Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_23/HUG1081
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
IV
LE LIVRE ÉPIQUE
— LA RÉVOLUTION —
I
LES STATUES
Le cavalier de bronze | était debout dans l’ombre. 6+6 a
Autour de lui dormait | la ville aux toits sans nombre ; 6+6 a
Les hauts clochers semblaient, | sur les bruns horizons, 6+6 b
De grands pasteurs gardant | des troupeaux de maisons ; 6+6 b
5 Notre-Dame élevait | ses deux tours, dont chacune, 6+6 a
Lugubre, s’effrayait, | dans cette nuit sans lune, 6+6 a
D’entrevoir vaguement | sa gigantesque sœur ; 6+6 b
Le zénith se voilait | d’une telle épaisseur 6+6 b
Que les lueurs du gouffre | avaient disparu toutes ; 6+6 a
10 Râlant seul par moments | sous les nocturnes voûtes, 6+6 a
Le vent semblait donner | passage au désespoir ; 6+6 b
Les nuages étaient | les plis d’un rideau noir ; 6+6 b
On eût dit que le jour | ne devait plus renaître, 6+6 a
Ni le matin rouvrir | sa sereine fenêtre, 6+6 a
15 Et que, charbon terrible, | âtre à jamais détruit, 6+6 b
Dans cette immensité | sur laquelle la nuit, 6+6 b
Monstrueuse, s’était | pour toujours refermée, 6+6 a
Tout le soleil éteint | s’en allait en fumée, 6+6 a
Tant sur la terre morne | et dans le firmament 6+6 b
20 L’obscurité versait | d’évanouissement ! 6+6 b
Le ciel, pour on ne sait | quels spectateurs funèbres, 6+6 a
Ouvrait jusqu’au fond l’antre | immense des ténèbres. 6+6 a
Calme, l’épée au flanc, | et portant sur le dos 6+6 b
Le harnais des anciens | chevaliers féodaux, 6+6 b
25 Il était là debout | en habit de bataille. 6+6 a
Héros par le sourire | et géant par la taille, 6+6 a
Tenant la bride noire | en son noir gantelet, 6+6 b
Colosse et roi, tranquille, | immuable, il semblait 6+6 b
Pétrifier la nuit | par son éternel geste ; 6+6 a
30 Et, se confondant presque | avec l’ombre funeste, 6+6 a
Mêlait son airain sombre | à la noirceur des cieux. 6+6 b
La statue, au regard | fixe et mystérieux, 6+6 b
Vision du sommet | et spectre de la cime, 6+6 a
À l’immobilité | sinistre de l’abîme, 6+6 a
35 Car, étant du sépulcre, | elle est de l’infini. 6+6 b
Ce livide cheval | qui n’a jamais henni, 6+6 b
Ce guerrier qui, muet, | semble le personnage 6+6 a
Du suprême silence | et du grand témoignage, 6+6 a
Ce socle dominant | les hommes, élevant 6+6 b
40 Sa paix sombre parmi | leur orage vivant, 6+6 b
Et sortant de la tombe | avec un air de gloire, 6+6 a
Ce colosse qui prend | de force la mémoire, 6+6 a
Qui semble encor le roi, | le tyran, le bourreau, 6+6 b
Et qui ne pourrait pas | chasser un passereau, 6+6 b
45 Toute cette figure | est un monstre du rêve ; 6+6 a
Même quand le soleil | la précise et l’achève 6+6 a
Et vient la regarder | en face, même au jour, 6+6 b
Même quand les passants | fourmillent à l’entour, 6+6 b
D’une crainte secrète | elle reste vêtue, 6+6 a
50 Elle est funèbre encor ; | mais le soir, la statue, 6+6 a
Roi pensif, dur soldat | ou lugubre empereur, 6+6 b
Reprend toute sa nuit | et toute sa terreur. 6+6 b
Donc il apparaissait | dans l’ombre grandiose. 6+6 a
Tout ce que le néant | contient d’apothéose, 6+6 a
55 Tout ce qu’un front royal | peut garder de serein 6+6 b
Dans la captivité | tragique de l’airain, 6+6 b
L’horreur du monument, | tout ce qu’une prunelle 6+6 a
Peut conserver d’éclair | quand elle est éternelle, 6+6 a
Toute la vie étrange | et pâle de la mort, 6+6 b
60 Ce qui reste au héros | jadis illustre et fort 6+6 b
Quand le trépas l’étreint | de ses deux ailes noires, 6+6 a
Tout l’effort qu’au tombeau | le gagneur de victoires 6+6 a
En cessant d’être roi | fait pour devenir Dieu, 6+6 b
Et la grandeur de l’heure | et la grandeur du lieu, 6+6 b
65 S’ajoutaient au colosse | et de son attitude 6+6 a
Augmentaient la suprême | et grave solitude ; 6+6 a
Et la Seine fuyait | avec un triste bruit 6+6 b
Sous ce grand chevalier | du gouffre et de la nuit. 6+6 b
Le vent jetait son cri, | l’eau jetait son écume ; 6+6 a
70 Et les arches du pont, | s’enfonçant dans la brume 6+6 a
Avec un vague aspect | de spectre et de chaos, 6+6 b
S’ouvraient sous la statue | auguste, et sur les flots 6+6 b
Du fleuve humilié | qui pleure et qui querelle, 6+6 a
Porches d’ombre pour eux, | arcs triomphaux pour elle. 6+6 a
75 Soudain, dans ce silence, | et sans qu’on pût savoir 6+6 b
Qui parlait dans ce calme | impénétrable et noir 6+6 b
Où la profondeur sourde | et terrible sommeille, 6+6 a
Au-dessus du colosse | immobile, à l’oreille 6+6 a
De la statue ouvrant | ses yeux fixes devant 6+6 b
80 L’espace sépulcral | plein de nuit et de vent, 6+6 b
Une voix, qui passa | comme un souffle de glace, 6+6 a
Dit : ― Va voir si ton fils | est toujours à sa place. 6+6 a
Si quelqu’un à cette heure | eût rôdé là, marchant 6+6 b
Sur le quai solitaire | ou près du bord penchant, 6+6 b
85 Aux clartés du falot | qui vacille et qui fume, 6+6 a
Cet être eût entendu | tout à coup, dans la brume 6+6 a
Qui, l’hiver, fait Paris | plus noir qu’une forêt, 6+6 b
Un bruit rauque pareil | au bruit qui sortirait 6+6 b
De quelque panoplie | énorme des ténèbres ; 6+6 a
90 Il eût senti l’horreur | frémir dans ses vertèbres, 6+6 a
Et sa langue à la nuit | bégayer des aveux, 6+6 b
(Qui n’a pas son remords | secret ?) et ses cheveux 6+6 b
Se dresser, et ses dents | se heurter dans sa bouche ; 6+6 a
Car sur le piédestal | où, dans le vent farouche, 6+6 a
95 Les nuages semblaient | d’en haut la saluer, 6+6 b
La statue, ô terreur ! | Venait de remuer. 6+6 b
Rien, pas même l’airain, | pour jamais ne s’arrête. 6+6 a
Le roi tourna la bride | et le cheval la tête. 6+6 a
Le terre-plein frémit ; | de longs mouvements sourds 6+6 b
100 Ébranlèrent les toits, | les églises, les tours, 6+6 b
Et les portails sacrés | que les siècles vénèrent. 6+6 a
Les muscles monstrueux | du bronze frissonnèrent, 6+6 a
La croupe tressaillit, | le pied toujours levé 6+6 b
Qui laisse l’herbe croître | aux fentes du pavé 6+6 b
105 S’abaissa, l’autre pied | scellé dans l’architrave 6+6 a
Se leva ; le colosse | inclina son front grave, 6+6 a
Le destrier, ployant | ses jarrets de métal, 6+6 b
Horrible, s’approcha | du bord du piédestal, 6+6 b
— Visions où jamais | un œil humain ne plonge ! ― 6+6 a
110 Et, comme par la rampe | invisible d’un songe, 6+6 a
La statue à pas lents | du socle descendit. 6+6 b
Alors l’âpre ruelle | au nom fauve et maudit, 6+6 b
L’échoppe, la maison, | l’hôtel, le bouge obscène, 6+6 a
Les mille toits mirant | leurs angles dans la Seine, 6+6 a
115 Les obscurs carrefours | où, le jour, en tous sens, 6+6 b
Court l’hésitation | confuse des passants, 6+6 b
Les enseignes pendant | aux crocs de fer des portes, 6+6 a
Les palais crénelés | comme des villes fortes, 6+6 a
Le chaland aux anneaux | des berges retenu, 6+6 b
120 S’étonnèrent devant | ce cimier inconnu 6+6 b
Dont aucun ouragan | n’eût remué la plume, 6+6 a
Entendirent le sol | tinter comme une enclume 6+6 a
Et, tandis qu’au fronton | des tours l’heure étouffait 6+6 b
Sa voix, n’osant sonner | au cadran stupéfait, 6+6 b
125 Virent, dans l’épaisseur | des ténèbres accrues, 6+6 a
Droit, paisible et glacé, | s’avancer dans les rues, 6+6 a
Accompagné d’un bruit | funèbre et souterrain, 6+6 b
L’homme de bronze assis | sur le cheval d’airain. 6+6 b
L’eau triste frissonnait | sous la rondeur de l’arche. 6+6 a
130 Horreur prodigieuse ! | Une statue en marche ! 6+6 a
La lourdeur de cette ombre | étonne le pavé. 6+6 b
Elle glisse, elle va, | morne, le front levé, 6+6 b
Avec une roideur | de cadavre, et sa forme 6+6 a
Inflexible résiste | au vent du gouffre énorme. 6+6 a
135 L’affreux ordre nocturne | en est bouleversé. 6+6 b
Après que cette chose | effroyable a passé, 6+6 b
Sous les plafonds glacés | où les cercueils séjournent, 6+6 a
Les squelettes hagards | dans leur lit se retournent 6+6 a
Et disent à la nuit | funeste qui ne sait 6+6 b
140 Que leur répondre : ô nuit, | qu’est-ce donc qui passait ? 6+6 b
Si l’œil pouvait plonger | dans ces hideux royaumes 6+6 a
Et percer le mystère, | on verrait les fantômes, 6+6 a
Frissonnants, éviter | le lugubre inconnu. 6+6 b
Larve dont le regard | sans pâlir soutenu 6+6 b
145 Fait toute la grandeur | de don Juan athée ! 6+6 a
Spectre où s’ébrécherait | l’épée épouvantée, 6+6 a
Et qu’en l’osant toucher | la main sentirait froid ! 6+6 b
Actions de la vie, | amours, justice, droit, 6+6 b
Crime, vengeance, orgueil, | qu’un simulacre traîne ! 6+6 a
150 Responsabilité | de la figure humaine 6+6 a
Prise par le granit | ou le bronze fatal ! 6+6 b
Oh ! Dans l’égarement | d’un orage mental, 6+6 b
Dans quelque âpre chaos | de villes abattues, 6+6 a
Qui donc a vu rôder | lentement des statues ? 6+6 a
155 Ces êtres inouïs, | impossibles, affreux, 6+6 b
Vont, ayant la stupeur | des ténèbres sur eux ; 6+6 b
Et l’alarme est dans l’ombre, | et le rêve lui-même, 6+6 a
Qui distingue à minuit | dans l’immensité blême 6+6 a
Tout un monde terrible | à travers l’œil fermé, 6+6 b
160 Le rêve, aux habitants | de l’ombre accoutumé, 6+6 b
S’épouvante de voir | cette lugubre espèce 6+6 a
De fantômes entrer | dans sa nuée épaisse, 6+6 a
