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| = césure
HUG_23/HUG1081
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
IV
LE LIVRE ÉPIQUE
— LA RÉVOLUTION —
I
LES STATUES
Le cavalier de bronze était debout dans l’ombre. 6+6 a
Autour de lui dormait la ville aux toits sans nombre ; 6+6 a
Les hauts clochers semblaient, sur les bruns horizons, 6+6 b
De grands pasteurs gardant des troupeaux de maisons ; 6+6 b
5 Notre-Dame élevait ses deux tours, dont chacune, 6+6 a
Lugubre, s’effrayait, dans cette nuit sans lune, 6+6 a
D’entrevoir vaguement sa gigantesque sœur ; 6+6 b
Le zénith se voilait d’une telle épaisseur 6+6 b
Que les lueurs du gouffre avaient disparu toutes ; 6+6 a
10 Râlant seul par moments sous les nocturnes voûtes, 6+6 a
Le vent semblait donner passage au désespoir ; 6+6 b
Les nuages étaient les plis d’un rideau noir ; 6+6 b
On eût dit que le jour ne devait plus renaître, 6+6 a
Ni le matin rouvrir sa sereine fenêtre, 6+6 a
15 Et que, charbon terrible, âtre à jamais détruit, 6+6 b
Dans cette immensité sur laquelle la nuit, 6+6 b
Monstrueuse, s’était pour toujours refermée, 6+6 a
Tout le soleil éteint s’en allait en fumée, 6+6 a
Tant sur la terre morne et dans le firmament 6+6 b
20 L’obscurité versait d’évanouissement ! 6+6 b
Le ciel, pour on ne sait quels spectateurs funèbres, 6+6 a
Ouvrait jusqu’au fond l’antre immense des ténèbres. 6+6 a
Calme, l’épée au flanc, et portant sur le dos 6+6 b
Le harnais des anciens chevaliers féodaux, 6+6 b
25 Il était là debout en habit de bataille. 6+6 a
Héros par le sourire et géant par la taille, 6+6 a
Tenant la bride noire en son noir gantelet, 6+6 b
Colosse et roi, tranquille, immuable, il semblait 6+6 b
Pétrifier la nuit par son éternel geste ; 6+6 a
30 Et, se confondant presque avec l’ombre funeste, 6+6 a
Mêlait son airain sombre à la noirceur des cieux. 6+6 b
La statue, au regard fixe et mystérieux, 6+6 b
Vision du sommet et spectre de la cime, 6+6 a
À l’immobilité sinistre de l’abîme, 6+6 a
35 Car, étant du sépulcre, elle est de l’infini. 6+6 b
Ce livide cheval qui n’a jamais henni, 6+6 b
Ce guerrier qui, muet, semble le personnage 6+6 a
Du suprême silence et du grand témoignage, 6+6 a
Ce socle dominant les hommes, élevant 6+6 b
40 Sa paix sombre parmi leur orage vivant, 6+6 b
Et sortant de la tombe avec un air de gloire, 6+6 a
Ce colosse qui prend de force la mémoire, 6+6 a
Qui semble encor le roi, le tyran, le bourreau, 6+6 b
Et qui ne pourrait pas chasser un passereau, 6+6 b
45 Toute cette figure est un monstre du rêve ; 6+6 a
Même quand le soleil la précise et l’achève 6+6 a
Et vient la regarder en face, même au jour, 6+6 b
Même quand les passants fourmillent à l’entour, 6+6 b
D’une crainte secrète elle reste vêtue, 6+6 a
50 Elle est funèbre encor ; mais le soir, la statue, 6+6 a
Roi pensif, dur soldat ou lugubre empereur, 6+6 b
Reprend toute sa nuit et toute sa terreur. 6+6 b
Donc il apparaissait dans l’ombre grandiose. 6+6 a
Tout ce que le néant contient d’apothéose, 6+6 a
55 Tout ce qu’un front royal peut garder de serein 6+6 b
Dans la captivité tragique de l’airain, 6+6 b
L’horreur du monument, tout ce qu’une prunelle 6+6 a
Peut conserver d’éclair quand elle est éternelle, 6+6 a
Toute la vie étrange et pâle de la mort, 6+6 b
60 Ce qui reste au héros jadis illustre et fort 6+6 b
Quand le trépas l’étreint de ses deux ailes noires, 6+6 a
Tout l’effort qu’au tombeau le gagneur de victoires 6+6 a
En cessant d’être roi fait pour devenir Dieu, 6+6 b
Et la grandeur de l’heure et la grandeur du lieu, 6+6 b
65 S’ajoutaient au colosse et de son attitude 6+6 a
Augmentaient la suprême et grave solitude ; 6+6 a
Et la Seine fuyait avec un triste bruit 6+6 b
Sous ce grand chevalier du gouffre et de la nuit. 6+6 b
Le vent jetait son cri, l’eau jetait son écume ; 6+6 a
70 Et les arches du pont, s’enfonçant dans la brume 6+6 a
Avec un vague aspect de spectre et de chaos, 6+6 b
S’ouvraient sous la statue auguste, et sur les flots 6+6 b
Du fleuve humilié qui pleure et qui querelle, 6+6 a
Porches d’ombre pour eux, arcs triomphaux pour elle. 6+6 a
75 Soudain, dans ce silence, et sans qu’on pût savoir 6+6 b
Qui parlait dans ce calme impénétrable et noir 6+6 b
Où la profondeur sourde et terrible sommeille, 6+6 a
Au-dessus du colosse immobile, à l’oreille 6+6 a
De la statue ouvrant ses yeux fixes devant 6+6 b
80 L’espace sépulcral plein de nuit et de vent, 6+6 b
Une voix, qui passa comme un souffle de glace, 6+6 a
Dit : ― Va voir si ton fils est toujours à sa place. 6+6 a
Si quelqu’un à cette heure eût rôdé là, marchant 6+6 b
Sur le quai solitaire ou près du bord penchant, 6+6 b
85 Aux clartés du falot qui vacille et qui fume, 6+6 a
Cet être eût entendu tout à coup, dans la brume 6+6 a
Qui, l’hiver, fait Paris plus noir qu’une forêt, 6+6 b
Un bruit rauque pareil au bruit qui sortirait 6+6 b
De quelque panoplie énorme des ténèbres ; 6+6 a
90 Il eût senti l’horreur frémir dans ses vertèbres, 6+6 a
Et sa langue à la nuit bégayer des aveux, 6+6 b
(Qui n’a pas son remords secret ?) et ses cheveux 6+6 b
Se dresser, et ses dents se heurter dans sa bouche ; 6+6 a
Car sur le piédestal où, dans le vent farouche, 6+6 a
95 Les nuages semblaient d’en haut la saluer, 6+6 b
La statue, ô terreur ! Venait de remuer. 6+6 b
Rien, pas même l’airain, pour jamais ne s’arrête. 6+6 a
Le roi tourna la bride et le cheval la tête. 6+6 a
Le terre-plein frémit ; de longs mouvements sourds 6+6 b
100 Ébranlèrent les toits, les églises, les tours, 6+6 b
Et les portails sacrés que les siècles vénèrent. 6+6 a
Les muscles monstrueux du bronze frissonnèrent, 6+6 a
La croupe tressaillit, le pied toujours levé 6+6 b
Qui laisse l’herbe croître aux fentes du pavé 6+6 b
105 S’abaissa, l’autre pied scellé dans l’architrave 6+6 a
Se leva ; le colosse inclina son front grave, 6+6 a
Le destrier, ployant ses jarrets de métal, 6+6 b
Horrible, s’approcha du bord du piédestal, 6+6 b
— Visions où jamais un œil humain ne plonge ! ― 6+6 a
110 Et, comme par la rampe invisible d’un songe, 6+6 a
La statue à pas lents du socle descendit. 6+6 b
Alors l’âpre ruelle au nom fauve et maudit, 6+6 b
L’échoppe, la maison, l’hôtel, le bouge obscène, 6+6 a
Les mille toits mirant leurs angles dans la Seine, 6+6 a
115 Les obscurs carrefours où, le jour, en tous sens, 6+6 b
Court l’hésitation confuse des passants, 6+6 b
Les enseignes pendant aux crocs de fer des portes, 6+6 a
Les palais crénelés comme des villes fortes, 6+6 a
Le chaland aux anneaux des berges retenu, 6+6 b
120 S’étonnèrent devant ce cimier inconnu 6+6 b
Dont aucun ouragan n’eût remué la plume, 6+6 a
Entendirent le sol tinter comme une enclume 6+6 a
Et, tandis qu’au fronton des tours l’heure étouffait 6+6 b
Sa voix, n’osant sonner au cadran stupéfait, 6+6 b
125 Virent, dans l’épaisseur des ténèbres accrues, 6+6 a
Droit, paisible et glacé, s’avancer dans les rues, 6+6 a
Accompagné d’un bruit funèbre et souterrain, 6+6 b
L’homme de bronze assis sur le cheval d’airain. 6+6 b
L’eau triste frissonnait sous la rondeur de l’arche. 6+6 a
130 Horreur prodigieuse ! Une statue en marche ! 6+6 a
La lourdeur de cette ombre étonne le pavé. 6+6 b
Elle glisse, elle va, morne, le front levé, 6+6 b
Avec une roideur de cadavre, et sa forme 6+6 a
Inflexible résiste au vent du gouffre énorme. 6+6 a
135 L’affreux ordre nocturne en est bouleversé. 6+6 b
Après que cette chose effroyable a passé, 6+6 b
Sous les plafonds glacés où les cercueils séjournent, 6+6 a
Les squelettes hagards dans leur lit se retournent 6+6 a
Et disent à la nuit funeste qui ne sait 6+6 b
140 Que leur répondre : ô nuit, qu’est-ce donc qui passait ? 6+6 b
Si l’œil pouvait plonger dans ces hideux royaumes 6+6 a
Et percer le mystère, on verrait les fantômes, 6+6 a
Frissonnants, éviter le lugubre inconnu. 6+6 b
Larve dont le regard sans pâlir soutenu 6+6 b
145 Fait toute la grandeur de don Juan athée ! 6+6 a
Spectre où s’ébrécherait l’épée épouvantée, 6+6 a
Et qu’en l’osant toucher la main sentirait froid ! 6+6 b
Actions de la vie, amours, justice, droit, 6+6 b
Crime, vengeance, orgueil, qu’un simulacre traîne ! 6+6 a
150 Responsabilité de la figure humaine 6+6 a
Prise par le granit ou le bronze fatal ! 6+6 b
Oh ! Dans l’égarement d’un orage mental, 6+6 b
Dans quelque âpre chaos de villes abattues, 6+6 a
Qui donc a vu rôder lentement des statues ? 6+6 a
155 Ces êtres inouïs, impossibles, affreux, 6+6 b
Vont, ayant la stupeur des ténèbres sur eux ; 6+6 b
Et l’alarme est dans l’ombre, et le rêve lui-même, 6+6 a
Qui distingue à minuit dans l’immensité blême 6+6 a
Tout un monde terrible à travers l’œil fermé, 6+6 b
160 Le rêve, aux habitants de l’ombre accoutumé, 6+6 b
S’épouvante de voir cette lugubre espèce 6+6 a
De fantômes entrer dans sa nuée épaisse, 6+6 a
