livre monde est fait | pour qu'on tourne la feuille. 6+6 a
Savoir, c'est vivre ; et vivre | est le droit. Adorer, 6+6 a
C'est connaître ; et la porte | aime à voir l'âme entrer. 6+6 a
Quelle que soit la lutte | ou la peine ou l'épreuve, 6+6 a
4005 Chaque fois que l'homme, humble | et que le doute abreuve, 6+6 a
Saisit un fait nouveau | dans l'ombre, il a goûté 6+6 a
De Dieu, de la lumière | et de l'éternité. 6+6 a
C'est bien. C'est vers le jour | une marche gagnée. 6+6 a
A grands coups de science, | à grands coups de cognée, 6+6 a
4010 Les vivants ont raison, | dans leur obscurité, 6+6 a
D'ébaucher la statue | immense Vérité. 6+6 a
L'homme est le noir sculpteur, | le mystère est le marbre. 6+6 a
Faites. Ève a raison | de se dresser vers l'arbre ; 6+6 a
Prométhée a raison, | Galilée a raison ; 6+6 a
4015 Colomb, qui cueille un monde | au fond de l'horizon, 6+6 a
Fait bien ; Dante envahit | la nuit cercle par cercle ; 6+6 a
Spinosa du néant | lève l'affreux couvercle ; 6+6 a
Fulton dompte la mer | que Xercès révolta ; 6+6 a
Galvani forge et mêle, | à côté de Volta, 6+6 a
4020 Les fluides, force, âme, | aimants, métaux, mercures ; — 6+6 a
Mesmer tressaillant touche | aux frontières obscures ; 6+6 a
C'est ton droit, homme. Eschyle | et Shaskpeare ont raison, 6+6 a
Ô terre, d'étoiler | ton plafond de prison. 6+6 a
Rœmer arrête au vol | la lumière ravie ; 6+6 a
4025 Guttenberg fait du jour, | de l'amour, de la vie 6+6 a
Avec le plomb fondu | du vieux supplice humain ; 6+6 a
Pythagore soumet | l'ombre a son examen ; 6+6 a
Papin attelle à l'homme, | à la terre charmée, 6+6 a
A l'âme ; au char de feu, | le noir cheval fumée ; 6+6 a
4030 Halley de la comète | est l'éclatant héraut ; 6+6 a
Leibniz offre à l'esprit | l'évasion d'en haut, 6+6 a
Et, tressant le calcul, | la pensée et l'étude, 6+6 a
Jette dans l'infini | l'échelle de Latude ; 6+6 a
Harvey dit : le sang coule, | et l'homme vit ! Képler 6+6 a
4035 Prend dans les cieux l'étoile, | et Franklin prend l'éclair ; 6+6 a
Jackson ôte l'angoisse | à la chair qu'il mutile ; 6+6 a
Ils sont tous dans le vrai, | dans le beau, dans l'utile. 6+6 a
Allez ! prenez la bêche | et bêchez le jardin ! 6+6 a
Mongolfier veut l'azur | en attendant l'Éden ; 6+6 a
4040 Bien. Et Luther fait bien | d'ouvrir l'âme, et Vésale 6+6 a
Éclairant le dedans | de la mort colossale, 6+6 a
Fait bien. L'audace est sainte | et Dieu bénit l'effort. 6+6 a
Tous les glaives de feu | derrière Adam ont tort. 6+6 a
Monte, esprit. Dieu t'attend. | Dans ses deux mains de flamme, 6+6 a
4045 Équilibre, il tient l'astre, | et, justice, il tient l'âme ; 6+6 a
Et, l'univers ayant | ce but : voir et savoir, 6+6 a
Pour l'astre et pour l'esprit | rayonner est devoir. 6+6 a
Monte, et ne tremble pas. | C'est une âpre montée. 6+6 a
Quelquefois l'âme hésite, | à mi-côte arrêtée. 6+6 a
4050 L'esprit humain qui va, | voit devant lui l'écueil, 6+6 a
L'escarpement, l'horreur, | le chaos, le cercueil, 6+6 a
Et le sentier toujours | plus sinistre et plus roide. 6+6 a
Ce marcheur a le front | baigné de sueur froide. 6+6 a
Va, marcheur ! Mal et Bien | portent à leurs deux bouts 6+6 a
4055 L'effroi. Souvent, féroce | au bonheur des hiboux, 6+6 a
Le, progrès, rudoyant | tous les petits bien-êtres, 6+6 a
Vomit tous les rayons | dans toutes les fenêtres. 6+6 a
Le bien est sans pitié. | Traverse sans trembler 6+6 a
Tout ce que tu verras | autour de toi hurler ; 6+6 a
4060 Le progrès a parfois | l'allure vaste et fauve ; 6+6 a
Et le bien bondissant | effare : ceux qu'il sauve. 6+6 a
Va donc ! Double le pas ! | L'horizon s'élargit. 6+6 a
Va ! monte ! à chaque étape | une larve surgit ; 6+6 a
C'est l'avenir debout | dans sa figure étrange 6+6 a
4065 L'avenir semble spectre | avant d'apparaître ange. 6+6 a
Marche ! Qui veut aller | à lui doit être prêt, 6+6 a
A tous les grands combats ; | l'homme se tromperait 6+6 a
S'il croyait qu'on-obtient | Dieu sans peine, et qu'on pousse 6+6 a
L'enfer dans le tombeau | sans lutte et ; sans secousse. 6+6 a
4070 L'enfantement du mieux | a ses convulsions. 6+6 a
Tout dans les cieux se fait | par révolutions. 6+6 a
Qu'est-ce que le progrès ? | un lumineux désastre, 6+6 a
Tombant comme la bombe | et restant comme l'astre. 6+6 a
L'avenir vient avec, | le souffle d un grand vent. 6+6 a
4075 Il chasse rudement | les peuples en avant ; 6+6 a
Il fait sous les gibets | des tremblements de terre ; 6+6 a
Il creuse brusquement | sous l'erreur qu'il fait taire, 6+6 a
Sous tout ce qui fut lâche, | atroce, vil, petit, 6+6 a
Des ouvertures d'ombre | où le mal s'engloutit. 6+6 a
4080 Va, lutte, Esprit de l'homme ! | il ne faut pas qu'on aille 6+6 a
S'imaginer le bien | de facile trouvaille. 6+6 a
Le bien étonne ; et l'âme | a peur en le créant ; 6+6 a
Il a la majesté | suspecte du géant 6+6 a
Quand, écumant, avec | une rumeur confuse, 6+6 a
4085 Il sort, lion de l'antre, | ou vague de l'écluse. 6+6 a
Oui, le, bien est une eau | qui monte dans la nuit ; 6+6 a
Il monte, il est torrent | du passé qu'il détruit, 6+6 a
Il est le châtiment ; | il vient ; pas de refuge ; 6+6 a
Il monte, il est marée ; | il monte, il est déluge ! 6+6 a
4090 Sombre inondation | de bonheur ! ô terreur, 6+6 a
Dit l'homme ! Et le génie, | indomptable éclaireur, 6+6 a
Crie : O joie ! — Allons, marche, | esprit de l'homme ! avance. 6+6 a
Accepte des fléaux | l'énorme connivence ! 6+6 a
Marche ! Oui, souvent, douteux | pour qui l'a souhaité, 6+6 a
4095 Le progrès, effrayant | à force de clarté, 6+6 a
A, quand il vient broyer | le faux, l'abject, l'horrible, 6+6 a
Des apparitions | de crinière terrible : 6+6 a
Sa promesse menace ; | et pour tout ce qui doit 6+6 a
Tomber, mourir, finir | dans le jour qui s'accroît, 6+6 a
4100 Faux dieux, faux prêtres, mage | impur, juge vendable, 6+6 a
Son rire est le rictus | de l'aube formidable. 6+6 a
Depuis Adam, depuis | Noé, de temps en temps, 6+6 a
Le progrès, qui poursuit | ses vaincus haletants, 6+6 a
Qui veut qu'on soit, qu'on marche | et qu'on creuse et qu'on taille, 6+6 a
4105 Pousse ses légions | d'azur dans la bataille, 6+6 a
Ses penseurs constellés, | éthérés, spacieux, 6+6 a
Tous ses olympiens | vêtus d'un pan des cieux ; 6+6 a
Euler le sidéral ; | le splendide Épicure, 6+6 a
Et, comme les chouans | dans la Vendée obscure, 6+6 a
4110 Les hommes du passé, | lourds, troublés, nébuleux, 6+6 a
Disent en les voyant : | fuyons ! voici les bleus ! 6+6 a
Et ces hommes divins, | et ces hommes solaires 6+6 a
Font marcher leurs bienfaits | aux pas de leurs colères. 6+6 a
Le bien saisit le mal | et l'écrase à son tour. 6+6 a
4115 Accepte l'incendie | invincible du jour, 6+6 a
Homme ! va ! jette-toi | dans ces gueules ouvertes 6+6 a
Qu'on nomme inventions, | nouveautés, découvertes ! 6+6 a
L'esprit humain, chercheur | de Dieu, voit par moments 6+6 a
Les rayons s'irriter | comme des flamboiements 6+6 a
4120 Quand, poussant devant lui | la foule coutumière, 6+6 a
Il va de l'hydre d'ombre | à l'hydre de lumière ! 6+6 a
N'importe ! ne crains pas | le progrès rugissant 6+6 a
Pour le sage, le bon, | le juste et l'innocent ! 6+6 a
Ne crains pas le progrès | dévorant les ténèbres ! 6+6 a
4125 Trouvant les idéals | par l'effort des algèbres ! 6+6 a
Montant, géométrie | et poésie, à Dieu ! 6+6 a
Ne crains pas le progrès, | conquérant de ciel bleu, 6+6 a
Sphynx qui fait vivre, archer | de l'éternelle cible, 6+6 a
Montagnard du sublime | et de l'inaccessible ! 6+6 a
4130 Suis ce monstre splendide, | homme ! car il est beau 6+6 a
De toutes es laideurs | qu'on nomme Mirabeau, 6+6 a
Socrate, Camoëns, | Cromwell, Tyrtée, Ésope ; 6+6 a
Et, faisant le niveau | du cèdre et de l'hysope ; 6+6 a
Il apparaît, mêlé | d'Homère, de Newton, 6+6 a
4135 Et de Moïse, avec | la face de Danton, 6+6 a
Et monte aux cieux portant | la tête échevelée 6+6 a
De la nuit sombre au bout | de sa pique étoilée ! 6+6 a
C'est bien.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'ange songeait, | pareil au lys qui penche. 6+6 a
Il semblait ne vouloir | voir que son aile blanche ; 6+6 a
4140 On eût dit qu'il chantait | et priait tour à tour, 6+6 a
Et qu'il assoupissait | et noyait dans le jour, 6+6 a
Ne se sentant plus vivre | et palpiter qu'à peine ; 6+6 a
Ses yeux demi fermés | pleins de fierté sereine : 6+6 a
Mais l'autre aile tremblait | sur son dos frémissant 6+6 a
4145 Comme pour réveiller | le grand esprit absent ; 6+6 a
Il rouvrit par degrés | ses yeux brillants de gloire, 6+6 a
Et reprit, regardant | malgré lui l'aile noire : 6+6 a
— Oui, c'est vrai, l'ombre. — Hélas ! | quand donc l'Éden, l'hymen, 6+6 a
L'aube ? ô noirs cauchemars | du lourd sommeil humain ! 6+6 a
4150 Le crime originel ! | l'enfer ! Ève et la pomme ! 6+6 a
Lugubres visions ! | Hélas ! hélas ! pour l'homme, 6+6 a
Dieu ne se fait sentir | que par sa pesanteur. 6+6 a
L'homme s'obstine à voir | dans Dieu le tourmenteur, 6+6 a
Le boucher sombre, armant | de tenailles tonnerres 6+6 a
4155 Et de pinces éclairs | ses poings tortionnaires, 6+6 a
Le tortureur sans frein, | sans loi, sans cœur, sans but ! 6+6 a
Il rêve dans les cieux | l'effrayant Belzébuth ! 6+6 a
Il se fait un azur, | un mystère, une bible 6+6 a
Qu'emplit une façon | d'Être Suprême horrible ; 6+6 a
Les hommes font Dieu sombre ! |
4160 Oui, quand l'immensité 6+6 a
Germe en religion | dans leur cœur agité, 6+6 a
Voilà ce qu'en voyant | l'absolu, leurs yeux voient ! 6+6 a
Oui, Dieu monstre attisant | les mondes qui flamboient ! 6+6 a
L'homme voudrait au ciel | arracher cet aveu ! 6+6 a
4165 Nous ne pouvons parler | avec l'homme de Dieu 6+6 a
Sans mâcher quelque idée | affreuse de supplice ; 6+6 a
Démons dans le brasier, | damnés sous le cilice, 6+6 a
Dieu borné par l'enfer | sans bornes, — les pavés 6+6 a
De l'ombre à jamais pleins | de pâles réprouvés ! 6+6 a
4170 Ceux-là, dans l'infini, | comme tombe une pierre, 6+6 a
S'enfoncent, et, tremblants, | ayant dans leur paupière 6+6 a
Le gouffre, vision | et disparition, 6+6 a
Dévidant l'écheveau, | de la damnation, 6+6 a
Pendent au fil sans fin | d'une chute éternelle ; 6+6 a
4175 Ceux-là râlent, saignant | sous leur forme charnelle 6+6 a
Dans on ne : sait quel antre | idéal et hideux ! 6+6 a
Satan fait un coupable, | et le ciel en veut deux ; 6+6 a
Adam et l'homme. Ainsi, | comme il est impossible 6+6 a
Que, lorsque l'innocent | dans le monde visible, 6+6 a
4180 Pour la faute d'Adam | est puni sans pitié, 6+6 a
Lui, le vrai criminel, | ne soit pas châtié, 6+6 a
Adam aurait été | conduit devant le juge, 6+6 a
Et là, sombre, à genoux, | sans espoir, sans refuge, 6+6 a
Sur le ciel formidable | et tendu d'un drap noir, 6+6 a
4185 Lié sur une claie, | affreux, terrible à voir, 6+6 a
Sous l'éternité morne | abaissant son front blême, 6+6 a