Et frémit, car le pas | de ces noirs arrivants 6+6 b
N’est ni le pas des morts | ni le pas des vivants. 6+6 b
165 Quand l’homme s’avança, | les profondeurs s’émurent. 6+6 a
Et le dessous des ponts | où les courants murmurent, 6+6 a
Les cimetières noirs, | sentant venir un roi, 6+6 b
Les parvis dominés | d’un porche ou d’un beffroi 6+6 b
Où passaient autrefois | les carrosses des sacres, 6+6 a
170 Les charniers, les égouts | où le sang des massacres 6+6 a
S’extravase et croupit | et fait de tristes lacs, 6+6 b
Les bornes où, pensifs, | montent les Ravaillacs, 6+6 b
Les puits mystérieux | des vieilles tours muettes, 6+6 a
Les lourds carcans, pendus | au clou des oubliettes, 6+6 a
175 Les lointains ponts-levis | des forts et des fossés, 6+6 b
Les pavés où, l’hiver, | la pluie à flots pressés 6+6 b
S’abat, tombant du ciel | comme des trous d’un crible, 6+6 a
Se mirent à trembler | sous le marcheur terrible. 6+6 a
Et comme il est certain ― | l’œil du tombeau le voit ― 6+6 b
180 Que derrière tout roi | qui passe, quel qu’il soit, 6+6 b
Toute la royauté | se dresse, noir fantôme, 6+6 a
L’ancien Paris, vibrant | de la masure au dôme, 6+6 a
Dans son plus vil repli, | dans son plus dur pilier, 6+6 b
Fit un bruit sombre autour | du fatal cavalier. 6+6 b
185 C’était comme le cri | solennel et sauvage 6+6 a
De la vieille misère | et du vieil esclavage, 6+6 a
Comme le hurlement | de mille ans révoltés, 6+6 b
Comme la voix des temps | et des calamités ; 6+6 b
Tout le passé pleurait | dans cette clameur triste, 6+6 a
190 Tout, ce qui disparaît | comme ce qui subsiste ; 6+6 a
C’était le sang, la chair, | et le fer, et le feu, 6+6 b
Râlant à travers l’ombre | un grand appel à Dieu ; 6+6 b
C’était la tombe ouvrant | ses immenses entrailles. 6+6 a
Dans ce fauve murmure | éclataient les mitrailles, 6+6 a
195 Les meurtres, les splendeurs | du pouvoir triomphant ; 6+6 b
On y distinguait l’homme | et la vierge et l’enfant ; 6+6 b
Les balles des assauts | sifflaient aux meurtrières ; 6+6 a
Les femmes rugissaient | dans les salpêtrières ; 6+6 a
Les chambres de torture | attisaient leurs réchauds ; 6+6 b
200 On entendait gémir | les geôles, les cachots, 6+6 b
Et l’affreux Saint-Lazare, | et ce lugubre ancêtre 6+6 a
De tous les parias | du vieux monde, Bicêtre ; 6+6 a
Le désespoir passait | suivi de ses lépreux, 6+6 b
La mort de ses bourreaux, | le trône de ses preux ; 6+6 b
205 Les mères s’arrachaient | les cheveux à poignées ; 6+6 a
Les Te Deum chantaient | les batailles gagnées ; 6+6 a
Tout y retentissait, | les carrousels charmants, 6+6 b
Le quadruple galop | des écartèlements, 6+6 b
La hache, le billot, | le pal, le fouet, la chaîne, 6+6 a
210 Tout l’infâme appareil | de supplices que traîne 6+6 a
Cette vieille Thémis | humaine aux yeux bandés 6+6 b
Qui jadis prit Jésus, | joua sa robe aux dés, 6+6 b
Le fit crucifier | par le crime et le vice, 6+6 a
Et compte Dieu parmi | ses repris de justice ; 6+6 a
215 Tout s’y mêlait, les deuils, | les complots assassins, 6+6 b
L’arquebuse du roi | Charles neuf, les tocsins, 6+6 b
Les cloches que l’orfraie | effleure de son aile, 6+6 a
Les cris qu’étouffe l’eau | devant la tour de Nesle, 6+6 a
Marguerite vidant | son lit dans le tombeau, 6+6 b
220 Médicis, Brunehaut, | Frédégonde, Isabeau ; 6+6 b
Les piloris râlant | à côté des trophées. 6+6 a
Par moments, comme un vent | qui s’éteint par bouffées, 6+6 a
Ou comme un océan | apaisant ses reflux, 6+6 b
La rumeur se taisait, | et l’on n’entendait plus 6+6 b
225 Que le pas mesuré | du passant formidable. 6+6 a
L’horreur blême tombait | du ciel inabordable 6+6 a
Où les nuages noirs | se font et se défont ; 6+6 b
Des flots d’ombre roulaient | dans l’infini profond. 6+6 b
L’homme d’airain tourna | par la place Dauphine, 6+6 a
230 Puis il suivit la berge | étroite qui confine, 6+6 a
Au sud, au vieux logis | des chevaliers du guet, 6+6 b
Au nord, à la grand’chambre | à qui Nesmond léguait 6+6 b
Sa robe et son portrait | peint par le Primatice ; 6+6 a
Il côtoya les tours | du palais de Justice 6+6 a
235 D’où tombe sur le peuple | un aveugle anankè, 6+6 b
Passa le pont au Change, | et, côtoyant le quai, 6+6 b
Gagna l’hôtel de ville | et la place de Grève ; 6+6 a
Il traversa l’arcade | où maintenant s’élève 6+6 a
Tout un palais nouveau | dressant ses lourds chevets, 6+6 b
240 Laissa derrière lui | le portail Saint-Gervais, 6+6 b
Prit à gauche, et, perçant | un dédale de rues, 6+6 a
Cavernes du vieil âge | aujourd’hui disparues, 6+6 a
Où les maisons avaient | des faces de bandits, 6+6 b
Lent et grave, il entra, | par le porche où jadis 6+6 b
245 Une reine voilée | attendait Bassompierre, 6+6 a
Dans une grande place | aux arcades de pierre. 6+6 a
Au centre de la place, | un feuillage tremblant 6+6 b
Laissait à demi voir | un grand fantôme blanc ; 6+6 b
C’était un cavalier | de marbre.
Altier, austère, 6+6 a
250 Sur un socle, au milieu | d’un perron solitaire, 6+6 a
Couronné de lauriers | comme un César romain, 6+6 b
Il surgissait tranquille, | auguste, surhumain. 6+6 b
Au socle était sculptée | une main de justice. 6+6 a
Grave, le coude ouvert | et le poing sur la cuisse, 6+6 a
255 Il tenait à la main | un bâton d’empereur. 6+6 b
Les arbres s’effaraient | pleins d’une vague horreur, 6+6 b
Et leur cime semblait | d’un vent d’hiver battue. 6+6 a
La statue alla droit | dans l’ombre à la statue ; 6+6 a
Et celui qui marchait | regarda fixement 6+6 b
260 Celui qui songeait triste, | immobile et dormant, 6+6 b
À travers la noirceur | des sombres branches d’arbre. 6+6 a
L’homme de bronze alors | dit à l’homme de marbre : 6+6 a
— Viens donc voir si ton fils | est à sa place encor. 6+6 b
Comme un chasseur s’éveille | au son lointain du cor, 6+6 b
265 Louis treize sortit | de son éternel rêve ; 6+6 a
Et le blanc porte-sceptre | et le noir porte-glaive, 6+6 a
Le pâle roi César, | le fier roi chevalier, 6+6 b
Descendant du perron | le livide escalier, 6+6 b
Traversèrent la place | et passèrent la grille ; 6+6 a
270 Et, par-dessus les toits, | un spectre, la Bastille, 6+6 a
Les vit qui s’en allaient | vers le Paris vivant ; 6+6 b
Le cavalier d’airain, | calme, marchait devant, 6+6 b
Tenant son doigt levé | pour indiquer la route. 6+6 a
Ils ne passèrent point | sous l’arche de la voûte ; 6+6 a
275 Ils prirent par le Pas | de la Mule, et, suivant 6+6 b
Les boulevards qu’emplit, | le jour, un flot mouvant, 6+6 b
Montèrent vers la Ville | endormie à cette heure ; 6+6 a
Et les quatre lions | du Château-d’eau qui pleure, 6+6 a
Les toits des vieux faubourgs | aux innombrables nids, 6+6 b
280 La porte Saint-Martin, | la porte Saint-Denis, 6+6 b
Les Porcherons où vibre | encor le bruit des verres, 6+6 a
Tremblants, virent passer | ces deux profils sévères. 6+6 a
Ils marchaient sans parler, | sans dire : par ici. 6+6 b
Et les deux cavaliers | arrivèrent ainsi 6+6 b
285 Dans un des carrefours | immenses de la ville. 6+6 a
Au centre, se dressait | un autre homme immobile. 6+6 a
Cet homme n’était pas | un homme, mais un Dieu. 6+6 b
Son front, qui semblait fait | pour le ciel toujours bleu, 6+6 b
Se haussait arrogant, | comme indigné de l’ombre ; 6+6 a
290 On voyait sur sa tête | un vague soleil sombre ; 6+6 a
Il rayonnait, lugubre ; | il avait l’air fatal 6+6 b
Et superbe, que donne | aux morts le piédestal, 6+6 b
Et tout ce qu’un vainqueur | répand d’horreur sacrée 6+6 a
Quand le roi qui détruit | contient un Dieu qui crée. 6+6 a
295 C’était un roi de bronze | ainsi que le premier ; 6+6 b
Il n’avait ni brassards, | ni haubert, ni cimier, 6+6 b
Et, beau comme Apollon, | était nu comme Hercule ; 6+6 a
On voyait se courber, | noirs dans le crépuscule, 6+6 a
Quatre fleuves, l’Escaut, | l’Ister, le Doubs, le Rhin, 6+6 b
300 Sous les quatre sabots | de son cheval d’airain ; 6+6 b
Tranquille, il paraissait | écouter dans les brises 6+6 a
Des chocs de bataillons, | de cris de villes prises ; 6+6 a
Et sa crinière était | d’un lion ; et, sans voix, 6+6 b
Sans geste, il commandait ; | il semblait tendre aux rois 6+6 b
305 Sa fière épée, à Dieu, | dans l’azur solitaire, 6+6 a
Sa main, et son orteil | aux baisers de la terre. 6+6 a
Il semblait de lui-même | à jamais ébloui. 6+6 b
Et les deux cavaliers | marchèrent droit à lui. 6+6 b
Le vent mystérieux | suspendit son murmure ; 6+6 a
L’aveugle nuit tâcha | de voir.
310 L’homme à l’armure 6+6 a
Laissa derrière lui | son blême compagnon, 6+6 b
Et dit très haut :
― Louis, | quatorzième du nom, 6+6 b
Réveille-toi, Louis ! | Et viens avant l’aurore 6+6 a
Voir si ton petit-fils | est à sa place encore. ― 6+6 a
315 Le Dieu de bronze au front | vaguement étoilé 6+6 b
Ouvrit sa lèvre sombre | et dit : ― M’a-t-on parlé ? 6+6 b
Et son regard cherchant | à ses pieds, sembla naître. 6+6 a
— Oui. ― Qui donc ? ― Moi. ― Qu’es-tu ? | ― Ton père, dit l’ancêtre 6+6 a
— Quel est ce petit-fils | que ta voix m’a nommé ? 6+6 b
320 — Celui que tes sujets | appelaient Bien-Aimé. 6+6 b
— Où donc est-il, l’objet | de ces idolâtries ? 6+6 a
— Dans une grande place | au bout des Tuileries. 6+6 a
Viens.
