Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_24/HUG1250
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
LXVII
Le calcul, c'est l'abîme. |
Ah ! tu sors de ta sphère, 6+6 a
Eh bien, tu seras seul. | Homme, tâche de faire 6+6 a
Entrer dans l'infini | quelque être que ce soit 6+6 b
De ceux que ta main touche | et que ton regard voit ; 6+6 b
5 Nul ne le peut. La vie | expire en perdant terre. 6+6 a
Chaque être a son milieu ; | hors du bois la panthère 6+6 a
Meurt, et l'on voit tomber, | sans essor, sans éclair, 6+6 b
Hors du feu l'étincelle | et l'oiseau hors de l'air ; 6+6 b
Nulle forme ne vit | loin du réel traînée ; 6+6 a
10 La vision terrestre | à la terre est bornée ; 6+6 a
Le nuage lui-même, | errant, volant, planant, 6+6 b
Allant d'un continent | à l'autre continent, 6+6 b
S'il voyait l'absolu, | serait pris de vertige ; 6+6 a
Sortir de l'horizon | n'est permis qu'au prodige ; 6+6 a
15 L'homme le peut, étant | le monstre en qui s'unit 6+6 b
Le miasme du nadir | au rayon du zénith. 6+6 b
Entre donc dans l'abstrait, | dans l'obscur, dans l'énorme ; 6+6 a
Renonce à la couleur | et renonce à la forme ; 6+6 a
Soit ; mais pour soulever | le voile, le linceul, 6+6 b
20 La robe de la pâle | Isis, te voilà seul. 6+6 b
Tout est noir : C'est en vain | que ta voix crie et nomme. 6+6 a
La nature, ce chien | qui, fidèle, suit l'homme, 6+6 a
S'est arrêtée au seuil | du gouffre avec effroi. 6+6 b
Regarde. La science | exacte est devant toi, 6+6 b
25 Nue et blême et terrible, | et disant : qu'oh remporte 6+6 a
L'aube et la vie ! ayant | l'obscurité pour porte, 6+6 a
Pour signes, l'alphabet | mystérieux qu'écrit 6+6 b
Son doigt blanc hors du jour | dans l'ombre de l'esprit, 6+6 b
Pour tableau noir le fond | immense de la tombe. 6+6 a
30 Ici, dans un brouillard | qui de toutes parts tombe, 6+6 a
Dans des limbes où tout | semble, en gestes confus, 6+6 b
Jeter au monde, au ciel, | au soleil, un refus, 6+6 b
Dans un vide immobile | où rien ne se déplace, 6+6 a
Dans un froid où l'esprit | respire de la glace, 6+6 a
35 Où Fahrenheit avorte | ainsi que Réaumur, 6+6 b
Monte dans l'absolu | le nombre, horrible mur, 6+6 b
Incolore, impalpable, | informe, impénétrable ; 6+6 a
Les chiffres, ces flocons | de l'incommensurable, 6+6 a
Flottent dans cette brume | où se perdent tes yeux, 6+6 b
40 Et, pour escalader | le mur mystérieux, 6+6 b
Ces spectres, muets, sourds, | sur leur aile funèbre 6+6 a
Apportent au songeur | cette échelle, l'algèbre, 6+6 a
Échelle faite d'ombre | et dont les échelons 6+6 b
De Dédale et-d'Hermès | ont usé les talons. 6+6 b
45 Géométrie ! algèbre ! | arithmétique ! zone 6+6 a
Où l'invisible plan | coupe le vague cône, 6+6 a
Où l'asymptote cherche, | où l'hyperbole fuit ! 6+6 b
Cristallisation | des prismes de la nuit ; 6+6 b
Mer dont le polyèdre | est l'affreux madrépore ; 6+6 a
50 Nuée où l'univers | en calculs s'évapore, 6+6 a
Où le fluide vaste | et sombre épars dans tout 6+6 b
N'est plus qu'une hypothèse, | et tremble, et se dissout ; 6+6 b
Nuit faite d'un amas | de sombres évidences, 6+6 a
Où les forces, les gaz, | confuses abondances, 6+6 a
55 Les éléments grondants | que l'épouvante suit, 6+6 b
Perdent leur noir vertige | et leur flamme et leur bruit ; 6+6 b
Caverne où le tonnerre | entre sans qu'on l'entende, 6+6 a
