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HUG_23/HUG1080
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
EN PLANTANT LE CHÊNE
DES ÉTATS-UNIS D'EUROPE
DANS LE JARDIN DE HAUTEVILLE HOUSE
LE 14 JUILLET 1870
I
Semons ce qui demeure, ô passants que nous sommes ! 6+6 a
Le sort est un abîme, et ses flots sont amers. 6+6 b
Au bord du noir destin, frères, semons des hommes, 6+6 a
Et des chênes au bord des mers ! 8 b
5 Nous sommes envoyés, bannis, sur ce calvaire, 6+6 a
Pour être vus de loin, d’en bas, par nos vainqueurs, 6+6 b
Et pour faire germer par l’exemple sévère 6+6 a
Des cœurs semblables à nos cœurs. 8 b
Et nous avons aussi le devoir, ô nature, 6+6 a
10 D’allumer des clartés sous ton fauve sourcil, 6+6 b
Et de mettre à ces rocs la grande signature 6+6 a
De l’avenir et de l’exil. 8 b
Sachez que nous pouvons faire sortir de terre 6+6 a
Le chêne triomphal que l’univers attend, 6+6 b
15 Et faire frissonner dans son feuillage austère 6+6 a
L’idée au sourire éclatant. 8 b
La matière aime et veut que notre appel l’émeuve ; 6+6 a
Le globe est sous l’esprit, et le grand verbe humain 6+6 b
Enseigne l’être, et l’onde, et la sève, et le fleuve, 6+6 a
20 Qui lui demandent leur chemin. 8 b
L’homme, quand il commande aux flots de le connaître, 6+6 a
Aux mers de l’écouter dans le bruit qu’elles font, 6+6 b
À la terre d’ouvrir son flanc, aux temps de naître, 6+6 a
Est un mage immense et profond. 8 b
25 Ayons foi dans ce germe ! Amis, il nous ressemble. 6+6 a
Il sera grand et fort, puisqu’il est faible et nu. 6+6 b
Nous sommes ses pareils, bannis, nous en qui tremble 6+6 a
Tout un vaste monde inconnu ! 8 b
Nous fûmes secoués d’un arbre formidable, 6+6 a
30 Un soir d’hiver, à l’heure où le monde est puni, 6+6 b
Nous fûmes secoués, frères, dans l’insondable, 6+6 a
Dans l’ouragan, dans l’infini. 8 b
Chacun de nous contient le chêne République ; 6+6 a
Chacun de nous contient le chêne Vérité ; 6+6 b
35 L’oreille qui, pieuse, à nos malheurs s’applique, 6+6 a
T’entend sourdre en nous, Liberté ! 8 b
Tu nous jettes au vent, Dieu qui par nous commences ! 6+6 a
C’est bien. Nous disperser, ô Dieu, c’est nous bénir ! 6+6 b
Nous sommes la poignée obscure des semences 6+6 a
40 Du sombre champ de l’avenir. 8 b
Et nous y germerons, n’en doutez pas, mes frères, 6+6 a
Comme en ce sable, au bord des flots prompts à s’enfler, 6+6 b
Crtra, parmi les flux et les reflux contraires, 6+6 a
Ce gland, sur qui Dieu va souffler ! 8 b
II
45 Ô nature, il s’agit de faire un arbre énorme, 6+6 a
Mouvant comme aujourd’hui, puissant comme demain, 6+6 b
Figurant par sa feuille et sa taille et sa forme 6+6 a
La croissance du genre humain ! 8 b
Il s’agit de construire un chêne aux bras sans nombre, 6+6 a
50 Un grand chêne qui puise avec son tronc noueux 6+6 b
De la nuit dans la terre et qui force cette ombre 6+6 a
À s’épanouir dans les cieux ! 8 b
Il s’agit de bâtir cette œuvre collective 6+6 a