Le noir demi-Dieu | salua les deux rois, 6+6 b
Puis descendit du socle | auguste, et tous les trois 6+6 b
325 Se mirent à marcher | dans la nuit côte à côte, 6+6 a
L’aïeul passant les fils | de sa tête plus haute. 6+6 a
Ils gagnèrent le quai, | laissèrent derrière eux 6+6 b
Le balcon où, rêvant | sur Paris malheureux, 6+6 b
La Saint-Barthélemy | s’accoude, noir fantôme, 6+6 a
330 Et passèrent devant | le palais du royaume, 6+6 a
Bloc difforme de murs | et de toits inégaux 6+6 b
Qui, comme les palais | de Thèbes et d’Argos, 6+6 b
À ses Agamemnons, | ses Laïus, ses Électres, 6+6 a
La Seine refléta, | sinistre, ces trois spectres, 6+6 a
335 Le roi soldat, le roi | césar et le roi dieu, 6+6 b
Reconnut Louis treize | et chercha Richelieu. 6+6 b
Le vieux Louvre entr’ouvrit | ses royales croisées. 6+6 a
Eux, muets, s’avançaient | vers les Champs-Élysées. 6+6 a
II
LES CARIATIDES
Puissant Germain Pilon, | toi qui, rude ouvrier, 6+6 b
340 Entendis la douleur | dans les gouffres crier, 6+6 b
Qui sentis l’art divin | protester et combattre, 6+6 a
Toi qui, sous les héros | et sous les Henri quatre, 6+6 a
Dédaignant Saint-Germain, | Chambord et l’Œil-de-bœuf, 6+6 b
Groupas les mascarons | tragiques du Pont-Neuf, 6+6 b
345 Colossal pétrisseur | des formes ténébreuses, 6+6 a
Toi qui savais qu’ouvrant | ses gueules douloureuses, 6+6 a
La demi-brute aboie | après les demi-dieux, 6+6 b
Et que tout le dédain | de l’abîme odieux, 6+6 b
Tout le deuil de l’enfer | et du bagne grimace 6+6 a
350 Sur le visage informe | et profond de la masse, 6+6 a
Ô dur géant, tandis | que les autres sculpteurs, 6+6 b
Épris du bas-relief | superbe des hauteurs, 6+6 b
Ciselaient le fronton | de la toute-puissance ; 6+6 a
Tandis que sur le socle | où le prêtre l’encense, 6+6 a
355 Comme un olympien | hautain et gracieux, 6+6 b
Écoutant la fanfare | idéale des cieux 6+6 b
Qu’accompagnent les vents, | mystérieux orchestre, 6+6 a
Ils dressaient dans l’azur | César, fantôme équestre ; 6+6 a
Tandis qu’ils prosternaient | sous Tibère vieillard 6+6 b
360 La flatterie infâme | et splendide de l’art, 6+6 b
Et qu’ils faisaient lécher | Néron ou Louis onze 6+6 a
Par les langues de feu | des fournaises du bronze, 6+6 a
Et que, prostituant | le ciseau souverain, 6+6 b
Ils faisaient deux laquais | du marbre et de l’airain ; 6+6 b
365 Pendant que, bâtissant | pour la terre enchaînée 6+6 a
Quelque Héliogabale | ou quelque Salmonée, 6+6 a
Ils montraient le tyran, | glaive au flanc, sceptre en main, 6+6 b
Serein, presque au delà | de l’horizon humain, 6+6 b
Debout dans l’empyrée | où l’on voit l’aube poindre, 6+6 a
370 Si loin qu’il semble grand, | si haut qu’il paraît joindre 6+6 a
La couronne d’orgueil | qui sur la terre luit 6+6 b
Avec celle que peut | donner la sombre nuit, 6+6 b
Et qu’on voit resplendir | au fond des sacrés voiles 6+6 a
Son front ceint de lauriers | vaguement ceint d’étoiles ; 6+6 a
375 Pendant qu’ils construisaient | sur d’altiers piédestaux 6+6 b
De vastes empereurs | traînant de lourds manteaux, 6+6 b
Des princes échappant | dans le bronze à la fange, 6+6 a
Et qu’ils transfiguraient | le despote en archange, 6+6 a
Et qu’ils faisaient le maître, | et qu’ils faisaient le roi, 6+6 b
380 Et qu’ils faisaient le Dieu, | tu fis le peuple, toi ! 6+6 b
Tu fis le grand vaincu | qui crache de la lave ; 6+6 a
Tu fis le grand forçat, | tu fis le grand esclave ; 6+6 a
Au niveau de l’horreur | et du deuil abîmé, 6+6 b
Tu tordis dans sa nuit | l’effrayant opprimé ! 6+6 b
385 Sous les Charles sanglants | se lavant aux aiguières, 6+6 a
Sous les Louis suivis | des fauves Lesdiguières, 6+6 a
Sous François à l’œil fier, | sous Diane au pied nu, 6+6 b
Tu sentis remuer | l’Encelade inconnu ; 6+6 b
Tu levas des vivants | l’affreux drap mortuaire, 6+6 a
390 Et tu leur dis : ― Venez, | je suis le statuaire ! 6+6 a
Venez, vous qui souffrez ! | Vous qui pleurez, venez ! 6+6 b
Venez, tous les lépreux, | venez, tous les damnés ! 6+6 b
Sous un socle royal | je vais sur cette frise 6+6 a
Vous faire fourmiller | dans la pierre âpre et grise. 6+6 a
395 Misère, maladie, | ô deuils, haillons pendants, 6+6 b
Colère du grabat, | faim qui montres les dents, 6+6 b
Venez, j’étalerai | sous ce roi vos ulcères 6+6 a
Saignants, affreux, cruels, | formidables, sincères ; 6+6 a
Je vous donnerai vie | et corps sur ce vieux pont 6+6 b
400 Où la clameur du fleuve | à vos douleurs répond ; 6+6 b
L’hiver, à l’heure obscure | où le vent crie et souffre, 6+6 a
Vous entendrez passer | toutes les voix du gouffre 6+6 a
Sous ces arches d’écume | et de trombe et de nuit ! ― 6+6 b
Alors l’antique horreur | sortit de son réduit ; 6+6 b
405 Alors ton œil plongea | dans tous les purgatoires ; 6+6 a
Alors vinrent à toi | toutes les faces noires ; 6+6 a
Et ton souffle alluma | des flammes dans ces yeux, 6+6 b
Et tout ce tourbillon | de fronts mystérieux 6+6 b
S’abattit à jamais | sur ces dalles funèbres 6+6 a
410 Comme un essaim hideux | de mouches des ténèbres. 6+6 a
Ô mascarons d’un doigt | magistral ébauchés ! 6+6 b
Êtres vertigineux ! | Tristes géants couchés ! 6+6 b
En butte à ce qui souille | ainsi qu’à ce qui change, 6+6 a
Éclaboussés par l’onde | et tachés par la fange ! 6+6 a
415 Leurs têtes, où l’oiseau | fait sa fiente et son nid, 6+6 b
Percent lugubrement | l’étrave de granit 6+6 b
Et s’avancent sur l’eau | comme de noires proues, 6+6 a
Et leur corps se prolonge | en pavé sous les roues, 6+6 a
Sous les talons ferrés | et sous les pas perdus ; 6+6 b
420 Les attelages lourds, | sous le fouet éperdus, 6+6 b
Marchent sur eux traînant | des chaînes et des câbles, 6+6 a
Et, par moments, les pieds, | les galops implacables, 6+6 a
La ruade féroce | et l’affreux choc des fers 6+6 b
À ces durs patients | arrachent des éclairs. 6+6 b
425 Oh ! Qui que vous soyez, | qui, penchés sur les choses, 6+6 a
Sondez l’humanité | dans ses métempsychoses, 6+6 a
Approchez, regardez, | méditez, et tremblez. 6+6 b
Les voilà tous pressés, | accouplés, rassemblés ; 6+6 b
Voilà tous les souffrants | et tous les lamentables ; 6+6 a
430 Voilà les ramasseurs | de miettes sous les tables ; 6+6 a
Voilà tous les abjects | vaguement entrevus ; 6+6 b
Voilà Scapin, voilà | Sancho, voilà Davus ; 6+6 b
La chimère se mêle | au réel qui l’attire ; 6+6 a
Le valet rit, surpris | d’être aussi le satyre ; 6+6 a
435 Voilà les portefaix | de tout le poids humain. 6+6 b
Ils regardent passer | hier, aujourd’hui, demain, 6+6 b
Ce qui naît, ce qui meurt, | ce qui va, ce qui sombre, 6+6 a
Ce qui flotte, attentifs | on ne sait à quelle ombre. 6+6 a
Ils font de l’onde vaine | un lugubre examen. 6+6 b
440 L’eau s’évade et poursuit | son tortueux chemin 6+6 b
Par sa pente au hasard | en liberté conduite, 6+6 a
Sous ces captifs penchés, | tantales de la fuite. 6+6 a
Le reflet des eaux fait, | sous l’âpre entablement, 6+6 b
De profil en profil | errer un flamboiement, 6+6 b
445 Et la chauve-souris | de l’aile les effleure. 6+6 a
Est-ce que cela raille ? | Est-ce que cela pleure ? 6+6 a
Ô bouches où l’esprit | qui passe, d’horreur plein, 6+6 b
Rêve Pantagruel | et retrouve Ugolin ! 6+6 b
Masque de Rabelais | sur la face de Dante ! 6+6 a
450 Progression d’angoisse | et d’horreur ascendante ! 6+6 a
Fronts où flambe l’enfer, | comme la tombe froids ! 6+6 b
Ô larves ! Visions | de l’invisible ! Effrois ! 6+6 b
Mascarade aperçue | à travers le suaire ! 6+6 a
Morne évocation | du mage statuaire 6+6 a
455 Qui n’a que Michel-Ange | ou Milton pour rival ! 6+6 b
Sinistre mardi gras | des spectres ! Carnaval 6+6 b
De l’infini, flottant | dans le souffle insondable ! 6+6 a
Descente de Courtille | énorme et formidable 6+6 a
Pétrifiée au mur | du songe et de la nuit ! 6+6 b
460 Est-ce que l’ouragan | qui frissonne et qui fuit 6+6 b
Ne va pas emporter | cette fresque de pierre ? 6+6 a
Dieu ! Qu’est-ce que l’église | et le trône ont pu faire 6+6 a
À ce peuple sans nom, | sans lumière, sans voix, 6+6 b
Sans espoir, qui sanglote | et ricane à la fois 6+6 b
465 En regardant, du fond | du néant qui le couvre, 6+6 a
D’un côté Notre-Dame | et de l’autre le Louvre ? 6+6 a
Oh ! Ces enfantements | et ces créations, 6+6 b
Ces rencontres de l’âme | avec les visions 6+6 b
Pèsent sur le génie, | et, le courbant à terre, 6+6 a
470 Le penchent du côté | le plus noir du mystère. 6+6 a
Du jour où tout ce monde | étrange t’apparut, 6+6 b
Des passions d’en bas | râlant l’horrible rut, 6+6 b
T’apportant des douleurs | la sublime démence, 6+6 a
Ô sculpteur, à partir | de cet instant immense, 6+6 a
475 Ta pensée à jamais | fut mêlée à la nuit ! 6+6 b
Homme grand parmi ceux | qu’une flamme conduit, 6+6 b
Oui, maître, ce fut là | ta puissance et ta gloire : 6+6 a