Et frémit, car le pas de ces noirs arrivants 6+6 b
N’est ni le pas des morts ni le pas des vivants. 6+6 b
165 Quand l’homme s’avança, les profondeurs s’émurent. 6+6 a
Et le dessous des ponts où les courants murmurent, 6+6 a
Les cimetières noirs, sentant venir un roi, 6+6 b
Les parvis dominés d’un porche ou d’un beffroi 6+6 b
Où passaient autrefois les carrosses des sacres, 6+6 a
170 Les charniers, les égouts où le sang des massacres 6+6 a
S’extravase et croupit et fait de tristes lacs, 6+6 b
Les bornes où, pensifs, montent les Ravaillacs, 6+6 b
Les puits mystérieux des vieilles tours muettes, 6+6 a
Les lourds carcans, pendus au clou des oubliettes, 6+6 a
175 Les lointains ponts-levis des forts et des fossés, 6+6 b
Les pavés où, l’hiver, la pluie à flots pressés 6+6 b
S’abat, tombant du ciel comme des trous d’un crible, 6+6 a
Se mirent à trembler sous le marcheur terrible. 6+6 a
Et comme il est certain ― l’œil du tombeau le voit ― 6+6 b
180 Que derrière tout roi qui passe, quel qu’il soit, 6+6 b
Toute la royauté se dresse, noir fantôme, 6+6 a
L’ancien Paris, vibrant de la masure au dôme, 6+6 a
Dans son plus vil repli, dans son plus dur pilier, 6+6 b
Fit un bruit sombre autour du fatal cavalier. 6+6 b
185 C’était comme le cri solennel et sauvage 6+6 a
De la vieille misère et du vieil esclavage, 6+6 a
Comme le hurlement de mille ans révoltés, 6+6 b
Comme la voix des temps et des calamités ; 6+6 b
Tout le passé pleurait dans cette clameur triste, 6+6 a
190 Tout, ce qui disparaît comme ce qui subsiste ; 6+6 a
C’était le sang, la chair, et le fer, et le feu, 6+6 b
Râlant à travers l’ombre un grand appel à Dieu ; 6+6 b
C’était la tombe ouvrant ses immenses entrailles. 6+6 a
Dans ce fauve murmure éclataient les mitrailles, 6+6 a
195 Les meurtres, les splendeurs du pouvoir triomphant ; 6+6 b
On y distinguait l’homme et la vierge et l’enfant ; 6+6 b
Les balles des assauts sifflaient aux meurtrières ; 6+6 a
Les femmes rugissaient dans les salpêtrières ; 6+6 a
Les chambres de torture attisaient leurs réchauds ; 6+6 b
200 On entendait gémir les geôles, les cachots, 6+6 b
Et l’affreux Saint-Lazare, et ce lugubre ancêtre 6+6 a
De tous les parias du vieux monde, Bicêtre ; 6+6 a
Le désespoir passait suivi de ses lépreux, 6+6 b
La mort de ses bourreaux, le trône de ses preux ; 6+6 b
205 Les mères s’arrachaient les cheveux à poignées ; 6+6 a
Les Te Deum chantaient les batailles gagnées ; 6+6 a
Tout y retentissait, les carrousels charmants, 6+6 b
Le quadruple galop des écartèlements, 6+6 b
La hache, le billot, le pal, le fouet, la chaîne, 6+6 a
210 Tout l’infâme appareil de supplices que traîne 6+6 a
Cette vieille Thémis humaine aux yeux bandés 6+6 b
Qui jadis prit Jésus, joua sa robe aux dés, 6+6 b
Le fit crucifier par le crime et le vice, 6+6 a
Et compte Dieu parmi ses repris de justice ; 6+6 a
215 Tout s’y mêlait, les deuils, les complots assassins, 6+6 b
L’arquebuse du roi Charles neuf, les tocsins, 6+6 b
Les cloches que l’orfraie effleure de son aile, 6+6 a
Les cris qu’étouffe l’eau devant la tour de Nesle, 6+6 a
Marguerite vidant son lit dans le tombeau, 6+6 b
220 Médicis, Brunehaut, Frédégonde, Isabeau ; 6+6 b
Les piloris râlant à côté des trophées. 6+6 a
Par moments, comme un vent qui s’éteint par bouffées, 6+6 a
Ou comme un océan apaisant ses reflux, 6+6 b
La rumeur se taisait, et l’on n’entendait plus 6+6 b
225 Que le pas mesuré du passant formidable. 6+6 a
L’horreur blême tombait du ciel inabordable 6+6 a
Où les nuages noirs se font et se défont ; 6+6 b
Des flots d’ombre roulaient dans l’infini profond. 6+6 b
L’homme d’airain tourna par la place Dauphine, 6+6 a
230 Puis il suivit la berge étroite qui confine, 6+6 a
Au sud, au vieux logis des chevaliers du guet, 6+6 b
Au nord, à la grand’chambre à qui Nesmond léguait 6+6 b
Sa robe et son portrait peint par le Primatice ; 6+6 a
Il côtoya les tours du palais de Justice 6+6 a
235 D’où tombe sur le peuple un aveugle anankè, 6+6 b
Passa le pont au Change, et, côtoyant le quai, 6+6 b
Gagna l’hôtel de ville et la place de Grève ; 6+6 a
Il traversa l’arcade où maintenant s’élève 6+6 a
Tout un palais nouveau dressant ses lourds chevets, 6+6 b
240 Laissa derrière lui le portail Saint-Gervais, 6+6 b
Prit à gauche, et, perçant un dédale de rues, 6+6 a
Cavernes du vieil âge aujourd’hui disparues, 6+6 a
Où les maisons avaient des faces de bandits, 6+6 b
Lent et grave, il entra, par le porche où jadis 6+6 b
245 Une reine voilée attendait Bassompierre, 6+6 a
Dans une grande place aux arcades de pierre. 6+6 a
Au centre de la place, un feuillage tremblant 6+6 b
Laissait à demi voir un grand fantôme blanc ; 6+6 b
C’était un cavalier de marbre.
Altier, austère, 6+6 a
250 Sur un socle, au milieu d’un perron solitaire, 6+6 a
Couronné de lauriers comme un César romain, 6+6 b
Il surgissait tranquille, auguste, surhumain. 6+6 b
Au socle était sculptée une main de justice. 6+6 a
Grave, le coude ouvert et le poing sur la cuisse, 6+6 a
255 Il tenait à la main un bâton d’empereur. 6+6 b
Les arbres s’effaraient pleins d’une vague horreur, 6+6 b
Et leur cime semblait d’un vent d’hiver battue. 6+6 a
La statue alla droit dans l’ombre à la statue ; 6+6 a
Et celui qui marchait regarda fixement 6+6 b
260 Celui qui songeait triste, immobile et dormant, 6+6 b
À travers la noirceur des sombres branches d’arbre. 6+6 a
L’homme de bronze alors dit à l’homme de marbre : 6+6 a
— Viens donc voir si ton fils est à sa place encor. 6+6 b
Comme un chasseur s’éveille au son lointain du cor, 6+6 b
265 Louis treize sortit de son éternel rêve ; 6+6 a
Et le blanc porte-sceptre et le noir porte-glaive, 6+6 a
Le pâle roi César, le fier roi chevalier, 6+6 b
Descendant du perron le livide escalier, 6+6 b
Traversèrent la place et passèrent la grille ; 6+6 a
270 Et, par-dessus les toits, un spectre, la Bastille, 6+6 a
Les vit qui s’en allaient vers le Paris vivant ; 6+6 b
Le cavalier d’airain, calme, marchait devant, 6+6 b
Tenant son doigt levé pour indiquer la route. 6+6 a
Ils ne passèrent point sous l’arche de la voûte ; 6+6 a
275 Ils prirent par le Pas de la Mule, et, suivant 6+6 b
Les boulevards qu’emplit, le jour, un flot mouvant, 6+6 b
Montèrent vers la Ville endormie à cette heure ; 6+6 a
Et les quatre lions du Château-d’eau qui pleure, 6+6 a
Les toits des vieux faubourgs aux innombrables nids, 6+6 b
280 La porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis, 6+6 b
Les Porcherons où vibre encor le bruit des verres, 6+6 a
Tremblants, virent passer ces deux profils sévères. 6+6 a
Ils marchaient sans parler, sans dire : par ici. 6+6 b
Et les deux cavaliers arrivèrent ainsi 6+6 b
285 Dans un des carrefours immenses de la ville. 6+6 a
Au centre, se dressait un autre homme immobile. 6+6 a
Cet homme n’était pas un homme, mais un Dieu. 6+6 b
Son front, qui semblait fait pour le ciel toujours bleu, 6+6 b
Se haussait arrogant, comme indigné de l’ombre ; 6+6 a
290 On voyait sur sa tête un vague soleil sombre ; 6+6 a
Il rayonnait, lugubre ; il avait l’air fatal 6+6 b
Et superbe, que donne aux morts le piédestal, 6+6 b
Et tout ce qu’un vainqueur répand d’horreur sacrée 6+6 a
Quand le roi qui détruit contient un Dieu qui crée. 6+6 a
295 C’était un roi de bronze ainsi que le premier ; 6+6 b
Il n’avait ni brassards, ni haubert, ni cimier, 6+6 b
Et, beau comme Apollon, était nu comme Hercule ; 6+6 a
On voyait se courber, noirs dans le crépuscule, 6+6 a
Quatre fleuves, l’Escaut, l’Ister, le Doubs, le Rhin, 6+6 b
300 Sous les quatre sabots de son cheval d’airain ; 6+6 b
Tranquille, il paraissait écouter dans les brises 6+6 a
Des chocs de bataillons, de cris de villes prises ; 6+6 a
Et sa crinière était d’un lion ; et, sans voix, 6+6 b
Sans geste, il commandait ; il semblait tendre aux rois 6+6 b
305 Sa fière épée, à Dieu, dans l’azur solitaire, 6+6 a
Sa main, et son orteil aux baisers de la terre. 6+6 a
Il semblait de lui-même à jamais ébloui. 6+6 b
Et les deux cavaliers marchèrent droit à lui. 6+6 b
Le vent mystérieux suspendit son murmure ; 6+6 a
L’aveugle nuit tâcha de voir.
310 L’homme à l’armure 6+6 a
Laissa derrière lui son blême compagnon, 6+6 b
Et dit très haut :
― Louis, quatorzième du nom, 6+6 b
Réveille-toi, Louis ! Et viens avant l’aurore 6+6 a
Voir si ton petit-fils est à sa place encore. ― 6+6 a
315 Le Dieu de bronze au front vaguement étoilé 6+6 b
Ouvrit sa lèvre sombre et dit : ― M’a-t-on parlé ? 6+6 b
Et son regard cherchant à ses pieds, sembla naître. 6+6 a
— Oui. ― Qui donc ? ― Moi. ― Qu’es-tu ? ― Ton père, dit l’ancêtre 6+6 a
— Quel est ce petit-fils que ta voix m’a nommé ? 6+6 b
320 — Celui que tes sujets appelaient Bien-Aimé. 6+6 b
— Où donc est-il, l’objet de ces idolâtries ? 6+6 a
— Dans une grande place au bout des Tuileries. 6+6 a
Viens.