D’un chêne altier, auguste, et par tous conspiré, 6+6 b
55 L’homme y mettant son souffle et l’océan sa rive, 6+6 a
Et l’astre son rayon sacré ! 8 b
Nature, que je sens saigner par nos fêlures, 6+6 a
Dont l’âme est le foyer où nous nous réchauffons, 6+6 b
Et dont on voit la nuit les vagues chevelures 6+6 a
60 Flotter dans les souffles profonds, 8 b
Nous confions cet arbre à tes entrailles, mère ! 6+6 a
Fais-le si grand, qu’égal aux vieux cèdres d’Hébron, 6+6 b
Il ne distingue pas l’aigle de l’éphémère 6+6 a
Et la foudre du moucheron ; 8 b
65 Et qu’un jour le passant, quand luira l’aube calme 6+6 a
De l’affranchissement des peuples sous les cieux, 6+6 b
Croie, en le voyant, voir la gigantesque palme 6+6 a
De cet effort prodigieux ! 8 b
Nous te le confions, plage aux voix étouffées. 6+6 a
70 Ô sinistre océan, nous te le confions ; 6+6 b
Nous confions le chêne adoré des Orphées 6+6 a
Aux flots qu’aimaient les Amphions ! 8 b
Nuages, firmaments, pléiades protectrices, 6+6 a
Écumes, durs granits, sables craints des sondeurs, 6+6 b
75 Nous vous le confions ; et soyez ses nourrices, 6+6 a
Ténèbres, clartés, profondeurs ! 8 b
III
Vents, vous travaillerez à ce travail sublime ; 6+6 a
Ô vents sourds, qui jamais ne dites : c’est assez ! 6+6 b
Vous mêlerez la pluie amère de l’abîme 6+6 a
80 À ses noirs cheveux hérissés. 8 b
Vous le fortifierez de vos rudes haleines ; 6+6 a
Vous l’accoutumerez aux luttes des géants ; 6+6 b
Vous l’effaroucherez avec vos bouches pleines 6+6 a
De la clameur des océans. 8 b
85 Et vous lui porterez, vents, du fond des campagnes, 6+6 a
Vents, vous lui porterez du fond des vastes eaux, 6+6 b
Le frisson des sapins de toutes les montagnes 6+6 a
Et des mâts de tous les vaisseaux. 8 b
Afin qu’il soit robuste, invincible, suprême, 6+6 a
90 Et qu’il n’ait peur de rien au bord de l’infini ! 6+6 b
Afin qu’étant bâti par les destructeurs même, 6+6 a
Des maudits même il soit béni ! 8 b
Afin qu’il soit sacré pour la mer sa voisine, 6+6 a
Que sa rumeur s’effeuille en ineffables mots, 6+6 b
95 Et qu’il grandisse, ayant la nuit dans sa racine 6+6 a
Et l’aurore dans ses rameaux ! 8 b
IV
Oh ! Qu’il croisse ! Qu’il monte aux cieux où sont les flammes ! 6+6 a
Qu’il ait toujours moins d’ombre et toujours plus d’azur, 6+6 b
Cet arbre, en qui, pieux, penchés, vidant nos âmes, 6+6 a
100 Nous mettons tout l’homme futur ! 8 b
Qu’il ait la majesté des étoiles profondes 6+6 a
Au-dessus de sa tête, et sous ses pieds les flots ! 6+6 b
Et qu’il soit moins ému du murmure des mondes 6+6 a
Que des chansons des matelots ! 8 b
105 Qu’il soit haut comme un phare et beau comme une gerbe ! 6+6 a
Qu’il soit mobile et fixe, et jeune, même vieux ! 6+6 b
Qu’il montre aux rocs jaloux son ondoiement superbe, 6+6 a
Sa racine aux flots envieux ! 8 b
Qu’il soit l’arbre univers, l’arbre cité, l’arbre homme ! 6+6 a
110 Et que le penseur croie un jour, sous ses abris, 6+6 b
Entendre en ses rameaux le grand soupir de Rome 6+6 a