Aux princes effarés | de force et de victoire, 6+6 a
Au pouvoir ignorant | les devoirs et les droits, 6+6 b
480 Au palais sidéral | des reines et des rois, 6+6 b
À l’immense colosse | impérial qui lève 6+6 a
Sa tête dans l’éclair | du vertige et du rêve, 6+6 a
Au trône sombre ayant | pour dais le firmament, 6+6 b
Au monarque, tu fis | le grand soubassement, 6+6 b
485 L’homme ; sous le tyran | tu mis la multitude ! 6+6 a
Les puissants rayonnaient | dans leur haute attitude, 6+6 a
Confiants, sûrs du vent, | sûrs du flot, sûrs du port ; 6+6 b
Toi, grave et dédaigneux, | tu donnas pour support 6+6 b
À leur calme, à leur joie, | à leur crime, à leurs fêtes, 6+6 a
490 L’hydre cariatide | aux millions de têtes ; 6+6 a
Au-dessous de leur gloire, | au-dessous de ces noms 6+6 b
Sonnés par la trompette | et dits par les canons, 6+6 b
Au-dessous des splendeurs, | des vertus proclamées, 6+6 a
Et de la nudité | des fières renommées, 6+6 a
495 Et de tout ce qui crie : | Adorez ! Je suis beau ! 6+6 b
Je suis pourpre, je suis | glaive, je suis flambeau ! 6+6 b
Tu fis, dans le brouillard | livide qui s’écroule, 6+6 a
Ramper le gigantesque | anonyme, la foule. 6+6 a
Sous les jeux et les ris, | sous les molles amours, 6+6 b
500 Sous Valois, sous Bourbon, | sous Condé, sous Nemours, 6+6 b
Sous la tendre Chevreuse | et la blonde d’Humière, 6+6 a
Sous toute la beauté | dans toute la lumière, 6+6 a
Sous l’olympe royal, | hautain, splendide à voir, 6+6 b
Tu sculptas le supplice | inouï du bloc noir, 6+6 b
505 L’angoisse de la masse | informe, et le calvaire 6+6 a
Du manant redoutable | et du granit sévère. 6+6 a
Les puissants rayonnaient, | faisant en liberté 6+6 b
Le partage insolent | de la prospérité, 6+6 b
Désaltérant leur soif | toujours inassouvie, 6+6 a
510 Prenant tout le bonheur, | prenant toute la vie ; 6+6 a
Vénus regardait Mars | avec ses plus doux yeux ; 6+6 b
Les fiers drapeaux faisaient | de grands frissons joyeux ; 6+6 b
Les rois étaient armés, | les femmes étaient nues ; 6+6 a
Les chasses s’enfuyaient | au fond des avenues ; 6+6 a
515 Tout était le palais, | le banquet, le gala ; 6+6 b
Toi, tu fis, en regard | de tout ce Louvre-là, 6+6 b
Brusquement, aux lueurs | de la torche qui brille, 6+6 a
Du grand cachot Misère | apparaître la grille 6+6 a
Et les faces qu’on voit | à travers ses barreaux ! 6+6 b
520 Ô protestation | terrible ! Les héros, 6+6 b
Les gagneurs de bataille | et les dieux de la terre, 6+6 a
Des hauts arcs de triomphe | habitant l’acrotère, 6+6 a
Vainqueurs, cuirassés d’or, | vêtus de diamant, 6+6 b
Du genre humain pensif | sombre éblouissement, 6+6 b
525 Éclatants, radieux, | vaillants, criant Montjoie, 6+6 a
Résumaient le miracle | effrayant de la joie, 6+6 a
De l’azur sans nuage | et sans fond, du soleil ; 6+6 b
Toi, songeur, tu voulus | que là, sous leur orteil, 6+6 b
Tout un monde aux rictus | sans fin, aux yeux sans nombre, 6+6 a
530 Effroyable, exprimât | le prodige de l’ombre ! 6+6 a
Ton art, que jusqu’aux fronts | réprouvés tu courbas, 6+6 b
Sous les monstres d’en haut | mit les monstres d’en bas, 6+6 b
Le peuple, qui se fait | chaque jour moins difforme, 6+6 a
Et qui deviendra grand | sans cesser d’être énorme. 6+6 a
535 Oui, l’Averne terrestre | avec ses Ixions, 6+6 b
Le poème hagard | des malédictions, 6+6 b
Gueux, cagoux, malingreux, | bohémiens, marranes, 6+6 a
Le menton bestial | du paria, les crânes 6+6 a
Que sous son bas plafond | l’ignorance a faits plats, 6+6 b
540 Les fauves suppliants, | tout ce qui dit : hélas ! 6+6 b
Sylvains et paysans | entrevus sous les lierres, 6+6 a
Lèvres avec l’injure | et le cri familières, 6+6 a
L’oreille où s’est empreint | le pavé, dur chevet, 6+6 b
La maigreur que la loque | en grelottant revêt, 6+6 b
545 Le maraud, le manant, | le prolétaire blême 6+6 a
À qui Malthus dit : Meurs ! | Quand Jésus lui crie : Aime ! 6+6 a
Les pauvres frémissant | de se sentir bandits, 6+6 b
La lèpre des cloisons | malsaines du taudis 6+6 b
Gagnant l’habitant sombre, | et passant, incurable, 6+6 a
550 Du mur de la misère | au front du misérable, 6+6 a
Idiots, mendiants | râlant sur les chemins, 6+6 b
Tout le fourmillement | des cloportes humains, 6+6 b
Le berceau condamné, | l’innocence punie, 6+6 a
Les mourants éternels | de la grande agonie, 6+6 a
555 Un Pélion hideux | sous un splendide Ossa, 6+6 b
Voilà ce que ton bras | titanique entassa ! 6+6 b
Et, tandis qu’on sculptait, | pour le sceptre et l’épée, 6+6 a
Le bronze dithyrambe | et le marbre épopée, 6+6 a
Ô poète, tu fis | grimacer à jamais 6+6 b
560 Sous les guerriers d’airain | des lumineux sommets, 6+6 b
Sous les déesses d’aube | et de blancheur vêtues, 6+6 a
Les masques, populace | horrible des statues ! 6+6 a
Et pour égayer œuvre | étrange, dans ce tas 6+6 b
De maux, de désespoirs, | de sanglots, tu jetas 6+6 b
565 Toute une parodie | infernale et farouche, 6+6 a
Brusquet, Guillot Gorju, | Turlupin, Scaramouche, 6+6 a
Tous les spectres qui font | trembler de leurs discours 6+6 b
Le tréteau de la rue | ou le tréteau des cours ; 6+6 b
Tu les fis vivre là ! | Mais, à ton insu même, 6+6 a
570 Devin qu’illuminait | une clarté suprême, 6+6 a
Ayant de l’avenir | déjà l’âpre sueur, 6+6 b
Railleur démesuré, | tu mettais la lueur 6+6 b
Des révolutions | dans le regard des faunes ; 6+6 a
Tu mêlais aux Pasquins | de vagues Tisiphones ; 6+6 a
575 C’est presque en menaçant | les rois qu’au-dessous d’eux 6+6 b
Tu sculptais leurs fous noirs | et leurs bouffons hideux, 6+6 b
Et ta fatale main, | ô grand tailleur de pierre, 6+6 a
Dans Trivelin sinistre | ébauchait Robespierre. 6+6 a
Ce dur Germain Pilon | que l’abîme inspirait, 6+6 b
580 Ce prophète, était-il | dans son propre secret ? 6+6 b
Avait-il, âme vaste | aux grands hasards poussée, 6+6 a
La révélation | de toute sa pensée ? 6+6 a
Savait-il, ce songeur, | quel symbole il jetait 6+6 b
Sur ce gémissement | qui jamais ne se tait, 6+6 b
585 Sur ce fleuve qui glisse | ainsi qu’une couleuvre ? 6+6 a
Son regard plongeait-il | jusqu’au fond de son œuvre ? 6+6 a
Mystère ! Avoir sculpté | les douleurs, les affronts, 6+6 b
L’effroi, la peine ; avoir | à ces tragiques fronts 6+6 b
Donné pour miroir l’onde, | autre image des foules ; 6+6 a
590 Sur la vague, où du vent | passent les tristes houles, 6+6 a
Sur tous les plis que fait | le grand linceul des flots, 6+6 b
Sur l’âpre inquiétude | et sur les longs sanglots 6+6 b
Que le fleuve orageux | dans sa fuite promène, 6+6 a
Ô terreur ! Avoir mis | toute la ride humaine 6+6 a
595 Et tous les froncements | du sourcil de la nuit ; 6+6 b
Avoir, dans l’avenir | par Dieu même introduit, 6+6 b
Montré l’émeute aux rois | comme la mer aux grèves ; 6+6 a
Avoir démuselé | les gorgones des rêves ; 6+6 a
Avoir multiplié | Méduse sur ce mur 6+6 b
600 Où l’art vertigineux | ouvre son œil obscur ; 6+6 b
Évoquer le vieillard, | l’homme, l’enfant, la femme ; 6+6 a
Effarer le granit | et le pénétrer d’âme ; 6+6 a
Faire pleurer la pierre | et la désespérer ; 6+6 b
Ouvrir tout l’horizon | du gouffre, et l’ignorer ! 6+6 b
605 Être, sans s’en douter, | le précurseur terrible ; 6+6 a
Être, sans le savoir, | Titan ; est-ce possible ? 6+6 a
Dieu ! Collaborateur | ténébreux et serein ! 6+6 b
Qui sait si le génie, | effrayant souverain 6+6 b
À qui les astres font | dans l’ombre un diadème, 6+6 a
610 À l’intuition | totale de lui-même ? 6+6 a
Oh ! De l’esprit humain | ces grands amphictyons, 6+6 b
Dante, Isaïe, Eschyle, | ― Étranges questions ! ― 6+6 b
Cervante et Rabelais, | savaient-ils leur empire ? 6+6 a
Shakspeare, ô profondeurs ! | Voyait-il tout Shakspeare ? 6+6 a
615 Molière par Molière | était-il ébloui ? 6+6 b
Qui pourrait dire non ? | Qui pourrait dire oui ? 6+6 b
Qu’importe ! Après avoir | mis ce deuil sur ce râle, 6+6 a
Le sculpteur est rentré | dans sa nuit sidérale, 6+6 a
Calme et sombre, et léguant | aux siècles ce tableau : 6+6 b
620 La passion du peuple | et le tourment de l’eau ! 6+6 b
Et maintenant passez, | et tâchez de comprendre ! 6+6 a
Homère savait-il | qu’il faisait Alexandre ? 6+6 a
Socrate savait-il | qu’il engendrait Jésus ? 6+6 b
Ô gouffres de l’esprit | vaguement aperçus ! 6+6 b
625 Amer Germain Pilon | qui dans la nuit nous plonges, 6+6 a
Qui sait, dans le dédale | insensé de tes songes, 6+6 a
À quelle porte d’ombre | et d’horreur tu frappas ? 6+6 b
Qui sait si ton poème | inouï ne vient pas 6+6 b
De plus loin que la terre | et de plus haut que l’homme, 6+6 a
630 Des profondeurs que nul | ne connaît et ne nomme, 6+6 a
Du précipice ouvert | au delà du cercueil ? 6+6 b
Qui sait si tu n’as point | contemplé l’affreux deuil 6+6 b
De la nature immense, | et si, funèbre artiste, 6+6 a