Où toute lampe fait | l'obscurité plus grande, 6+6 a
Où l'unité de l'être | apparaît mise à nu ! 6+6 b
60 Stalactites du chiffre | au fond de l'inconnu ! 6+6 b
Cryptes de la science ! |
On ne sait quoi d'atone 6+6 a
Et d'informe, qui vit, | qui creuse et qui tâtonne ! 6+6 a
Vision de l'abstrait | que l'œil ne saurait voir ! 6+6 b
Est-ce un firmament blême ? | est-ce un océan noir ? 6+6 b
65 En dehors des objets | sur qui le jour se lève, 6+6 a
En dehors des vivants | du sang ou de la sève, 6+6 a
En dehors de tout être | errant, pensant, aimant, 6+6 b
Et de toute parole | et de tout mouvement, 6+6 b
Dans l'étendue où rien | ne palpite et ne vibre, 6+6 a
70 Espèce de squelette | obscur de l'équilibre, 6+6 a
L'énorme mécanique | idéale construit 6+6 b
Ses figures qui font | de l'ombre sur la nuit. 6+6 b
Là, pèse un crépuscule | affreux, inexorable. 6+6 a
Au fond, presque indistincts, | l'absolu, l'innombrable, 6+6 a
75 L'inconnu, rocs hideux | que rongent des varechs 6+6 b
D'A plus Bé ténébreux | mêlés d'Xiks et d'Y grecs ; 6+6 b
Sommes, solutions, | calculs où Won voit pendre 6+6 a
L'addition qui rampe, | informe scolopendre ! 6+6 a
Signes terrifiants | vaguement aperçus ! 6+6 b
80 Triangles sans Brahma ! | croix où manque Jésus ! 6+6 b
Réduction du monde | et de l'être en atomes ! 6+6 a
Sombre enchevêtrement | de formules fantômes ! 6+6 a
Ces hydres qui chacune | ont leur secret fatal, 6+6 b
S'accroupissent sur l'ombre, | inerte piédestal, 6+6 b
85 Ou se traînent, ainsi | qu'échappés de l'Érèbe 6+6 a
Les monstres de l'énigme | erraient autour de Thèbe ; 6+6 a
Le philosophe à qui | l'abeille offrait son miel, 6+6 b
Les poètes, Moïse | ainsi qu'Ézéchiel, 6+6 b
Et Platon comme Homère | expirent sous les griffes 6+6 a
90 De ces sphinx tatoués | de noirs hiéroglyphes ; 6+6 a
Point d'aile ici ; l'idée | avorte ou s'épaissit ; 6+6 b
La poésie y meurt, | la lumière y noircit ; 6+6 b
Loin de se dilater, | tout esprit se contracte 6+6 a
Dans les immensités | de la science exacte, 6+6 a
95 Et les aigles portant | la foudre aux Jupiters 6+6 b
N'ont rien à faire avec | ces sinistres éthers ; 6+6 b
Cette sphère éteint l'art | comme en son âpre touffe 6+6 a
La ciguë assoupit | une fleur qu'elle étouffe. 6+6 a
Toutefois la chimère | y peut vivre portant 6+6 b
100 D'une main la cornue | et de l'autre l'octant, 6+6 b
Faisant l'algèbre même | à ses rêves sujette, 6+6 a
Dans un coin monstrueux | la magie y végète ; 6+6 a
Et la science roule | en ses flux et reflux 6+6 b
Flamel sous Lavoisier, | Herschel sur Thrasyllus : 6+6 b
105 Qui pour le nécromant | et pour la mandragore 6+6 a
Chante abracadabra ? | l'abac de Pythagore ; 6+6 a
Car d'un côté l'on monte | et de l'autre on descend, 6+6 b
Et de l'homme jamais | le songe n'est absent. 6+6 b
La pensée ici perd, | aride et dépouillée, 6+6 a
110 Ses splendeurs, comme l'arbre | en janvier sa feuillée, 6+6 a
Et c'est ici l'hiver | funèbre de l'esprit. 6+6 b
Le monde extérieur | s'y transforme ou périt ; 6+6 b
Tout être n'est qu'un nombre | englouti dans la somme ; 6+6 a
Prise avec ses rayons | dans lés doigts noirs de l'homme, 6+6 a
115 Elle-même, en son gouffre | où le calcul l'éteint, 6+6 b
La constellation ; | que l'astronome atteint, 6+6 b
Devient chiffre, et, lugubre, | entre dans la formule. 6+6 a
L'amas des sphères d'or | en zéros s'accumule. 6+6 a