Adam l'ingrat, Adam, | le coupable suprême, 6+6 a
Ajoutant tous les maux | de sa race — à ses maux, 6+6 a
Souffrant, tronc monstrueux, | dans ses mille rameaux, 6+6 a
4190 Ayant pour cri le cri | qui sort de tous les langes, 6+6 a
Serait exécuté | par des bourreaux archanges ! 6+6 a
Il serait à jamais | supplicié là-haut ! 6+6 a
Les hommes, ses enfants, | auraient dans leur cachot 6+6 a
Pour plafond le dessous | de l'échafaud du père ! 6+6 a
4195 Ces étoiles qu'on voit | parfois, dans leur repaire, 6+6 a
Par des fentes du ciel | s'échappant et glissant, 6+6 a
Tomber sur eux, seraient | les gouttes dé son sang ! 6+6 a
Ah ! fais cela, toi, l'homme | à qui l'horreur agrée, 6+6 a
Esprit de jour taché | de nuit, âme tigrée ! 6+6 a
4200 Homme de Louis onze | et de Domitien, 6+6 a
Qui, dans les temps nouveaux | comme dans l'âge ancien, 6+6 a
Mets l'âme et le cadavre | à jamais en présence ! 6+6 a
Qui t'appelles Jeffrye | et t'es nommé Mézence ! 6+6 a
O du bien et du mal | amphibie effrayant, 6+6 a
4205 Homme qui ne vois pas | les anges s'enfuyant ! 6+6 a
Fais ces actions-là | dans ta brume de crimes ; 6+6 a
Mais ne les prête pas | au songeur des abîmes ! 6+6 a
Ne les impute pas | au Dieu vivant ! —
L'esprit 6+6 a
S'arrêta, regarda | le gouffre, puis reprit : 6+6 a
4210 Cependant, dans tes jours | de piété, toi, l'homme, 6+6 a
Tu rends hommage à Dieu ; | tu dis : « — Je souffre. En somme, 6+6 a
« J'ai l'âme. Ame, ici-bas | je ne suis pas fini. 6+6 a
« Tout est bien. Je vivrai | par la mort rajeuni. 6+6 a
« Qu'importe que mon corps | se blesse et se meurtrisse ! 6+6 a
4215 « Mon âme ira montrer | à Dieu la cicatrice. 6+6 a
« Dieu, le débiteur sûr, | s'est : toujours acquitté. 6+6 a
« Je suis le créancier | de la grande équité. 6+6 a
« Souffrir, traîner la vie | est l'affaire d'une heure ; 6+6 a
« L'astre me tire hors | de l'ombre inférieure. 6+6 a
4220 « Mes maux obligent Dieu ; | le baume après le fiel ; 6+6 a
« Tout homme en pleurs a droit | au regard éternel. 6+6 a
« Tous, l'esclave, le nègre | aux reins ceints d'une pagne, 6+6 a
« Le casseur de cailloux | songeant dans la campagne, 6+6 a
« Le vil forçat, roulant | quelque horrible rocher, 6+6 a
4225 « N'ont qu'à gémir pour voir | Jéhovah se pencher. 6+6 a
« L'oubli que ferait Dieu | du dernier et du moindre 6+6 a
« Suffirait pour ôter | au jour le droit de poindre, 6+6 a
« Pour que l'univers ploie | et tremble comme un jonc, 6+6 a
« Pour que l'étoile ait peur | et dise : qu'est-ce donc ? 6+6 a
4230 « Et pour qu'au seuil de l'ombre | aux profondes marées, 6+6 a
« Les constellations | se dressent effarées ! 6+6 a
« Oui ; je souffre, mais j'ai, | dans mon accablement, 6+6 a
« Hypothèque sur l'aube | et sur le firmament, 6+6 a
« Sur tous les éléments | que, vivants, nous subîmes, 6+6 a
4235 « Sur l'équilibre immense | et sombre des abîmes ! 6+6 a
« Je suis aux fers, j'ai soif ; | j'ai faim, j'ai froid, j'ai chaud ; 6+6 a
« Mais le paradis brille | aux fentes du cachot. 6+6 a
« De ce monde si noir | l'ombre est à claire-voie. 6+6 a
« Dieu juste ne veut pas | que ma larme me noie ; 6+6 a
4240 « Jamais le port ne manque | au pauvre matelot ; 6+6 a
« Ma tempête aboutit | à l'azur ; mon sanglot 6+6 a
« Sourit subitement | et s'achève cantique. 6+6 a
« Mourir, c'est naître à Dieu. | Je suis Caton d'Utique, 6+6 a
« Je ne veux point du bât | que portent les romains, 6+6 a
4245 « Et je tombe indigné, | poignardé de mes mains, 6+6 a
« Sanglant ; je suis Socrate, | et je bois la ciguë ; 6+6 a
« Je suis Jean Huss, ma chair | meurt dans la flamme aiguë ; 6+6 a
« Mais j'ai l'éternité. | Je suis l'atome humain, 6+6 a
« Mais l'enfer aujourd'hui | promet le ciel demain ; 6+6 a
4250 « Nous luttons, nous râlons, | nous gémissons, qu'importe ! 6+6 a
« Pas un cri n'est perdu, | pas un tourment n'avorte ; 6+6 a
« Le paradis se fait | de toutes les douleurs 6+6 a
« Qui deviennent baisers | sur le front des meilleurs. 6+6 a
« Le deuil conquiert les cieux | comme l'aigle sa proie. 6+6 a
4255 « La racine malheur | s'épanouit en joie 6+6 a
« Dans cet Éden sublime | où la terre fleurit ; 6+6 a
« Mes maux seront un jour | mes biens ; je suis l'esprit. 6+6 a
« Misère, angoisse, pleurs, | tout ce que nous saignâmes 6+6 a
« Se retrouve en rayons | dans la main de nos âmes ; 6+6 a
4260 « Le tombeau, que la nuit | flamboyante bénit, 6+6 a
« Murmure : Ciel ! avec | ses lèvres de granit ; 6+6 a
« Là-haut toute souffrance | en bonheur est comptée ; 6+6 a
« Dieu, ce soleil qui fait | même une ombre à l'athée, 6+6 a
« Serait injuste et faux | si c'était autrement. 6+6 a
4265 « Le sépulcre n'est pas | une bouche qui ment. 6+6 a
« J'ai la peine d'un jour, | mais j'ai l'âme immortelle ! » 6+6 a
Alors, homme, pourquoi | la brute souffre-t-elle ? 6+6 a
Pourquoi bats-tu ton âne | à grands coups de bâton ? 6+6 a
Quel est son lendemain ? | Ton âne est-il Caton ? 6+6 a
4270 Pourquoi le héron gris, | qui s'enfuit dans les brumes, 6+6 a
Sent-il le noir faucon | fouiller du bec ses plumes ? 6+6 a
Pourquoi, troussant ta manche | et tachant tes habits, 6+6 a
Plonges-tu les couteaux | aux gorges des brebis ? 6+6 a
Pourquoi bois-tu le sang | ayant tondu la laine ? 6+6 a
4275 Pourquoi vas-tu traînant | tes buffles dans la plaine 6+6 a
Par cet anneau de fer | qui perce leurs naseaux ? 6+6 a
Qu'est-ce que l'hydre doit | penser au fond des eaux ? 6+6 a
Vois ce saumon d'argent : | vers ses pauvres ouïes 6+6 a
Les flammes du brasier | montent épanouies ; 6+6 a
4280 Il était fait pour fuir | sous l'eau des bleus ruisseaux. 6+6 a
Vois. Juge. Quoi ! la carpe | est coupée en morceaux, 6+6 a
Elle est jetée à l'huile | ardente, toute vive ! 6+6 a
Quoi ! l'huître vit et souffre | aux dents de ton convive ! 6+6 a
Et c'est, tout ! Te voilà | satisfait dans ta chair 6+6 a
4285 Quand, devant un grand tas | de fagots, vif et clair, 6+6 a
Ta broche plie, offrant | les lièvres et les cailles. 6+6 a
A la bûche qui rit, | monstre aux rouges écailles, 6+6 a
Et livrant l'humble essaim | qui jouait, qui volait, 6+6 a
Le hallier, et la sauge | avec le serpolet, 6+6 a
4290 L'alouette et les prés, | l'étang et la macreuse, 6+6 a
Aux mâchoires de feu | de l'âtre qui se creuse ! 6+6 a
Les charbons dans la cendre | ouvrent leurs sombres yeux. 6+6 a
En voyant ce brasier | riche, éclatant, joyeux, 6+6 a
Le passant, à travers | la vitre illuminée, 6+6 a
4295 S'empourpre ; et, contemplant | ta haute cheminée, 6+6 a
Tu ne te doutes pas | que, toi-même, tu ris 6+6 a
A la géhenne horrible, | et que, rempli de cris, 6+6 a
D'engrenages hideux | et de pinces rougies, 6+6 a
Ce beau foyer de pierre, | espoir de tes orgies, 6+6 a
4300 Ce réchaud où la mort | frémit à pleine voix, 6+6 a
Où les battements d'aile | et les soupirs des bois 6+6 a
S'en vont, chants des vanneaux | et baisers des sarcelles, 6+6 a
Dans la fumée affreuse | en fauves étincelles, 6+6 a
Cet antre, où l'on entend, | quand on vient s'y pencher, 6+6 a
4305 Tous les pétillements | du rire et du bûcher, 6+6 a
Où l'oiseau fume, où meurt | le nid, où flambe l'orme, 6+6 a
Est un des trous béants | de la fournaise énorme ! 6+6 a
C'est l'autel vil du ventre | et du plaisir charnel ; 6+6 a
Et le fond communique | au mystère éternel ! 6+6 a
4310 Cours au désert ; la vie | est-elle plus joyeuse ? 6+6 a
Que d'effrayants combats | dans le creux d'une yeuse 6+6 a
Entre la guêpe tigre | et l'abeille du miel ! 6+6 a
Va-t'en aux lieux profonds, | aux rocs voisins du ciel, 6+6 a
Aux caves des souris, | aux ravins à panthères ; 6+6 a
4315 Regarde ce bloc d'ombre | et ce tas de mystères ; 6+6 a
Fouille l'air, l'onde, l'herbe ; | écoute l'affreux bruit 6+6 a
Des broussailles, le cri | des Alpes dans la nuit, 6+6 a
Le hurlement sans nom | des jongles tropicales ; 6+6 a
Quelle vaste douleur ! | Les hyènes bancales 6+6 a
4320 Rôdent ; sur la perdrix | le milan tombe à pic ; 6+6 a
La martre infâme mord | le flanc du porc-épic ; 6+6 a
La chèvre, les deux pieds | de devant dans la haie, 6+6 a
Voit la couleuvre et bêle | avec terreur ; l'orfraie 6+6 a
S'agite dans l'effroi | du problème inconnu ; 6+6 a
4325 Sur le crâne pelé | du mont sinistre et nu 6+6 a
Le trou de l'aigle est plein | de carnage et de — fiente ; 6+6 a
La chouette, en qui vit | la nuit terrifiante, 6+6 a
Tout en broyant du bec | le rat qu'elle surprit, 6+6 a
Songe ; le vautour blanc | lui prend sa proie, et rit ; 6+6 a
4330 L'éléphant marche avec | un fracas d'épouvante ; 6+6 a
L'affreux jararrara, | comme une onde vivante, 6+6 a
Autour des hauts bambous | et des joncs tortueux 6+6 a
Se roule, et les roseaux | deviennent monstrueux ; 6+6 a
Le museau de la fouine | au poulailler se plonge ; 6+6 a
4335 Sur la biche aux yeux bleus | le léopard s'allonge ; 6+6 a
Le bison sur son dos | emporte le couquard 6+6 a
Qui lui suce le sang | pendant qu'il fuit hagard ; 6+6 a
La baudroie erre et semble | un monstre chimérique ; 6+6 a
Quand le grand-duc cornu | dans les bois d'Amérique 6+6 a
4340 Plane, l'essaim fuyant | des ramiers prend son vol. 6+6 a
Vois. L'oblique hibou | guette le rossignol. 6+6 a
Le loup montre sa gueule | et l'homme son visage, 6+6 a
Le désert frémit. Vois, | les pigeons de passage 6+6 a
Qui vont ; pillant le houx | et le genévrier, 6+6 a
4345 L'ours qui sort de son antre | au mois de février, 6+6 a
Le phoque au poil luisant | qui semble frotté d'huile, 6+6 a
Tout le fourmillement | des brutes, le reptile, 6+6 a
L'autour, le scorpion | tapi dans les lieux frais, 6+6 a
Le renard, le puma, | ce grand chat des forêts 6+6 a
4350 Qui fait en miaulant | le bruit d'un bœuf qui gronde, 6+6 a
Le lynx, l'impur condor | à la prunelle ronde, 6+6 a
Brigands que la nuit cache | en son vaste recel, 6+6 a
Le jaguar à l'affût | près, des sources de sel, 6+6 a
Les files de chameaux | des horizons arabes, 6+6 a
4355 L'ibis mangeur de vers ; | le rat mangeur de crabes ; 6+6 a
Les musquas rongeurs pris | au fond des lacs vitreux 6+6 a
Par la glace et l'hiver, | se dévorant entr'eux, 6+6 a
Et les boas nageurs | et les boas énygres, 6+6 a
Et les vipères, sœurs | du crâne plat des tigres, 6+6 a
4360 Le mulot, la bigaille, | et, sortant du ruisseau, 6+6 a
L'horrible caïman | à tête de pourceau, 6+6 a
Méduse, cachalot, | orphe, requin, marbrée, 6+6 a
Baleine à la mâchoire | infecte et délabrée, 6+6 a
Mouches s'engloutissant | au gouffre engoulevent, 6+6 a
4365 L'unau, le fourmilier | traître, lent et bavant, 6+6 a
L'once au jurement fauve, | aux moustaches roidies, 6+6 a
Bêtes de l'ombre errant | comme des Canidies, 6+6 a
Tout souffre ; grand, petit, | le hardi, le prudent, 6+6 a
Tout rencontre un chasseur, | une griffe, une dent ! 6+6 a
4370 Une sorte d'horreur | implacable enveloppe 6+6 a
L'aigle et le colibri, | le tigre et l'antilope. 6+6 a