Tu n’avais pas en toi | le souffle le plus triste 6+6 a
635 Dont puisse frissonner | un esprit sous les cieux, 6+6 b
La désolation | du Mal mystérieux, 6+6 b
Quand, regardant ces flots, | tu penchas, noir génie, 6+6 a
L’éternel grincement | sur la plainte infinie ? 6+6 a
Or, tandis que les eaux | fuyaient, mouvants miroirs, 6+6 b
640 En voyant les trois rois | marcher sur les quais noirs, 6+6 b
Les masques monstrueux | éclatèrent de rire, 6+6 a
Éclat si ténébreux | et plein d’un tel martyre 6+6 a
Qu’aujourd’hui même, après | que tant de flots d’oubli 6+6 b
Ont coulé sous ce pont | chancelant et vieilli 6+6 b
645 Depuis la sombre nuit | qu’en frissonnant j’éclaire, 6+6 a
Plusieurs des mascarons | du fronton séculaire 6+6 a
En gardent le reflet | dans leur œil flamboyant, 6+6 b
Et sont encor fendus | de ce rire effrayant. 6+6 b
Et celui qui riait | le plus haut dans le gouffre, 6+6 a
650 Larve ayant dans les dents | une lueur de soufre, 6+6 a
Face mystérieuse | aux cyniques sourcils 6+6 b
Soudain épanouie | en fauve Némésis, 6+6 b
Jeta ce cri :
― Troupeau, | tourbe, foule hagarde, 6+6 a
Manants, réveillez-vous ! | Populace, regarde ; 6+6 a
655 Ouvrez vos yeux obscurs | de larmes chassieux ; 6+6 b
Voici trois de vos rois | qui marchent sous les cieux. 6+6 b
Leur front a la noirceur | que laisse un diadème. 6+6 a
Ils ont plus d’ombre en eux | que n’en a la nuit même, 6+6 a
Car c’est après la mort | le sort de tous ces dieux 6+6 b
660 Plus ténébreux, ayant | été plus radieux. 6+6 b
Ils vont. Où donc vont-ils ? | Allez ! Allez ! Qu’importe ! 6+6 a
Vous n’avez pas besoin | qu’on vous pousse la porte, 6+6 a
Rois ! La route est pavée | et large est le terrain ; 6+6 b
Allez ! ― L’un est en marbre | et deux sont en airain ; 6+6 b
665 Ces rois sont faits des cœurs | de tous les rois leurs pères. ― 6+6 a
Vous tous, réveillez-vous | au fond de vos repaires, 6+6 a
Serfs qui depuis mille ans | traînez l’immense croix, 6+6 b
Et regardez passer | ces spectres qui sont rois ! 6+6 b
Vous en avez pleuré, | voici l’heure d’en rire. 6+6 a
670 Qui sont-ils ? Écoutez | ce que je vais vous dire. 6+6 a
Le premier, c’est la joie. | Il fit tout en riant ; 6+6 b
Il riait à la guerre, | il riait en priant ; 6+6 b
Le jour qu’il vint au monde, | adopté par la gloire, 6+6 a
Son aïeul fit chanter | sa mère et le fit boire ; 6+6 a
675 Ce roi de belle humeur | a ri jusqu’au tombeau ; 6+6 b
C’est en riant qu’il fit | de Dieu son escabeau ; 6+6 b
Il marcha sur l’autel | pour monter sur le trône ; 6+6 a
Des meurtriers des siens | il recevait l’aumône ; 6+6 a
Il riait tant, qu’il dut | exiler d’Aubigné, 6+6 b
680 Car le joyeux ne peut | que chasser l’indigné ; 6+6 b
Suivi de ses féaux, | vaillantes valetailles, 6+6 a
Il s’épanouissait ; | il aimait les batailles 6+6 a
Et les filles, cherchant | gaîment tous les hasards. 6+6 b
Oh ! D’Estrée et de Bueil, | d’Entrague et des Essarts ! 6+6 b
685 Nuits ! Parcs mystérieux, | murmures des cascades ! 6+6 a
Ô danses et chansons | sous les pâles arcades ! 6+6 a
Nymphes reines ! Ô rois | satyres et sylvains ! 6+6 b
Ô bon Henri ! Beautés, | folles aux yeux divins ! 6+6 b
Ces chiennes de l’amour, | comme il s’en faisait suivre ! 6+6 a
690 Comme il les enivrait | de l’extase de vivre ! 6+6 a
Comme il leur prodiguait | les bijoux florentins, 6+6 b
Les fêtes, les ballets, | les concerts, les festins 6+6 b
Sur qui, pour laisser voir | les cieux, le plafond s’ouvre, 6+6 a
Les lits de brocart d’or | dans les chambres du Louvre, 6+6 a
695 Et les vastes palais | et les riches habits, 6+6 b
Et dans la pourpre en feu | la braise des rubis, 6+6 b
Et les perles des mers | dans les flots de la soie ! 6+6 a
Ô temps heureux !
Autour | de ce trône de joie 6+6 a
Les juges, pour servir | la royauté fougueux, 6+6 b
700 Allaient expédiant | dans l’ombre un tas de gueux ; 6+6 b
On pendait des marauds | et des rustres, rebelles 6+6 a
À la taxe, à la taille, | aux aides, aux gabelles, 6+6 a
Va-nu-pieds refusant | les impôts ; il faut bien 6+6 b
Que quelqu’un paie en somme | et le roi n’y peut rien ; 6+6 b
705 Et le soir, à travers | le doux bruit des fontaines, 6+6 a
Quand les rires, mêlés | aux musiques lointaines, 6+6 a
Semblaient accentuer | la flûte et le hautbois, 6+6 b
Quand dans le jardin sombre | épaissi comme un bois 6+6 b
On voyait des amants | errer, et sous les branches 6+6 a
710 D’ardents profils chercher | de vagues gorges blanches ; 6+6 a
Quand dans les fleurs de lys | planait l’amour ailé ; 6+6 b
Quand Danaé vaincue | offrait tout bas sa clé, 6+6 b
À l’instant où le roi, | ravi, charmant, affable, 6+6 a
Jupiter fou, riait | avec toute la fable, 6+6 a
715 Gai, ne quittant Léda | que pour reprendre Hébé, 6+6 b
Et rendait le baiser | qu’il avait dérobé 6+6 b
À quelque Gabrielle, | à quelque Jacqueline, 6+6 a
Une brise jetait | du haut de la colline 6+6 a
Une haleine de tombe | entre ces deux baisers ; 6+6 b
720 Et, non loin de ces jeux | et de ces ris, brisés, 6+6 b
Nus, grelottant au vent | sous les poutres muettes, 6+6 a
S’entre-choquant l’un l’autre | et heurtés des chouettes, 6+6 a
Envoyant des bruits sourds | jusqu’au royal balcon, 6+6 b
Les squelettes tordaient | leur chaîne à Montfaucon ! 6+6 b
725 Ce qui n’empêche pas | que ce roi Henri quatre, 6+6 a
Ce Vert-galant qui sut | aimer, boire et combattre, 6+6 a
Soit le meilleur de ceux | qu’on appelle les rois. 6+6 b
Celui qui vient après | fut moins joyeux ; ses lois 6+6 b
Buvaient du sang ; il fut | comme un couteau qui tombe ; 6+6 a
730 Son trône ténébreux | eût une odeur de tombe, 6+6 a
Et le vautour y songe | encore au haut du mont ; 6+6 b
Faible et lugubre, il eut | pour bras Laubardemont, 6+6 b
Pour cerveau Laffemas, | pour âme La Reynie ; 6+6 a
Un homme rouge fut | son sceptre et son génie ; 6+6 a
735 Son amitié menait, | pour peu qu’on s’y fiât, 6+6 b
Concini dans l’égout, | au billot d’Effiat ; 6+6 b
Il semblait à ce roi, | sombre tête perdue, 6+6 a
Que toute branche était | comme une main tendue 6+6 a
Demandant un cadavre ; | il ne refusait pas ; 6+6 b
740 Les arbres devenaient | potences sous ses pas ; 6+6 b
Jamais il ne laissait | son prévôt la main vide ; 6+6 a
Il jetait au supplice, | affreuse goule avide 6+6 a
Qu’il croyait voir toujours | dans l’ombre mendier, 6+6 b
Tantôt Galigaï, | tantôt Urbain Grandier ; 6+6 b
745 Il cherchait le charnier | comme Henri la mêlée ; 6+6 a
Il ne haïssait point | l’odeur de chair brûlée ; 6+6 a
Des chambres de torture | il écoutait les bruits ; 6+6 b
Ce vendangeur avait | pour pommes et pour fruits 6+6 b
Les paniers du bourreau | pleins de têtes coupées ; 6+6 a
750 Dans sa tenaille ardente | il tordait les épées ; 6+6 a
Son prêtre lui faisait | faire ce qu’il voulait ; 6+6 b
D’une soutane horrible | il était le valet ; 6+6 b
Le sang l’éclaboussait | des talons au panache ; 6+6 a
Il séparait les duels | avec un coup de hache ; 6+6 a
755 Dépeuplant le sillon, | décimant le manoir, 6+6 b
Il a sous les chouquets | étendu le drap noir 6+6 b
À Paris, à Toulouse, | à Nante, à la Rochelle ; 6+6 a
Et de tous les gibets | il a tenu l’échelle ; 6+6 a
Et sa main en avait | gardé le tremblement. 6+6 b
760 Ce temps fut morne, obscur, | douloureux, inclément, 6+6 b
Implacable, et la Grève | en fut la seule fête. 6+6 a
Tant que dura ce roi, | le peuple eut sur la tête, 6+6 a
Au lieu d’azur, au lieu | d’astres, au lieu de ciel, 6+6 b
On ne sait quoi de bas, | d’infâme et de cruel ; 6+6 b
765 On entendait la mort | marcher sur cette voûte ; 6+6 a
Ce règne eut pour plafond | l’échafaud qui s’égoutte ; 6+6 a
Donc ce roi, c’est le Juste. |
Et celui qui le suit, 6+6 b
C’est le Grand. Ce héros, | ce roi dont le front luit, 6+6 b
Fut magnifique ; il fut | le maître incomparable ; 6+6 a
770 Fier, il avait sous lui | la foule misérable, 6+6 a
Les disettes, les deuils, | les détresses, les pleurs, 6+6 b
Un chaos de grabats, | de fièvres, de douleurs ; 6+6 b
Il fit, magicien, | sortir de ces broussailles 6+6 a
Cette fleur gigantesque | et splendide, Versailles. 6+6 a
775 Il fut le roi choisi, | de puissance inondé ; 6+6 b
Il eut Colbert, il eut | Molière, il eut Condé ; 6+6 b
Il fut lumière ainsi | que Bel à Babylone ; 6+6 a
Son trône fut si haut | qu’il devint le seul trône, 6+6 a
Et tous les rois étaient | de l’ombre devant lui ; 6+6 b
780 La terre avait pour but | d’occuper son ennui ; 6+6 b
Et la toute-puissance | et l’empire et la gloire 6+6 a
Et l’amour et l’orgueil | faisaient dans la nuit noire 6+6 a
Au-dessus de sa tête | un abîme étoilé ; 6+6 b
Gloire à lui ! Sous ses pieds, | tandis que, Dieu voilé 6+6 b
785 Par toutes les splendeurs | sur son front réunies, 6+6 a
Homme soleil ayant | pour rayons des génies, 6+6 a