Le noir demi-Dieu salua les deux rois, 6+6 b
Puis descendit du socle auguste, et tous les trois 6+6 b
325 Se mirent à marcher dans la nuit côte à côte, 6+6 a
L’aïeul passant les fils de sa tête plus haute. 6+6 a
Ils gagnèrent le quai, laissèrent derrière eux 6+6 b
Le balcon où, rêvant sur Paris malheureux, 6+6 b
La Saint-Barthélemy s’accoude, noir fantôme, 6+6 a
330 Et passèrent devant le palais du royaume, 6+6 a
Bloc difforme de murs et de toits inégaux 6+6 b
Qui, comme les palais de Thèbes et d’Argos, 6+6 b
À ses Agamemnons, ses Laïus, ses Électres, 6+6 a
La Seine refléta, sinistre, ces trois spectres, 6+6 a
335 Le roi soldat, le roi césar et le roi dieu, 6+6 b
Reconnut Louis treize et chercha Richelieu. 6+6 b
Le vieux Louvre entr’ouvrit ses royales croisées. 6+6 a
Eux, muets, s’avançaient vers les Champs-Élysées. 6+6 a
II
LES CARIATIDES
Puissant Germain Pilon, toi qui, rude ouvrier, 6+6 b
340 Entendis la douleur dans les gouffres crier, 6+6 b
Qui sentis l’art divin protester et combattre, 6+6 a
Toi qui, sous les héros et sous les Henri quatre, 6+6 a
Dédaignant Saint-Germain, Chambord et l’Œil-de-bœuf, 6+6 b
Groupas les mascarons tragiques du Pont-Neuf, 6+6 b
345 Colossal pétrisseur des formes ténébreuses, 6+6 a
Toi qui savais qu’ouvrant ses gueules douloureuses, 6+6 a
La demi-brute aboie après les demi-dieux, 6+6 b
Et que tout le dédain de l’abîme odieux, 6+6 b
Tout le deuil de l’enfer et du bagne grimace 6+6 a
350 Sur le visage informe et profond de la masse, 6+6 a
Ô dur géant, tandis que les autres sculpteurs, 6+6 b
Épris du bas-relief superbe des hauteurs, 6+6 b
Ciselaient le fronton de la toute-puissance ; 6+6 a
Tandis que sur le socle où le prêtre l’encense, 6+6 a
355 Comme un olympien hautain et gracieux, 6+6 b
Écoutant la fanfare idéale des cieux 6+6 b
Qu’accompagnent les vents, mystérieux orchestre, 6+6 a
Ils dressaient dans l’azur César, fantôme équestre ; 6+6 a
Tandis qu’ils prosternaient sous Tibère vieillard 6+6 b
360 La flatterie infâme et splendide de l’art, 6+6 b
Et qu’ils faisaient lécher Néron ou Louis onze 6+6 a
Par les langues de feu des fournaises du bronze, 6+6 a
Et que, prostituant le ciseau souverain, 6+6 b
Ils faisaient deux laquais du marbre et de l’airain ; 6+6 b
365 Pendant que, bâtissant pour la terre enchaînée 6+6 a
Quelque Héliogabale ou quelque Salmonée, 6+6 a
Ils montraient le tyran, glaive au flanc, sceptre en main, 6+6 b
Serein, presque au delà de l’horizon humain, 6+6 b
Debout dans l’empyrée où l’on voit l’aube poindre, 6+6 a
370 Si loin qu’il semble grand, si haut qu’il paraît joindre 6+6 a
La couronne d’orgueil qui sur la terre luit 6+6 b
Avec celle que peut donner la sombre nuit, 6+6 b
Et qu’on voit resplendir au fond des sacrés voiles 6+6 a
Son front ceint de lauriers vaguement ceint d’étoiles ; 6+6 a
375 Pendant qu’ils construisaient sur d’altiers piédestaux 6+6 b
De vastes empereurs traînant de lourds manteaux, 6+6 b
Des princes échappant dans le bronze à la fange, 6+6 a
Et qu’ils transfiguraient le despote en archange, 6+6 a
Et qu’ils faisaient le maître, et qu’ils faisaient le roi, 6+6 b
380 Et qu’ils faisaient le Dieu, tu fis le peuple, toi ! 6+6 b
Tu fis le grand vaincu qui crache de la lave ; 6+6 a
Tu fis le grand forçat, tu fis le grand esclave ; 6+6 a
Au niveau de l’horreur et du deuil abîmé, 6+6 b
Tu tordis dans sa nuit l’effrayant opprimé ! 6+6 b
385 Sous les Charles sanglants se lavant aux aiguières, 6+6 a
Sous les Louis suivis des fauves Lesdiguières, 6+6 a
Sous François à l’œil fier, sous Diane au pied nu, 6+6 b
Tu sentis remuer l’Encelade inconnu ; 6+6 b
Tu levas des vivants l’affreux drap mortuaire, 6+6 a
390 Et tu leur dis : ― Venez, je suis le statuaire ! 6+6 a
Venez, vous qui souffrez ! Vous qui pleurez, venez ! 6+6 b
Venez, tous les lépreux, venez, tous les damnés ! 6+6 b
Sous un socle royal je vais sur cette frise 6+6 a
Vous faire fourmiller dans la pierre âpre et grise. 6+6 a
395 Misère, maladie, ô deuils, haillons pendants, 6+6 b
Colère du grabat, faim qui montres les dents, 6+6 b
Venez, j’étalerai sous ce roi vos ulcères 6+6 a
Saignants, affreux, cruels, formidables, sincères ; 6+6 a
Je vous donnerai vie et corps sur ce vieux pont 6+6 b
400 Où la clameur du fleuve à vos douleurs répond ; 6+6 b
L’hiver, à l’heure obscure où le vent crie et souffre, 6+6 a
Vous entendrez passer toutes les voix du gouffre 6+6 a
Sous ces arches d’écume et de trombe et de nuit ! ― 6+6 b
Alors l’antique horreur sortit de son réduit ; 6+6 b
405 Alors ton œil plongea dans tous les purgatoires ; 6+6 a
Alors vinrent à toi toutes les faces noires ; 6+6 a
Et ton souffle alluma des flammes dans ces yeux, 6+6 b
Et tout ce tourbillon de fronts mystérieux 6+6 b
S’abattit à jamais sur ces dalles funèbres 6+6 a
410 Comme un essaim hideux de mouches des ténèbres. 6+6 a
Ô mascarons d’un doigt magistral ébauchés ! 6+6 b
Êtres vertigineux ! Tristes géants couchés ! 6+6 b
En butte à ce qui souille ainsi qu’à ce qui change, 6+6 a
Éclaboussés par l’onde et tachés par la fange ! 6+6 a
415 Leurs têtes, où l’oiseau fait sa fiente et son nid, 6+6 b
Percent lugubrement l’étrave de granit 6+6 b
Et s’avancent sur l’eau comme de noires proues, 6+6 a
Et leur corps se prolonge en pavé sous les roues, 6+6 a
Sous les talons ferrés et sous les pas perdus ; 6+6 b
420 Les attelages lourds, sous le fouet éperdus, 6+6 b
Marchent sur eux traînant des chaînes et des câbles, 6+6 a
Et, par moments, les pieds, les galops implacables, 6+6 a
La ruade féroce et l’affreux choc des fers 6+6 b
À ces durs patients arrachent des éclairs. 6+6 b
425 Oh ! Qui que vous soyez, qui, penchés sur les choses, 6+6 a
Sondez l’humanité dans ses métempsychoses, 6+6 a
Approchez, regardez, méditez, et tremblez. 6+6 b
Les voilà tous pressés, accouplés, rassemblés ; 6+6 b
Voilà tous les souffrants et tous les lamentables ; 6+6 a
430 Voilà les ramasseurs de miettes sous les tables ; 6+6 a
Voilà tous les abjects vaguement entrevus ; 6+6 b
Voilà Scapin, voilà Sancho, voilà Davus ; 6+6 b
La chimère se mêle au réel qui l’attire ; 6+6 a
Le valet rit, surpris d’être aussi le satyre ; 6+6 a
435 Voilà les portefaix de tout le poids humain. 6+6 b
Ils regardent passer hier, aujourd’hui, demain, 6+6 b
Ce qui naît, ce qui meurt, ce qui va, ce qui sombre, 6+6 a
Ce qui flotte, attentifs on ne sait à quelle ombre. 6+6 a
Ils font de l’onde vaine un lugubre examen. 6+6 b
440 L’eau s’évade et poursuit son tortueux chemin 6+6 b
Par sa pente au hasard en liberté conduite, 6+6 a
Sous ces captifs penchés, tantales de la fuite. 6+6 a
Le reflet des eaux fait, sous l’âpre entablement, 6+6 b
De profil en profil errer un flamboiement, 6+6 b
445 Et la chauve-souris de l’aile les effleure. 6+6 a
Est-ce que cela raille ? Est-ce que cela pleure ? 6+6 a
Ô bouches où l’esprit qui passe, d’horreur plein, 6+6 b
Rêve Pantagruel et retrouve Ugolin ! 6+6 b
Masque de Rabelais sur la face de Dante ! 6+6 a
450 Progression d’angoisse et d’horreur ascendante ! 6+6 a
Fronts où flambe l’enfer, comme la tombe froids ! 6+6 b
Ô larves ! Visions de l’invisible ! Effrois ! 6+6 b
Mascarade aperçue à travers le suaire ! 6+6 a
Morne évocation du mage statuaire 6+6 a
455 Qui n’a que Michel-Ange ou Milton pour rival ! 6+6 b
Sinistre mardi gras des spectres ! Carnaval 6+6 b
De l’infini, flottant dans le souffle insondable ! 6+6 a
Descente de Courtille énorme et formidable 6+6 a
Pétrifiée au mur du songe et de la nuit ! 6+6 b
460 Est-ce que l’ouragan qui frissonne et qui fuit 6+6 b
Ne va pas emporter cette fresque de pierre ? 6+6 a
Dieu ! Qu’est-ce que l’église et le trône ont pu faire 6+6 a
À ce peuple sans nom, sans lumière, sans voix, 6+6 b
Sans espoir, qui sanglote et ricane à la fois 6+6 b
465 En regardant, du fond du néant qui le couvre, 6+6 a
D’un côté Notre-Dame et de l’autre le Louvre ? 6+6 a
Oh ! Ces enfantements et ces créations, 6+6 b
Ces rencontres de l’âme avec les visions 6+6 b
Pèsent sur le génie, et, le courbant à terre, 6+6 a
470 Le penchent du côté le plus noir du mystère. 6+6 a