L'eau noire fait songer | le grave pélican. 6+6 a
Partout la gueule s'ouvre | à côté du volcan ; 6+6 a
Partout les bois ont peur | partout la bête tremble 6+6 a
4375 D'un frisson de colère | ou d'épouvante ; il semble 6+6 a
A celui qui ne voit | l'être que d'un côté 6+6 a
Qu'une haine inouïe | emplit l'immensité. 6+6 a
Hommes, les animaux, | confuses multitudes ; 6+6 a
Saignent dans vos cités | et dans leurs solitudes ; 6+6 a
4380 La bête pleure, rampe, | agonise. Pourquoi ? 6+6 a
Et si le lion dit : | qu'est-ce que j'ai fait, moi ? 6+6 a
Que pourras-tu répondre | à ce montagnard triste ? 6+6 a
Quoi ! Timour est, Nemrod | sûrvit, Caïphe existe ; 6+6 a
Ils souffrent ; mais leur âme | est là, blanche et-rêvant, 6+6 a
4385 Qui, prête pour les cieux, | frémit dans l'ombre au vent, 6+6 a
Et l'ours et le chacal | râlent sans espérance ! 6+6 a
Et Dieu voit tout le reste | avec indifférence, 6+6 a
Tandis que, regardant | fuir Tibère envolé, 6+6 a
Le grand lion rugit | sous le ciel étoilé ! » 6+6 a
4390 Est-ce que cette rosse | efflanquée, et qu'on tire 6+6 a
Par la bride au charnier, | passe sans te rien dire ? 6+6 a
Pauvre être qui s'en va, | ses os trouant sa peau, 6+6 a
Boitant, suivi d'un tas | d'enfants, riant troupeau, 6+6 a
Qui viennent lui jeter | des pierres et qui chantent ! 6+6 a
4395 Est-ce que Montfaucon, | ce lieu spectre que hantent 6+6 a
Les noirs Laubardemont, | les Maillards, les Vouglans, 6+6 a
Ce sphynx mystérieux | des abattoirs sanglants, 6+6 a
Devient soudain pour toi | clair comme l'eau de roche, 6+6 a
Parce qu'il démolit | sa potence, décroche 6+6 a
4400 L'affreux squelette humain | de son fétide étal, 6+6 a
Et se fait, d'étrangleur | légal, royal, fatal, 6+6 a
Équarrisseur tuant | la brute à tant par tête, 6+6 a
Et, de bourreau de l'homme, | assassin de la bête ! 6+6 a
Parce qu'il a changé | le sang du tablier, 6+6 a
4405 Tout est dit ! Retournez | l'effrayant sablier, 6+6 a
Ou chargez-en le sable, | et faites qu'il y tienne 6+6 a
De la cendre animale | au lieu de cendre humaine, 6+6 a
Plus d'énigme ! la bête | appartient à la mort ; 6+6 a
C'est l'ordre, et tout est bien. | Ni doute, ni remord : 6+6 a
4410 Quoi ! partout, crocs, bouchers, | égorgements, tueries ! 6+6 a
Quoi ! dans les noirs combats | du bœuf des Asturies, 6+6 a
Ivresse populaire | et passe-temps royaux, 6+6 a
Le cheval éperdu, | marche sur ses boyaux, 6+6 a
Le taureau lui crevant | le ventre à coups de cornes ! 6+6 a
4415 Quoi ! vous jetez des cœurs | sanglants aux coins des bornes, 6+6 a
Les pattes des oiseaux | et leur pauvre duvet, 6+6 a
Des entrailles, des yeux, | et tout cela vivait ! 6+6 a
Les chênes qu'adoraient | les fauves troglodytes 6+6 a
Sous la hache à grand bruit | tombent c'est ; vous le dites, 6+6 a
4420 De la nature morte | et l'on peut la tuer. 6+6 a
Le chien aux coups de fouet | a dû s'habituer ; 6+6 a
La bête doit souffrir | sous le dieu qui foudroie ; 6+6 a
Tout l'arbre qu'on abat | et le pavé qu'on broie, 6+6 a
Tout souffre pour souffrir ! | C'est bien ? Iniquité ! 6+6 a
4425 De quel droit, moi l'esprit, | suis-je dans la clarté ? 6+6 a
Pourquoi faut-il que toi, | matière, tu pâtisses ! 6+6 a
Quoi ! l'astre et le caillou | seraient des injustices ! 6+6 a
Une injustice en haut ! | une injustice en bas ! 6+6 a
Quoi ! le porc dans l'ordure | et l'âne sous les bâts, 6+6 a
4430 A jamais ! La souffrance | à l'angoisse s'enlace ; 6+6 a
Puis, rien ! quoi, l'homme, roi ! | quoi, l'être, populace ! 6+6 a
Adam seul serait graine | et sa seule âme fleur ! 6+6 a
Sabaoth vannerait | dans un van de douleur 6+6 a
Le monde, et l'homme seul | passerait par le crible ! 6+6 a
4435 S'il en était ainsi, | tout deviendrait terrible, 6+6 a
L'univers fourmillant | de bêtes s'emplirait 6+6 a
D'un long rugissement | ainsi qu'une forêt, 6+6 a
Les pierres hurleraient : | injuste ! injuste ! injuste ! 6+6 a
L'arbre en convulsion, | la broussaille, l'arbuste, 6+6 a
4440 Se tordraient comme ceux | qui sont sur un grabat ; 6+6 a
Et la création | ne serait qu'un combat 6+6 a
Des monstres révoltés | contre Dieu, belluaire. 6+6 a
S'il en était ainsi, | ce monde mortuaire, 6+6 a
Chaos infâme en proie | au furieux autan, 6+6 a
4445 Ne vaudrait même pas | le crachat de Satan ! 6+6 a
S'il en était ainsi, | créer serait un crime ; 6+6 a
Une exécration, | sortirait de l'abîme, 6+6 a
Te dis-je, on entendrait | les brutes gémissant, 6+6 a
Et le loup sans reproche, | et le tigre innocent, 6+6 a
4450 Devant les éléments | cités en témoignage, 6+6 a
Devant l'infini triste | où l'équité surnage, 6+6 a
Dénonçant Dieu, bourreau | masqué du monstre obscur. 6+6 a
Alors, sur la sellette | immense de l'azur, 6+6 a
L'horreur souffletterait | cet accusé sinistre. 6+6 a
4455 Quoi, le malheur pour œuvre | et le mal pour ministre ! 6+6 a
Quoi ! ployés à jamais | sous un arrêt hideux, 6+6 a
Tant d'êtres si nombreux | qu'Adam n'est rien près d'eux ! 6+6 a
Quoi, pas de lendemain ! | quoi, pas de récompense ! 6+6 a
Quoi, l'homme seul dirait : | je vivrai, car je pense ! 6+6 a
4460 Qu'a-t-il fait pour cela ? | — l'être, galérien ! 6+6 a
Fouettés, brisés, broyés, | pétrifiés, puis rien ! 6+6 a
Se tordre ! et n'être plus, | pour dernière aventure ! 6+6 a
L'évanouissement | au bout de la torture ! 6+6 a
Le supplice, et c'est tout ! | quoi, cet être vaincu, 6+6 a
4465 Quoi ! cette créature | innocente a vécu, 6+6 a
Souffert, saigné, traîné | la terreur, bu la haine, 6+6 a
Et traversé d'un bout | à l'autre la géhenne, 6+6 a
Tandis que je rayonne | et luis, moi séraphin, 6+6 a
Et quand, lasse, elle tombe, | agonisante enfin, 6+6 a
4470 Et pose sur la nuit | sa tête exténuée, 6+6 a
Dieu ne lui doit rien' ! vide, | effacement, nuée, 6+6 a
Silence ; et le néant, | oreiller de l'enfer ! 6+6 a
Ô loi dont frémirait | même un livre de fer, 6+6 a
Qui, par Néron dictée | en un éclat de rire, 6+6 a
4475 Ferait pleurer le bronze | où l'on voudrait l'écrire ! 6+6 a
Quoi ! je suis une bête | et fais ce que je puis ! 6+6 a
L'abîme ! et puis l'abîme, | et puis l'abîme, et puis 6+6 a
L'abîme ! O désespoir ! | ce serait la sentence ! 6+6 a
Mais toi, l'élu risible, | homme à quelle distance 6+6 a
4480 Es-tu de l'animal ? | Le sais-tu ? Ta maison 6+6 a
Est celle du castor ; | l'Égypte avait raison 6+6 a
D'être inquiète au seuil | de la grande syringe ; 6+6 a
Es-tu sûr de ne pas | jeter l'ombre d'un singe ? 6+6 a
Quoi ! l'animal n'est rien ! | vaux-tu mieux par hasard ? 6+6 a
4485 Le flatteur sait-il mieux | ramper que le-lézard ? 6+6 a
L'envieux a-t-il plus | d'esprit que la vipère ? 6+6 a
Qui, de l'homme ou du porc, | est le fils ou le père ? 6+6 a
Vaux-tu le geai voleur | que tu prends à l'appeau ? 6+6 a
Je voudrais bien savoir | ce que c'est que ta peau, 6+6 a
4490 Et si les astres, pleins | de sombres rêveries, 6+6 a
En la voyant pendue | à vos écorcheries, 6+6 a
S'en étonneraient plus, | dans le gouffre des cieux, 6+6 a
Que de la peau d'un bœuf | aux yeux mystérieux, 6+6 a
Ou du cerf au poil roux | jaspé de taches blanches 6+6 a
4495 Dont l'œil effaré fait | des lueurs dans les branches ! 6+6 a
Plus d'un secret étrange | entre le monstre et toi 6+6 a
Palpite ; et parfois-l'homme | en sent le vague effroi 6+6 a
Il est des êtres noirs | au-dessous de la bête, 6+6 a
Qui, miasme, poison, | peste, aquilon, tempête, 6+6 a
4500 Ouvrant en bas la gueule, | aveugle des fléaux, 6+6 a
Font à tous les vivants | la guerre du chaos. 6+6 a
Quoique sa dent te morde | et que ton bras l'assomme, 6+6 a
L'animal est ton frère, | et la bête avec l'homme 6+6 a
Contre la nature hydre | a souvent combattu ; 6+6 a
4505 Elle te communique | une obscure vertu, 6+6 a
Et la peau du lion | aidait le grand Hercule. 6+6 a
Ah ! tu te crois plein jour | et ris du crépuscule ! 6+6 a
La pensée est ton lot ! | Dieu n'a rien réussi 6+6 a
Hors toi ! Tu te crois rare | et parmi tous choisi, 6+6 a
4510 Parce qu'un vent d'en haut | parfois souffle en ta brise, 6+6 a
Et que, de temps en temps, | criant : Brahma ! Moïse ! 6+6 a
Isis ! ou murmurant : | Lamma Sabacthani, 6+6 a
Relayant d'autres sœurs | dont le temps est fini, 6+6 a
Une. Religion, | dans l'ombre ou la lumière, 6+6 a
4515 Paraît à ton chevet, | et, nouvelle infirmière, 6+6 a
Vient charger l'oreiller | de ton lit d'hôpital ! 6+6 a
Toi providentiel, | et le reste fatal ! 6+6 a
Mais, voyons, raisonnons | un peu ; sois économe 6+6 a
D'extase pour toi-même, | et regarde-toi.
L'homme, 6+6 a
4520 Titan du relatif | et nain de l'absolu, 6+6 a
Se croit astre, et se voit | de clarté chevelu ; 6+6 a
Homme, l'orgueil t'enivre ! | et c'est un vin de l'ombre. 6+6 a
Redescends ! redescends ! | tout à l'heure, âpre et sombre, 6+6 a
L'aigle en rudoyant l'homme | avait raison souvent. 6+6 a
4525 Parce que je t'ai dit, | moi : c'est bien ! en avant ! 6+6 a
Ne t'en va pas cogner | les soleils, larve noire ! 6+6 a
Épargne à l'infini | l'assaut de l'infusoire. 6+6 a
Voyons, qu'es-tu ? peux-tu | toi-même t'affirmer ? 6+6 a
A quoi te résous-tu ? | douter ? haïr ? aimer ? 6+6 a
4530 Que crois-tu ? Que sais-tu ? | Tu n'as dans ta science 6+6 a
Pas même un parti pris | d'ombre ou de confiance. 6+6 a
Tu sais au hasard. Lois | que ton œil calcula, 6+6 a
Faits, chiffres, procédés, | classements, tout cela 6+6 a
Contient-il Dieu ? réponds. | Ta science est l'ânesse 6+6 a
4535 Qui va, portant sa charge | au moulin de Gonesse, 6+6 a
Sans savoir, en marchant | front bas et l'œil troublé, 6+6 a
Si c'est un sac de cendre | ou bien un sac de blé. 6+6 a
Que dit l'artiste ému, | le prêtre en sa chapelle, 6+6 a
Le vacher retournant | le fumier sous sa pelle, 6+6 a
4540 Le pâtre à l'œil vitreux, | l'ermite, l'érudit ? 6+6 a
Que dit l'anatomiste | au trappiste ? Que dit 6+6 a
Le plongeur du cadavre | au mineur du squelette ? 6+6 a
Que dit le médecin | au géologue, athlète 6+6 a
Qui lutte avec la terre | et tombe exténué ? 6+6 a
4545 Et l'algébriste exact, | par l'espace hué, 6+6 a
Que dit-il, ce berger | des chiffres indociles ? 6+6 a
Que dit le devin, roi | des stryges et des psylles, 6+6 a
Poussant vers l'inconnu | qu'à ton vol tu soumets, 6+6 a
Quelque système aveugle | ou boîteux qui jamais 6+6 a
4550 N'arrive au bout d'un fait | sans trouble et sans encombre ? 6+6 a
Que dit le philosophe, | aventurier de l'ombre ? 6+6 a
Et le poète ami | des cieux où l'aube point ? 6+6 a
Que disent, frémissants, | pâles, la pioche au poing, 6+6 a
Tous ces noirs fossoyeurs | de la fosse Science ? 6+6 a
4555 Homme ! ils disent tous : nuit, | misère, imprévoyance, 6+6 a
Erreur, néant, fumée, | imbécillité, deuil. 6+6 a
Et c'est avec cela | que tu fais ton orgueil ! 6+6 a
Jour coudoie ignorance | en ton savoir hybride. 6+6 a
Tu ne sais pas tenir | ta fantaisie en bride. 6+6 a
Tu vas, tu vas, tu vas ! | Où vas-tu ?