Tout se démontre ici. | Le chiffre, dur scalpel, 6+6 b
120 Comme un ventre effrayant | ouvre et fouille le ciel. 6+6 b
Dans cette atmosphère âpre, | impitoyable, épaisse, 6+6 a
La preuve règne. Calme, | elle compte, dépèce, 6+6 a
Dissèque ; étreint, mesure, | examine, et ne sait 6+6 b
Rien hors de la balance | et rien hors du creuset ; 6+6 b
125 Elle enregistre l'ombre | et l'ouragan, cadastre 6+6 a
L'azur, le tourbillon, | le météore et l'astre, 6+6 a
Prend les dimensions | de l'énigme en dehors, 6+6 b
Ne sent rien frissonner | dans le linceul des morts, 6+6 b
Annule l'invisible, | ignore ce que pèse 6+6 a
130 Le grand Moi de l'abîme ; | inutile hypothèse, 6+6 a
Et met du plomb aux pieds | des lugubres sondeurs. 6+6 b
À l'appel qu'elle jette | aux mornes profondeurs, 6+6 b
Le flambeau monte après | avoir éteint sa flamme ; 6+6 a
La loi vient sans l'esprit, | le fait surgit sans l'âme ; 6+6 a
135 Quand l'infini paraît, | Dieu s'est évanoui. 6+6 b
Ô science ! absolu | qui proscrit l'inouï ! 6+6 b
L'exact pris pour le vrai ! | la plus grande méprise 6+6 a
De l'homme, atome en qui | l'immensité se brise ; 6+6 a
Et qui croit, dans sa main | que le néant conduit, 6+6 b
140 Tenir de la clarté | quand il tient de la nuit ! 6+6 b
Ô néant ! de là vient | que le penseur promène 6+6 a
Souvent son désespoir | sur la science humaine, 6+6 a
Et que ce cri funèbre | est parfois entendu : 6+6 b
— Savants, puisque votre œuvre | est un effort perdu, 6+6 b
145 Puisque, même avec vous, | nul chercheur ne pénètre 6+6 a
Dans le problème unique, | et n'arrive à connaître ; 6+6 a
Que, même en vous suivant | dans tant d'obscurité, 6+6 b
Hélas ! on ne sait rien | de la réalité, 6+6 b
Rien du sort, rien de l'aube | ou de l'ombre éternelle, 6+6 a
150 Rien du gouffre où l'espoir | ouvre en tremblant son aile ; 6+6 a
Puisqu'il faut qu'après vous | encor nous discutions ; 6−6 b
Puisque vous ne pouvez | répondre aux questions : 6+6 b
Le monde a-t-il un Dieu ? | la vie a-t-elle une âme ? 6+6 a
Puisque la même nuit | qui nous tient, vous réclame, 6+6 a
155 Pourquoi votre science | et votre vanité ? 6+6 b
À quoi bon de calculs | ronger l'immensité, 6+6 b
Et creuser l'impossible, | et faire, ô songeurs sombres, 6+6 a
Ramper sur l'infini | la vermine des nombres ? — 6+6 a
N'importe ! si jamais | l'homme s'est approché 6+6 b
160 De la mystérieuse | et fatale Psyché, 6+6 b
Si jamais, lui poussière, | il a fait un abîme, 6+6 a
C'est ici. La science | est le vide sublime. 6+6 a
Dans ce firmament gris | qu'on nomme abstraction, 6+6 b
Gouffre dont l'hypothèse | est le vague alcyon, 6+6 b
165 Tout est l'indéfini, | tout est l'insaisissable. 6+6 a
Le calcul, sablier | dont le chiffre est le sable, 6+6 a
Depuis que dans son urne | un premier nombre est né, 6+6 b
N'a pas été par l'homme | une fois retourné ; 6+6 b
Et les premiers zéros | envoyés par Monime 6+6 a
170 Et Méron pour trouver | les derniers dans l'abîme 6+6 a
Depuis quatre mille ans | ne sont pas revenus ; 6+6 b
Les pâtres de Chaldée, | effrayants, ingénus, 6+6 b
Rêvent là, frémissants, | comptant sur leurs doigts l'être ; 6+6 a
On y voit Aristote | errer et disparaître ; 6+6 a
175 Là flottent des esprits, | Geber, Euclide, Euler, 6+6 b
Comme autrefois, hagards | dans les souffles de l'air, 6+6 b