Du jour où tout ce monde étrange t’apparut, 6+6 b
Des passions d’en bas râlant l’horrible rut, 6+6 b
T’apportant des douleurs la sublime démence, 6+6 a
Ô sculpteur, à partir de cet instant immense, 6+6 a
475 Ta pensée à jamais fut mêlée à la nuit ! 6+6 b
Homme grand parmi ceux qu’une flamme conduit, 6+6 b
Oui, maître, ce fut là ta puissance et ta gloire : 6+6 a
Aux princes effarés de force et de victoire, 6+6 a
Au pouvoir ignorant les devoirs et les droits, 6+6 b
480 Au palais sidéral des reines et des rois, 6+6 b
À l’immense colosse impérial qui lève 6+6 a
Sa tête dans l’éclair du vertige et du rêve, 6+6 a
Au trône sombre ayant pour dais le firmament, 6+6 b
Au monarque, tu fis le grand soubassement, 6+6 b
485 L’homme ; sous le tyran tu mis la multitude ! 6+6 a
Les puissants rayonnaient dans leur haute attitude, 6+6 a
Confiants, sûrs du vent, sûrs du flot, sûrs du port ; 6+6 b
Toi, grave et dédaigneux, tu donnas pour support 6+6 b
À leur calme, à leur joie, à leur crime, à leurs fêtes, 6+6 a
490 L’hydre cariatide aux millions de têtes ; 6+6 a
Au-dessous de leur gloire, au-dessous de ces noms 6+6 b
Sonnés par la trompette et dits par les canons, 6+6 b
Au-dessous des splendeurs, des vertus proclamées, 6+6 a
Et de la nudité des fières renommées, 6+6 a
495 Et de tout ce qui crie : Adorez ! Je suis beau ! 6+6 b
Je suis pourpre, je suis glaive, je suis flambeau ! 6+6 b
Tu fis, dans le brouillard livide qui s’écroule, 6+6 a
Ramper le gigantesque anonyme, la foule. 6+6 a
Sous les jeux et les ris, sous les molles amours, 6+6 b
500 Sous Valois, sous Bourbon, sous Condé, sous Nemours, 6+6 b
Sous la tendre Chevreuse et la blonde d’Humière, 6+6 a
Sous toute la beauté dans toute la lumière, 6+6 a
Sous l’olympe royal, hautain, splendide à voir, 6+6 b
Tu sculptas le supplice inouï du bloc noir, 6+6 b
505 L’angoisse de la masse informe, et le calvaire 6+6 a
Du manant redoutable et du granit sévère. 6+6 a
Les puissants rayonnaient, faisant en liberté 6+6 b
Le partage insolent de la prospérité, 6+6 b
Désaltérant leur soif toujours inassouvie, 6+6 a
510 Prenant tout le bonheur, prenant toute la vie ; 6+6 a
Vénus regardait Mars avec ses plus doux yeux ; 6+6 b
Les fiers drapeaux faisaient de grands frissons joyeux ; 6+6 b
Les rois étaient armés, les femmes étaient nues ; 6+6 a
Les chasses s’enfuyaient au fond des avenues ; 6+6 a
515 Tout était le palais, le banquet, le gala ; 6+6 b
Toi, tu fis, en regard de tout ce Louvre-là, 6+6 b
Brusquement, aux lueurs de la torche qui brille, 6+6 a
Du grand cachot Misère apparaître la grille 6+6 a
Et les faces qu’on voit à travers ses barreaux ! 6+6 b
520 Ô protestation terrible ! Les héros, 6+6 b
Les gagneurs de bataille et les dieux de la terre, 6+6 a
Des hauts arcs de triomphe habitant l’acrotère, 6+6 a
Vainqueurs, cuirassés d’or, vêtus de diamant, 6+6 b
Du genre humain pensif sombre éblouissement, 6+6 b
525 Éclatants, radieux, vaillants, criant Montjoie, 6+6 a
Résumaient le miracle effrayant de la joie, 6+6 a
De l’azur sans nuage et sans fond, du soleil ; 6+6 b
Toi, songeur, tu voulus que là, sous leur orteil, 6+6 b
Tout un monde aux rictus sans fin, aux yeux sans nombre, 6+6 a
530 Effroyable, exprimât le prodige de l’ombre ! 6+6 a
Ton art, que jusqu’aux fronts réprouvés tu courbas, 6+6 b
Sous les monstres d’en haut mit les monstres d’en bas, 6+6 b
Le peuple, qui se fait chaque jour moins difforme, 6+6 a
Et qui deviendra grand sans cesser d’être énorme. 6+6 a
535 Oui, l’Averne terrestre avec ses Ixions, 6+6 b
Le poème hagard des malédictions, 6+6 b
Gueux, cagoux, malingreux, bohémiens, marranes, 6+6 a
Le menton bestial du paria, les crânes 6+6 a
Que sous son bas plafond l’ignorance a faits plats, 6+6 b
540 Les fauves suppliants, tout ce qui dit : hélas ! 6+6 b
Sylvains et paysans entrevus sous les lierres, 6+6 a
Lèvres avec l’injure et le cri familières, 6+6 a
L’oreille où s’est empreint le pavé, dur chevet, 6+6 b
La maigreur que la loque en grelottant revêt, 6+6 b
545 Le maraud, le manant, le prolétaire blême 6+6 a
À qui Malthus dit : Meurs ! Quand Jésus lui crie : Aime ! 6+6 a
Les pauvres frémissant de se sentir bandits, 6+6 b
La lèpre des cloisons malsaines du taudis 6+6 b
Gagnant l’habitant sombre, et passant, incurable, 6+6 a
550 Du mur de la misère au front du misérable, 6+6 a
Idiots, mendiants râlant sur les chemins, 6+6 b
Tout le fourmillement des cloportes humains, 6+6 b
Le berceau condamné, l’innocence punie, 6+6 a
Les mourants éternels de la grande agonie, 6+6 a
555 Un Pélion hideux sous un splendide Ossa, 6+6 b
Voilà ce que ton bras titanique entassa ! 6+6 b
Et, tandis qu’on sculptait, pour le sceptre et l’épée, 6+6 a
Le bronze dithyrambe et le marbre épopée, 6+6 a
Ô poète, tu fis grimacer à jamais 6+6 b
560 Sous les guerriers d’airain des lumineux sommets, 6+6 b
Sous les déesses d’aube et de blancheur vêtues, 6+6 a
Les masques, populace horrible des statues ! 6+6 a
Et pour égayer œuvre étrange, dans ce tas 6+6 b
De maux, de désespoirs, de sanglots, tu jetas 6+6 b
565 Toute une parodie infernale et farouche, 6+6 a
Brusquet, Guillot Gorju, Turlupin, Scaramouche, 6+6 a
Tous les spectres qui font trembler de leurs discours 6+6 b
Le tréteau de la rue ou le tréteau des cours ; 6+6 b
Tu les fis vivre là ! Mais, à ton insu même, 6+6 a
570 Devin qu’illuminait une clarté suprême, 6+6 a
Ayant de l’avenir déjà l’âpre sueur, 6+6 b
Railleur démesuré, tu mettais la lueur 6+6 b
Des révolutions dans le regard des faunes ; 6+6 a
Tu mêlais aux Pasquins de vagues Tisiphones ; 6+6 a
575 C’est presque en menaçant les rois qu’au-dessous d’eux 6+6 b
Tu sculptais leurs fous noirs et leurs bouffons hideux, 6+6 b
Et ta fatale main, ô grand tailleur de pierre, 6+6 a
Dans Trivelin sinistre ébauchait Robespierre. 6+6 a
Ce dur Germain Pilon que l’abîme inspirait, 6+6 b
580 Ce prophète, était-il dans son propre secret ? 6+6 b
Avait-il, âme vaste aux grands hasards poussée, 6+6 a
La révélation de toute sa pensée ? 6+6 a
Savait-il, ce songeur, quel symbole il jetait 6+6 b
Sur ce gémissement qui jamais ne se tait, 6+6 b
585 Sur ce fleuve qui glisse ainsi qu’une couleuvre ? 6+6 a
Son regard plongeait-il jusqu’au fond de son œuvre ? 6+6 a
Mystère ! Avoir sculpté les douleurs, les affronts, 6+6 b
L’effroi, la peine ; avoir à ces tragiques fronts 6+6 b
Donné pour miroir l’onde, autre image des foules ; 6+6 a
590 Sur la vague, où du vent passent les tristes houles, 6+6 a
Sur tous les plis que fait le grand linceul des flots, 6+6 b
Sur l’âpre inquiétude et sur les longs sanglots 6+6 b
Que le fleuve orageux dans sa fuite promène, 6+6 a
Ô terreur ! Avoir mis toute la ride humaine 6+6 a
595 Et tous les froncements du sourcil de la nuit ; 6+6 b
Avoir, dans l’avenir par Dieu même introduit, 6+6 b
Montré l’émeute aux rois comme la mer aux grèves ; 6+6 a
Avoir démuselé les gorgones des rêves ; 6+6 a
Avoir multiplié Méduse sur ce mur 6+6 b
600 Où l’art vertigineux ouvre son œil obscur ; 6+6 b
Évoquer le vieillard, l’homme, l’enfant, la femme ; 6+6 a
Effarer le granit et le pénétrer d’âme ; 6+6 a
Faire pleurer la pierre et la désespérer ; 6+6 b
Ouvrir tout l’horizon du gouffre, et l’ignorer ! 6+6 b
605 Être, sans s’en douter, le précurseur terrible ; 6+6 a
Être, sans le savoir, Titan ; est-ce possible ? 6+6 a
Dieu ! Collaborateur ténébreux et serein ! 6+6 b
Qui sait si le génie, effrayant souverain 6+6 b
À qui les astres font dans l’ombre un diadème, 6+6 a
610 À l’intuition totale de lui-même ? 6+6 a
Oh ! De l’esprit humain ces grands amphictyons, 6+6 b
Dante, Isaïe, Eschyle, ― Étranges questions ! ― 6+6 b
Cervante et Rabelais, savaient-ils leur empire ? 6+6 a
Shakspeare, ô profondeurs ! Voyait-il tout Shakspeare ? 6+6 a
615 Molière par Molière était-il ébloui ? 6+6 b
Qui pourrait dire non ? Qui pourrait dire oui ? 6+6 b
Qu’importe ! Après avoir mis ce deuil sur ce râle, 6+6 a
Le sculpteur est rentré dans sa nuit sidérale, 6+6 a
Calme et sombre, et léguant aux siècles ce tableau : 6+6 b
620 La passion du peuple et le tourment de l’eau ! 6+6 b