4560 Vanité ! 6+6 a
Tu crois qu'en te créant | Dieu t'a mis de côté, 6+6 a
Que ton berceau contient | toutes les origines, 6+6 a
Et que tout se condense | en toi ; tu t'imagines 6+6 a
Qu'à mesure que tout | naissait et surgissait, 6+6 a
4565 L'Éternel t'en donnait | quelque chose ; et que c'est 6+6 a
Sous ton crâne que Dieu | pensif traça l'épure 6+6 a
De ce monde qu'emplit | son auréole pure. 6+6 a
Tu dis : j'ai la raison, | la vertu, la beauté. 6+6 a
Tu dis : Dieu fut très las | pour m'avoir inventé, 6+6 a
4570 Et tu crois l'égaler | chaque fois que tu bouges. 6+6 a
Allons ! mire-toi donc | un peu dans les peaux-rouges ! 6+6 a
Que dis-tu-des Yolofs, | barbouillés de roucou, 6+6 a
Attachant des colliers | d'oreilles à leur cou, 6+6 a
Et des hurons ornés | de stupides balafres ? 6+6 a
4575 Mire-toi dans les noirs, | mire-toi dans les cafres, 6+6 a
Dans les Yoways ; trouant | leurs nez, peignant leurs peaux, 6+6 a
Empoisonnant leur flèche | aux glandes dés crapauds ! 6+6 a
Apprends ceci, rayon | apprends ceci, pensée 6+6 a
L'ange commence à l'homme | et l'homme au chimpanzée ; 6+6 a
4580 L'orang-outang ton frère, | est, un homme à tâtons. 6+6 a
Tu peux bien l'accepter, | puisque nous t'acceptons ! 6+6 a
Mire-toi dans tes goûts, | dans tes mœurs, dans tes races ! 6+6 a
Dans tes amours brutaux | dans tes instincts voraces ; 6+6 a
Dans l'auge où nous voyons | boire tes appétits ! 6+6 a
4585 Ton histoire ! tes lois ! | ton bruit ! ton cliquetis ! 6+6 a
Te figures-tu pas | que tes gestes, tes guerres, 6+6 a
Tes cris, troublent l'azur | de leurs fracas vulgaires, 6+6 a
Et que le jour mesure | à ton pas son déclin ? 6+6 a
Crois-tu pas que le ciel | est guelfe ou gibelin, 6+6 a
4590 Que l'Être est Armagnac | ou Bourguignon, que l'astre 6+6 a
Connaît oui, non, Genève | et, Rome, York et Lancastre, 6+6 a
Et que le monde pend | à ton sacré cheveu ? 6+6 a
Tes princes ? tes sultans ? | tes rois ? demande un peu 6+6 a
Ce que de ta grandeur | pensent les astronomes. 6+6 a
4595 Parles-en à Newton. | Parce que tu te nommes 6+6 a
César ou Henri quatre, | et qu'un beau jour Casca 6+6 a
Ou Ravaillac, te prit | en traître, s'embusqua 6+6 a
Dans l'ombre, et te coupa | la veine cardiaque, 6+6 a
Crois-tu pas déranger | l'énorme zodiaque ? 6+6 a
4600 Et quant à tes cités, | Babels de monuments 6+6 a
Où parlent à la fois | tous les événements, 6+6 a
Qu'est-ce :que cela pèse ? | arches, tours, pyramides, 6+6 a
Je serais peu : surpris | qu'en ses rayons humides, 6+6 a
L'aube les emportât | pêle-mêle un matin 6+6 a
4605 Avec les gouttes d'eau | de la sauge et du thym. 6+6 a
Et ton architecture | étagée et superbe 6+6 a
Finit par n'être plus | qu'un tas de pierre et d'herbe 6+6 a
Où, la tête au soleil, | siffle l'aspic subtil : 6+6 a
Ton marbre, dont tu fais | des dieux, que devient-il ? 6+6 a
4610 Le temps court, et monnoye | en courant tes statues ; 6+6 a
Ton bronze qu'à tes rois | guerriers tu prostitues, 6+6 a
On en fait des liards | qui valent les héros. 6+6 a
Ton marbre, chaux et plâtre, | emplit les tombereaux. 6+6 a
Homme, le papillon | qui vit une semaine, 6+6 a
4615 Le puceron qu'un jour | crée et qu'un jour remmène, 6+6 a
L'éphémère, enviant | cette longévité, 6+6 a
Égalent ton granit | devant l'immensité. 6+6 a
Ah ! tes œuvres, vraiment, | parlons-en. Meurtre, envie, 6+6 a
Sang ! Tu construis la mort | quand Dieu sème la vie ! 6+6 a
4620 Et, pendant que Dieu fait | les chênes sur les monts, 6+6 a
Les baobabs pareils | à des pieds de mammons, 6+6 a
L'arbre a pain, le palmier | splendide, les mélèzes, 6+6 a
D'où sort un chant pareil | à la voix des falaises, 6+6 a
L'olivier, le figuier, | le cèdre, le nopal, 6+6 a
4625 Tu fais l'arbre gibet, | l'arbre croix, l'arbre pal, 6+6 a
L'affreux arbre supplice, | énorme, vaste, infame, 6+6 a
Cyprès dont les rameaux, | faisant la nuit sur l'âme, 6+6 a
Sonnent lugubrement | comme des enchaînés, 6+6 a
Dont chaque branche, hélas ! | porte deux condamnés, 6+6 a
4630 Et penche en frissonnant | deux spectres sur l'abîme ; 6+6 a
Au soleil, du côté | de l'homme, la victime, 6+6 a
Et du côté de Dieu, | dans l'ombre, le bourreau ! 6+6 a
Ah ! tu te crois divin ! | tu places ton zéro 6+6 a
En regard de cet orbe | inouï qu'emplit l'onde 6+6 a
4635 De l'océan sagesse | et qu'on nomme le monde ! 6+6 a
Ah ! géant ! tout savoir, | ce n'est pour toi qu'un jeu. 6+6 a
Pourquoi te contenter | d'un à peu près de Dieu ? 6+6 a
Pourquoi ne pas tirer | l'abîme à clair ? Colosse ! 6+6 a
Plus haut qu'Atlas, et plus | que les oiseaux véloce ! 6+6 a
4640 Pourquoi te contenter | de tes religions ? 6+6 a
Lorsque dans l'infini | nous nous réfugions, 6+6 a
Pourquoi ne pas nous suivre, | âme au cercueil penchante, 6+6 a
Et tout prendre ? Pourquoi, | ce que l'abîme chante, 6+6 a
Ne pas le déchiffrer ? | tu n'as qu'à le vouloir ! 6+6 a
4645 Si tu ne l'entends pas, | tu peux du moins le voir, 6+6 a
L'hymne éternel vibrant | sous les éternels voiles. 6+6 a
Les constellations | sont des gammes d'étoiles ; 6+6 a
Et les vents par moments | te chantent des lambeaux 6+6 a
Du chant prodigieux | qui remplit les tombeaux. 6+6 a
4650 Allons, fais un effort, | esprit plus grand que l'aigle ; 6+6 a
Prends ton échelle, prends | ta plume, prends ta règle ; 6+6 a
Toute cette musique | à l'ineffable bruit 6+6 a
Est là sur le registre | effrayant de la nuit ; 6+6 a
Va, monte ; tu n'as plus | qu'à tracer des portées 6+6 a
4655 Sous les septentrions | et sous les voies-lactées 6+6 a
Pour lire à l'instant même, | au fond des cieux vermeils, 6+6 a
La symphonie écrite | en notes de soleils ! 6+6 a
Qu'attends-tu, dis ? Va donc | au fond de Dieu ! va vite ! 6+6 a
Ah ! souffle du fumier | que le parfum évite, 6+6 a
4660 Homme, ombre ! coureur vain | de tous les pas perdus ! 6+6 a
Marchand des Christs trahis | et des Josephs vendus ! 6+6 a
Va ! tu sors de la fange, | et ta mère malsaine, 6+6 a
C'est la matière infecte | et la matière obscène ! 6+6 a
Tes sombres légions | vermineuses, amas, 6+6 a
4665 Troupeau, tas imbécile | adorant des lamas, 6+6 a
Avec ce qu'elles font | et ce qu'elles projettent, 6+6 a
Entre la nourriture | et l'excrément végètent ! 6+6 a
Mais tu te fais petit ; | tu changes d'argument, 6+6 a
Et c'est là, reprends-tu, | ta plainte justement 6+6 a
4670 L'homme est un désir vaste | en une étreinte étroite, 6+6 a
Un eunuque amoureux, | un voyageur qui boîte ; 6+6 a
L'homme n'est rien la terre | à chaque heure lui ment ; 6+6 a
La vie est un à-compte | au lieu d'être un paiement ; 6+6 a
Tes sages te l'ont dit, | et, dans ton humeur noire, 6+6 a
4675 Toi, l'homme, tu n'es pas | éloigné de le croire ; 6+6 a
C'est trop peu d'être un homme ; | en naissant Dieu devait 6+6 a
Te donner tout l'azur | dont la mort te revêt. 6+6 a
Ah ! tu n'es pas déjà | content de Dieu toi-même ! 6+6 a
Tu voudrais sur la terre | être un être suprême ; 6+6 a
4680 Créancier exigeant, | tu te plains d'être né 6+6 a
A demi, que le ciel | ne t'ait pas tout donné, 6+6 a
Que Dieu soit en retard, | que lui, lui qui médite, 6+6 a
Lui qui vit, ne t'ait pas, | à l'échéance dite, 6+6 a
Fait livraison de l'ombre — | et de l'éternité ; 6+6 a
4685 Et tu voudrais encor | que tout l'autre côté 6+6 a
De la création, | misère inaperçue, 6+6 a
Fût à jamais plongé | dans la nuit sans issue ! 6+6 a
Mais tu dis : — Le caillou | brisé, l'arbre abattu, 6+6 a
Ne souffrent point ; la bête | ignore. — Qu'en sais-tu ? 6+6 a
4690 Sais-tu la profondeur | du soupir, et l'abîme 6+6 a
Du cri ? pour voir le fond | du gouffre, es-tu la cime ? 6+6 a
Et s'il était des pleurs — | qui coulent en dedans ? 6+6 a
Et s'il était un doigt, | léché des flots grondants, 6+6 a
Qui sentît tressaillir | la montagne plaintive, 6+6 a
4695 Et pour qui le rocher | fût une sensitive ? 6+6 a
Que sais-tu ? Ta morale ; | ô juif, payen, chrétien, 6+6 a
Est une carte obscure | et bizarre du bien 6+6 a
Et du mal, dont tu peins | a ton gré les frontières. 6+6 a
Ce livre, dont tu fais | la table des matières, 6+6 a
4700 L'as-tu lu ? Que vois-tu | par ton trou de prison ? 6+6 a
Portes-tu dans ton-œil | l'insondable horizon ? 6+6 a
Fermes-tu l'univers | en fermant ta fenêtre ? 6+6 a
De quel droit marques-tu | des limites a l'être, 6+6 a
Et dis-tu, te penchant | sur le monde obscurci 6+6 a
4705 Et sur le flot vivant : | On souffre jusqu'ici ! 6+6 a
Eh ! vois donc les douleurs | de ces bêtes hagardes ! 6+6 a
Ah ! la souffrance étant | l'avenir, tu la gardes ! 6+6 a
Tu n'en veux que pour toi ! | tout le reste est trop vil. 6+6 a
Tu vois l'arbre se tordre | et : tu dis Souffre-t-il ? 6+6 a
4710 Tu dis : — La brute meurt' ; |son souvenir s'envole 6+6 a
Elle ne s'aperçoit | pas même qu'on la vole. 6+6 a
Quoi ! l'homme fils unique, | et l'univers bâtard ! 6+6 a
Quoi ! tes maux seuls auraient | le paradis plus tard 6+6 a
Qui, vrai pour toi, serait | pour tout autre une fable ! 6+6 a
4715 La bête trouverait | l'Éternel insolvable ! 6+6 a
Quoi ! les monstres auraient, | songeurs silencieux, 6+6 a
Droit de hocher la tête | en présence des cieux ! 6+6 a
Dieu baisserait les yeux | devant leur sombre lutte ! 6+6 a
Ils pourraient lui jeter | le mépris de la brute ! 6+6 a
4720 Quoi ! devant les soleils, | les astres triomphaux, 6+6 a
Et l'étoile, et l'aurore, | ils pourraient dire : or faux ! 6+6 a
Douleur, néant, horreur, | seraient la destinée ! 6+6 a
Quoi ! la création | tout entière damnée, 6+6 a
Rêve affreux ! pas de but ; | l'homme seul arrivé ; 6+6 a
4725 Souffrir, et ne rien voir ; | la douleur, œil crevé ; 6+6 a
Tout injuste, une vaste | et stupide spirale 6+6 a
D'êtres perdus, sans jour, | sans nœud, sans loi morale, 6+6 a
Allant on ne sait où, | venant on ne sait d'où, 6+6 a
Et, tout au fond de l'ombre | effroyable, Dieu fou ! 6+6 a
4730 Ce Jéhovah Moloch ! | que veut-on que j'en fasse ? 6+6 a
Songe exécré ! crachat | de l'homme sur ta face, 6+6 a
Ô mon Dieu ! calomnie | au père universel ! 6+6 a
Bave d'inventions | qui tacherait le ciel, 6+6 a
Si la fange pouvait | atteindre, écume vile, 6+6 a
4735 Dieu, l'outragé sublime, | éternel et tranquille ! 6+6 a
Non ! tous les êtres sont, | et furent, et seront. 6+6 a
Qu'il ait sa cendre au cœur, | qu'il ait sa flamme au front, 6+6 a
Tout être est immortel | comme essence ; et retrouve 6+6 a
Ce qui lui reste dû | par la loi qui l'éprouve ; 6+6 a
4740 Ce n'est point un motif | parce qu'on est petit 6+6 a
Pour ne pas être vu ; | nul en vain ne pâtit ; 6+6 a
Dieu n'est pas le myope | immense de l'espace. 6+6 a
L'aboiement de l'écueil | qui-jamais ne se lasse, 6+6 a
Le tonnerre, le vol | de l'astre échevelé, 6+6 a
4745 Tous les rugissements | du vent démuselé, 6+6 a
La trombe, le volcan, | font, dans l'éternel gouffre, 6+6 a
Moins de bruit que ce cri | d'un moucheron : je souffre ! 6+6 a
Tous les êtres sont Dieu ; | tous les flots sont la mer. 6+6 a
Non ! non ! l'écrasement | n'est point la loi du ver. 6+6 a
4750 Non ! non ! toute souffrance | est un sillon. Prière 6+6 a
Et pleurs défont toujours | quelque chose en arrière 6+6 a
Et font, ô cieux sereins ! | quelque chose en avant. 6+6 a
Tout être se rachète | ou tout être se vend. 6+6 a
Bien et mal. La loi vient | de derrière la vie 6+6 a
4755 Et derrière la mort | continue. Homme, envie 6+6 a