Et le grand hymne de Paris ! 8 b
Que, l’hiver, lutteur nu, tronc fier, vivant squelette, 6+6 a
Montrant ses poings de bronze aux souffles furieux, 6+6 b
115 Tordant ses coudes noirs, il soit le sombre athlète 6+6 a
D’un pugilat mystérieux ! 8 b
Car l’orage est semblable au sort qui se déchaîne, 6+6 a
La vie est un guerrier, les vents sont des bourreaux, 6+6 b
Et traitent sous les cieux le héros comme un chêne, 6+6 a
120 Et le chêne comme un héros. 8 b
Qu’il abrite la fleur rampante sur le sable ! 6+6 a
Qu’il couvre le brin d’herbe et le myosotis ! 6+6 b
Qu’il apparaisse aux vents déchnés, formidable 6+6 a
De sa bonté pour les petits ! 8 b
125 Que rien ne le renverse et que rien ne le ploie ! 6+6 a
Qu’il soit, sur ce rivage âpre et des vents battu, 6+6 b
La touffe frémissante et forte de la joie, 6+6 a
De l’audace et de la vertu ! 8 b
Qu’il réjouisse, auguste, aux rayons pénétrable, 6+6 a
130 De son fourmillement de feuilles le ciel bleu ! 6+6 b
Qu’il vive ! Qu’il soit un et qu’il soit innombrable 6+6 a
Comme le peuple et comme Dieu ! 8 b
V
En attendant, écume, autan, bruits, noires bouches, 6+6 a
Ménagez l’arbre enfant, éléments irrités ! 6+6 b
135 Tant qu’il sera petit, murmurez, voix farouches, 6+6 a
Et quand il sera grand, chantez ! 8 b
Les tyrans, entassant les fléaux, blocs funèbres, 6+6 a
Brisant l’homme idéal, broyant l’homme animal, 6+6 b
Sont en train de bâtir un fronton de ténèbres 6+6 a
140 Au vieil édifice du mal. 8 b
Avec l’ombre qui sort des guerres et des pestes, 6+6 a
Avec les tourbillons des grands embrasements, 6+6 b
Et les miasmes lourds et les souffles funestes 6+6 a
Des fosses pleines d’ossements, 8 b
145 Avec les toits brûlants, les villes enflammées, 6+6 a
Le noir temple du deuil par les rois est construit ; 6+6 b
On voit d’ici monter ces énormes fues, 6+6 a
Colonnes torses de la nuit ! 8 b
Nous, vaincus, construisons le bonheur ! Je convie 6+6 a
150 Les siècles à ton ombre, ô gland d’adversité ! 6+6 b
Croîs, arbre ; règne, idée ; et que l’arbre ait la vie, 6+6 a
L’idée ayant l’éternité ! 8 b
Pierre et César sont là, pleins du passé féroce ! 6+6 a
C’est l’instant de lutter, nous qu’on osa bannir, 6+6 b
155 Contre le mal géant, contre l’erreur colosse, 6+6 a
Avec ton atome, avenir ! 8 b
Semons ! — Semons le gland, et qu’il soit chêne immense ! 6+6 a
Semons le droit ; qu’il soit bonheur, gloire et clarté ! 6+6 b
Semons l’homme et qu’il soit peuple ! Semons la France, 6+6 a
160 Et qu’elle soit Humanité ! 8 b
C’est le champ de l’exil ; semons-y l’espérance. 6+6 a
Semons la nuit lugubre, et qu’elle soit le jour ! 6+6 b
Germe en Dieu, grain obscur ! Semons notre souffrance, 6+6 a
Proscrits, et qu’elle soit l’amour ! 8 b
165 Oh ! Que le genre humain monte sur la montagne ! 6+6 a
Terre, souris enfin à l’homme audacieux, 6+6 b
Et sois l’éden, après avoir été le bagne, 6+6 a
Ô globe emporté dans les cieux ! 8 b
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