Et maintenant passez, et tâchez de comprendre ! 6+6 a
Homère savait-il qu’il faisait Alexandre ? 6+6 a
Socrate savait-il qu’il engendrait Jésus ? 6+6 b
Ô gouffres de l’esprit vaguement aperçus ! 6+6 b
625 Amer Germain Pilon qui dans la nuit nous plonges, 6+6 a
Qui sait, dans le dédale insensé de tes songes, 6+6 a
À quelle porte d’ombre et d’horreur tu frappas ? 6+6 b
Qui sait si ton poème inouï ne vient pas 6+6 b
De plus loin que la terre et de plus haut que l’homme, 6+6 a
630 Des profondeurs que nul ne connaît et ne nomme, 6+6 a
Du précipice ouvert au delà du cercueil ? 6+6 b
Qui sait si tu n’as point contemplé l’affreux deuil 6+6 b
De la nature immense, et si, funèbre artiste, 6+6 a
Tu n’avais pas en toi le souffle le plus triste 6+6 a
635 Dont puisse frissonner un esprit sous les cieux, 6+6 b
La désolation du Mal mystérieux, 6+6 b
Quand, regardant ces flots, tu penchas, noir génie, 6+6 a
L’éternel grincement sur la plainte infinie ? 6+6 a
Or, tandis que les eaux fuyaient, mouvants miroirs, 6+6 b
640 En voyant les trois rois marcher sur les quais noirs, 6+6 b
Les masques monstrueux éclatèrent de rire, 6+6 a
Éclat si ténébreux et plein d’un tel martyre 6+6 a
Qu’aujourd’hui même, après que tant de flots d’oubli 6+6 b
Ont coulé sous ce pont chancelant et vieilli 6+6 b
645 Depuis la sombre nuit qu’en frissonnant j’éclaire, 6+6 a
Plusieurs des mascarons du fronton séculaire 6+6 a
En gardent le reflet dans leur œil flamboyant, 6+6 b
Et sont encor fendus de ce rire effrayant. 6+6 b
Et celui qui riait le plus haut dans le gouffre, 6+6 a
650 Larve ayant dans les dents une lueur de soufre, 6+6 a
Face mystérieuse aux cyniques sourcils 6+6 b
Soudain épanouie en fauve Némésis, 6+6 b
Jeta ce cri :
― Troupeau, tourbe, foule hagarde, 6+6 a
Manants, réveillez-vous ! Populace, regarde ; 6+6 a
655 Ouvrez vos yeux obscurs de larmes chassieux ; 6+6 b
Voici trois de vos rois qui marchent sous les cieux. 6+6 b
Leur front a la noirceur que laisse un diadème. 6+6 a
Ils ont plus d’ombre en eux que n’en a la nuit même, 6+6 a
Car c’est après la mort le sort de tous ces dieux 6+6 b
660 Plus ténébreux, ayant été plus radieux. 6+6 b
Ils vont. Où donc vont-ils ? Allez ! Allez ! Qu’importe ! 6+6 a
Vous n’avez pas besoin qu’on vous pousse la porte, 6+6 a
Rois ! La route est pavée et large est le terrain ; 6+6 b
Allez ! ― L’un est en marbre et deux sont en airain ; 6+6 b
665 Ces rois sont faits des cœurs de tous les rois leurs pères. ― 6+6 a
Vous tous, réveillez-vous au fond de vos repaires, 6+6 a
Serfs qui depuis mille ans traînez l’immense croix, 6+6 b
Et regardez passer ces spectres qui sont rois ! 6+6 b
Vous en avez pleuré, voici l’heure d’en rire. 6+6 a
670 Qui sont-ils ? Écoutez ce que je vais vous dire. 6+6 a
Le premier, c’est la joie. Il fit tout en riant ; 6+6 b
Il riait à la guerre, il riait en priant ; 6+6 b
Le jour qu’il vint au monde, adopté par la gloire, 6+6 a
Son aïeul fit chanter sa mère et le fit boire ; 6+6 a
675 Ce roi de belle humeur a ri jusqu’au tombeau ; 6+6 b
C’est en riant qu’il fit de Dieu son escabeau ; 6+6 b
Il marcha sur l’autel pour monter sur le trône ; 6+6 a
Des meurtriers des siens il recevait l’aumône ; 6+6 a
Il riait tant, qu’il dut exiler d’Aubigné, 6+6 b
680 Car le joyeux ne peut que chasser l’indigné ; 6+6 b
Suivi de ses féaux, vaillantes valetailles, 6+6 a
Il s’épanouissait ; il aimait les batailles 6+6 a
Et les filles, cherchant gaîment tous les hasards. 6+6 b
Oh ! D’Estrée et de Bueil, d’Entrague et des Essarts ! 6+6 b
685 Nuits ! Parcs mystérieux, murmures des cascades ! 6+6 a
Ô danses et chansons sous les pâles arcades ! 6+6 a
Nymphes reines ! Ô rois satyres et sylvains ! 6+6 b
Ô bon Henri ! Beautés, folles aux yeux divins ! 6+6 b
Ces chiennes de l’amour, comme il s’en faisait suivre ! 6+6 a
690 Comme il les enivrait de l’extase de vivre ! 6+6 a
Comme il leur prodiguait les bijoux florentins, 6+6 b
Les fêtes, les ballets, les concerts, les festins 6+6 b
Sur qui, pour laisser voir les cieux, le plafond s’ouvre, 6+6 a
Les lits de brocart d’or dans les chambres du Louvre, 6+6 a
695 Et les vastes palais et les riches habits, 6+6 b
Et dans la pourpre en feu la braise des rubis, 6+6 b
Et les perles des mers dans les flots de la soie ! 6+6 a
Ô temps heureux !
Autour de ce trône de joie 6+6 a
Les juges, pour servir la royauté fougueux, 6+6 b
700 Allaient expédiant dans l’ombre un tas de gueux ; 6+6 b
On pendait des marauds et des rustres, rebelles 6+6 a
À la taxe, à la taille, aux aides, aux gabelles, 6+6 a
Va-nu-pieds refusant les impôts ; il faut bien 6+6 b
Que quelqu’un paie en somme et le roi n’y peut rien ; 6+6 b
705 Et le soir, à travers le doux bruit des fontaines, 6+6 a
Quand les rires, mêlés aux musiques lointaines, 6+6 a
Semblaient accentuer la flûte et le hautbois, 6+6 b
Quand dans le jardin sombre épaissi comme un bois 6+6 b
On voyait des amants errer, et sous les branches 6+6 a
710 D’ardents profils chercher de vagues gorges blanches ; 6+6 a
Quand dans les fleurs de lys planait l’amour ailé ; 6+6 b
Quand Danaé vaincue offrait tout bas sa clé, 6+6 b
À l’instant où le roi, ravi, charmant, affable, 6+6 a
Jupiter fou, riait avec toute la fable, 6+6 a
715 Gai, ne quittant Léda que pour reprendre Hébé, 6+6 b
Et rendait le baiser qu’il avait dérobé 6+6 b
À quelque Gabrielle, à quelque Jacqueline, 6+6 a
Une brise jetait du haut de la colline 6+6 a
Une haleine de tombe entre ces deux baisers ; 6+6 b
720 Et, non loin de ces jeux et de ces ris, brisés, 6+6 b
Nus, grelottant au vent sous les poutres muettes, 6+6 a
S’entre-choquant l’un l’autre et heurtés des chouettes, 6+6 a
Envoyant des bruits sourds jusqu’au royal balcon, 6+6 b
Les squelettes tordaient leur chaîne à Montfaucon ! 6+6 b
725 Ce qui n’empêche pas que ce roi Henri quatre, 6+6 a
Ce Vert-galant qui sut aimer, boire et combattre, 6+6 a
Soit le meilleur de ceux qu’on appelle les rois. 6+6 b
Celui qui vient après fut moins joyeux ; ses lois 6+6 b
Buvaient du sang ; il fut comme un couteau qui tombe ; 6+6 a
730 Son trône ténébreux eût une odeur de tombe, 6+6 a
Et le vautour y songe encore au haut du mont ; 6+6 b
Faible et lugubre, il eut pour bras Laubardemont, 6+6 b
Pour cerveau Laffemas, pour âme La Reynie ; 6+6 a
Un homme rouge fut son sceptre et son génie ; 6+6 a
735 Son amitié menait, pour peu qu’on s’y fiât, 6+6 b
Concini dans l’égout, au billot d’Effiat ; 6+6 b
Il semblait à ce roi, sombre tête perdue, 6+6 a
Que toute branche était comme une main tendue 6+6 a
Demandant un cadavre ; il ne refusait pas ; 6+6 b
740 Les arbres devenaient potences sous ses pas ; 6+6 b
Jamais il ne laissait son prévôt la main vide ; 6+6 a
Il jetait au supplice, affreuse goule avide 6+6 a
Qu’il croyait voir toujours dans l’ombre mendier, 6+6 b
Tantôt Galigaï, tantôt Urbain Grandier ; 6+6 b
745 Il cherchait le charnier comme Henri la mêlée ; 6+6 a
Il ne haïssait point l’odeur de chair brûlée ; 6+6 a
Des chambres de torture il écoutait les bruits ; 6+6 b
Ce vendangeur avait pour pommes et pour fruits 6+6 b
Les paniers du bourreau pleins de têtes coupées ; 6+6 a
750 Dans sa tenaille ardente il tordait les épées ; 6+6 a
Son prêtre lui faisait faire ce qu’il voulait ; 6+6 b
D’une soutane horrible il était le valet ; 6+6 b
Le sang l’éclaboussait des talons au panache ; 6+6 a
Il séparait les duels avec un coup de hache ; 6+6 a
755 Dépeuplant le sillon, décimant le manoir, 6+6 b
Il a sous les chouquets étendu le drap noir 6+6 b
À Paris, à Toulouse, à Nante, à la Rochelle ; 6+6 a
Et de tous les gibets il a tenu l’échelle ; 6+6 a
Et sa main en avait gardé le tremblement. 6+6 b
760 Ce temps fut morne, obscur, douloureux, inclément, 6+6 b
Implacable, et la Grève en fut la seule fête. 6+6 a
Tant que dura ce roi, le peuple eut sur la tête, 6+6 a
Au lieu d’azur, au lieu d’astres, au lieu de ciel, 6+6 b
On ne sait quoi de bas, d’infâme et de cruel ; 6+6 b
765 On entendait la mort marcher sur cette voûte ; 6+6 a
Ce règne eut pour plafond l’échafaud qui s’égoutte ; 6+6 a
Donc ce roi, c’est le Juste.