Ton chien ; tu ne sais pas ; | triste maître hagard, 6+6 a
S'il n'a pas plus d'azur | que toi dans le regard. 6+6 a
Tout vit. Création | couvre métempsychose. 6+6 a
Ô dédain de la bête | et mépris de la chose ! 6+6 a
4760 Double faute de l'homme | et son double malheur ! 6+6 a
Si pour la vie infime | il eût été meilleur, 6+6 a
Au lieu d'écraser tout, | s'il eût fait le contraire, 6+6 a
Au lieu d'être bourreau, | s'il se fût montré frère, 6+6 a
S'il eût compris l'amas | vivant qui remuait, 6+6 a
4765 Et l'être monstrueux, | ce grand souffrant muet, 6+6 a
L'homme, en butte à cette heure | aux aboiements de l'ombre, 6+6 a
Eût été l'aîné roi | de la famille sombre. 6+6 a
Cet aveugle serait | devenu le voyant. 6+6 a
Il eût vu revenir | à lui l'être fuyant. 6+6 a
4770 La vie a son esprit | qu'a troublé l'ignorance 6+6 a
Fût apparue avec | toute sa transparence, 6+6 a
Et l'homme, sous le marbre | ou le bois ou la chair, 6+6 a
De l'âme universelle | eût vu le pâle éclair. 6+6 a
En s'inclinant, avec | la majesté des prêtres, 6+6 a
4775 Sur ces masques hagards | qu'on appelle les êtres, 6+6 a
Calme, il eût relevé | le morne abattement 6+6 a
Du monde terrassé | qui vit sinistrement. 6+6 a
Sa pitié, s'émiettant | aux souffrances farouches, 6+6 a
Eût fait tourner vers lui | toutes ces âpres bouches. 6+6 a
4780 La bête eût accepté | l'homme ; le chêne l'eût 6+6 a
Accueilli dans les bois | de son grave salut ; 6+6 a
La pierre en son horreur | l'eût adoré. La roche, 6+6 a
Morne, se fût sentie | émue à son approche ; 6+6 a
Et dans tous les cailloux | il eût eu des autels. 6+6 a
4785 Il eût senti sous lui | de sombres immortels. 6+6 a
Il eût été le mage. | Il eût connu lès causes. 6+6 a
Il aurait sur son front | la lumière des choses ; 6+6 a
Il serait l'Homme Esprit. | L'aigle eût fraternisé ; 6+6 a
Et, lui montrant le, ciel, | le lion eût posé 6+6 a
4790 Sa griffe sur l'épaule | auguste du Génie. 6+6 a
Au lieu de le haïr | dans leur morne agonie, 6+6 a
Les vivants effrayants | d'en bas eussent béni 6+6 a
Ce grand communiant | de l'amour infini. 6+6 a
En le voyant, la fosse | eût resplendi, pareille 6+6 a
4795 Aux soirs d'été qu'embrase | une clarté vermeille ; 6+6 a
La tombe aurait chanté, | le spectre aurait souri. 6+6 a
Il eût des inconnus | été le favori, 6+6 a
Le bien-aimé de ceux | qui sont sous, les écorces, 6+6 a
Sous les granits, avec | les sèves et les forces, 6+6 a
4800 Et, dans tous ses travaux, | sans cesse, à tout moment, 6+6 a
Toute l'obscurité | l'eût baisé doucement. 6+6 a
L'ombre immense serait | son fauve auxiliaire. 6+6 a
La nature, de l'homme | aurait été le lierre, 6+6 a
Et l'aurait, dans les pleurs, | dans les chocs, dans les maux, 6+6 a
4805 Dans les deuils, protégé | de ses mille rameaux. 6+6 a
Il eût senti, du fond | des insondables cuves, 6+6 a
Monter vers lui les vents, | les parfums, les effluves, 6+6 a
Les magnétismes purs, | les souffles, les aimants, 6+6 a
Et le secours profond | des sombres éléments ; 6+6 a
4810 Les fléaux, qui lui font | la guerre du désordre, 6+6 a
Fussent venus lécher | ses pieds qu'ils viennent mordre ; 6+6 a
Quand sa barque, le soir, | se risque hors du port, 6+6 a
Le flot eût dit au vent : | c'est lui. Souffle moins fort. 6+6 a
L'azur eût murmuré : | paix à la voile blonde ! 6+6 a
4815 L'écueil eût fait effort | pour se courber sous l'onde. 6+6 a
L'être multiple épars | dans l'expiation 6+6 a
L'eût partout conseillé | de son vague rayon ; 6+6 a
Sentant cette belle âme | humaine, bonne et tendre, 6+6 a
Se baisser, et toucher | leur chaîne, et la détendre, 6+6 a
4820 La création brute | au difforme poitrail, 6+6 a
L'instinct, cette lueur | de l'âme au soupirail, 6+6 a
Le grand Tout, ce flot sourd | qui s'enfle et qui se creuse, 6+6 a
L'énormité, la chose | informe et ténébreuse, 6+6 a
L'horreur des bois, l'horreur | des mers, l'horreur des cieux, 6+6 a
4825 Tout le mystérieux, | tout le prodigieux, 6+6 a
Fût accouru, soumis, | à son appel sublime, 6+6 a
A travers l'ombre ; et l'homme | eût eu pour chien l'abîme. 6+6 a
Il sentirait, rêveur, | satisfait, ébloui, 6+6 a
La pénétration | des étoiles en lui ; 6+6 a
4830 L'ange le montrerait | à l'ange qui se penche ; 6+6 a
Il serait aujourd'hui | la grande tête blanche 6+6 a
Aperçue au-dessus | du gouffre et de la nuit. 6+6 a
Mais il n'a rien compris, | rien sondé, rien traduit, 6+6 a
Rien aimé, que lui-même | et lui seul. L'égoïste 6+6 a
4835 Vit dans sa vanité | démesurée et triste, 6+6 a
Presque en dehors du groupe | immense des vivants. 6+6 a
Dans ce sombre univers, | monceau d'esprits rêvants, 6+6 a
Il voit deux êtres : lui | qu'il sent, Dieu qu'il suppose. 6+6 a
L'étincelle de Dieu, | l'âme, est dans toute chose. 6+6 a
4840 Le monde est un ensemble | où personne n'est seul ; 6+6 a
Tout corps masque un esprit ; | toute chair est linceul ; 6+6 a
Et pour voir l'âme on n'a | qu'à lever le suaire. 6+6 a
La faute est le squelette | et l'être est l'ossuaire. 6+6 a
C'est à dire, ô vivant, | — car pour la terre il faut 6+6 a
4845 Sans cesse commenter | les formules d'en haut, 6+6 a
Que ce monde, où Dieu met | ce que des cieux il ôte, 6+6 a
N'est que le cimetière | horrible de la faute. 6+6 a
Tout fait, germe : Et la vie | est un flanc qui conçoit, 6+6 a
Quoi ? la vie à venir. | Tout être, quel qu'il soit, 6+6 a
4850 De l'astre à l'excrément, | de la taupe au prophète, 6+6 a
Est un esprit traînant | la forme qu'il s'est faite. 6+6 a
Autant que dans la grâce | et que dans la beauté, 6+6 a
L'être persiste et vit | dans la difformité 6+6 a
Sous l'engloutissement | de la matière infâme ; 6+6 a
4855 Autant qu'Ève au doux front, | Léviathan, c'est l'âme. 6+6 a
La noirceur d'aujourd'hui | fait la nuit de demain. 6+6 a
Oui, bête, arbre, rocher, | broussaille du chemin, 6+6 a
Tout être est un vivant | de l'immensité sombre ; 6+6 a
L'homme n'est pas le seul | qui soit suivi d'une ombre ; 6+6 a
4860 Tous, même le caillou | misérable et honteux, 6+6 a
Ont derrière eux une ombre, | une ombre devant eux ; 6+6 a
Tous sont l'âme, qui vit, | qui vécut, qui doit vivre, 6+6 a
Qui tombe et s'emprisonne, | ou monte et se délivre ! 6+6 a
Tout ce qui rampe expie | une chute du ciel. 6+6 a
4865 La pierre est une cave | où rêve un criminel, 6+6 a
Prends garde, esprit ! recule | au seuil du mal, arrête ! 6+6 a
L'arbre t'attend, le roc | te guette, esprit ! La bête 6+6 a
Est une chausse-trape | où l'homme peut tomber. 6+6 a
Tremble. Pas d'action | qu'on puisse dérober 6+6 a
4870 A Dieu, pour qui dans toi | veille ta conscience. 6+6 a
Tout être est responsable ; | il croît, décroît, vit, pense, 6+6 a
Condamné par lui-même | ou par lui-même absous ; 6+6 a
Tout ce qu'il fait s'en va | dans l'espace ; et dessous 6+6 a
Est l'infini, compteur | exact, plateau sans bornes ; 6+6 a
4875 Et la chute possible, | et les ténèbres mornes 6+6 a
Où serpentent, chassés | du vent qui les poursuit, 6+6 a
Les essaims tortueux | des mondes de la nuit. 6+6 a
Oui, l'âme dans le mal, | hélas, naufrage et sombre. 6+6 a
Hommes, votre lumière | est faite avec de l'ombre ; 6+6 a
4880 Sous votre bagne il est | d'autres cachots profonds ; 6+6 a
Vous ne vous en doutez | pas même ; ô noirs bouffons, 6+6 a
Qui riez, qui chantez, | qui raillez, c'est le pire, 6+6 a
Le monde des sanglots | commence a votre rire. 6+6 a
En même temps la joie | est au-dessus de vous ; 6+6 a
4885 Car, devant le regard | de l'Être sans courroux, 6+6 a
Tout se tient ; et l'extase | a la douleur s'enlace. 6+6 a
L'ange me regardait, | et, sans que je parlasse, 6+6 a
Il voyait ma pensée, | et, dans mon âme entrant, 6+6 a
Son œil fixe rendait | mon crâne transparent. 6+6 a
4890 Il dit, levant un doigt | de sa main souveraine : 6+6 a
— Que l'oreille d'en bas | qui m'écoute, comprenne 6+6 a
Que l'ange — ne s'est pas | contredit en montrant 6+6 a
L'homme si vain après | l'avoir montré si grand ; 6+6 a
Tout est haut, tout est bas | tout est lent, tout va vite ; 6+6 a
4895 Toute chose créée | est splendide et petite ; 6+6 a
Tout être a deux aspects, | ténèbres et rayons ; 6+6 a
Et la justice sort | des confrontations 6+6 a
Du côté misérable | avec la face auguste. 6+6 a
L'être est un hideux tronc | qui porte un divin buste. 6+6 a
4900 Mais — à la conscience | heureux qui s'est fié ! — 6+6 a
Tout, même ce tronc vil, | sera glorifié. 6+6 a
Dieu, l'avertisseur juste, | incessamment regarde 6+6 a
La vie, et dans les vents | murmure : prenez garde ! 6+6 a
Et suit des yeux le choc | des bons et des mauvais. 6+6 a
4905 Tout à l'heure, ô vivant | terrestre, tu pouvais 6+6 a
Me répondre : Oui, le ciel | est gibelin ou guelfe ; 6+6 a
L'astre connaît — Isis | et Phœbus, Thèbe et Delphe, 6+6 a
Genève et Rome, œdipe | et Sphynx, énigme et mot ; 6+6 a
Le météore prend | fait et cause là-haut 6+6 a
4910 Pour ou contre Pompée | ou César, pour ou contre 6+6 a
Le pâle Capulet | qu'un Montaigu rencontre ; 6+6 a
Car dans toute querelle | est un peu d'équité, 6+6 a
Et dans toute lueur | un peu de vérité ; 6+6 a
Et si la rose rouge | a tort, la rose blanche 6+6 a
4915 A raison. Et cela | suffit pour que Dieu penche. 6+6 a
Le nuage, le jour ; | la rosée en sueur, 6+6 a
La comète traînant | sa sinistre lueur, 6+6 a
Tous les êtres profonds | qui passent dans l'abîme, 6+6 a
Sont du parti de ceux | qu'on foule et qu'on opprime ; 6+6 a
4920 Et, luttant pour le droit | et pour la vérité, 6+6 a
Le faible a dans les reins | toute l'immensité 6+6 a
De là l'auguste foi | du cœur simple et robuste. 6+6 a
Vivants, tous les cheveux | de la tête du juste, 6+6 a
Par des fils que nul bras | n'a pu briser encor, 6+6 a
4925 Sont liés aux rayons | de tous les astres d'or. 6+6 a
Vis, âme : — Oh ! que Dieu soit | dans ce que tu préfères ! 6+6 a
La loi, sous ses deux noms | une dans les deux sphères, 6+6 a
Vivants, c'est le progrès ; | morts, c'est l'ascension. 6+6 a
Toute cité, d'en bas | ou d'en haut, est Sion ; 6+6 a
4930 Tout être, par l'effort | du labeur volontaire, 6+6 a
Sort de l'épreuve, et rentre | au bonheur ; toute terre 6+6 a
Doit devenir Éden | et tout ciel paradis. 6+6 a
Les gisants s'écrieront : | debout ! les engourdis 6+6 a
Remueront ; l'avenir, | parlant d'une voix tendre, 6+6 a
4935 Dira : terre, voici | le chemin qu'il faut prendre, 6+6 a
O terre ! et l'harmonie | en chantant conquerra 6+6 a
L'horreur du Groënland, | l'horreur du Sahara, 6+6 a
Et le sable et la neige, | et ces larves barbares, 6+6 a
Caraïbes, hurons, | bédouins, malabares, 6+6 a
4940 Peuples sourds de l'Ohio, | du Thibet, du Darfour, 6+6 a
Que l'ombre garde assis | dans son noir carrefour. 6+6 a
L'aube, cette blancheur | juste, sacrée, intègre, 6+6 a
Qui se fait dans la nuit, | se fera dans le nègre. 6+6 a
La Rome du désert | naîtra de Tombouctou. 6+6 a
4945 Oh ! pourvu que ce soit | en avant, Dieu sait où, 6+6 a
Va, vole ! Je l'ai dit, | et je te le répète, 6+6 a
La-bas, où l'on entend | sonner de la trompette, 6+6 a
La-bas dans l'inconnu, | là-bas dans le réel, 6+6 a
Dans ;le vrai ; dans le beau, | dans le grand, dans le ciel, 6+6 a
4950 Genre humain, genre humain, | ouvre tes larges ailes ! 6+6 a
En même temps la mort | aux splendides prunelles 6+6 a
Pousse vers l'éternelle | et suprême clarté 6+6 a
Le monstre, et l'homme au vent | du sépulcre emporté, 6+6 a