Vêtu d’or, triomphant, | heureux, vertigineux, 6+6 b
Ne faisant point un pas | qui ne fût lumineux, 6+6 b
Flamme, astre, il empourprait | son olympe superbe, 6+6 a
790 Le peuple, n’ayant pas | de pain, mangeait de l’herbe, 6+6 a
La nudité hurlait | et se tordait les mains, 6+6 b
Les affamés gisants | râlaient sur les chemins, 6+6 b
La France esclave avait | un haillon pour livrée ; 6+6 a
Un hiver, on en vint | à ceci que, navrée, 6+6 a
795 N’ayant plus une ronce | à manger, ne sachant 6+6 b
Que faire, ayant brouté | tous les chardons du champ, 6+6 b
La misère attaqua | les mornes catacombes ; 6+6 a
Le soir on enjambait | le mur triste des tombes ; 6+6 a
Des cimetières noirs | l’homme chassait les loups ; 6+6 b
800 De la bière pourrie | on écartait les clous, 6+6 b
Et le peuple fouillait | de ses ongles les fosses ; 6+6 a
Les femmes blasphémaient | et pleuraient d’être grosses, 6+6 a
Et les petits enfants | rongeaient les os des morts ; 6+6 b
Les mères des cercueils | tâchaient d’ouvrir les bords, 6+6 b
805 Cherchant ce qu’on pourrait | manger dans ces décombres, 6+6 a
Creusant, mordant ; si bien | que les trépassés sombres, 6+6 a
Se dressant à travers | les tombeaux écroulés, 6+6 b
Disaient à ces vivants : | qu’est-ce que vous voulez ? 6+6 b
Mais qu’importe ! Il fut grand ; | il mit le monde en flamme ; 6+6 a
810 Il fut le nom vainqueur | que la foudre proclame ; 6+6 a
Et les drapeaux au vent, | les tambours, les canons, 6+6 b
Les batailles nouant | leurs orageux chaînons, 6+6 b
Les plaines par la mort | des villes élargies, 6+6 a
Le réseau flamboyant | des vastes stratégies, 6+6 a
815 Turenne, Luxembourg, | Schomberg, Lorge, Brissac, 6+6 b
Et Namur massacrée | et Courtray mise à sac, 6+6 b
L’incendie à Bruxelle | et le pillage à Furnes, 6+6 a
Les fleuves rougissant | de sang leurs sombres urnes, 6+6 a
Gand, Maëstricht, Besançon, | Heidelberg, Montmédy, 6+6 b
820 La boucherie au nord, | la tuerie au midi, 6+6 b
L’Europe ravagée, | écrasée, étouffée, 6+6 a
Lui firent dans son Louvre | un colossal trophée 6+6 a
De ruine, de nuit, | de cendre et de tombeaux. 6+6 b
Mais c’est peu, les cités | ainsi que des flambeaux 6+6 b
825 Brûlant et répandant | leur lueur sur la terre ; 6+6 a
C’est peu l’éclat guerrier, | la gloire militaire, 6+6 a
Cette goutte de sang | qui s’élargit toujours ; 6+6 b
C’est peu le choc des camps, | l’écroulement des tours ; 6+6 b
La guerre, cheval fauve, | au-dessus des frontières, 6+6 a
830 Jetant aux fronts des rois | ses ruades altières, 6+6 a
C’est peu ; c’est peu l’épique | et vaste assassinat 6+6 b
De l’Artois, de la Flandre | et du Palatinat ; 6+6 b
Remplacer les moissons | par des flots de fumées, 6+6 a
Coucher sur les sillons | des cadavres d’armées, 6+6 a
835 Briser les escadrons | contre les escadrons, 6+6 b
Ce n’est rien ; ce n’est rien | la clameur des clairons, 6+6 b
L’obus crevant les murs, | les places bombardées, 6+6 a
Gengiskhan et Timour | passés de cent coudées ; 6+6 a
Il fit plus, il se fit | le grand bourreau de Dieu ; 6+6 b
840 Pieux, il ramena, | par le fer et le feu, 6+6 b
Son peuple à la candeur | de la foi catholique, 6+6 a
Et Rome admire encor, | dans sa joie angélique, 6+6 a
Ce qu’il a fait blanchir, | en ces temps immortels, 6+6 b
D’âmes, de cœurs, d’esprits, | au pied des vrais autels, 6+6 b
845 Et de crânes au pied | de la potence horrible. 6+6 a
Oh ! Comme l’évangile | extermine la bible ! 6+6 a
Comme c’est beau, le roi | plein d’un Dieu furieux ! 6+6 b
Splendides flamboiements | du saint glaive des cieux ! 6+6 b
De quoi les rois chrétiens | ne sont-ils pas capables 6+6 a
850 Lorsqu’il faut venger Dieu | de ces maudits, coupables 6+6 a
Du crime de vouloir | prier à leur façon ! 6+6 b
Ô spectacle admirable ! | Exil, bagne, prison, 6+6 b
Des pasteurs, des docteurs, | des hommes consulaires 6+6 a
Courbés sous le bâton | dans le banc des galères, 6+6 a
855 Cinq cent mille bannis, | cent mille massacrés, 6+6 b
Dix mille brûlés vifs, | rompus vifs, torturés, 6+6 b
Patients en chemise | au seuil des basiliques, 6+6 a
Tourbillon des bûchers | sur les places publiques, 6+6 a
Âcre fumée ayant | des râles dans ses plis, 6+6 b
860 Surprises, guets-apens, | gens tués dans leurs lits, 6+6 b
Juges fatals passant | ainsi que des tonnerres, 6+6 a
Pinces tordant des seins | de femme, octogénaires 6+6 a
Dont la barre de fer | fait crier les vieux os, 6+6 b
Tous les dogues du meurtre | ouvrant leurs noirs naseaux, 6+6 b
865 Rivières rejetant | les noyés sur leurs plages, 6+6 a
Cavalerie affreuse | écrasant les villages, 6+6 a
Feu, ravage, viol, | le carnage, le sang, 6+6 b
La fange, et Bossuet, | sinistre, applaudissant ! 6+6 b
Ô roi pieux béni | de l’église qu’il sauve ! 6+6 a
870 Tout un peuple traqué | comme une bête fauve ! 6+6 a
Oui, ce fut comme un vol | de sanglants éperviers ; 6+6 b
Montrevel sur Tournon, | Lamoignon sur Viviers ; 6+6 b
Oui, ce fut monstrueux, | oui, ce fut lamentable ; 6+6 a
On tuait dans la rue, | on tuait dans l’étable ; 6+6 a
875 On jetait dans le puits | l’enfant criant Jésus, 6+6 b
La mère, et l’on mettait | une pierre dessus ; 6+6 b
On sabrait du pasteur | la vieille tête chauve ; 6+6 a
Les crosses des mousquets | écrasaient dans l’alcôve 6+6 a
La nourrice au berceau, | l’aïeule à son rouet ; 6+6 b
880 Siècle affreux ! Les dragons | chassaient à coups de fouet 6+6 b
Devant eux des troupeaux | de femmes toutes nues ; 6+6 a
La débauche inventait | des rages inconnues ; 6+6 a
L’orgie imaginait | des supplices ; le vin 6+6 b
Inspirait Sabaoth | dans son courroux divin ; 6+6 b
885 Cent monstres bondissaient | de contrée en contrée ; 6+6 a
La cartouche éclatait | dans la vierge éventrée ; 6+6 a
L’orthodoxie était | comme un tigre qui rit, 6+6 b
Tartuffe encourageait | de Sade au nom du Christ ! 6+6 b
Fanatisme hideux, | implacables doctrines, 6+6 a
890 Faisant de tout un peuple | un monceau de ruines, 6+6 a
Affreux, le sabre aux dents, | le crucifix au poing ! 6+6 b
Tu ne crois pas en Dieu, | Louvois ! Tu n’y crois point, 6+6 b
Letellier ! Ah ! Vieillards, | mères, enfants, victimes ! 6+6 a
Ce sont les ennemis | de Dieu qui font ces crimes ; 6+6 a
895 Le servir de la sorte, | avec du sang aux mains, 6+6 b
C’est vouloir l’étouffer | dans le cœur des humains ; 6+6 b
Ces religions-là, | ce sont les pelletées 6+6 a
De terre que sur Dieu | jettent les noirs athées ! 6+6 a
Et c’est pourquoi ce roi | rayonne ; il est flagrant 6+6 b
900 Que l’autre étant le juste, | il faut qu’il soit le grand. 6+6 b
Ô grandeur, de charnier | et de meurtre mêlée, 6+6 a
Qui de têtes de mort | apparaît étoilée ! 6+6 a
Lion superbe ayant | le chat pour compagnon ! 6+6 b
Conquérant coudoyé | par les supplices ! Nom 6+6 b
905 Où la veuve Scarron | jette son ombre vile ! 6+6 a
Sceptre qui s’est laissé | manier par Bâville ! 6+6 a
Glaive altier dont la fouine | a léché le fourreau ! 6+6 b
Lauriers où sont marqués | les dix doigts du bourreau ! 6+6 b
Roi qui tresse la claie | et comble la voirie ! 6+6 a
910 Ô couronne des lys | qui, la nuit, se marie 6+6 a
Au bonnet de béguine | où l’église souda 6+6 b
La calotte de fer | du vieux Torquemada ! 6+6 b
Ô peuple que son roi | broie et détruit ! Désastre 6+6 a
D’un monde sur qui tombe | et s’écrase son astre ! 6+6 a
915 Tout le soir de ce règne | appartient aux hiboux ; 6+6 b
Dans ce noir crépuscule | ils sortent de leurs trous ; 6+6 b
Les billots, les poteaux | mêlent leurs vagues formes, 6+6 a
Et l’on voit se dresser, | monstrueuses, énormes, 6+6 a
Une roue au couchant, | une roue au levant, 6+6 b
920 Où pendent, disloqués, | dans les souffles du vent, 6+6 b
Deux cadavres, sur qui | tout le genre humain prie, 6+6 a
L’un est la conscience | et l’autre est la patrie. 6+6 a
Ô grand Louis, héros, | vainqueur, sacré, flatté, 6+6 b
Adoré, l’avenir, | qui dit la vérité 6+6 b
925 Plus haut que les Fléchiers | et que les Bourdaloues, 6+6 a
T’offre un char triomphal, | mais avec ces deux roues. ― 6+6 a
Il se fit un silence, | et le masque un moment 6+6 b
Se tut, puis se remit | à rire affreusement. 6+6 b
— Allez ! Le fleuve gronde | et le vent se courrouce. 6+6 a
930 Allez ! Allez, les rois ! | Où vont-ils ? Qui les pousse, 6+6 a
N’ayant plus d’intérêt | dans ce monde vivant ? 6+6 b
Et qu’est-ce donc qu’ils ont | à marcher en avant ? 6+6 b
Allez ! Allez ! Où donc | les mènes-tu, nuit blême ? 6+6 a
Nuit ! Ces trois rois en vont | chercher un quatrième. 6+6 a
935 Ce quatrième-là, | comment le raconter ? 6+6 b
Venu pour tout corrompre | et pour tout éhonter, 6+6 b
Il ne fut pas le roi | du sang, mais de l’écume. 6+6 a
L’autre était le soleil, | il vint, et fut la brume ; 6+6 a