Et celui qui le suit, 6+6 b
C’est le Grand. Ce héros, ce roi dont le front luit, 6+6 b
Fut magnifique ; il fut le maître incomparable ; 6+6 a
770 Fier, il avait sous lui la foule misérable, 6+6 a
Les disettes, les deuils, les détresses, les pleurs, 6+6 b
Un chaos de grabats, de fièvres, de douleurs ; 6+6 b
Il fit, magicien, sortir de ces broussailles 6+6 a
Cette fleur gigantesque et splendide, Versailles. 6+6 a
775 Il fut le roi choisi, de puissance inondé ; 6+6 b
Il eut Colbert, il eut Molière, il eut Condé ; 6+6 b
Il fut lumière ainsi que Bel à Babylone ; 6+6 a
Son trône fut si haut qu’il devint le seul trône, 6+6 a
Et tous les rois étaient de l’ombre devant lui ; 6+6 b
780 La terre avait pour but d’occuper son ennui ; 6+6 b
Et la toute-puissance et l’empire et la gloire 6+6 a
Et l’amour et l’orgueil faisaient dans la nuit noire 6+6 a
Au-dessus de sa tête un abîme étoilé ; 6+6 b
Gloire à lui ! Sous ses pieds, tandis que, Dieu voilé 6+6 b
785 Par toutes les splendeurs sur son front réunies, 6+6 a
Homme soleil ayant pour rayons des génies, 6+6 a
Vêtu d’or, triomphant, heureux, vertigineux, 6+6 b
Ne faisant point un pas qui ne fût lumineux, 6+6 b
Flamme, astre, il empourprait son olympe superbe, 6+6 a
790 Le peuple, n’ayant pas de pain, mangeait de l’herbe, 6+6 a
La nudité hurlait et se tordait les mains, 6+6 b
Les affamés gisants râlaient sur les chemins, 6+6 b
La France esclave avait un haillon pour livrée ; 6+6 a
Un hiver, on en vint à ceci que, navrée, 6+6 a
795 N’ayant plus une ronce à manger, ne sachant 6+6 b
Que faire, ayant brouté tous les chardons du champ, 6+6 b
La misère attaqua les mornes catacombes ; 6+6 a
Le soir on enjambait le mur triste des tombes ; 6+6 a
Des cimetières noirs l’homme chassait les loups ; 6+6 b
800 De la bière pourrie on écartait les clous, 6+6 b
Et le peuple fouillait de ses ongles les fosses ; 6+6 a
Les femmes blasphémaient et pleuraient d’être grosses, 6+6 a
Et les petits enfants rongeaient les os des morts ; 6+6 b
Les mères des cercueils tâchaient d’ouvrir les bords, 6+6 b
805 Cherchant ce qu’on pourrait manger dans ces décombres, 6+6 a
Creusant, mordant ; si bien que les trépassés sombres, 6+6 a
Se dressant à travers les tombeaux écroulés, 6+6 b
Disaient à ces vivants : qu’est-ce que vous voulez ? 6+6 b
Mais qu’importe ! Il fut grand ; il mit le monde en flamme ; 6+6 a
810 Il fut le nom vainqueur que la foudre proclame ; 6+6 a
Et les drapeaux au vent, les tambours, les canons, 6+6 b
Les batailles nouant leurs orageux chaînons, 6+6 b
Les plaines par la mort des villes élargies, 6+6 a
Le réseau flamboyant des vastes stratégies, 6+6 a
815 Turenne, Luxembourg, Schomberg, Lorge, Brissac, 6+6 b
Et Namur massacrée et Courtray mise à sac, 6+6 b
L’incendie à Bruxelle et le pillage à Furnes, 6+6 a
Les fleuves rougissant de sang leurs sombres urnes, 6+6 a
Gand, Maëstricht, Besançon, Heidelberg, Montmédy, 6+6 b
820 La boucherie au nord, la tuerie au midi, 6+6 b
L’Europe ravagée, écrasée, étouffée, 6+6 a
Lui firent dans son Louvre un colossal trophée 6+6 a
De ruine, de nuit, de cendre et de tombeaux. 6+6 b
Mais c’est peu, les cités ainsi que des flambeaux 6+6 b
825 Brûlant et répandant leur lueur sur la terre ; 6+6 a
C’est peu l’éclat guerrier, la gloire militaire, 6+6 a
Cette goutte de sang qui s’élargit toujours ; 6+6 b
C’est peu le choc des camps, l’écroulement des tours ; 6+6 b
La guerre, cheval fauve, au-dessus des frontières, 6+6 a
830 Jetant aux fronts des rois ses ruades altières, 6+6 a
C’est peu ; c’est peu l’épique et vaste assassinat 6+6 b
De l’Artois, de la Flandre et du Palatinat ; 6+6 b
Remplacer les moissons par des flots de fumées, 6+6 a
Coucher sur les sillons des cadavres d’armées, 6+6 a
835 Briser les escadrons contre les escadrons, 6+6 b
Ce n’est rien ; ce n’est rien la clameur des clairons, 6+6 b
L’obus crevant les murs, les places bombardées, 6+6 a
Gengiskhan et Timour passés de cent coudées ; 6+6 a
Il fit plus, il se fit le grand bourreau de Dieu ; 6+6 b
840 Pieux, il ramena, par le fer et le feu, 6+6 b
Son peuple à la candeur de la foi catholique, 6+6 a
Et Rome admire encor, dans sa joie angélique, 6+6 a
Ce qu’il a fait blanchir, en ces temps immortels, 6+6 b
D’âmes, de cœurs, d’esprits, au pied des vrais autels, 6+6 b
845 Et de crânes au pied de la potence horrible. 6+6 a
Oh ! Comme l’évangile extermine la bible ! 6+6 a
Comme c’est beau, le roi plein d’un Dieu furieux ! 6+6 b
Splendides flamboiements du saint glaive des cieux ! 6+6 b
De quoi les rois chrétiens ne sont-ils pas capables 6+6 a
850 Lorsqu’il faut venger Dieu de ces maudits, coupables 6+6 a
Du crime de vouloir prier à leur façon ! 6+6 b
Ô spectacle admirable ! Exil, bagne, prison, 6+6 b
Des pasteurs, des docteurs, des hommes consulaires 6+6 a
Courbés sous le bâton dans le banc des galères, 6+6 a
855 Cinq cent mille bannis, cent mille massacrés, 6+6 b
Dix mille brûlés vifs, rompus vifs, torturés, 6+6 b
Patients en chemise au seuil des basiliques, 6+6 a
Tourbillon des bûchers sur les places publiques, 6+6 a
Âcre fumée ayant des râles dans ses plis, 6+6 b
860 Surprises, guets-apens, gens tués dans leurs lits, 6+6 b
Juges fatals passant ainsi que des tonnerres, 6+6 a
Pinces tordant des seins de femme, octogénaires 6+6 a
Dont la barre de fer fait crier les vieux os, 6+6 b
Tous les dogues du meurtre ouvrant leurs noirs naseaux, 6+6 b
865 Rivières rejetant les noyés sur leurs plages, 6+6 a
Cavalerie affreuse écrasant les villages, 6+6 a
Feu, ravage, viol, le carnage, le sang, 6+6 b
La fange, et Bossuet, sinistre, applaudissant ! 6+6 b
Ô roi pieux béni de l’église qu’il sauve ! 6+6 a
870 Tout un peuple traqué comme une bête fauve ! 6+6 a
Oui, ce fut comme un vol de sanglants éperviers ; 6+6 b
Montrevel sur Tournon, Lamoignon sur Viviers ; 6+6 b
Oui, ce fut monstrueux, oui, ce fut lamentable ; 6+6 a
On tuait dans la rue, on tuait dans l’étable ; 6+6 a
875 On jetait dans le puits l’enfant criant Jésus, 6+6 b
La mère, et l’on mettait une pierre dessus ; 6+6 b
On sabrait du pasteur la vieille tête chauve ; 6+6 a
Les crosses des mousquets écrasaient dans l’alcôve 6+6 a
La nourrice au berceau, l’aïeule à son rouet ; 6+6 b
880 Siècle affreux ! Les dragons chassaient à coups de fouet 6+6 b
Devant eux des troupeaux de femmes toutes nues ; 6+6 a
La débauche inventait des rages inconnues ; 6+6 a
L’orgie imaginait des supplices ; le vin 6+6 b
Inspirait Sabaoth dans son courroux divin ; 6+6 b
885 Cent monstres bondissaient de contrée en contrée ; 6+6 a
La cartouche éclatait dans la vierge éventrée ; 6+6 a
L’orthodoxie était comme un tigre qui rit, 6+6 b
Tartuffe encourageait de Sade au nom du Christ ! 6+6 b
Fanatisme hideux, implacables doctrines, 6+6 a
890 Faisant de tout un peuple un monceau de ruines, 6+6 a
Affreux, le sabre aux dents, le crucifix au poing ! 6+6 b
Tu ne crois pas en Dieu, Louvois ! Tu n’y crois point, 6+6 b
Letellier ! Ah ! Vieillards, mères, enfants, victimes ! 6+6 a
Ce sont les ennemis de Dieu qui font ces crimes ; 6+6 a
895 Le servir de la sorte, avec du sang aux mains, 6+6 b
C’est vouloir l’étouffer dans le cœur des humains ; 6+6 b
Ces religions-là, ce sont les pelletées 6+6 a
De terre que sur Dieu jettent les noirs athées ! 6+6 a
Et c’est pourquoi ce roi rayonne ; il est flagrant 6+6 b
900 Que l’autre étant le juste, il faut qu’il soit le grand. 6+6 b
Ô grandeur, de charnier et de meurtre mêlée, 6+6 a
Qui de têtes de mort apparaît étoilée ! 6+6 a
Lion superbe ayant le chat pour compagnon ! 6+6 b
Conquérant coudoyé par les supplices ! Nom 6+6 b
905 Où la veuve Scarron jette son ombre vile ! 6+6 a
Sceptre qui s’est laissé manier par Bâville ! 6+6 a
Glaive altier dont la fouine a léché le fourreau ! 6+6 b
Lauriers où sont marqués les dix doigts du bourreau ! 6+6 b
Roi qui tresse la claie et comble la voirie ! 6+6 a
910 Ô couronne des lys qui, la nuit, se marie 6+6 a
Au bonnet de béguine où l’église souda 6+6 b
La calotte de fer du vieux Torquemada ! 6+6 b
Ô peuple que son roi broie et détruit ! Désastre 6+6 a
D’un monde sur qui tombe et s’écrase son astre ! 6+6 a
915 Tout le soir de ce règne appartient aux hiboux ; 6+6 b
Dans ce noir crépuscule ils sortent de leurs trous ; 6+6 b
Les billots, les poteaux mêlent leurs vagues formes, 6+6 a
Et l’on voit se dresser, monstrueuses, énormes, 6+6 a
Une roue au couchant, une roue au levant, 6+6 b
920 Où pendent, disloqués, dans les souffles du vent, 6+6 b
Deux cadavres, sur qui tout le genre humain prie, 6+6 a
L’un est la conscience et l’autre est la patrie. 6+6 a
Ô grand Louis, héros, vainqueur, sacré, flatté, 6+6 b
Adoré, l’avenir, qui dit la vérité 6+6 b
925 Plus haut que les Fléchiers et que les Bourdaloues, 6+6 a
T’offre un char triomphal, mais avec ces deux roues. ― 6+6 a