Troupeau fuyant qu'au bord | du gouffre elle dénombre. 6+6 a
4955 L'aurore est un baiser | qui veut les fronts de l'ombre. 6+6 a
Tout se meut, se soulève, | et s'efforce, et gravit, 6+6 a
Et se hausse, et s'envole, | et ressuscite, et vit ! 6+6 a
Rien n'est fait pour rester | dans l'obscurité sourde. 6+6 a
L'âme en exil devient | à chaque instant moins lourde, 6+6 a
4960 Et s'approche du ciel | qui vous réclame tous. 6+6 a
D'heure en heure, pour ceux | qui se sont faits plis doux, 6+6 a
La peine s'attendrit | l'ombre en bonheur se change ; 6+6 a
La bête est commuée | en homme, l'homme en ange ; 6+6 a
Par l'expiation, | échelle d'équité, 6+6 a
4965 Dont un bout est nuit froide | et l'autre bout clarté, 6+6 a
Sans cesse, sous l'azur | que la lumière noie, 6+6 a
L'univers Châtiment | monte à l'univers Joie. 6+6 a
Et l'on y vient d'un bond, | et du plus triste lieu. 6+6 a
Oui, l'horreur et le mal | peuvent aux pieds de Dieu 6+6 a
4970 Se verser tout à coup | en urnes de lumière. 6+6 a
Oui, les plus noirs ont droit | à la plus blanche sphère ; 6+6 a
Les plus vils ont pour loi | d'atteindre les plus hauts. 6+6 a
Tous les rayonnements | puisent tous les chaos, 6+6 a
Vident la nuit, et font, | ravissement des anges, 6+6 a
4975 Des gerbes d'arcs-en-ciel | avec toutes les fanges ! 6+6 a
Point de déshérité ! | Non ! point de paria ! 6+6 a
Je levai les deux mains | au ciel ; l'ange cria : 6+6 a
Ô profondeurs, voilà | que ce passant s'étonne ! 6+6 a
Puis il reprit :
— Rêveur | qu'emporte un vent d'automne, 6+6 a
4980 Sors de l'infirmité | de ta stupeur sans yeux. 6+6 a
Apprends l'immensité. | Guetteur obscur des cieux, 6+6 a
Sache, ô vivant qui viens | regarder l'aube naître, 6+6 a
Que l'expiation | va plus avant peut-être 6+6 a
Que tu ne descendis | et que tu ne sondas, 6+6 a
4985 Homme, et qu'elle peut faire | un élu de Judas 6+6 a
Sache que Dieu, domptant | même l'œil qui fascine, 6+6 a
Change, quand il lui, plaît, | le serpent en racine, 6+6 a
Si bien qu'avec le temps | ses desseins sont remplis, 6+6 a
Et que de la vipère | il fait sortir un lys. 6+6 a
4990 Qu'ont donc appris à l'homme | Inde, Égypte et Chaldée, 6+6 a
S'il est pétrifié | par cette simple idée 6+6 a
Que l'âme se perdra, | se perd et se perdit, 6+6 a
Mais que Dieu peut toujours | la trouver ? Qui te dit 6+6 a
Que, le jour où, la mort | enfin te fera naître, 6+6 a
4995 Tu ne verras, pas, homme, | au seuil des cieux paraître, 6+6 a
Un archange plus grand | et plus éblouissant 6+6 a
Et plus beau que celui | qui te parle à présent, 6+6 a
Ayant des fleurs soleils, | des astres étincelles, 6+6 a
Et tous les diamants | du gouffre dans ses ailes, 6+6 a
5000 Qui viendra vers toi, pur, | auguste, doux ; serein, 6+6 a
Calme, et qui te dira : | c'est moi qui fus :Caïn ? 6+6 a
Homme, sache que Dieu | pourrait prendre un cloporte, 6+6 a
Un crapaud, l'acarus | que ton ulcère porte, 6+6 a
Et lui donner l'aurore | et le septentrion. 6+6 a
5005 Sache que Dieu pourrait | choisir un vibrion, 6+6 a
Un ver de terre au fond | du sépulcre nocturne, 6+6 a
Et lui dire : — Voilà | Sirius et Saturne, 6+6 a
Arcturus, Orion | et les pléiades d'or ; 6+6 a
Je te les donne. Prends. | Et je te donne encor 6+6 a
5010 Le vaste Jupiter | avec ses quatre lunes. 6+6 a
Prends l'ouragan, le bruit, | le jour bleu, les nuits brunes, 6+6 a
Le tropique et l'été, | le pôle avec l'hiver. 6+6 a
Vénus, perle du soir, | je te donne à ce ver. 6+6 a
Ver, prends Aldebaran | que vit Jean, mon apôtre, 6+6 a
5015 Et prends ses trois soleils | qui roulent l'un sur l'autre ; 6+6 a
Prends tous les firmaments | et tous les océans, 6+6 a
Et le haut zodiaque | aux douze astres géants, 6+6 a
Tournant comme une roue | au fond des ombres noires. 6+6 a
Sache que Dieu pourrait | donner toutes ces gloires 6+6 a
5020 A ce vil ver de terre | immonde et chassieux 6+6 a
Sans étonner un seul — | archange dans les cieux ! 6+6 a
Et sache aussi que Dieu | donnerait à cet être : 6+6 a
Ce que dans tous les lieux | l'éternité voit naître, 6+6 a
Tous les astres qu'on voit, | tous ceux qu'on ne voit pas, 6+6 a
5025 Tout ce qui tourbillonne | au souffle du trépas, 6+6 a
Et les mille flambeaux | tremblant sur le grand voile, 6+6 a
Sans que l'infini fût | amoindri d'une étoile, 6+6 a
Et qu'ayant tout donné, | Dieu n'aurait rien de moins. 6+6 a
Et l'archange reprit : | Soleils, soyez témoins, 6+6 a
5030 Soyez témoins, ô cieux, | que l'ilote et l'esclave, 6+6 a
Le goîtreux dont l'œil rêve | et dont la lèvre bave 6+6 a
Dans ses mornes sommeils, 6 a
Et sur son lit maudit, | le lépreux solitaire, 6+6 b
Ô cieux, sont vos égaux, | et que les vers de terre 6+6 b
5035 Sont vos frères, soleils ! 6 a
Soyez témoins, éthers | où vit l'âme ravie, 6+6 a
Épanouissements | de splendeur et de vie, 6+6 a
Édens par Dieu dorés ; 6 a
Paradis qui passez | avec le son des lyres, 6+6 b
5040 Rayons, soyez témoins, | soyez témoins, sourires, 6+6 b
Que les pleurs sont sacrés ! 6 a
Il ne tient qu à la nuit, | et cela dépend d'elle, 6+6 a
D'être heureuse, innocente, | et sincère, et fidèle, 6+6 a
De nous éblouir tous, 6 a
5045 Et de voir tout à coup, | clartés dans l'ombre écloses, 6+6 b
Des flots de colibris ; | sortis d'un tas de roses, 6+6 b
Aveugler ses hiboux ! 6 a
Le méchant est un mort | dont l'harmonie est veuve. 6+6 a
Il peut, quand il lui plaît, | renaître après l'épreuve, 6+6 a
5050 Et revenir, ailé, 6 a
Superbe, triomphant, | sans pleurs, sans deuil, sans crainte, 6+6 b
Serein car tout esprit | de la justice sainte 6+6 b
Est l'époux étoilé ! 6 a
Hommes ! l'orgueil en vous | parfois crie et résiste, 6+6 a
5055 Et vous dites, entant | que votre terre est triste : 6+6 a
— « Dieu pour nous est sans nom : 6 a
« Qu'a trouvé Ptolémée | et que sait Épicure ? 6+6 b
« Double négation « | : le ciel noir, l'âme obscure. 6+6 b
« L'être est Nuit, l'homme est Non. 6 a
5060 « Le mal est notre maître | et, le doute est notre hôte ; 6+6 a
« Dieu nous montre la peine | et nous cache la faute ; 6+6 a
« Que veut ce dieu lointain ? 6 a
« Notre vie est si morne | et notre âme est si noire, 6+6 b
« Hélas ! que, par moments, | nous hésitons à croire 6+6 b
5065 « L'étoile du matin ! 6 a
« Il semble que Dieu triste | essaie à chaque aurore 6+6 a
« De créer un jour pur, | divin, charmant, sonore, 6+6 a
« Par la joie expliqué, 6 a
« D'un éternel midi | réchauffant la nature, 6+6 b
5070 « Sans tache… — et chaque soir, | la nuit revient, rature 6+6 b
« Du jour toujours manqué ! 6 a
« Qui nous dit que ce monde | inique et léthifère 6+6 a
« Est l'œuvre de quelqu'un | qui sait ce qu'il veut faire ? 6+6 a
« Tout rampe de terreur ; 6 a
5075 « Ces monts, ces mers, ces champs | où nos troupeaux vont paître, 6+6 b
« Ces globes, ces soleil ; | ces cieux ne sont peut être 6+6 b
« Que quelque immense erreur ! — » 6 a
Et vous criez, vivants | sinistres de la tombe : 6+6 a
« L'anathème nous tient ; |l'horreur sur nous surplombe ; 6+6 a
5080 « Ce guichetier nous suit ; 6 a
« L'obscurité nous couve, | et la geôle âpre et lourde 6+6 b
« Nous guette, et chaque étoile | est la lanterne sourde 6+6 b
« D'un spectre de la nuit ! 6 a
« Nous sommes prisonniers ; | les ténèbres nous gardent ; 6+6 a
5085 « Tous les yeux de l'abîme | à la fois nous regardent ; 6+6 a
« Comment fuir ? on nous voit ! 6 a
« Comment nous évader ? | — » Il suffit, pour — qu'on sorte, 6+6 b
Qu'une bonne action | pousse l'énorme porte.. 6+6 b
Du bout du petit doigt ! 6 a
5090 Le Dieu juste, qui met | à toute peine un terme 6+6 a
Ne veut pas que le grand | sur le petit se ferme ; 6+6 a
Il veut la liberté, 6 a
Et c'est avec l'atome, | ô pauvre âme inquiète, 6+6 b
Que ce Dieu fait la clef | de la serrure faite 6+6 b
5095 Avec l'immensité. 6 a
Dieu ne permet à rien | l'oppression ; la brute 6+6 a
Et l'ange sont amis ; | au fond de toute chute 6+6 a
Dieu met de sa clarté ; 6 a
De toute ascension | Dieu marque le solstice ; 6+6 b
5100 Il crie aux quatre vents : | Égalité ! Justice ! 6+6 b
Équilibre ! Équité ! 6 a
Et l'un des quatre vents | va le dire à l'aurore ; 6+6 a
L'autre au couchant pourpré | qu'un divin nimbe dore 6+6 a
Et qui s'épanouit 6 a
5105 Le troisième le dit | au midi qui s'enivre 6+6 b
De l'éblouissement | de tout ce qu'il fait vivre ; 6+6 b
Le dernier à la nuit. 6 a
Qu'est-ce que le rayon | a de plus que la bête ? 6+6 a
Le tigre a sa fureur, | le ciel a sa tempête ; 6+6 a
5110 Tout est égal à tout 6 a
L'insecte vaut le globe ; | et, soleils, sphères, gloires, 6+6 b
Tous les géants, égaux | à tous les infusoires, 6+6 b
Gisent sous Dieu debout. 6 a
Tout n'est qu'un tourbillon | de poussière qui vole. 6+6 a
5115 La mouche et sa lueur, | l'astre et son auréole, 6+6 a
Cendre ! apparitions ! 6 a
Vie ! Être ! ô précipice | obscur ! horreurs sacrées, 6+6 b
Où Dieu laisse en rêvant | tomber des empyrées 6+6 b
Et des créations ! 6 a
5120 L'infiniment petit, | l'infiniment grand ; songes ! 6+6 a
Ces soleils que tu vois, | ces azurs où tu plonges ; 6+6 a
Âme errant sans appuis, 6 a
Les orbites de feu | des sphères vagabondes, 6+6 b
Les éthers constellés, | les firmaments ; les mondes, 6+6 b
5125 Cercles du fond du puits ! 6 a
Ô citerne de l'ombre ! | Ô profondeurs livides ! 6+6 a
Les plénitudes sont | pareilles à des vides. 6+6 a
L'œil cherche le soutien. 6 a
L'être est prodigieux | à ce point, j'en frissonne, 6+6 b
5130 Qu'il ressemble au néant ; | et Tout par moments donne 6+6 b
Le vertige de Rien ! 6 a
On revient au néant | par l'énormité même, 6+6 a
Oui ! — S'il n'était pas là, | lui, le témoin suprême, 6+6 a
Oh ! comme on frémirait ! 6 a
5135 Mais ce grand front serein | dans l'immensité rentre, 6+6 b
Et, comme un feu suffit | pour éclairer un antre, 6+6 b
L'univers reparaît. 6 a
Ô Création, choc | de souffles, bruit d'atomes, 6+6 a
Terre, trône de l'homme, | univers, cieux, royaumes, 6+6 a
5140 Rayons, sceptres, pavois, 6 a
Monde noir qui te tais | et qui dors ! Dieu se lève. 6+6 b
Ombre ! il est le regard ; | sommeil ! il est le rêve ; 6+6 b
Silence, il est la voix ! 6 a
Dieu vit. Quiconque mange | est assis à sa table. 6+6 a
5145 Il est l'inaccessible, | il est l'inévitable ; 6+6 a
L'athée au sombre vœu, 6 a
En se précipitant, | sans foi, sans loi, sans prisme, 6+6 b
La tête la première ; | au fond de l'athéisme, 6+6 b
Brise son âme à Dieu ! 6 a
5150 Il est le fond de l'être. | Oui, terrible ou propice, 6+6 a
Tout vertige le trouve | au bas du précipice. 6+6 a
Satan, l'ange échappé, 6 a
Se cramponne lui-même | au père, et l'on devine 6+6 b
Dans le pli d'un des pans | de la robe divine 6+6 b
5155 Ce noir poignet crispé. 6 a
Dieu ! Dieu ! Dieu ! l'âme unique | est dans tout, et traverse 6+6 a
L'âme individuelle, | en chaque être diverse ; 6+6 a
Tout char l'a pour essieu ; 6 a
La tête de mort, blême | au fond de l'ombre immonde, 6+6 b
5160 Par un de ses deux trous, | sinistre, voit le monde, 6+6 b
Et par l'autre voit Dieu. 6 a
Cet ensemble, où l'on voit | toujours plus d'aube naître, 6+6 a
Et qu'on nomme le ciel | et l'enfer, se pénètre ; 6+6 a
Rayon et flamboiement ; 6 a
5165 L'un descend, l'autre monte ; | et Dieu dans l'ombre passe ; 6+6 b
Et chacun d'eux éclaire | un côté de sa face 6+6 b
Au fond du firmament. 6 a
Par moments, dans l'azur | où l'archange a son aire, 6+6 a
Il se fait des hymens | que chante le tonnerre ; 6+6 a