Les prophètes planaient | sous le céleste dôme ; 6+6 a
Comme Élie a son char, | Newton a son binôme ; 6+6 a
Qu'est-ce donc qu'ils font là, | tous ces magiciens, 6+6 b
180 Laplace et les nouveaux, | Hipside et les anciens ? 6+6 b
Ils ramènent au chiffre | inflexible l'espace. 6+6 a
Halley saisit la loi | de l'infini qui passe ; 6+6 a
Copernic, par moments, | biffant des mondes nuls, 6+6 b
Puise une goutte d'encre | au fond des noirs calculs, 6+6 b
185 Et fait une rature | à la voûte étoilée ; 6+6 a
Hicétas tressaillant | appelle Galilée ; 6+6 a
La terre sous leurs pieds | fuit dans l'azur vermeil, 6+6 b
Et tous les deux d'un signe | arrêtent le soleil ; 6+6 b
Et tout au fond du gouffre | et dans une fumée, 6+6 a
190 On distingue, accoudé, | l'immense Ptolémée. 6+6 a
Tous ces titans, captifs | dans un-seul horizon, 6+6 b
Cyclopes du savoir, | n'ont qu'un œil, la raison ; 6+6 b
On entend dans ces nuits | de vagues bruits d'enclumes ; 6+6 a
Qu'y forge-t-on ? le doute | et l'ombre. Dans ces brumes 6+6 a
195 Tout est-il cécité, | trouble ; incertitude ? Oui. 6+6 b
Pourtant, par cet excès | d'ombre même ébloui, 6+6 b
Parfois, pâle, éperdu, | frissonnant, hors d'haleine, 6+6 a
Comme au fanal nocturne | arrive le phalène, 6+6 a
On arrive, à travers | ces gouffres infinis, 6+6 b
200 À la lueur Thalès, | à la lueur Leibniz, 6+6 b
Et l'on voit resplendir, | après d'affreux passages ; 6+6 a
La lampe aux sept flambeaux | qu'on nomme les sept sages ; 6+6 a
Et la science entière | apparaît comme un ciel 6+6 b
Lugubre, sans matière | et pourtant sans réel, 6+6 b
205 N'acceptant point l'azur | et rejetant la terre, 6+6 a
Ayant pour clef le fait, | le nombre pour mystère ; 6+6 a
L'algèbre y luit ainsi | qu'une sombre Vénus. 6+6 b
Et de ces absolus | et de ces inconnus, 6+6 b
De ces obscurités | terribles, de ces-vides, 6+6 a
210 Les logarithmes sont | les pléiades livides ; 6+6 a
Et Franklin pâle y jette | une clarté d'éclair, 6+6 b
Et la comète y passe, | et se nomme Kepler. 6+6 b
Il est deux nuits, deux puits | d'aveuglement, deux tables 6+6 a
D'obscurité, sans fin, | sans forme, épouvantables, 6+6 a
215 L'algèbre, nuit de l'homme, | et le ciel, nuit de Dieu ; 6+6 b
Les siècles s'useraient | à compter, hors du lieu, 6+6 b
De l'espace, du temps, | de ton monde et du nôtre, 6+6 a
Les astres dans une ombre | et les chiffres dans l'autre ! 6+6 a
Mathématiques ! chute | au fond du vrai tombeau 6+6 b
220 Où descend l'idéal | qui rejette le beau ! 6+6 b
Abstrait ! cher aux songeurs | comme l'étoile, aux guèbres ! 6+6 a
Mur de bronze et de brume ! | ô fresque des ténèbres 6+6 a
Sur la nuit ! torsion | de l'idée en dehors 6+6 b
Des êtres, des aspects, | des rayons et des corps ! 6+6 b
225 Création rampant | sur la chose en décombres ! 6+6 a
O chapelle Sixtine | effrayante des nombres 6+6 a
Où ces damnés, perdus | dans le labeur qu'ils font, 6+6 b
S'écroulent à jamais | dans le calcul sans fond ! 6+6 b
Précipice inouï, | quel est ton Michel-Ange ? 6+6 a
230 Quel penseur, quel rêveur, | quel créateur étrange, 6+6 a
Quel mage, a mis ce gouffre | au fond le plus hagard 6+6 b
De la pensée humaine | et mortelle, en regard 6+6 b
De-l'autre gouffre, vie | et monde, qu'on devine 6+6 a
Au fond de la pensée | éternelle et divine ! 6+6 a
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