Il fut l’impur miasme, | il fut l’extinction 6+6 b
940 De la dernière haleine | et du dernier rayon ; 6+6 b
Il répandit sur l’âme | humaine exténuée 6+6 a
Tout ce que le bourbier | peut jeter de nuée. 6+6 a
Il s’appela Rosbach, | il s’appela Terray ; 6+6 b
Adieu le pur, le grand, | le saint, le beau, le vrai ! 6+6 b
945 Corruption, débauche, | impudeur, arbitraire, 6+6 a
Un sinistre appétit | de faire le contraire 6+6 a
De ce que veut l’honneur, | un satyre à l’affût, 6+6 b
Boue et néant, voilà | ce que cet homme fut. 6+6 b
D’autres rois ont été | flairés par les orfraies ; 6+6 a
950 Ils ont été les pleurs, | les tortures, les plaies, 6+6 a
Les terreurs, les fléaux ; | celui-ci fut l’affront, 6+6 b
On vit sous lui le front | de la France, ce front 6+6 b
Où la lueur de Dieu | s’épanouit et monte, 6+6 a
Apprendre la courbure | horrible de la honte ; 6+6 a
955 Ô deuil ! Le drapeau franc | et la peur mariés, 6+6 b
Deux vils sauve-qui-peut | en même temps criés 6+6 b
Ici par la faillite, | et là, par la déroute ; 6+6 a
La vieille honnêteté | publique croulant toute ; 6+6 a
L’honneur mort ; dans un siècle | un seul jour : Fontenoy ; 6+6 b
960 Ce règne est une cave, | et sous ce lâche roi 6+6 b
Tout s’éclipse, grandeur, | victoire, exploits célèbres ; 6+6 a
Et, de mille fils noirs | traversant les ténèbres, 6+6 a
Tout au fond, arrêtant | dans leur vol vers l’azur 6+6 b
La grâce, la beauté, | la jeunesse au front pur, 6+6 b
965 Son lit sombre rayonne | en toile d’araignée. 6+6 a
Et cependant la terre | est d’aurore baignée, 6+6 a
Un jour se lève, on sent | un souffle frissonner ; 6+6 b
La France est une forge | où l’on entend sonner 6+6 b
Le marteau du progrès | et l’enclume du monde ; 6+6 a
970 Tout monte à l’idéal, | lui, plonge dans l’immonde ; 6+6 a
La France marche au jour, | lui dans l’ombre s’enfuit ; 6+6 b
Auprès de la lumière | il élève la nuit ; 6+6 b
En regard de Paris, | ce roi bâtit Sodome. 6+6 a
Or on allait cherchant | un surnom à cet homme. 6+6 a
975 Voyez : instincts rampants, | amours empoisonneurs, 6+6 b
Toutes les lâchetés | et tous les déshonneurs, 6+6 b
Ignorance du bien | et du mal, turpitude, 6+6 a
Bon visage aux méchants, | orgie, ingratitude, 6+6 a
Soupir de délivrance | à la mort de son fils ; 6+6 b
980 Organisant la faim, | faisant d’affreux profits 6+6 b
Sur les peuples hagards | que la misère mine, 6+6 a
S’engraissant de leur diète | et mangeant leur famine, 6+6 a
Roi vampire ; riant | des sanglots, sourd aux cris ; 6+6 b
Rampant, faisant régner | l’Angleterre à Paris ; 6+6 b
985 Laissant rouer Calas, | laissant brûler Labarre ; 6+6 a
Dur par indifférence | et mollesse, barbare 6+6 a
Pour ne pas se donner | la peine d’être bon ; 6+6 b
Fumier fleurdelysé, | Vitellius Bourbon ; 6+6 b
Ayant sous ses plaisirs | des prisons sépulcrales, 6+6 a
990 Des pleurs dans la Bastille | exécrée, et des râles 6+6 a
Dans les cages de fer | du vieux mont Saint-Michel ; 6+6 b
Petit-fils de cent rois, | mais pas le plus cruel, 6+6 b
Pas le plus oppresseur | du peuple et de l’empire, 6+6 a
Pas le plus furieux | ni le plus fou ; ― Le pire ; 6+6 a
995 Le plus vil ; exilant | quiconque ose penser ; 6+6 b
Débile, et par accès | tâchant de redresser 6+6 b
Quelque horrible pilier | de l’antique édifice ; 6+6 a
Au fond du parc-aux-cerfs | rêvant le saint-office ; 6+6 a
Ayant le mal pour but, | la fange pour chemin ; 6+6 b
1000 Ténébreux, soupçonné | de bains de sang humain ; 6+6 b
Foulant aux pieds le droit | et la vertu, chimères ; 6+6 a
Infâme ; soulevant | des émeutes de mères ; 6+6 a
Froid regard, pied sali, | front hautain, cœur fermé ; 6+6 b
Comment nommer ce roi, | sinon le Bien-Aimé ? 6+6 b
1005 On le méprise tant, | ce malheureux, qu’on pleure. 6+6 a
Monstre ! Il suffit qu’un fou | d’une épingle l’effleure 6+6 a
Pour que ce Prusias | devienne un Busiris, 6+6 b
Pour qu’on voie, au milieu | de l’horreur et des cris, 6+6 b
Cent tourments, plus d’enfer | que n’en a rêvé Dante, 6+6 a
1010 Le feu, l’arrachement | des membres, l’huile ardente, 6+6 a
Le plomb fondu qui fait | d’un coupable un martyr, 6+6 b
Toute une éruption | de supplices sortir 6+6 b
De son égratignure | élargie en cratère. 6+6 a
Ô misérable ! Il est | le dégoût de la terre ; 6+6 a
1015 Il est l’éclat de rire | insolent de vingt rois ; 6+6 b
Et l’histoire lui tend | l’opprobre et lui dit : bois ! 6+6 b
Est-ce donc une loi, | nuit, cieux incorruptibles, 6+6 a
Dieu bon, que les abjects | succèdent aux terribles, 6+6 a
Qu’on n’échappe au torrent | que pour choir au ruisseau, 6+6 b
1020 Et que le sanglier | soit suivi du pourceau ! 6+6 b
La mort enfin souffla | sur cette tête infâme ; 6+6 a
Il rendit à la nuit | ce qu’on nommait son âme ; 6+6 a
Et comme on le portait, | au glas sourd des beffrois, 6+6 b
À Saint-Denis où dort | le noir monceau des rois, 6+6 b
1025 Le lâche près du fort, | l’impur près du féroce, 6+6 a
On vit, tandis qu’autour | du funèbre carrosse 6+6 a
Les prêtres répandaient | leur encens, vain brouillard, 6+6 b
Ruisseler de dessous | le royal corbillard 6+6 b
On ne sait quelle pluie | éclaboussant la roue 6+6 a
1030 Qui suintait du char sombre | et qui tachait la boue ; 6+6 a
C’était ce roi, ce maître | et cet homme d’orgueil 6+6 b
Qui tombait goutte à goutte | à travers son cercueil. 6+6 b
Despotes, vous vivez, | vous dévorez le monde, 6+6 a
Vous avez Pompadour, | Diane ou Rosemonde, 6+6 a
1035 Vous riez, vous régnez ; | les fronts se courbent tous ; 6+6 b
La honte des pays | frémit derrière vous ; 6+6 b
Vous faites une tache | immonde sur l’histoire ; 6+6 a
Vous mourez : ô la chère | et l’illustre mémoire ! 6+6 a
Et l’oraison funèbre | appelée au palais, 6+6 b
1040 Pleurante, met sa mitre | et ses bas violets, 6+6 b
Et, vous mêlant à Dieu, | célèbre vos obsèques, 6+6 a
Vos gloires ne font pas | reculer les évêques, 6+6 a
Mais vos cadavres font | reculer l’embaumeur. ― 6+6 b
Les masques bruissaient | comme une onde en rumeur ; 6+6 b
1045 On eût cru, dans un fond | insondable et sublime, 6+6 a
Entendre chuchoter | les vagues d’un abîme ; 6+6 a
Et l’un d’eux qui suivait | les rois d’un œil ardent 6+6 b
S’écria :
― Nord et sud ! | Orient ! Occident ! 6+6 b
Où le soleil se lève, | où le soleil se couche, 6+6 a
1050 Partout ! Ils sont partout ! |… Oh ! Le grand vent farouche, 6+6 a
Le vent d’en haut, quand donc | se déchaînera-t-il ? 6+6 b
Le vent de deuil, le vent | d’horreur, le vent d’exil 6+6 b
Qui roulera les rois | dans ses larges bouffées, 6+6 a
Fera rugir d’effroi | le lion des trophées, 6+6 a
1055 Trembler le piédestal | sous son orageux flot, 6+6 b
Et prendre à la statue | équestre le galop ? 6+6 b
Ô colosses de bronze | et de pierre, monarques 6+6 a
Dont le globe meurtri | porte partout les marques, 6+6 a
Tyrans, soyez maudits ! | Puisse, à travers les cieux, 6+6 b
1060 La nuit vous emporter | d’un souffle furieux, 6+6 b
Et, le fouet de l’éclair | aux mains, pâle et vivante, 6+6 a
Vous poursuivre, mêlant | dans l’immense épouvante 6+6 a
Et le cheval de marbre | et le cheval d’airain, 6+6 b
Et, rois ! Faire à jamais, | dans la terreur sans frein, 6+6 b
1065 Au fond du gouffre, plein | d’éternelles huées, 6+6 a
Sous votre fuite sombre | écrouler les nuées ! ― 6+6 a
Et ce masque pleurait | et jetait des cris sourds. 6+6 b
Derrière les trois rois | qui s’avançaient toujours, 6+6 b
Implacable, il semblait | la pâle conscience. 6+6 a
1070 Le rieur effrayant | lui cria : Patience ! 6+6 a
Et les trois rois marchaient | sur le quai ténébreux, 6+6 b
Sans entendre ces cris | de l’ombre derrière eux. 6+6 b
III
L'arrivée
Oh ! Les mornes chevaux, | comme ils allaient, farouches ! 6+6 a
Nul souffle ne sortait | de leurs fatales bouches, 6+6 a
1075 Nul regard n’étoilait | la noirceur de leurs yeux. 6+6 b
À mesure que, froids, | sourds et silencieux, 6+6 b
Ils entraient plus avant | dans la grande nuit triste, 6+6 a
L’infini, qui, muet, | aux prodiges assiste, 6+6 a
Épaississait la brume | au fond de l’horizon ; 6+6 b
1080 Et les arbres, troublés | d’un sépulcral frisson, 6+6 b
Tordaient leurs bras souffrants | et leurs branches meurtries, 6+6 a
Tandis que cheminaient | le long des tuileries, 6+6 a
Toujours du même pas | vertigineux et lent, 6+6 b
Les deux cavaliers noirs | et le cavalier blanc. 6+6 b
1085 Devant eux, comme un cap | où les flots se déchirent, 6+6 a
L’angle de la terrasse | apparut ; ils franchirent 6+6 a
Ce pas sombre, et le bruit | cessa sur les pavés, 6+6 b
Et l’ombre fit silence ; | ils étaient arrivés. 6+6 b
L’eau du fleuve fuyait, | d’obscurité couverte. 6+6 a
1090 Ô terreur ! Au milieu | de la place déserte, 6+6 a
Au lieu de la statue, | au point même où leurs yeux 6+6 b