5170 L'âme épouse le ver ; 6 a
Et le ciel et l'enfer, | et la lumière et l'ombre, 6+6 b
Et le rayon splendide | et le flamboiement sombre 6+6 b
Se mêlent dans l'éclair. 6 a
Rien n'est désespéré, | car rien n'est hors de l'être. 6+6 a
5175 Vivez ! Le disparu | peut toujours reparaître. 6+6 a
Le mal par vous construit, 6 a
Se place, dans la vaste | et morne apocalypse, 6+6 b
Entre votre âme et Dieu ; | l'enfer est une éclipse ; 6+6 b
Le mal passe, Dieu luit ! 6 a
5180 Transfigurations | splendides et subites ! 6+6 a
Les châtiments sont pleins | de sombres : cénobites, 6+6 a
De bras au ciel tendus. 6 a
Parfois les lieux profonds | ont des sanglots sublimes 6+6 b
Qui jettent tout à coup | près de Dieu sur les cimes 6+6 b
5185 Des monstres éperdus ! 6 a
Chaque globe est un œuf | hideux, sur qui se pose 6+6 a
La nuit triste, où l'on sent | remuer quelque chose, 6+6 a
Couvert d'êtres maudits, 6 a
Lugubre, affreux, rongé | de moisissure verte, 6+6 b
5190 Qu'un jour un bec de feu | brise, et d'où, l'aile ouverte, 6+6 b
Sort l'aigle Paradis. 6 a
Ce n'est pas le pardon | c'est la justice auguste ; 6+6 a
C'est, après le rachat, | la délivrance juste ; 6+6 a
L'équitable retour 6 a
5195 Des hydres vers l'azur | où l'on voit l'astre éclore, 6+6 b
Des muets vers la voix, | des larmes vers-l'aurore, 6+6 b
Des spectres vers le jour ! 6 a
Dieu n'est pas moins en bas | qu'en haut ; oui, la nature 6+6 a
Sacre l'égalité | de toute créature 6+6 a
5200 Devant le créateur ; 6 a
Et c'est le cœur de Dieu | que sent l'être unanime 6+6 b
Dans ces deux battements | énormes de l'abîme, 6+6 b
Profondeur et Hauteur. 6 a
Ces deux pulsations | de la vie éternelle 6+6 a
5205 Jettent l'âme innocente | et l'âme criminelle, 6+6 a
L'une aux cieux ; l'autre aux nuits ; 6 a
Chacun va dans la sphère | où sa pesanteur tombe. 6+6 b
Dieu, pour noircir l'orfraie | et blanchir la colombe, 6+6 b
N'a qu'à dire je suis. 6 a
5210 La conscience est là, | lueur crépusculaire. 6+6 a
Vous êtes avertis, | vivants ; le crime éclaire. 6+6 a
Tu tombes, tu sais où ! 6 a
La drachme de Judas, | par la nuit ramassée, 6+6 b
Rayonne et luit au fond | de l'ombre hérissée ; 6+6 b
5215 C'est l'œil rond du hibou. 6 a
Dieu laisse à tous le poids | qu'ils ont. Coupable ou sainte, 6+6 a
L'action est un pied | qui marque son empreinte. 6+6 a
Dieu laisse au mal le mal. 6 a
Dieu, choisir ! l'absolu | n'a pas de préférence ; 6+6 b
5220 Le cercle ne peut rien | sur la circonférence ; 6+6 b
Le parfait est fatal. 6 a
Oui, Dieu, c'est l'équilibre. | Êtres, Dieu pèse et crée : 6+6 a
À droite l'étendue, | a gauche la durée ; 6+6 a
L'évident, l'incompris ; 6 a
5225 Les éblouissements, | contre-poids des désastres ; 6+6 b
L'abîme balançant | l'âme ; ici tous les astres, 6+6 b
Et là tous les esprits. 6 a
En lui sont la raison | et le centre imperdable ; 6+6 a
Tous les balancements | de l'ordre formidable 6+6 a
5230 S'y règlent à la fois ; 6 a
Toutes les équités | forment cette âme immense ; 6+6 b
Elle est le grand niveau | de l'être ; et la clémence 6+6 b
Y serait un faux poids. 6 a
L'absolu ! l'absolu ! | Ni fureurs, ni faiblesses. 6+6 a
5235 Impassible, étoilée, | âpre, tu ne te laisses, 6+6 a
Au fond du ciel béni, 6 a
Violer, dans ta paix | qu'aucun flot ne déborde, 6+6 b
Jamais, à rien, pas même | à la miséricorde, 6+6 b
Sombre vierge Infini ! 6 a
5240 Rien ne fait vaciller | l'axe, que la justice. 6+6 a
Chacun pèse sa vie ; | orgueil, sagesse ou vice. 6+6 a
Vivez ! cherchez le mieux ! 6 a
L'action pend à l'âme. | Avec tout ce qu'il sème, 6+6 b
Chaque être a son insu | se compose à lui-même 6+6 b
5245 Son poids mystérieux. 6 a
La balance n'a pas | le droit de faire grâce. 6+6 a
Elle oscille en dehors | du temps et de l'espace ; 6+6 a
Elle est la vérité ; 6 a
Sous la seule équité | son tremblement s'apaise. 6+6 b
5250 Demande aux deux plateaux | si l'immensité pèse. 6+6 b
Plus que l'éternité ! 6 a
L'archange disparut | comme, au front du Vésuve, 6+6 a
S'efface une fumée, | ou comme, dans la cuve, 6+6 a
S'évanouit l'écume | en tombant du pressoir. 6+6 a
VIII
5255 Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir. 6+6 a
Et ce point noir semblait | une mouche dans l'ombre. 6+6 a
Comme un vert rejeton | sort d'une souche sombre, 6+6 a
Des profondeurs sortait | le jour éblouissant. 6+6 a
Je me précipitai | vers le point grandissant, 6+6 a
5260 Plus prompt que les oiseaux | envolés hors des branches ; 6+6 a
C'était une lumière | avec deux ailes blanches ; 6+6 a
Et qui m'avait semblé, | lorsque je l'aperçus, 6+6 a
Obscure, tant le ciel | rayonnait au-dessus. 6+6 a
Cette clarté disait : |
— Pas de droite et de gauche ; 6+6 a
5265 Pas de haut ni de bas ; | pas de glaive qui fauche ; 6+6 a
Pas de trône jetant | dans l'ombre un vague éclair ; 6+6 a
Pas de lendemain, pas | d'aujourd'hui, pas d'hier ; 6+6 a
Pas d'heure frissonnant | au — vol du temps rapace ; 6+6 a
Point de temps ; point d'ici, | point de là ; point d'espace ; 6+6 a
5270 Pas d'aube et pas de soir ; | pas de tiare ayant 6+6 a
L'astre pour escarboucle | à son faîte effrayant ; 6+6 a
Pas de balance ; pas | de sceptre, pas de globe ; 6+6 a
Pas de Satan caché | dans les plis de la robe ; 6+6 a
Pas de robe ; pas d'âme | à la main ; pas de mains ; 6+6 a
5275 Et vengeance, pardon, | justice, mots humains. 6+6 a
Qui que tu sois, écoute : | il est.
Qu'est-il ? Renonce ! 6+6 a
L'ombre est la question, | le monde est la réponse. 6+6 a
Il est. C'est le vivant, | le vaste épanoui ! 6+6 a
Ce que contemple au, loin | le soleil ébloui, 6+6 a
5280 C'est lui : Les cieux, vous, nous ; | les étoiles, poussière ! 6+6 a
Il est l'œil gouffre, ouvert | au fond de la lumière, 6+6 a
Vu par tous les flambeaux, | senti par tous les nids, 6+6 a
D'où l'univers jaillit | en rayons infinis. 6+6 a
Il regarde, et c'est tout. | Voir suffit au sublime, 6+6 a
5285 Il crée un monde rien | qu'en voyant un abîme 6+6 a
Et cet être qui voit, | ayant toujours été, 6+6 a
A toujours tout créé, | de toute éternité. 6+6 a
Quand la bouche d'en bas | touche à ce nom suprême, 6+6 a
L'essai de la louange | est presque le blasphème : 6+6 a
5290 Pas d'explication | donc ! Fais mettre à genoux 6+6 a
Ta pensée, et deviens | un regard ; comme nous. 6+6 a
Pourquoi chercher les mots | où ne sont plus les choses ? 6+6 a
Le vil langage humain | n'a pas d'apothéoses. 6+6 a
Ce qu'Il est, est à peine | entrevu du tombeau. 6+6 a
5295 Il échappe aux mots noirs | de l'ombre. On aurait beau 6+6 a
Faire une strophe avec | les brises éternelles, 6+6 a
Et, pour en parfumer | et dorer les deux ailes, 6+6 a
Mettre l'astre dans l'une | et dans l'autre la fleur, 6+6 a
Et mêler tout l'azur | à leur splendide ampleur, 6+6 a
5300 On ne peindrait pas Dieu. | Songeur, qu'on le revête 6+6 a
De bruit et d'aquilon, | de foudre et de tempête ; 6+6 a
Qu'on le montre éveillé, | qu'on le montre dormant, 6+6 a
Sa respiration | soulevant doucement 6+6 a
Toutes les profondeurs | de toute l'étendue, 6+6 a
5305 Remuant la comète | au fond des cieux perdue, 6+6 a
Le vent sur son cheval, | la mort sur son éclair, 6+6 a
Et le balancement | monstrueux de la mer, 6+6 a
On ne le peindra pas. | Lui ! Lui ! l'inamissible, 6+6 a
L'éternel, l'incréé, | l'imprévu, l'impossible, 6+6 a
5310 Il est. La taupe fouille | et creuse, et l'aperçoit ; 6+6 a
L'ombre dit à la taupe | es-tu sûre qu'il soit ? 6+6 a
La taupe répond : Dieu ! | Dieu de l'aigle est la proie. 6+6 a
Suppose que sur terre | un seul être en Dieu croie, 6+6 a
Cet être, si jamais | le soleil, s'éclipsait, 6+6 a
5315 Remplacerait l'aurore. | Et sais-tu ce que c'est 6+6 a
Que le fauve ouragan, | tonnant et formidable ? 6+6 a
C'est, dans les profondeurs | du gouffre inabordable, 6+6 a
L'infini murmurant : | je l'aime ! à demi-voix ; 6+6 a
Quand l'étoile rayonne, | elle dit : je le vois ! 6+6 a
5320 Tout le cri, tout le bruit | et tout l'hymne de l'homme 6+6 a
Avorte à dire Dieu ! | Le baiser seul le nomme. 6+6 a
J'aime !
Ici la clarté | me dit :
— Si tu m'en crois, 6+6 a
Va-t'en. Car les rayons | brûlants dont tu t'accroîs 6+6 a
Pourraient te consumer, | frémissant, avant l'heure. 6+6 a
5325 L'homme meurt d'un excès | de flamme intérieure ; 6+6 a
L'ange qui va trop loin | dit : Ne restons pas là. 6+6 a
En voulant trop voir Dieu, | Moïse chancela ; 6+6 a
Un peu plus, il tombait | du haut de cette cime, 6+6 a
L'œil plein des tournoiements | terribles de l'abîme. 6+6 a
5330 — Parle ! oh ! parle ! criai-je | à la forme de feu. 6+6 a
— Ô curieux du gouffre, | Empédocle de Dieu, 6+6 a
Je parlerai, dit l'être, | et même ton langage ; 6+6 a
Car, quand dans l'infini | sous vos yeux on s'engage, 6+6 a
Hommes, on ne peut plus | toucher a ses rameaux 6+6 a
5335 Sans en faire tomber | vos misérables mots. 6+6 a
Le tout éternel sort | de l'éternel atome. 6+6 a
De l'équation Dieu | le monde est le binôme 6+6 a
Dieu, c'est le grand réel | et le grand inconnu ; 6+6 a
Il est ; et c'est errer | que dire : Il est venu. 6+6 a
5340 Quoique l'impénétrable | énigme le vêtisse, 6+6 a
Quoiqu'il n'ait ni lever, | ni coucher, ni solstice, 6+6 a
Êtres bornés, il marque, | au fond du ciel sans bord, 6+6 a
Vos quatre angles, levant, | occident, midi, nord ; 6+6 a
Il est Xiks, élément | du rayonnement, nombre 6+6 a
5345 De l'infini, clarté | formidable de l'ombre, 6+6 a
Lueur sur le coran | comme sur le missel, 6+6 a
Éternelle présence | à l'œil universel ! 6+6 a
C'est lui l'autorité | d'où jaillit l'âme libre ; 6+6 a
C'est lui l'axe invisible | autour duquel tout vibre, 6+6 a
5350 Et l'oscillation | dans l'immobilité ; 6+6 a
Oscillation sombre, | au cercle illimité, 6+6 a
Qui va, prodigieuse, | une, inouïe, étrange, 6+6 a
Des oreilles de l'âne | aux ailes de l'archange. 6+6 a
L'être sans cesse en lui | se forme et se dissout ; 6+6 a
5355 Il est la parallèle | éternelle de tout ; 6+6 a
Il est précision, | loi, règle, certitude, 6+6 a
Justesse, abstraction, | rigueur, exactitude, 6+6 a
Et toute cette algèbre | en tendresse se fond. 6+6 a
Et dans l'indéfini, | l'obscur et le profond, 6+6 a
5360 A travers ce qu'on nomme | air et terre, flamme, onde, 6+6 a
Cet Xiks a quatre bras, | pour embrasser le monde, 6+6 a
Et, se dressant visible | aux yeux morts ou déçus, 6+6 a
Il est croix sur la terre | et s'appelle Jésus. 6+6 a
Hors de la terre il est | l'innommé.
Chaque sphère 6+6 a
5365 Le nomme en frissonnant | du nom qu'elle préfère, 6+6 a
Mais tous les noms sur Dieu | sont des flots insensés. 6+6 a
Quant au globe-chétif | et morne où vous passez, 6+6 a
Hommes, l'ange a parlé | d'une façon sévère ; 6+6 a
L'homme est l'être sacré | que la terre révère ; 6+6 a
5370 Mais l'arbre est quelque chose | et la bête est quelqu'un ; 6+6 a
La pierre et son silence, | et l'herbe et son parfum ; 6+6 a
Vivent ; l'homme, rayon, | doit plaindre la poussière ; 6+6 a
L'être est une famille | où l'homme est le grand frère 6+6 a
Et lui, l'âme, d'en haut, | il doit, dans leurs combats, 6+6 a
5375 Verser tout son azur | sur les âmes d'en bas ; 6+6 a
L'homme, malgré sa haine | et malgré sa démence, 6+6 a
Est le commencement | de la lumière immense. 6+6 a
L'égalité dans l'ombre | ébauche l'unité ; 6+6 a
L'unité, c'est le but | de la route clarté. 6+6 a
Âme ! être, c'est aimer. |
Il est.