Il se fit un silence, et le masque un moment 6+6 b
Se tut, puis se remit à rire affreusement. 6+6 b
— Allez ! Le fleuve gronde et le vent se courrouce. 6+6 a
930 Allez ! Allez, les rois ! Où vont-ils ? Qui les pousse, 6+6 a
N’ayant plus d’intérêt dans ce monde vivant ? 6+6 b
Et qu’est-ce donc qu’ils ont à marcher en avant ? 6+6 b
Allez ! Allez ! Où donc les mènes-tu, nuit blême ? 6+6 a
Nuit ! Ces trois rois en vont chercher un quatrième. 6+6 a
935 Ce quatrième-là, comment le raconter ? 6+6 b
Venu pour tout corrompre et pour tout éhonter, 6+6 b
Il ne fut pas le roi du sang, mais de l’écume. 6+6 a
L’autre était le soleil, il vint, et fut la brume ; 6+6 a
Il fut l’impur miasme, il fut l’extinction 6+6 b
940 De la dernière haleine et du dernier rayon ; 6+6 b
Il répandit sur l’âme humaine exténuée 6+6 a
Tout ce que le bourbier peut jeter de nuée. 6+6 a
Il s’appela Rosbach, il s’appela Terray ; 6+6 b
Adieu le pur, le grand, le saint, le beau, le vrai ! 6+6 b
945 Corruption, débauche, impudeur, arbitraire, 6+6 a
Un sinistre appétit de faire le contraire 6+6 a
De ce que veut l’honneur, un satyre à l’affût, 6+6 b
Boue et néant, voilà ce que cet homme fut. 6+6 b
D’autres rois ont été flairés par les orfraies ; 6+6 a
950 Ils ont été les pleurs, les tortures, les plaies, 6+6 a
Les terreurs, les fléaux ; celui-ci fut l’affront, 6+6 b
On vit sous lui le front de la France, ce front 6+6 b
Où la lueur de Dieu s’épanouit et monte, 6+6 a
Apprendre la courbure horrible de la honte ; 6+6 a
955 Ô deuil ! Le drapeau franc et la peur mariés, 6+6 b
Deux vils sauve-qui-peut en même temps criés 6+6 b
Ici par la faillite, et là, par la déroute ; 6+6 a
La vieille honnêteté publique croulant toute ; 6+6 a
L’honneur mort ; dans un siècle un seul jour : Fontenoy ; 6+6 b
960 Ce règne est une cave, et sous ce lâche roi 6+6 b
Tout s’éclipse, grandeur, victoire, exploits célèbres ; 6+6 a
Et, de mille fils noirs traversant les ténèbres, 6+6 a
Tout au fond, arrêtant dans leur vol vers l’azur 6+6 b
La grâce, la beauté, la jeunesse au front pur, 6+6 b
965 Son lit sombre rayonne en toile d’araignée. 6+6 a
Et cependant la terre est d’aurore baignée, 6+6 a
Un jour se lève, on sent un souffle frissonner ; 6+6 b
La France est une forge où l’on entend sonner 6+6 b
Le marteau du progrès et l’enclume du monde ; 6+6 a
970 Tout monte à l’idéal, lui, plonge dans l’immonde ; 6+6 a
La France marche au jour, lui dans l’ombre s’enfuit ; 6+6 b
Auprès de la lumière il élève la nuit ; 6+6 b
En regard de Paris, ce roi bâtit Sodome. 6+6 a
Or on allait cherchant un surnom à cet homme. 6+6 a
975 Voyez : instincts rampants, amours empoisonneurs, 6+6 b
Toutes les lâchetés et tous les déshonneurs, 6+6 b
Ignorance du bien et du mal, turpitude, 6+6 a
Bon visage aux méchants, orgie, ingratitude, 6+6 a
Soupir de délivrance à la mort de son fils ; 6+6 b
980 Organisant la faim, faisant d’affreux profits 6+6 b
Sur les peuples hagards que la misère mine, 6+6 a
S’engraissant de leur diète et mangeant leur famine, 6+6 a
Roi vampire ; riant des sanglots, sourd aux cris ; 6+6 b
Rampant, faisant régner l’Angleterre à Paris ; 6+6 b
985 Laissant rouer Calas, laissant brûler Labarre ; 6+6 a
Dur par indifférence et mollesse, barbare 6+6 a
Pour ne pas se donner la peine d’être bon ; 6+6 b
Fumier fleurdelysé, Vitellius Bourbon ; 6+6 b
Ayant sous ses plaisirs des prisons sépulcrales, 6+6 a
990 Des pleurs dans la Bastille exécrée, et des râles 6+6 a
Dans les cages de fer du vieux mont Saint-Michel ; 6+6 b
Petit-fils de cent rois, mais pas le plus cruel, 6+6 b
Pas le plus oppresseur du peuple et de l’empire, 6+6 a
Pas le plus furieux ni le plus fou ; ― Le pire ; 6+6 a
995 Le plus vil ; exilant quiconque ose penser ; 6+6 b
Débile, et par accès tâchant de redresser 6+6 b
Quelque horrible pilier de l’antique édifice ; 6+6 a
Au fond du parc-aux-cerfs rêvant le saint-office ; 6+6 a
Ayant le mal pour but, la fange pour chemin ; 6+6 b
1000 Ténébreux, soupçonné de bains de sang humain ; 6+6 b
Foulant aux pieds le droit et la vertu, chimères ; 6+6 a
Infâme ; soulevant des émeutes de mères ; 6+6 a
Froid regard, pied sali, front hautain, cœur fermé ; 6+6 b
Comment nommer ce roi, sinon le Bien-Aimé ? 6+6 b
1005 On le méprise tant, ce malheureux, qu’on pleure. 6+6 a
Monstre ! Il suffit qu’un fou d’une épingle l’effleure 6+6 a
Pour que ce Prusias devienne un Busiris, 6+6 b
Pour qu’on voie, au milieu de l’horreur et des cris, 6+6 b
Cent tourments, plus d’enfer que n’en a rêvé Dante, 6+6 a
1010 Le feu, l’arrachement des membres, l’huile ardente, 6+6 a
Le plomb fondu qui fait d’un coupable un martyr, 6+6 b
Toute une éruption de supplices sortir 6+6 b
De son égratignure élargie en cratère. 6+6 a
Ô misérable ! Il est le dégoût de la terre ; 6+6 a
1015 Il est l’éclat de rire insolent de vingt rois ; 6+6 b
Et l’histoire lui tend l’opprobre et lui dit : bois ! 6+6 b
Est-ce donc une loi, nuit, cieux incorruptibles, 6+6 a
Dieu bon, que les abjects succèdent aux terribles, 6+6 a
Qu’on n’échappe au torrent que pour choir au ruisseau, 6+6 b
1020 Et que le sanglier soit suivi du pourceau ! 6+6 b
La mort enfin souffla sur cette tête infâme ; 6+6 a
Il rendit à la nuit ce qu’on nommait son âme ; 6+6 a
Et comme on le portait, au glas sourd des beffrois, 6+6 b
À Saint-Denis où dort le noir monceau des rois, 6+6 b
1025 Le lâche près du fort, l’impur près du féroce, 6+6 a
On vit, tandis qu’autour du funèbre carrosse 6+6 a
Les prêtres répandaient leur encens, vain brouillard, 6+6 b
Ruisseler de dessous le royal corbillard 6+6 b
On ne sait quelle pluie éclaboussant la roue 6+6 a
1030 Qui suintait du char sombre et qui tachait la boue ; 6+6 a
C’était ce roi, ce maître et cet homme d’orgueil 6+6 b
Qui tombait goutte à goutte à travers son cercueil. 6+6 b
Despotes, vous vivez, vous dévorez le monde, 6+6 a
Vous avez Pompadour, Diane ou Rosemonde, 6+6 a
1035 Vous riez, vous régnez ; les fronts se courbent tous ; 6+6 b
La honte des pays frémit derrière vous ; 6+6 b
Vous faites une tache immonde sur l’histoire ; 6+6 a
Vous mourez : ô la chère et l’illustre mémoire ! 6+6 a
Et l’oraison funèbre appelée au palais, 6+6 b
1040 Pleurante, met sa mitre et ses bas violets, 6+6 b
Et, vous mêlant à Dieu, célèbre vos obsèques, 6+6 a
Vos gloires ne font pas reculer les évêques, 6+6 a
Mais vos cadavres font reculer l’embaumeur. ― 6+6 b
Les masques bruissaient comme une onde en rumeur ; 6+6 b
1045 On eût cru, dans un fond insondable et sublime, 6+6 a
Entendre chuchoter les vagues d’un abîme ; 6+6 a
Et l’un d’eux qui suivait les rois d’un œil ardent 6+6 b
S’écria :
― Nord et sud ! Orient ! Occident ! 6+6 b
Où le soleil se lève, où le soleil se couche, 6+6 a
1050 Partout ! Ils sont partout !… Oh ! Le grand vent farouche, 6+6 a
Le vent d’en haut, quand donc se déchaînera-t-il ? 6+6 b
Le vent de deuil, le vent d’horreur, le vent d’exil 6+6 b
Qui roulera les rois dans ses larges bouffées, 6+6 a
Fera rugir d’effroi le lion des trophées, 6+6 a
1055 Trembler le piédestal sous son orageux flot, 6+6 b
Et prendre à la statue équestre le galop ? 6+6 b
Ô colosses de bronze et de pierre, monarques 6+6 a
Dont le globe meurtri porte partout les marques, 6+6 a
Tyrans, soyez maudits ! Puisse, à travers les cieux, 6+6 b
1060 La nuit vous emporter d’un souffle furieux, 6+6 b
Et, le fouet de l’éclair aux mains, pâle et vivante, 6+6 a
Vous poursuivre, mêlant dans l’immense épouvante 6+6 a
Et le cheval de marbre et le cheval d’airain, 6+6 b
Et, rois ! Faire à jamais, dans la terreur sans frein, 6+6 b
1065 Au fond du gouffre, plein d’éternelles huées, 6+6 a
Sous votre fuite sombre écrouler les nuées ! ― 6+6 a
Et ce masque pleurait et jetait des cris sourds. 6+6 b
Derrière les trois rois qui s’avançaient toujours, 6+6 b
Implacable, il semblait la pâle conscience. 6+6 a
1070 Le rieur effrayant lui cria : Patience ! 6+6 a
Et les trois rois marchaient sur le quai ténébreux, 6+6 b
Sans entendre ces cris de l’ombre derrière eux. 6+6 b
III
L'arrivée
Oh ! Les mornes chevaux, comme ils allaient, farouches ! 6+6 a
Nul souffle ne sortait de leurs fatales bouches, 6+6 a
1075 Nul regard n’étoilait la noirceur de leurs yeux. 6+6 b
À mesure que, froids, sourds et silencieux, 6+6 b
Ils entraient plus avant dans la grande nuit triste, 6+6 a
L’infini, qui, muet, aux prodiges assiste, 6+6 a
Épaississait la brume au fond de l’horizon ; 6+6 b
1080 Et les arbres, troublés d’un sépulcral frisson, 6+6 b
Tordaient leurs bras souffrants et leurs branches meurtries, 6+6 a
Tandis que cheminaient le long des tuileries, 6+6 a
Toujours du même pas vertigineux et lent, 6+6 b
Les deux cavaliers noirs et le cavalier blanc. 6+6 b
1085 Devant eux, comme un cap où les flots se déchirent, 6+6 a
