Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1289
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
IV
XXXVI
À THÉOPHILE GAUTIER
Ami, poète, esprit, tu fuis notre nuit noire. 6+6 a
Tu sors de nos rumeurs pour entrer dans la gloire ; 6+6 a
Et désormais ton nom rayonne aux purs sommets. 6+6 b
Moi qui t'ai connu jeune et beau, moi qui t'aimais, 6+6 b
5 Moi qui, plus d'une fois, dans nos altiers coups d'aile, 6+6 a
Éperdu, m'appuyais sur ton âme fidèle, 6+6 a
Moi, blanchi par les jours sur ma tête neigeant, 6+6 b
Je me souviens des temps écoulés, et songeant 6+6 b
À ce jeune passé qui vit nos deux aurores, 6+6 a
10 À la lutte, à l'orage, aux arènes sonores, 6+6 a
À l'art nouveau qui s'offre, au peuple criant oui, 6+6 b
J'écoute ce grand vent sublime évanoui. 6+6 b
Fils de la Grèce antique et de la jeune France, 6+6 a
Ton fier respect des morts fut rempli d'espérance ; 6+6 a
15 Jamais tu ne fermas les yeux à l'avenir. 6+6 b
Mage à Thèbes, druide au pied du noir menhir, 6+6 b
Flamine aux bords du Tibre et brahme aux bords du Gange, 6+6 a
Mettant sur l'arc du dieu la flèche de l'archange, 6+6 a
D'Achille et de Roland hantant les deux chevets, 6+6 b
20 Forgeur mystérieux et puissant, tu savais 6+6 b
Tordre tous les rayons dans une seule flamme ; 6+6 a
Le couchant rencontrait l'aurore dans ton âme ; 6+6 a
Hier croisait demain dans ton fécond cerveau ; 6+6 b
Tu sacrais le vieil art aïeul de l'art nouveau ; 6+6 b
25 Tu comprenais qu'il faut, lorsqu'une âme inconnue 6+6 a
Parle au peuple, envolée en éclairs dans la nue, 6+6 a
L'écouter, l'accepter ; l'aimer, ouvrir les cœurs ; 6+6 b
Calme, tu dédaignais l'effort vil des moqueurs 6+6 b
Écumant sur Eschyle et, bavant sur Shakspeare ; 6+6 a
30 Tu savais que, ce siècle a son air qu'il respire, 6+6 a
Et que, l'art ne marchant qu'en se transfigurant, 6+6 b
C'est embellir le beau que d'y joindre le grand. 6+6 b
Et l'on t'a vu pousser d'illustres cris de joie 6+6 a
Quand le Drame a saisi Paris comme une proie, 6+6 a
35 Quand l'antique hiver fut chassé par Floréal, 6+6 b
Quand l'astre inattendu du moderne idéal 6+6 b
Est venu tout à coup, dans le ciel qui s'embrase 6+6 a
Luire, et quand l'Hippogriffe a relayé Pégase ! 6+6 a
Je te salue au seuil sévère du tombeau. 6+6 b
40 Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau. 6+6 b
Monte l'âpre escalier. Du haut des sombres marches, 6+6 a
Du noir pont de l'abîme on entrevoit les arches ; 6+6 a
Va ! meurs ! la dernière heure est le dernier degré. 6+6 b
Pars, aigle, tu vas voir des gouffres à ton gré ; 6+6 b
45 Tu vas voir l'absolu, le réel, le sublime. 6+6 a
Tu vas sentir le vent sinistre de la cime 6+6 a
Et l'éblouissement du prodige éternel. 6+6 b
Ton olympe, tu vas le voir du haut du ciel, 6+6 b
Tu vas du haut du vrai voir l'humaine chimère, 6+6 a
50 Même celle de Job, même celle d'Homère, 6+6 a
Âme, et du haut de Dieu tu vas voir Jéhovah. 6+6 b
Monte, esprit ! Grandis, plane, ouvre tes ailes, va ! 6+6 b
Lorsqu'un vivant nous quitte, ému, je le contemple ; 6+6 a
Car entrer dans la mort, c'est entrer dans le temple 6+6 a
55 Et quand un homme meurt, je vois distinctement 6+6 b
Dans son ascension mon propre avènement. 6+6 b
Ami, je sens du sort la sombre plénitude ; 6+6 a
J'ai commencé la mort par de la solitude, 6+6 a
Je vois mon profond soir vaguement s'étoiler ; 6+6 b
60 Voici l'heure où je vais, aussi moi, m'en aller. 6+6 b
Mon fil trop long frissonne et touche presque au glaive ; 6+6 a
Le vent qui t'emporta doucement me soulève, 6+6 a
Et je vais suivre ceux qui m'aimaient, moi, banni. 6+6 b
Leur œil fixe m'attire au fond de l'infini. 6+6 b
65 J'y cours. Ne fermez pas la porte funéraire. 6+6 a
Passons ; car c'est la loi ; nul ne peut s'y soustraire ; 6+6 a
Tout penche ; et ce grand siècle avec tous ses rayons 6+6 b
Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons. 6+6 b
Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule 6+6 a
70 Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule ! 6+6 a
Les chevaux de la mort se mettent à hennir, 6+6 b
Et sont joyeux, car l'âge éclatant va finir ; 6+6 b
Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire, 6+6 a
Expire… — Ô Gautier ! toi, leur égal et.leur frère, 6+6 a
75 Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset. 6+6 b
L'onde antique, est tarie où l'on rajeunissait ; 6+6 b
Comme il n'est plus de Styx il n'est plus de Jouvence. 6+6 a
Le dur faucheur avec sa large lame avance 6+6 a
Pensif et pas à pas vers le reste du blé ; 6+6 b
80 C'est mon tour ; et la nuit emplit mon œil troublé 6+6 b
Qui, devinant, hélas, l'avenir des colombes, 6+6 a
Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes. 6+6 a
V. H.
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 41((aa))
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