5380 C'est l'être extrême. 6+6 a
Dieu, c'est le jour sans borne | et sans fin qui dit : j'aime. 6+6 a
Lui, l'incommensurable, | il n'a point de compas ; 6+6 a
Il ne se venge pas, | il ne pardonne pas ; 6+6 a
Son baiser éternel | ignore la morsure ; 6+6 a
5385 Et quand on dit : justice, | on suppose mesure. 6+6 a
Il n'est point juste ; il est. | Qui n'est que juste est peu. 6+6 a
La justice, c'est vous, | humanité ; mais Dieu 6+6 a
Est la bonté. Dieu, branche | où tout oiseau se pose ! 6+6 a
Dieu, c'est la flamme aimante | au fond de toute chose. 6+6 a
5390 Oh ! tous sont appelés | et tous seront élus. 6+6 a
Père, il songe au méchant | pour l'aimer un peu plus. 6+6 a
Vivants, Dieu pénétrant | en vous ; chasse le vice. 6+6 a
L'infini qui dans l'homme | entre, y devient justice ; 6+6 a
La justice n'étant | que le rapport secret 6+6 a
5395 De ce que l'homme fait | à ce que Dieu ferait. 6+6 a
Bonté, c'est la lueur | qui dore tous les faîtes ; 6+6 a
Et, pour parler toujours, | hommes, comme vous faites, 6+6 a
Vous qui ne pouvez voir | que-la forme et le lieu, 6+6 a
Justice est le profil | de la face de Dieu. 6+6 a
5400 Vous voyez un côté, | vous ne voyez pas l'autre. 6+6 a
Le bon, c'est le martyr ; | le juste n'est qu'apôtre ; 6+6 a
Et votre infirmité, | c'est que votre raison 6+6 a
De l'horizon humain | conclut l'autre horizon. 6+6 a
Limités, vous prenez | Dieu pour l'autre hémisphère. 6+6 a
5405 Mais lui, l'être absolu, | qu'est-ce qu'il pourrait faire 6+6 a
D'un rapport ? L'innombrable | est-il fait pour chiffrer ? 6+6 a
Non, tout dans sa bonté | sombre vient s'engouffrer. 6+6 a
On ne sait où l'on vole, | on ne sait où l'on tombe, 6+6 a
On nomme cela mort, | néant, ténèbres, tombe, 6+6 a
5410 Et, sage, fou, riant, | pleurant, tremblant, moqueur, 6+6 a
On s'abîme éperdu | dans cet immense cœur ! 6+6 a
Dans cet azur sans fond | la clémence étoilée 6+6 a
Elle-même s'efface, | étant d'ombre mêlée ! 6+6 a
L'être pardonné garde | un souvenir secret, 6+6 a
5415 Et n'ose aller trop haut ; | le pardon semblerait 6+6 a
Reproche à la prière, | et Dieu veut qu'elle approche ; 6+6 a
N'étant jamais tristesse, | il n'est jamais reproche, 6+6 a
Enfants ; et maintenant, | croyez si vous voulez ! 6+6 a
Devant le sacrifice | et les cieux constellés, 6+6 a
5420 Devant l'aigle effaré ; | devant les forêts vertes, 6+6 a
Devant les profondeurs | dans tout être entr'ouvertes, 6+6 a
Hommes, on peut nier, | mais l'inconvénient 6+6 a
C'est que l'esprit décroît | et noircit en niant. 6+6 a
L'être fait pour l'extase | et la soif infinie 6+6 a
5425 Devient sarcasme, rire, | ignorance, ironie ; 6+6 a
Il n'a plus rien de saint, | il n'a plus rien de cher ; 6+6 a
Et sa tête de mort | apparaît sous sa chair. 6+6 a
Votre t'erre niant | ne serait qu'une infâme, 6+6 a
Et sa nuit grandirait ; | car retirer cette âme. 6+6 a
5430 A l'univers, c'est faire | un abîme au milieu. 6+6 a
Qui, du centre de l'être | insondable, ôte Dieu, 6+6 a
Ôte l'Idée avec | tous ses aspects, puissance, 6+6 a
Vérité, liberté, | paix, justice, innocence ; 6+6 a
Ôte aux êtres le droit, | ôte aux forces l'aimant, 6+6 a
5435 Ote la clef de voûte, | et vois l'écroulement ! 6+6 a
Je t'ai parlé ta langue, | homme que je rencontre. 6+6 a
Et que veux-tu de plus ? | faut-il qu'on te le montre ? 6+6 a
O regardeur aveugle | et qui te crois voyant, 6+6 a
Comment te montrer Dieu, | cet informe effrayant ? 6+6 a
5440 Comment te dire : ici | finit, ici commence ? 6+6 a
Fin et commencement | sont des mots de démence. 6+6 a
Fin et commencement | sont vos deux grands haillons. 6+6 a
Homme, chante ou blasphème | à travers tes bâillons, 6+6 a
Tu mêleras, sans dire | un mot de la grande âme, 6+6 a
5445 Ton blasphème à la nuit | et ton hymne à la flamme : 6+6 a
L'idée à peine éclôt | que les mots la défont. 6+6 a
Comment se figurer | la face du profond, 6+6 a
Le contour du vivant | sans borne, et l'attitude 6+6 a
De la toute-puissance | et de la plénitude ? 6+6 a
5450 Est-ce Allah, Brahma, Pan, | Jésus, que nous-voyons ? 6+6 a
Ou Jéhovah ? Rayons ! | rayons ! rayons ! rayons ! 6+6 a
La clarté s'arrêta, | comme tout éblouie. 6+6 a
Je m'évanouissais, | et la vue et l'ouïe, 6+6 a
Et jusqu'aux battements | du cœur s'interrompant, 6+6 a
5455 S'en allaient hors de moi | comme une eau se répand. 6+6 a
Et la clarté cria | dans la profondeur noire 6+6 a
Où flottaient vaguement | sous la brume illusoire 6+6 a
Ces faces de néant | qu'on voit dans le trépas : 6+6 a
Ô Ténèbres, sachez | ceci : la nuit n'est pas. 6+6 a
5460 Tout est azur, aurore, | aube sans crépuscule, 6+6 a
Et fournaise d'extase | où l'âme parfum brûle. 6+6 a
Le noir, c'est non ; et non, | c'est Rien. Tout est certain. 6+6 a
Tout est blancheur, vertu, | soleil levant, matin, 6+6 a
Placide éclair, rayon | serein, frisson de flamme. 6+6 a
5465 Un ange qui dirait : | la nuit, dirait : je blâme. 6+6 a
Les astres ne sont pas. | Ces lueurs des tombeaux 6+6 a
Sont fausses, et le jour | ignore les flambeaux. 6+6 a
La constellation | dans l'illusion rampe ; 6+6 a
Le plein midi n'aurait | que faire d'une lampe ; 6+6 a
5470 Tout rayonnement vient | du centre et du milieu ; 6+6 a
Comme il n'est qu'une aurore, | il n'est qu'un soleil, Dieu, 6+6 a
Qui pour les yeux de chair, | couverts de sombres voiles, 6+6 a
Pleut le jour en rayons | et la nuit en étoiles. 6+6 a
L'âme est l'œil, il est l'astre. | Elle ne voit que lui. 6+6 a
5475 Tout est clarté. Le ver | rampant, l'ange ébloui, 6+6 a
Tout, les immensités | où se perdent les sondes, 6+6 a
Tout, ces vagues de Dieu | que vous nommez les mondes, 6+6 a
L'apparent, le réel, | vierge en robe de lin, 6+6 a
Homme, enfant, cieux et mers, | espaces, tout est plein 6+6 a
5480 D'un resplendissement | d'éternité tranquille. 6+6 a
Comptez les milliards | de siècles par cent mille, 6+6 a
Vous n'aurez pas dit un | devant l'éternité. 6+6 a
Jetez toute votre ombre, | ô nuits, à la clarté, 6+6 a
Au gouffre de splendeur | que Dieu profond anime, 6+6 a
5485 Et vous ne ferez pas | une tache a l'abîme. 6+6 a
Vous n'êtes point. Au bas | des cieux où nous montons, 6+6 a
On voit vos grandes mains | qui cherchent a tâtons, 6+6 a
O nuits, spectres ! on voit | vos formes de nuées 6+6 a
S'approcher et grandir | ou fuir diminuées, 6+6 a
5490 Et le grand gouffre bleu, | plein d'éblouissements, 6+6 a
O brumes, ne sait rien | de vos écroulements, 6+6 a
Et le rayonnement | formidable flamboie. 6+6 a
Ombres, vous n'êtes point. | Pour être il faut qu'on voie. 6+6 a
Ténèbres, il n'est pas, | devant les firmaments, 6+6 a
5495 De ténèbres ; il n'est | que des aveuglements. 6+6 a
Des aveugles ! Pourquoi ? |
Pourquoi la loi, la règle, 6+6 a
Le gland avant le chêne, | et l'œuf sombre avant l'aigle ? 6+6 a
L'aveugle est l'embryon | du voyant ; le voyant 6+6 a
Se change en lumineux ; | qui devient, flamboyant ; 6+6 a
5500 C'est la loi. Vous verrez, | vous rayonnerez ; ombres ! 6+6 a
Vous serez les frontons | éternels, ô décombres ! 6+6 a
Limbes, vous serez ciel ! | Vous l'êtes déjà, nuit ! 6+6 a
De même que déjà | le germe, c'est le fruit ; 6+6 a
Que déjà dans le gland, | monde que l'herbe ignore, 6+6 a
5505 Avec toute sa feuille | éclatante d'aurore, 6+6 a
Avec son noir branchage | où la lune blêmit, 6+6 a
Solide et frissonnant, | le grand chêne frémit, 6+6 a
Plein de cris, de chansons, | d'hymens et de querelles ; 6+6 a
Et que dans l'œuf profond | déjà tremblent les ailes ! 6+6 a
5510 Devoir être, c'est être. | Oui, la fange est cristal : 6+6 a
Chrysalide du bien | qu'on appelle le mal, 6+6 a
Ne te plains pas ; un fil | à Dieu même te noue. 6+6 a
Le réel, c'est la roue, | et non le tour de roue. 6+6 a
Ô larves, vous serez. | Attendez votre tour. 6+6 a
5515 Puisque le papillon | qu'elle doit être un jour ; 6+6 a
Est là-haut, ouvrant l'aile ; | et, joyeux, tourbillonne, 6+6 a
Puisque le paradis | qu'il doit être-rayonne, 6+6 a
La chenille n'est pas, | l'enfer n'existe point. 6+6 a
À la vie à venir | le sort présent se joint. 6+6 a
5520 L'être, qui n'est vivant | que complet, se déploie 6+6 a
Composé d'aucune ombre | et de toute la joie, 6+6 a
Ne gardant du passé | que l'extase, et rempli 6+6 a
D'un souvenir céleste | et d'un divin oubli. 6+6 a
L'univers, c'est un livre, | et des yeux qui le lisent. 6+6 a
5525 Ceux qui sont dans la nuit | ont raison quand ils disent : 6+6 a
Rien n'existe ! Car c'est | dans un rêve qu'ils sont. 6+6 a
Rien n'existe que lui, | le flamboiement profond, 6+6 a
Et les âmes, les grains | de lumière, les mythes, 6+6 a
Les moi mystérieux, | atomes sans limites, 6+6 a
5530 Qui vont vers le grand moi, | leur centre et leur aimant ; 6+6 a
Points touchant au zénith | par le rayonnement, 6+6 a
Ainsi qu'un vêtement | subissant la matière, 6+6 a
Traversant tour à tour | dans l'étendue entière 6+6 a
La formule de chair | propre à chaque milieu, 6+6 a
5535 Ici la sève, ici | le sang, ici le feu ; 6+6 a
Blocs, arbres, griffes, dents, | fronts pensants, auréoles ; 6+6 a
Retournant aux cercueils | comme à des alvéoles ; 6+6 a
Mourant pour s'épurer, | tombant pour s'élever, 6+6 a
Sans fin, ne se perdant | que pour se retrouver, 6+6 a
5540 Chaîne d'êtres qu'en haut | l'échelle d'or réclame, 6+6 a
Vers l'éternel foyer | volant de flamme en flamme, 6+6 a
Juste éclos du pervers, | bon sorti du méchant ; 6+6 a
Montant, montant, montant | sans cesse, et le cherchant, 6+6 a
Et l'approchant toujours, | mais sans jamais l'atteindre, 6+6 a
5545 Lui, l'être qu'on ne peut | toucher, ternir, éteindre, 6+6 a
Le voyant, le vivant, | sans mort, sans nuit, sans mal, 6+6 a
L'idée énorme au fond | de l'immense idéal ! 6+6 a
La matière n'est pas | et l'âme seule existe. 6+6 a
Rien n'est mort, rien n'est faux, | rien n'est noir, rien n'est triste ; 6+6 a
5550 Personne n'est puni, | personne n'est banni. 6+6 a
Tous les cercles qui sont | dans le cercle infini 6+6 a
N'ont que de l'idéal | dans leurs circonférences. 6+6 a
Astres, mondes, soleils, | étoiles, apparences, 6+6 a
Masques d'ombre ou de feu, | faces des visions, 6+6 a
5555 Globes, humanités, | terres, créations, 6+6 a
Univers où jamais | on ne voit rien qui dorme, 6+6 a
Points d'intersection | du nombre et de la forme, 6+6 a
Chocs de l'éclair puissance | et du rayon beauté, 6+6 a
Rencontres de la vie | avec l'éternité, 6+6 a
5560 Ô fumée, écoutez ! | Et vous, écoutez, âmes, 6+6 a
Qui seules resterez | étant souffles et flammes, 6+6 a
Esprits purs qui mourez | et naissez tour à tour : 6+6 a
Dieu n'a qu'un front : Lumière ! | et n'a qu'un nom : Amour ! 6+6 a
Je tremblais ; comme si, | prêt à changer de forme, 6+6 a
5565 J'eusse été foudroyé | par un baiser énorme. 6+6 a
La clarté flamboyait, | transparente et debout. 6+6 a
Et je criai : lumière, | ô lumière, est-ce tout ? 6+6 a
Et la clarté me dit : | silence. Le prodige 6+6 a
Sort éternellement | du mystère, te dis-je. 6+6 a
5570 Aveugle qui croit lire | et fou qui croit savoir ! 6+6 a
[IX]
Et je vis au-dessus | de ma tête un point noir. 6+6 a
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