L’angle de la terrasse apparut ; ils franchirent 6+6 a
Ce pas sombre, et le bruit cessa sur les pavés, 6+6 b
Et l’ombre fit silence ; ils étaient arrivés. 6+6 b
L’eau du fleuve fuyait, d’obscurité couverte. 6+6 a
1090 Ô terreur ! Au milieu de la place déserte, 6+6 a
Au lieu de la statue, au point même où leurs yeux 6+6 b
Cherchaient le Bien-Aimé triomphal et joyeux, 6+6 b
Apparaissaient, hideux et debout dans le vide, 6+6 a
Deux poteaux noirs portant un triangle livide ; 6+6 a
1095 Le triangle pendait, nu, dans la profondeur ; 6+6 b
Plus bas on distinguait une vague rondeur, 6+6 b
Espèce de lucarne ouverte sur de l’ombre ; 6+6 a
Deux nuages traçaient au fond des cieux ce nombre : 6+6 a
— Quatrevingt-treize-chiffre on ne sait d’où venu. 6+6 b
1100 C’était on ne sait quel échafaud inconnu. 6+6 b
Lugubre, il se dressait ; derrière sa charpente 6+6 a
De quelque étrange abîme on devinait la pente ; 6+6 a
Les arbres regardaient l’horrible vision ; 6+6 b
L’ouragan retenait sa respiration 6+6 b
1105 Devant la silhouette informe et ténébreuse ; 6+6 a
Et tout semblait hagard ; tant la machine affreuse, 6+6 a
Rouge comme un carnage et noire comme un deuil, 6+6 b
Debout entre l’énigme et l’homme, sur un seuil 6+6 b
Qui peut-être est le ciel, peut-être la géhenne, 6+6 a
1110 Contenait de néant, d’épouvante et de haine ! 6+6 a
Sous le blême triangle une échelle tremblait. 6+6 b
L’échafaud, immobile et monstrueux, semblait 6+6 b
Communiquer avec la tombe universelle. 6+6 a
Une pourpre, semblable à celle qui ruisselle 6+6 a
1115 Et qui fume le long du mur des abattoirs, 6+6 b
Filtrait de telle sorte entre les pavés noirs 6+6 b
Qu’elle écrivait ce mot mystérieux : Justice. 6+6 a
On devinait que l’âpre et farouche bâtisse, 6+6 a
Calme, définitive, inexprimable à voir, 6+6 b
1120 Avait été construite avec du désespoir, 6+6 b
Et sortait des douleurs, des pleurs et des décombres ; 6+6 a
Et que les deux poteaux, dans les carrefours sombres 6+6 a
Où l’homme marche triste, aveuglément conduit, 6+6 b
Avaient jadis marqué les routes de la nuit ; 6+6 b
1125 On pouvait, dans la brume où l’infini commence, 6+6 a
Lire sur l’un : Pouvoir, et sur l’autre : Démence ; 6+6 a
Le cercle, qui s’ouvrait sous le lourd coutelas, 6+6 b
Rappelait le carcan et le couronne, hélas ! 6+6 b
On sentait, à travers la vague horreur des rêves, 6+6 a
1130 Que ce triangle était forgé de tous les glaives, 6+6 a
Du fer d’Achab ainsi que du fer d’Attila ; 6+6 b
Toute l’immensité de la mort était là, 6+6 b
Montant dans la nuée et jusqu’aux cieux terribles. 6+6 a
À peine palpitaient les choses invisibles ; 6+6 a
1135 Pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Parfois, 6+6 b
Et ceci redoublait la terreur des trois rois, 6+6 b
Entre les deux sanglants et tragiques pilastres, 6+6 a
La brume s’écartait et l’on voyait les astres. 6+6 a
Car, ô nuit ! On sentait que Dieu, le grand voilé, 6+6 b
1140 À cette chose étrange et triste était mêlé ; 6+6 b
L’éternité pesait dans ce lieu tout entière ; 6+6 a
Cette place fatale en semblait la frontière. 6+6 a
Les rois lisaient le mot écrit sur le pavé. 6+6 b
L’œil qui dans ce moment suprême eût observé 6+6 b
1145 Ces figures, de glace et de calme vêtues, 6+6 a
Eût vu distinctement pâlir les trois statues. 6+6 a
Ils se taisaient ; et tout se taisait autour d’eux ; 6+6 b
Si la mort eût tourné son sablier hideux, 6+6 b
On en eût entendu glisser le grain de sable. 6+6 a
1150 Une tête passa dans l’ombre formidable. 6+6 a
Cette tête était blême ; il en tombait du sang. 6+6 b
Et les trois cavaliers frémirent ; et, froissant 6+6 b
Vaguement le pommeau de sa lugubre épée, 6+6 a
L’aïeul de bronze dit à la tête coupée 6+6 a
1155 (Dialogue funèbre et du gouffre écouté) : 6+6 b
— Oh ! L’expiation, dans ce lieu redouté, 6+6 b
Règne sans doute avec quelque ange pour ministre ? 6+6 a
Quel est ton crime ? Ô toi qui vas, tête sinistre, 6+6 a
Plus pâle que le Christ sur son noir crucifix ? 6+6 b
1160 — Je suis le petit-fils de votre petit-fils. 6+6 b
— Et d’où viens-tu ?
― Du trône. Ô rois, l’ombre est terrible ! 6+6 a
— Spectre, quelle est là-bas cette machine horrible ? 6+6 a
— C’est la fin, dit la tête au regard sombre et doux. 6+6 b
— Et qui donc l’a construite ?
― Ô mes pères, c’est vous. 6+6 b
1165 Soit. Mais quoi que ce soit qui ressemble à la haine 6+6 a
N’est pas le dénouement, et l’aurore est certaine ; 6+6 a
C’est au bonheur que doit, quoi qu’on fasse, aboutir 6+6 b
L’effort humain, ce sombre et souriant martyr ; 6+6 b
La vie aux yeux sereins sort toujours de la tombe ; 6+6 a
1170 Tout déluge a pour fin le vol d’une colombe ; 6+6 a
Jamais l’espoir sacré n’a dit : je me trompais. 6+6 b
Oh ! Ne vous lassez point, penseurs ; versez la paix, 6+6 b
Versez la foi, versez l’idée et la prière, 6+6 a
Et sur ces flots de nuit des torrents de lumière ! 6+6 a
1175 Gloire à Dieu ! Nul progrès ne se fait à demi. 6+6 b
Le malheur du méchant, le deuil de l’ennemi, 6+6 b
Non, ce n’est pas le but, sous ce ciel qui déborde 6+6 a
De bonté, de pardon, d’extase et de concorde. 6+6 a
Vivants, toutes les fois que ce globe de fer 6+6 b
1180 Ébauche un peu d’éden, ruine un peu d’enfer, 6+6 b
Et qu’un écueil s’écroule, et qu’un phare flamboie, 6+6 a
Et que les nations font des pas vers la joie 6+6 a
En luttant, en cherchant, en priant, en aimant, 6+6 b
Le ciel rayonne et semble un grand consentement. 6+6 b
1185 Les mains se chercheront de loin ; tous les contraires, 6+6 a
Désarmés, attendris, calmés, deviendront frères ; 6+6 a
Nous verrons se confondre en douces unions 6+6 b
Ce que nous acceptons et ce que nous nions ; 6+6 b
Les parfums sortiront à travers les écorces ; 6+6 a
1190 L’idée éclairera l’aveuglement des forces ; 6+6 a
L’antique antagonisme entre l’âme et le corps 6+6 b
Sera comme une lyre aux célestes accords ; 6+6 b
Le souffle baisera l’argile, et la matière 6+6 a
Plongera dans l’esprit sa farouche frontière ; 6+6 a
1195 La charrue aidera l’hymne, et les travailleurs 6+6 b
Auront aux mains la gerbe et sur le front des fleurs ; 6+6 b
Car pour le verbe saint nulle voix n’est muette ! 6+6 a
La pioche du mineur, la strophe du poète, 6+6 a
Creusent la même énigme et cherchent le même or. 6+6 b
1200 Qu’importent les chemins où l’homme marche encor 6+6 b
Tantôt mouillé de pluie et tantôt blanc de poudre ! 6+6 a
C’est en fraternité que tout doit se dissoudre ; 6+6 a
Et Dieu fera servir le calcul, la raison, 6+6 b
L’étude et la science, à cette guérison. 6+6 b
1205 Peuples, Demain n’est pas un monstre qui nous guette ; 6+6 a
Ni la flèche qu’Hier en s’enfuyant nous jette. 6+6 a
Ô peuples ! L’avenir est déjà parmi nous. 6+6 b
Il veut le droit de tous comme le pain pour tous ; 6+6 b
Calme, invincible, au champ de bataille suprême, 6+6 a
1210 Il lutte ; à voir comment il frappe, on sent qu’il aime ; 6+6 a
Regardez-le passer, ce grand soldat masqué ! 6+6 b
Il se dévoilera, peuples, au jour marqué ; 6+6 b
En attendant il fait son œuvre ; la pensée 6+6 a
Sort, lumière, à travers sa visière baissée ; 6+6 a
1215 Il lutte pour la femme, il lutte pour l’enfant, 6+6 b
Pour le peuple qu’il sert, pour l’âme qu’il défend, 6+6 b
Pour l’idéal splendide et libre ; et la mêlée, 6+6 a
Sombre, de ses deux yeux de flamme est étoilée. 6+6 a
Son bouclier, où luit ce grand mot : Essayons ! 6+6 b
1220 Est fait d’une poignée énorme de rayons. 6+6 b
Il ébauche l’Europe, il achève la France ; 6+6 a
Il chasse devant lui, terrible, l’ignorance, 6+6 a
Les superstitions où les cœurs sont plongés, 6+6 b
Et tout le tourbillon des pâles préjugés. 6+6 b
1225 Oh ! Ne le craignez pas, peuples ! Son nom immense, 6+6 a
C’est aujourd’hui Combat et c’est demain clémence. 6+6 a
À qui te cherche, ô Vrai, jamais tu n’échappas. 6+6 b
Une étape après l’autre. Après un pas, un pas. 6+6 b
Dans sa course qui met en feu son auréole, 6+6 a
1230 Le Progrès n’a pas peur d’entrer, lui qui s’envole, 6+6 a
Chez ce monstre divin, la Révolution. 6+6 b
Il lui prend un éclair et lui donne un rayon ; 6+6 b
Car il le peut, ses yeux étant faits de lumière ; 6+6 a
Puis il sort de la haute et grondante tanière ; 6+6 a
1235 Et son attention est toute désormais 6+6 b
Sur ce grand but, plus pur que les plus blancs sommets, 6+6 b
Plus lointain que la nue à l’horizon perdue : 6+6 a
La Paix, clarté visible à travers l’étendue, 6+6 a
L’Harmonie, attirant vers elle l’élément, 6+6 b
1240 L’Amour, prodigieux et chaud rayonnement. 6+6 b
L’aigle de la montagne est rentré dans son aire ; 6+6 a
Il a fait en passant sa visite au tonnerre ; 6+6 a
Maintenant, l’œil fixé sur l’abîme vermeil, 6+6 b
Calme, il rêve au moyen d’atteindre le soleil. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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