Cherchaient le Bien-Aimé | triomphal et joyeux, 6+6 b
Apparaissaient, hideux | et debout dans le vide, 6+6 a
Deux poteaux noirs portant | un triangle livide ; 6+6 a
1095 Le triangle pendait, | nu, dans la profondeur ; 6+6 b
Plus bas on distinguait | une vague rondeur, 6+6 b
Espèce de lucarne | ouverte sur de l’ombre ; 6+6 a
Deux nuages traçaient | au fond des cieux ce nombre : 6+6 a
— Quatrevingt-treize-chiffre | on ne sait d’où venu. 6+6 b
1100 C’était on ne sait quel | échafaud inconnu. 6+6 b
Lugubre, il se dressait ; | derrière sa charpente 6+6 a
De quelque étrange abîme | on devinait la pente ; 6+6 a
Les arbres regardaient | l’horrible vision ; 6+6 b
L’ouragan retenait | sa respiration 6+6 b
1105 Devant la silhouette | informe et ténébreuse ; 6+6 a
Et tout semblait hagard ; | tant la machine affreuse, 6+6 a
Rouge comme un carnage | et noire comme un deuil, 6+6 b
Debout entre l’énigme | et l’homme, sur un seuil 6+6 b
Qui peut-être est le ciel, | peut-être la géhenne, 6+6 a
1110 Contenait de néant, | d’épouvante et de haine ! 6+6 a
Sous le blême triangle | une échelle tremblait. 6+6 b
L’échafaud, immobile | et monstrueux, semblait 6+6 b
Communiquer avec | la tombe universelle. 6+6 a
Une pourpre, semblable | à celle qui ruisselle 6+6 a
1115 Et qui fume le long | du mur des abattoirs, 6+6 b
Filtrait de telle sorte | entre les pavés noirs 6+6 b
Qu’elle écrivait ce mot | mystérieux : Justice. 6+6 a
On devinait que l’âpre | et farouche bâtisse, 6+6 a
Calme, définitive, | inexprimable à voir, 6+6 b
1120 Avait été construite | avec du désespoir, 6+6 b
Et sortait des douleurs, | des pleurs et des décombres ; 6+6 a
Et que les deux poteaux, | dans les carrefours sombres 6+6 a
Où l’homme marche triste, | aveuglément conduit, 6+6 b
Avaient jadis marqué | les routes de la nuit ; 6+6 b
1125 On pouvait, dans la brume | où l’infini commence, 6+6 a
Lire sur l’un : Pouvoir, | et sur l’autre : Démence ; 6+6 a
Le cercle, qui s’ouvrait | sous le lourd coutelas, 6+6 b
Rappelait le carcan | et le couronne, hélas ! 6+6 b
On sentait, à travers | la vague horreur des rêves, 6+6 a
1130 Que ce triangle était | forgé de tous les glaives, 6+6 a
Du fer d’Achab ainsi | que du fer d’Attila ; 6+6 b
Toute l’immensité | de la mort était là, 6+6 b
Montant dans la nuée | et jusqu’aux cieux terribles. 6+6 a
À peine palpitaient | les choses invisibles ; 6+6 a
1135 Pas un cri, pas un bruit, | pas un souffle. Parfois, 6+6 b
Et ceci redoublait | la terreur des trois rois, 6+6 b
Entre les deux sanglants | et tragiques pilastres, 6+6 a
La brume s’écartait | et l’on voyait les astres. 6+6 a
Car, ô nuit ! On sentait | que Dieu, le grand voilé, 6+6 b
1140 À cette chose étrange | et triste était mêlé ; 6+6 b
L’éternité pesait | dans ce lieu tout entière ; 6+6 a
Cette place fatale | en semblait la frontière. 6+6 a
Les rois lisaient le mot | écrit sur le pavé. 6+6 b
L’œil qui dans ce moment | suprême eût observé 6+6 b
1145 Ces figures, de glace | et de calme vêtues, 6+6 a
Eût vu distinctement | pâlir les trois statues. 6+6 a
Ils se taisaient ; et tout | se taisait autour d’eux ; 6+6 b
Si la mort eût tourné | son sablier hideux, 6+6 b
On en eût entendu | glisser le grain de sable. 6+6 a
1150 Une tête passa | dans l’ombre formidable. 6+6 a
Cette tête était blême ; | il en tombait du sang. 6+6 b
Et les trois cavaliers | frémirent ; et, froissant 6+6 b
Vaguement le pommeau | de sa lugubre épée, 6+6 a
L’aïeul de bronze dit | à la tête coupée 6+6 a
1155 (Dialogue funèbre | et du gouffre écouté) : 6+6 b
— Oh ! L’expiation, | dans ce lieu redouté, 6+6 b
Règne sans doute avec | quelque ange pour ministre ? 6+6 a
Quel est ton crime ? Ô toi | qui vas, tête sinistre, 6+6 a
Plus pâle que le Christ | sur son noir crucifix ? 6+6 b
1160 — Je suis le petit-fils | de votre petit-fils. 6+6 b
— Et d’où viens-tu ?
― Du trône. | Ô rois, l’ombre est terrible ! 6+6 a
— Spectre, quelle est là-bas | cette machine horrible ? 6+6 a
— C’est la fin, dit la tête | au regard sombre et doux. 6+6 b
— Et qui donc l’a construite ? |
― Ô mes pères, c’est vous. 6+6 b
1165 Soit. Mais quoi que ce soit | qui ressemble à la haine 6+6 a
N’est pas le dénouement, | et l’aurore est certaine ; 6+6 a
C’est au bonheur que doit, | quoi qu’on fasse, aboutir 6+6 b
L’effort humain, ce sombre | et souriant martyr ; 6+6 b
La vie aux yeux sereins | sort toujours de la tombe ; 6+6 a
1170 Tout déluge a pour fin | le vol d’une colombe ; 6+6 a
Jamais l’espoir sacré | n’a dit : je me trompais. 6+6 b
Oh ! Ne vous lassez point, | penseurs ; versez la paix, 6+6 b
Versez la foi, versez | l’idée et la prière, 6+6 a
Et sur ces flots de nuit | des torrents de lumière ! 6+6 a
1175 Gloire à Dieu ! Nul progrès | ne se fait à demi. 6+6 b
Le malheur du méchant, | le deuil de l’ennemi, 6+6 b
Non, ce n’est pas le but, | sous ce ciel qui déborde 6+6 a
De bonté, de pardon, | d’extase et de concorde. 6+6 a
Vivants, toutes les fois | que ce globe de fer 6+6 b
1180 Ébauche un peu d’éden, | ruine un peu d’enfer, 6+6 b
Et qu’un écueil s’écroule, | et qu’un phare flamboie, 6+6 a
Et que les nations | font des pas vers la joie 6+6 a
En luttant, en cherchant, | en priant, en aimant, 6+6 b
Le ciel rayonne et semble | un grand consentement. 6+6 b
1185 Les mains se chercheront | de loin ; tous les contraires, 6+6 a
Désarmés, attendris, | calmés, deviendront frères ; 6+6 a
Nous verrons se confondre | en douces unions 6+6 b
Ce que nous acceptons | et ce que nous nions ; 6+6 b
Les parfums sortiront | à travers les écorces ; 6+6 a
1190 L’idée éclairera | l’aveuglement des forces ; 6+6 a
L’antique antagonisme | entre l’âme et le corps 6+6 b
Sera comme une lyre | aux célestes accords ; 6+6 b
Le souffle baisera | l’argile, et la matière 6+6 a
Plongera dans l’esprit | sa farouche frontière ; 6+6 a
1195 La charrue aidera | l’hymne, et les travailleurs 6+6 b
Auront aux mains la gerbe | et sur le front des fleurs ; 6+6 b
Car pour le verbe saint | nulle voix n’est muette ! 6+6 a
La pioche du mineur, | la strophe du poète, 6+6 a
Creusent la même énigme | et cherchent le même or. 6+6 b
1200 Qu’importent les chemins | où l’homme marche encor 6+6 b
Tantôt mouillé de pluie | et tantôt blanc de poudre ! 6+6 a
C’est en fraternité | que tout doit se dissoudre ; 6+6 a
Et Dieu fera servir | le calcul, la raison, 6+6 b
L’étude et la science, | à cette guérison. 6+6 b
1205 Peuples, Demain n’est pas | un monstre qui nous guette ; 6+6 a
Ni la flèche qu’Hier | en s’enfuyant nous jette. 6+6 a
Ô peuples ! L’avenir | est déjà parmi nous. 6+6 b
Il veut le droit de tous | comme le pain pour tous ; 6+6 b
Calme, invincible, au champ | de bataille suprême, 6+6 a
1210 Il lutte ; à voir comment | il frappe, on sent qu’il aime ; 6+6 a
Regardez-le passer, | ce grand soldat masqué ! 6+6 b
Il se dévoilera, | peuples, au jour marqué ; 6+6 b
En attendant il fait | son œuvre ; la pensée 6+6 a
Sort, lumière, à travers | sa visière baissée ; 6+6 a
1215 Il lutte pour la femme, | il lutte pour l’enfant, 6+6 b
Pour le peuple qu’il sert, | pour l’âme qu’il défend, 6+6 b
Pour l’idéal splendide | et libre ; et la mêlée, 6+6 a
Sombre, de ses deux yeux | de flamme est étoilée. 6+6 a
Son bouclier, où luit | ce grand mot : Essayons ! 6+6 b
1220 Est fait d’une poignée | énorme de rayons. 6+6 b
Il ébauche l’Europe, | il achève la France ; 6+6 a
Il chasse devant lui, | terrible, l’ignorance, 6+6 a
Les superstitions | où les cœurs sont plongés, 6+6 b
Et tout le tourbillon | des pâles préjugés. 6+6 b
1225 Oh ! Ne le craignez pas, | peuples ! Son nom immense, 6+6 a
C’est aujourd’hui Combat | et c’est demain clémence. 6+6 a
À qui te cherche, ô Vrai, | jamais tu n’échappas. 6+6 b
Une étape après l’autre. | Après un pas, un pas. 6+6 b
Dans sa course qui met | en feu son auréole, 6+6 a
1230 Le Progrès n’a pas peur | d’entrer, lui qui s’envole, 6+6 a
Chez ce monstre divin, | la Révolution. 6+6 b
Il lui prend un éclair | et lui donne un rayon ; 6+6 b
Car il le peut, ses yeux | étant faits de lumière ; 6+6 a
Puis il sort de la haute | et grondante tanière ; 6+6 a
1235 Et son attention | est toute désormais 6+6 b
Sur ce grand but, plus pur | que les plus blancs sommets, 6+6 b
Plus lointain que la nue | à l’horizon perdue : 6+6 a
La Paix, clarté visible | à travers l’étendue, 6+6 a
L’Harmonie, attirant | vers elle l’élément, 6+6 b
1240 L’Amour, prodigieux | et chaud rayonnement. 6+6 b
L’aigle de la montagne | est rentré dans son aire ; 6+6 a
Il a fait en passant | sa visite au tonnerre ; 6+6 a
Maintenant, l’œil fixé | sur l’abîme vermeil, 6+6 b
Calme, il rêve au moyen | d’atteindre le soleil. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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